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Les médias sociaux font désormais partie intégrante de la vie d’une majorité d’adultes québécois. Les résultats de l’enquête NETendances 2013 du Centre francophone d’informatisation des organisations (CEFRIO) indiquent qu’une proportion de « 82,2 % des internautes québécois utilisent les médias sociaux […], ce qui correspond à 62,7 % des adultes québécois » (2013, 4). En ce qui a trait à une participation active sur ces plateformes, que ce soit le relais ou le partage de contenu ou l’interaction avec autrui, les statistiques sont légèrement supérieures à 50 % des utilisateurs (2013, 7). Voilà des données éloquentes qui démontrent la nécessité d’une présence accrue des professionnels de l’information sur le Web afin d’être en phase avec l’évolution de la société.

Les milieux documentaires québécois ont, dans bien des cas, fait état de la présence de leurs usagers, tant actuels que futurs, sur Internet, tant et si bien que nombre d’entre eux administrent et alimentent désormais de manière plus ou moins régulière une page Facebook, Twitter, YouTube, Tumblr ou même Pinterest, quoique dans une fort moindre mesure dans le cas de ces derniers. Quelques analyses et études comparatives de l’utilisation des réseaux sociaux en bibliothèque ont été effectuées en France et au Canada (Mairie de Paris 2013 ; Galvani 2012 ; Giustini 2010), mais une étude sérieuse et étoffée sur le sujet reste à faire au Québec afin de connaître l’étendue de l’appropriation des médias sociaux par les institutions documentaires québécoises, mais aussi par les praticiens eux-mêmes, bien entendu au sens d’un usage à caractère professionnel. Car si l’on retrouve des ouvrages qui proposent des conseils et des recommandations à l’attention des spécialistes de l’information pour l’élaboration de communications et d’activités de médiation sur Internet[1], que savons-nous de leurs usages réels sur la toile, de leurs compétences et de leur aisance à communiquer sur ces plateformes ?

Dans l’attente de données plus précises à ce sujet, lançons tout de même quelques questions afin d’inviter la communauté des sciences de l’information à entamer une réflexion de fond à propos de l’usage des médias sociaux – n’est-ce pas là le propre de nos nouveaux comportements, davantage réseautés et enclins à l’interaction numérique continue ? Sachant que 62 % des adultes qui utilisent les médias sociaux « suivent au moins un organisme, une entreprise ou une personnalité », dont 23,7 % sont « un journaliste ou une organisation du secteur de l’information » (CEFRIO 2013, 7), avons-nous suffisamment bien investi ces créneaux afin de faire valoir notre pertinence, notre raison d’être et notre rôle au sein du tissu social ? Nous sommes-nous munis d’une approche actuelle, dynamique et stimulante ? Savons-nous nous démarquer et soulever l’intérêt de la communauté virtuelle ? Connaissons-nous suffisamment les meilleures pratiques afin de bien exploiter ces plateformes au maximum du potentiel qu’elles recèlent ?

Le fait de négliger la dimension stratégique cruciale d’une présence numérique forte ou de sous-estimer les efforts qui doivent y être déployés risquerait de fragiliser le développement et la pérennité des institutions documentaires. Cela, nous en sommes de plus en plus convaincus, et ce, dans tous les domaines, à l’ère de la dématérialisation progressive des contenus. Mais dans le cas des médias sociaux, il n’en va pas uniquement de l’aspect numérique. De nouvelles compétences communicationnelles doivent être progressivement déployées par les professionnels de l’information afin de mieux interagir sur ces plateformes.

À l’instar de nombreuses autres professions, les métiers liés à la documentation entrent dans une phase de transformation importante après plusieurs décennies de stabilité sur le plan des pratiques, des compétences et des usages. Cela est tout aussi vrai sur le plan de nos communications et de nos relations avec les usagers, collègues, partenaires et collaborateurs que dans nos efforts promotionnels. Mais la dimension médiatique et l’image publique, elles, revêtent de nouveaux et beaucoup plus complexes atours. Comme le fait remarquer la sociologue Angèle Christin dans le cas du journalisme :

L’audience fait désormais partie du paysage cognitif du journaliste. Le “personal branding”, à savoir l’établissement d’une sphère d’influence sur les réseaux sociaux, est également devenu très important. Les journalistes se préoccupent beaucoup du nombre d’abonnés qu’ils ont sur Twitter car ils estiment que c’est une mesure de leur lectorat et de leur influence.

Citée dans Manilève 2014

La prise de conscience de son degré d’influence et des attentes de son public sont désormais mesurables dans l’immédiateté. On peut les évaluer de manière qualitative, à même les commentaires et le réseau de dialogues que les lecteurs tissent en ajout au texte initial de l’auteur, mais aussi de manière quantitative, par le biais des fluctuations du nombre d’abonnés et des marques d’appréciation et d’intérêt (favoris, mentions « J’aime », partages). La prise en compte de son lectorat constitue de plus en plus l’une des conditions essentielles de la pratique journalistique actuelle, et cela bien davantage qu’avant l’ère du Web 2.0. Mais il en va de même pour tous les professionnels qui produisent et qui font circuler de l’information, y compris les contenus à caractère sérieux ou érudit.

Un article paru dans la revue Nature (Van Noorden 2014) y fait d’ailleurs écho dans le cas de la communauté scientifique. On y présente les résultats d’une enquête effectuée auprès de 3 500 chercheurs[2] issus de 95 pays afin de connaître l’état de leurs usages des médias sociaux à des fins professionnelles et de recherche. Les statistiques de cette enquête indiquent que plus de 60 % des chercheurs sondés visitent un site tel que Google Scholar sur une base régulière – et près de 50 % d’entre eux font de même avec le site spécialisé ResearchGate[3]. Des sites généralistes tels que Facebook, LinkedIn, Google+ et Twitter sont quant à eux utilisés régulièrement pour leurs besoins professionnels, dans une proportion oscillant entre 10 % et 40 %. Mais la part la plus intéressante de l’étude concerne l’usage qui est fait de ces plateformes sociales : les principales activités des chercheurs consistent à maintenir leur profil de chercheur à jour, à participer à des discussions sur des sujets en lien avec leur domaine de recherche et à publier des contenus reliés à leurs travaux (pour près de 50 % d’entre eux). Ils favorisent également la consultation de profils de collègues liés à leur champ de recherche et la découverte d’articles recommandés par ceux-ci (pour environ 40 % des participants).

Ce sondage fait ressortir l’intérêt croissant de la communauté scientifique pour l’augmentation significative des interactions avec leurs pairs et pour le partage de contenus recommandés, et ce, sur des sites avant tout dédiés aux communautés de chercheurs, où ils se retrouvent entre eux. Mais qu’en est-il de la communauté des sciences de l’information ? Les professionnels des SI sont quasiment absents de ces plateformes spécialisées où se trouvent l’ensemble des membres de la communauté des sciences humaines et sociales, car la plupart d’entre eux n’effectuent pas de recherche et ne publient pas d’articles, de conférences ou d’ouvrages à caractère scientifique sur une base régulière. Cette quasi absence nous semble constituer une occasion perdue, à l’heure où les professionnels des SI ont tout intérêt à faire valoir la pertinence de leur rôle.

Les bibliothécaires, archivistes, spécialistes de la veille informationnelle et autres professionnels de l’information devraient-ils alors envisager le développement de leur propre plateforme collaborative ? Ne serait-il pas pertinent de concevoir un espace d’envergure internationale, où ils se retrouveraient afin de discuter des enjeux qui les préoccupent et partager leurs connaissances et leurs expériences ? Une telle initiative permettrait non seulement de raffermir les liens et les échanges entre les professionnels de l’information, mais ce serait aussi une occasion de décloisonner les domaines de spécialisation. Par ailleurs, dans le contexte de l’importance grandissante de ces plateformes et de ce type d’échanges, les professionnels de l’information devraient s’assurer de développer une expertise en ce domaine, notamment dans le partage d’information et l’identification de contenus pertinents pour leur réseau professsionnel. Voilà, il nous semble, des créneaux dans lesquels la communauté des sciences de l’information devrait davantage s’investir, à défaut de quoi cette expertise sera développée par d’autres secteurs professionnels, sans son apport.

Ces réflexions nous mènent à envisager une approche des médias sociaux qui irait bien au-delà de la simple promotion de services et d’activités. Cette dimension est certes essentielle, mais bien insuffisante à l’heure des engins de recherche hyper performants et des nouveaux réseaux de découverte, de partage et de circulation de l’information. Les professionnels de l’information devraient aspirer au développement de leurs capacités communicationnelles, de manière à assurer une participation Web prégnante. Pourquoi nous contenter de relayer l’information et de commenter l’actualité, sans caractère distinctif, alors que nous pourrions dialoguer avec nos communautés et les accompagner en enrichissant leur expérience ? Comment démontrer l’importance et la spécificité de l’action des services d’information et des bibliothèques au sein de leur milieu, sinon en trouvant des moyens de se démarquer et de se distinguer « dans un paysage web très concurrentiel où tout le monde publie des vidéos de chats », créant ainsi un « risque d’uniformisation et de mimétisme entre les médias » (Christin citée dans Manilève 2014) ?

En mai 2013, un article paru dans la revue Library Journal proposait quelques recommandations aux bibliothèques afin de faire bon usage des médias sociaux (Dowd 2013). On y proposait notamment de favoriser une approche simple et axée sur l’humour et les émotions auprès des usagers : « Make them laugh and pull their heart strings. Facebook gives you a tiny little space that is competing with hundreds of other posts. You will never be able to convey anything with any depth or detail, so don’t try. » (Bizzle cité par Dowd 2013) Voilà une formule qui nous semble trop convenue et simpliste. Elle ne permet aucunement aux milieux documentaires de se distinguer et de trouver leur voix sur les médias sociaux.

Le Web évolue rapidement. Assurons-nous d’être bien présents, de suivre le rythme et les tendances communicationnelles. Mais surtout, veillons à être pertinents et travaillons activement, et dès maintenant, à forger une image forte, dynamique et renouvelée de notre profession.