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Introduction

Depuis plusieurs décennies, les bibliothèques académiques et de lecture publique proposent des ressources numériques de plus en plus nombreuses et variées. Cette offre a longtemps pris la forme de fichiers numériques (textuels, audio ou vidéo) fixés sur des supports physiques destinés à être manipulés et vendus. C’est ainsi que les bibliothèques publiques ont développé des collections de CD, de DVD, de logiciels ou de jeux vidéo et que les bibliothèques académiques ont pu proposer des produits tels que des encyclopédies sur CD.

Si dans un premier temps cette évolution a pu être considérée uniquement sous l’angle du changement de support, elle induit pourtant des modifications bien plus profondes du fonctionnement et du rôle des bibliothèques.

En effet, les ressources numériques en bibliothèque imposent notamment de reconsidérer deux caractéristiques des collections mises à disposition, à savoir les modalités de sélection et d’acquisition du point de vue des professionnels et l’équipement nécessaire pour consulter et accéder à ses ressources du point de vue des usagers.

Nous proposons dans cet article une analyse des enjeux liés à ces nouvelles collections numériques intégrant de nouveaux médias. Nous proposons de structurer notre propos en abordant dans un premier temps les enjeux relatifs aux professionnels des bibliothèques, à leurs activités et aux évolutions des métiers. Dans cette première partie, nous traiterons donc des problématiques de sélection, de pérennité et d’organisation des collections. Nous essaierons d’étudier les modalités d’intégration des collections numériques dans l’offre documentaire des bibliothèques pour observer ensuite les limites et les conséquences de cette évolution pour les professionnels et pour le service qu’offre la bibliothèque à ses différents publics.

Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons aux conséquences que ces collections numériques ont du point de vue des usagers. Nous traiterons plus spécifiquement des problématiques de sérendipité et de découverte induite par les collections numériques ainsi que de la place des dispositifs et équipements liés à l’utilisation de ces collections. Nous confronterons enfin ces nouvelles collections à celles déjà proposées aux usagers pour proposer une approche concurrentielle de la bibliothèque et de son offre documentaire.

Enfin, nous proposerons en conclusion des pistes exploratoires ou des projets susceptibles de répondre à certains des points évoqués dans notre réflexion. Il s’agira à la fois de propositions opérationnelles basées sur des expérimentations en cours ou déjà réalisées et de recommandations plus générales sur l’appréhension du rôle des bibliothèques par rapport à ses/ces collections numériques.

Pour terminer, signalons que cet article ne traitera pas des aspects techniques des contenus numériques, il s’attachera aux dimensions à la fois professionnelles, bibliothéconomiques, et socio-économiques des collections numériques en bibliothèques.

Pratiques professionnelles au prisme des collections numériques

Comme nous l’avons évoqué en introduction, les professionnels des bibliothèques ont très tôt pris en compte la dématérialisation des ressources documentaires. Que ce soit dans des approches patrimoniales, de numérisation par exemple, ou dans une logique de développement des collections, les bibliothèques se sont saisies des opportunités amenées par la numérisation des ressources dans une première phase et par leur mise en réseau dans une seconde. Cette confrontation des bibliothèques aux documents numériques leur a permis d’appréhender au fur et à mesure le caractère fortement évolutif de ce nouvel environnement documentaire.

La dématérialisation progressive de l’ensemble de l’environnement informationnel des individus, l’infosphère de Luciano Floridi (2014), est venue questionner la place des bibliothèques dans ce nouvel écosystème. Si celle-ci porte des potentialités infinies de diffusion des connaissances et d’accès à l’information, elle remet évidemment en cause les acteurs traditionnels de ce domaine. Ce bouleversement touche l’ensemble des acteurs, des producteurs aux utilisateurs en passant par les différents échelons de distribution, il est donc cohérent que les bibliothèques soient également au coeur d’un processus global de reconfiguration.

Nous distinguerons dans cette partie les problématiques métiers des problématiques économiques. En effet, même si le lien entre les différentes dimensions abordées dans l’article est évident (pratiques professionnelles, modèles économiques et usages) les aspects bibliothéconomiques offrent des spécificités liées à la confrontation des fonctions traditionnelles des bibliothèques au nouvel écosystème numérique.

Pratiques bibliothéconomiques : la face cachée des collections numériques

Pour structurer notre réflexion sur les problématiques métiers en lien avec les collections numériques, nous passerons en revue les différentes étapes du traitement des documents. Nous aborderons donc tout d’abord la problématique du choix et de la sélection réalisés par les bibliothécaires parmi les ressources disponibles, ainsi que de la pérennité et surtout de la permanence de ces collections. Nous traiterons ensuite de l’organisation intellectuelle et matérielle des ressources sélectionnées et enfin de leur intégration au sein des collections de la bibliothèque.

Choisir et sélectionner dans un environnement numérique

Le choix et la sélection des documents qui intègrent les collections des bibliothèques s’inscrivent dans des politiques documentaires qui définissent très largement l’identité des bibliothèques. En effet, ces politiques documentaires déterminent en grande partie le service que la bibliothèque souhaite rendre à ses publics, et renvoient à la représentation que la bibliothèque se fait des attentes et besoins de ses publics.

Ces politiques documentaires ont pendant longtemps été mises en oeuvre via la sélection, parmi les documents disponibles sur le marché, de titres qui viennent ainsi compléter et renouveler progressivement la collection. Cette pratique professionnelle se déroule dans un cadre législatif précis qui conditionne les modalités d’accès de la bibliothèque au marché des biens culturels. Cette sélection fine permet aux bibliothèques de proposer une collection dont la cohérence intellectuelle et thématique reste un élément clé de la perception des bibliothèques.

Dans les premières phases du développement des collections numériques en bibliothèque, ce mécanisme de constitution des collections par agrégations successives n’a pas été remis en cause. En effet, l’acquisition de documents numériques sur support physique comme les CD ou les jeux vidéo ne change pas l’ensemble du processus de traitement : sélection, acquisition, catalogage, équipement et mise à disposition.

En revanche, la dématérialisation des ressources vient modifier en profondeur cette pratique professionnelle, et ce sur trois aspects distincts.

Licences d’accès et traitement bibliographique : comment accueillir les bouquets ?

Le plus évident est l’acquisition de bouquets de ressources à travers des licences d’accès. Ce modèle s’est développé au départ dans les bibliothèques académiques comme une évolution du modèle de l’abonnement aux revues scientifiques. Le modèle de l’abonnement est ainsi passé pour les revues numériques à un modèle de licence donnant accès à une ou plusieurs revues directement sur le site de l’éditeur ou via une plateforme qui regroupe et héberge ces contenus. Il s’agit bien d’un changement de modèle et non d’une transposition numérique du modèle de l’abonnement. En effet, deux différences notables doivent être soulignées entre l’abonnement et la licence du point de vue de la sélection et du choix par les bibliothécaires.

La première différence réside dans la capacité de la bibliothèque à intégrer ce type de ressources numériques dans ses collections. Par intégration, nous considérons ici la possibilité pour la bibliothèque de gérer, manipuler et conserver une ressource de manière autonome, indépendamment d’un fournisseur ou d’un accès. Cette problématique s’est notamment posée dans les premiers temps des licences d’accès pour la conservation et l’archivage des numéros d’une revue numérique après que la bibliothèque avait mis fin à son abonnement. Il a fallu intégrer aux accords de licence des garanties sur une pérennité de l’accès ou l’octroi à la bibliothèque d’une copie des fichiers acquis pendant la durée de la licence.

Cette capacité de la bibliothèque à réellement faire de ces documents des éléments de la collection numérique de la bibliothèque se heurte à une autre difficulté. Lorsque la bibliothèque acquiert une licence d’accès à une revue ou plus vraisemblablement à un bouquet de revues elle offre à l’usager un accès à des ressources extérieures, souvent directement sur la plateforme hébergeant ces revues. Ce faisant, les ressources acquises ne passent plus systématiquement par le circuit d’acquisition traditionnel et ne sont donc pas identifiées dans le catalogue de la bibliothèque au même titre que les autres documents. Les bibliothèques mettent en oeuvre d’autres dispositifs comme les outils de découverte pour faciliter le repérage de ces ressources par les usagers, mais ceux-ci s’appuient sur les métadonnées déjà disponibles et fournies par la plateforme proposant la ressource. Ainsi, si l’intégration des ressources acquises par licence est possible dans les interfaces offertes aux usagers elle passera par un traitement des métadonnées incluses dans les licences et non par un traitement intellectuel des documents par les bibliothécaires.

Hors des circuits commerciaux traditionnels : accueillir tout type de ressources numériques

Le deuxième aspect de la fonction de choix et de sélection pour l’alimentation des collections numériques est la possibilité pour les bibliothèques d’exploiter plusieurs gisements de ressources documentaires accessibles en ligne, selon des modèles variés. Parmi ces gisements, nous insisterons principalement sur deux types : les ouvrages autopubliés et les dépôts institutionnels de publications scientifiques. Dans ces deux cas, c’est l’absence d’un acteur de type éditeur qui entraîne une modification profonde du rôle des bibliothécaires.

L’autopublication représente une part du marché de l’édition en pleine croissance. L’accessibilité des moyens techniques nécessaires à la production et à la diffusion d’oeuvres éditoriales a permis l’émergence d’un marché non négligeable d’ouvrages numériques autopubliés. Aux États-Unis, ce modèle représente une part importante du marché, portée par plusieurs plateformes d’autopublication avec Amazon au premier rang. Pour les bibliothèques, ce nouveau pan de la littérature est un gisement de productions originales qui peuvent permettre de compléter une collection selon certains critères comme la mise en valeur d’auteurs locaux ou d’ouvrages en lien avec le territoire sur lequel se situe l’institution. Cette opportunité suppose de la part des bibliothèques la mise en place de procédures de sélection plus complexes, puisque le premier filtre que représentait la maison d’édition n’est pas présent. Pour cela, les professionnels des bibliothèques peuvent mettre en place une veille sur les différentes plateformes utilisées et s’appuyer sur les communautés déjà existantes (dans le champ de la fanfiction par exemple) pour les guider. Cette approche ne questionne pas seulement le processus de sélection, mais également le rôle de la bibliothèque comme acteur culturel de légitimation des oeuvres. En effet, en intégrant ce type de ressources dans ces collections la bibliothèque confère à certaines oeuvres une légitimité nouvelle, portée par le poids symbolique de la bibliothèque comme institution culturelle.

La publication académique a connu au cours des dernières décennies – notamment depuis 1991, date de création de l’archive de prépublication ARXIV – des évolutions considérables. Les bibliothèques académiques ont dû s’adapter à ces évolutions en intégrant tout d’abord le modèle des licences d’accès aux revues scientifiques dans leurs collections numériques et aujourd’hui en questionnant leur rôle dans un écosystème de publication académique largement tourné vers l’accès ouvert. Dans ce contexte, les collections des bibliothèques académiques connaissent des évolutions majeures (Chartron, Epron et Mahé, 2012 ; Epron, 2004, 2005). Nous ne traiterons pas ici de l’ensemble de cette problématique bien trop vaste, mais nous nous concentrerons sur les enjeux relatifs aux collections numériques académiques. Pour les professionnels des bibliothèques, il s’agit en effet d’accompagner une double évolution.

Du côté de l’enseignement, l’utilisation des collections imprimées connait une diminution nette, notamment en ce qui concerne les monographies. Cette évolution pose en creux la question des espaces physiques des bibliothèques, conçus initialement pour abriter ces collections et qui sont aujourd’hui principalement vécus comme des espaces de travail pour les étudiants. Les collections numériques représentent une opportunité intéressante de répondre à des problématiques documentaires pour l’enseignement. La question des exemplaires, par exemple, pour les monographies recommandées dans le cadre de cours trouve ici, avec le numérique, une réponse pertinente. Toutefois, ces offres affichent globalement des données d’utilisation relativement faibles. Bien que l’accès et le traitement de ces données soient peu aisés, les pratiques documentaires des étudiants suivent aujourd’hui des parcours qui contournent assez largement les bibliothèques universitaires comme point d’accès aux documents.

Du côté des chercheurs, l’évolution des pratiques documentaires est mieux documentée avec notamment le recours à un nombre limité de points d’accès aux ressources documentaires ; qu’ils s’agissent de plateformes d’éditeurs ou d’outils plus généralistes comme Google Scholar (Hightower et Caldwell, 2010).

L’enjeu pour les collections numériques en bibliothèque réside donc essentiellement dans la capacité à faire en sorte que la bibliothèque se trouve sur le chemin de recherche documentaire du chercheur ou de l’étudiant, en proposant une interface à forte valeur ajoutée couvrant des ressources acquises par la bibliothèque, mais également des sélections issues d’une curation des autres gisements existants et notamment les dépôts institutionnels proposant des preprints d’autres universités.

Vers des collections hybrides : créer un « labyrinthe logique »

« Organiser une collection, c’est créer un labyrinthe, mais un labyrinthe logique, qui mette en appétit et permette la découverte »

Dominique Tabah (2008, citée dans Alix, 2008)

Les collections numériques en bibliothèque ne se sont pas développées en remplacement des collections sur supports physiques. Elles sont venues compléter une offre existante, faisant de fait des collections des bibliothèques des collections hybrides, couvrant différents supports. Cette hybridité des collections représente un enjeu majeur pour les bibliothèques en termes d’organisation et de cohérence.

Cette difficulté réside notamment dans l’articulation entre les collections numériques, intangibles, et celles tangibles sur supports physiques. Les collections numériques ont jusqu’à présent été pensées en dehors des espaces physiques des bibliothèques. Elles sont très peu visibles dans les espaces si ce n’est via des artefacts visant à réintroduire la matérialité du document numérique dans les collections traditionnelles. Cela ne suffit pas toutefois aujourd’hui à rendre visibles ces collections numériques et oblige donc l’usager à construire un double parcours de recherche, l’un pour les ressources sur supports physiques et l’autre pour les collections numériques. L’appréhension par l’usage de l’ensemble de l’offre est ainsi largement complexifiée et la « lecture » de la collection rendue quasiment impossible (voir Sérendipité et découverte). L’usager est confronté à un choix d’interfaces, entre la déambulation permise par les espaces physiques et la puissance de la recherche des catalogues, avec un obstacle fondamental qui réside dans la non-superposition des deux collections.

Le catalogue de bibliothèque a longtemps été considéré comme le point de contact naturel de l’usager vers les collections. Celui-ci trouve toutefois ses limites du fait des faiblesses que les différentes solutions affichent : une prise en charge limitée des différents formats, une couverture faible des ressources extérieures avec des niveaux de granularité du traitement trop grossier (au niveau de l’éditeur ou de la plateforme) ou encore des interfaces qui ne correspondent pas à la littératie changeante des publics (qui placent l’interface de la bibliothèque en concurrence avec les autres outils d’exploration de collections à leur disposition, du type moteur de recherche notamment).

Cette problématique est aujourd’hui encore plus présente, à un niveau global, du fait de la présence dans tous les domaines d’offres de collections « quasi infinies » (Touitou, 2014 ; Lessard, 2012) de ressources. Ainsi, les offres d’acteurs comme Netflix, Spotify, Steam ou encore l’Apple Store et Amazon se caractérisent entre autres par le nombre très élevé de ressources proposées : 1336 séries et 4339 films pour Netflix aux États-Unis en mai 2019 (Tsang, 2019), 40 millions de titres sur Spotify en 2018 (Smith, 2019) et près de 4 millions de titres Kindle chez Amazon (Haines, 2019).

Ces acteurs ont développé une grammaire d’interfaces pour appréhender ces vastes ensembles documentaires (Infinite Scroll, recommandation algorithmique…) qui constituent aujourd’hui des éléments forts de la littératie numérique des individus, par ailleurs également usagers des bibliothèques. La bibliothèque n’a ainsi plus le monopole des très grandes collections et ses interfaces se retrouvent en concurrence avec celles proposées par les acteurs commerciaux.

Pour les professionnels cette croissance sans limites de la taille des collections numériques questionne les logiques d’organisation et de classification utilisées jusqu’à présent. Comment construire un plan de classement sans pouvoir anticiper grossièrement les volumétries à prendre en compte ? Quel niveau de profondeur des classifications ? Ces questions traditionnelles en bibliothéconomie trouvent avec les collections numériques et notamment le changement d’échelle qu’elles supposent, un écho renouvelé.

Au niveau de l’usager cette problématique se retrouve dans la difficulté de concevoir des interfaces qui prennent en compte la tension entre les parcours « découverte » de déambulation et les parcours « recherche » de repérage d’un document précis. Le comportement des usagers par rapport à leurs pratiques de sélection a déjà été abordé dans d’autres domaines avec notamment la loi de Hick-Hyman qui permet d’évaluer l’effort de l’individu face aux différents types de situations de choix qu’il peut rencontrer (Rosati, 2013).

Enfin, se pose pour les bibliothèques l’intérêt de prendre en compte un aspect central des interfaces commerciales, la recommandation algorithmique basée sur les données d’utilisation de l’ensemble des usagers. Cette logique de recommandation fait partie aujourd’hui des fonctions attendues par les usagers pour aborder les vastes collections documentaires. Elle suppose une captation et un traitement de données d’usage qui interrogent le rôle de la bibliothèque comme point d’accès protégé aux ressources documentaires et son rapport aux données personnelles de ses publics. Des pistes allant dans le sens de l’utilisation des données des usagers tout en garantissant la protection des données personnelles, ce que pourrait peut-être permettre la technologie blockchain, par exemple, sont donc à explorer.

Les collections numériques : des abonnements pour les abonnés

En développant des collections numériques, les bibliothèques n’ont pas seulement été confrontées à des problématiques métiers, mais également à de nouvelles problématiques économiques. En laissant de côté les questions purement budgétaires des moyens alloués aux bibliothèques, nous aborderons ici la question de la place des bibliothèques dans les modèles d’affaires des acteurs des industries culturelles et de l’information.

Modèle économique de l’abonnement

Avec le développement des collections numériques, les bibliothèques se trouvent confrontées à une contrainte nouvelle, celle des modèles économiques sous-jacents aux contenus numériques. Ces modèles présentent deux caractéristiques largement partagées, qui viennent remodeler en profondeur l’approche des bibliothèques quant à la constitution de leurs collections : l’accès et l’abonnement.

L’accès, et donc le modèle de licences par opposition à l’acquisition et au modèle d’achat, vient se heurter à la pratique traditionnelle de construction des collections qui consiste à extraire de la sphère marchande des produits culturels pour les intégrer dans les collections de la bibliothèque, rompant ainsi tout lien entre les deux modèles. Cette extraction via l’acquisition est rendue possible par le cadre légal dans lequel s’inscrit l’activité des bibliothèques. Dans la plupart des pays, c’est ce cadre qui permet aux bibliothèques de réaliser leurs acquisitions et de mettre en prêt les documents, moyennant des modalités de prise en compte de la concurrence selon des modèles variables en fonction des pays.

L’abonnement, corolaire de l’accès, est un modèle qui occupe une place croissante dans l’économie des biens culturels et informationnels numériques (Epron et Vitali-Rosati, 2018). Il s’agit ici d’octroyer l’accès, contre rémunération, à un ensemble de ressources disponibles en ligne. Ce modèle est largement présent dans le domaine de la musique numérique et progresse fortement dans celui de l’audiovisuel. Il représente le modèle exclusif dans le domaine des revues académiques et émerge lentement dans celui du livre. Pour les bibliothèques, il renvoie évidemment à leur fonctionnement traditionnel puisqu’il s’agit d’accéder, moyennant un droit forfaitaire, à un ensemble de ressources sans jamais en obtenir la propriété. Cette originalité du modèle bibliothéconomique est aujourd’hui concurrencée par les industries culturelles dans leur versant numérique. Deux dimensions fondamentales de la construction des collections en bibliothèques sont questionnées par cette logique de l’abonnement, l’unicité et la cohérence intellectuelle de la collection d’une part et sa pérennité d’autre part. Le modèle de l’abonnement confère en effet la charge de la structuration et de la cohérence intellectuelle dans les mains de la plateforme qui déploie l’offre. Cela amène aujourd’hui les bibliothèques à juxtaposer dans leurs collections des documents choisis à l’unité et des ensembles documentaires comprenant un grand nombre de ressources variées sans pouvoir en maîtriser la logique de sélection.

Guider les usagers dans le labyrinthe intangible

Sérendipité et découverte

« What we want is to find what we don’t know how to look for »

Jonathan Basile dans un article de The Guardian (cité dans Flood, 2015)

L’arrivée des ressources numériques dans les collections des bibliothèques questionne une compétence historique des bibliothécaires : l’organisation et la classification documentaire.

Il s’agit d’une compétence clé pour les bibliothèques qui ont développé une tradition et une expertise dans les problématiques d’organisation documentaire de leurs collections au travers des catalogues, de la production de données bibliographiques et de l’ensemble des outils et référentiels qui sous-tendent cette part de l’activité bibliothécaire. La littérature bibliothéconomique sur ces questions est très abondante et reflète le caractère de cette préoccupation dans la représentation que la profession se fait d’elle-même. L’ensemble des outils de catalogages et de classification en bibliothèques visent à produire d’une part des informations permettant le repérage et la localisation d’un document et d’autre part à organiser une forme de logique intellectuelle dans la construction d’une proximité sémantique entre deux documents. C’est bien ce double objectif qui nous intéresse ici, décrire et localiser.

Historiquement, ces deux fonctions se retrouvent dans l’espace physique des bibliothèques. Le catalogue, sur support papier ou numérique, offre l’accès à un ensemble d’informations de description du contenu de la collection pour faciliter la recherche documentaire et identifier chaque document selon différentes logiques d’indexation et de description. L’espace de la bibliothèque en lui-même, depuis l’avènement de l’accès libre, organise un espace physique, tangible, selon une logique intellectuelle qui découle de la classification utilisée.

De fait, la proximité physique entre deux ouvrages sur un rayonnage correspond à un traitement intellectuel effectué sur les livres et qui induit la juxtaposition des titres en fonction d’une thématique ou d’un auteur et qui favorise une forme de sérendipité (Catellin et Loty, 2013). Ces deux fonctions bibliothéconomiques nécessitent pour la bibliothèque de pouvoir d’une part traiter chaque élément documentaire individuellement et d’autre part de pouvoir les placer ensuite au sein d’un même espace physique, quelle que soit l’origine du document. La collection est ainsi constituée non pas par des acquisitions, mais par l’ensemble des ressources qui deviennent celles de la bibliothèque. C’est à cet ensemble cohérent et constitué que vont s’appliquer les règles de la bibliothèque qui conditionneront les conditions d’accès et le traitement bibliographique.

Cette approche offre du point de vue de l’usager deux avantages importants. Il trouve en effet au sein de la bibliothèque un ensemble uniforme de ressources documentaires qui bénéficie d’une logique globale dans laquelle l’ensemble de la collection s’inscrit et qui structure la totalité de l’offre. Il peut ainsi ne se référer qu’à une seule source concernant les modalités d’accès et l’utilisation qu’il peut faire de ces ressources.

Le deuxième avantage pour l’usager de cette cohérence intellectuelle de la collection est la possibilité offerte de découvrir des ressources en s’incarnant dans l’espace de la bibliothèque. Autrement dit, l’organisation spatiale de l’espace de la bibliothèque donne à voir la structuration intellectuelle de la classification. En formant des zones selon la thématique, le public visé ou le type de support par exemple, la bibliothèque expose sa logique de classification et d’organisation. Elle offre ainsi les conditions d’une forme de sérendipité, c’est-à-dire de « découverte heureuse » d’un document parmi l’ensemble de la collection.

Cette organisation de l’espace de la bibliothèque est pensée pour permettre à l’usager de comprendre, de percevoir la collection de la bibliothèque. Il peut ainsi identifier, grâce à un ensemble d’indicateurs et à la signalétique, les zones de la bibliothèque qui correspondent à ses centres d’intérêt et estimer visuellement la largeur de l’offre que sa bibliothèque lui propose dans les différentes thématiques.

Cette perception correspond par exemple à la taille du rayon « polar » ou « histoire médiévale » de la bibliothèque qui permet à l’usager de se projeter dans le niveau de profondeur de l’offre de la bibliothèque dans chaque domaine. Il s’agit bien ici d’une perception, cela ne correspond pas à une mesure précise ou à une information communiquée par la bibliothèque, mais bien à une estimation basée sur l’expérience de l’usager par rapport à des offres similaires. Il faut d’ailleurs préciser que cette logique n’est pas propre à la bibliothèque, c’est le même type de raisonnement qui nous permet d’anticiper sur la probabilité de trouver tel titre dans une librairie ou de voir un type précis de film présenté dans une salle de cinéma.

Avec les ressources numériques, cette sérendipité et cette perception de l’ensemble de la collection ne se réalisent que difficilement. Les outils d’exploration réduisent en effet les possibilités de découverte, les usagers ne lisant que rarement les notices proposées au-delà de la deuxième page de résultats. En outre, la nécessité d’appliquer des filtres de recherche pour trouver ce que l’on souhaite limite les possibilités d’appréhension de la collection dans son ensemble et de son organisation. Là encore, la problématique de la visibilité de ces collections dématérialisées se pose. Les interfaces d’exploration devraient en effet être repensées à l’aune de l’expérience utilisateur, en prenant en compte les habitudes d’un nombre croissant d’usagers, avec les plateformes commerciales citées plus haut (Netflix, Spotify, etc.).

Équipements, entre neutralité et dépendance

Une des caractéristiques essentielles des collections numériques réside dans la nécessité de disposer d’un outil intermédiaire pour accéder à leurs contenus. C’est donc un dispositif technique qui vient s’intercaler entre l’usager et les collections (lecteurs CD ou DVD, liseuses…). Cette contrainte oblige les bibliothèques à évaluer l’équipement et les attentes de ses publics par rapport aux formats à proposer. C’est le cas, par exemple, des offres de jeux vidéo en bibliothèque, qui doivent prendre en compte le parc de consoles existant et son évolution rapide. La gestion de ces dispositifs est complexe. Elle suppose une connaissance précise des publics ainsi que des différents environnements logiciels (zones des DVD, DRM pour les livres numériques), et amène une réflexion sur les inégalités d’équipement dans la population visée.

Face à cette situation, les bibliothèques doivent gérer une tension entre leur neutralité vis-à-vis des différents acteurs du marché et les attentes du public. C’est un aspect souvent peu pris en compte dans la médiation des ressources numériques, ce qui, pour les usagers, peut conduire à une confusion des responsabilités entre la bibliothèque et le fournisseur du dispositif. En effet, les formats sélectionnés par les bibliothécaires seront accessibles depuis certains dispositifs, mais pas tous, ce qui peut créer des tensions avec des usagers qui se sentiraient « lésés », les dispositifs en leur possession n’ayant pas été pris en compte. Les professionnels des bibliothèques, souvent interlocuteurs directs de ces usagers se retrouvent donc à devoir faire la part entre ce qui relève de leur politique documentaire (sélection des titres et des formats) et ce qui relève des fonctionnalités du dispositif possédé par l’usager (gestion des DRM, formats propriétaires…). C’est une problématique que nous avions déjà identifiée dans le cadre d’une expérimentation en 2014 (Epron, Pouchot, Dillaerts et Printz, 2014) lors de laquelle nous avions identifié une attente des usagers quant à un rôle de conseil et de prescription sur leurs équipements de la part des bibliothécaires.

Le nécessaire recours à des dispositifs techniques induit en outre une forme de dépendance des bibliothèques. Celle-ci se retrouve à différents niveaux, le plus évident étant celui de la prise en charge des formats des collections numériques proposés en bibliothèque et donc de la pérennité de l’accès à leurs contenus. L’obsolescence de certains formats ou outils de lecture, de plus en plus rapide, questionne en effet l’avenir de certaines collections numériques, dématérialisées ou non. C’est également une forme de dépendance qui se met en oeuvre dans la logique inverse de répondre aux contraintes liées aux équipements possédés par les usagers. En effet, l’usage de ces collections dépend des dispositifs possédés par les usagers ou mis à disposition pour eux, et de leur niveau de littératie numérique, ce qui pose des problèmes d’inégalités au sein des publics. La constitution des collections numériques doit ainsi trouver un double équilibre entre la disponibilité et la pérennité des formats d’une part et entre le choix par la bibliothèque de modèles d’acquisition qui lui correspondent et les besoins des usagers d’autre part.

Perspectives et approches envisagées

À partir de l’ensemble des problématiques évoquées ci-dessus, il nous semble judicieux de proposer enfin des pistes pour redonner aux collections numériques des bibliothèques une place incontournable dans l’environnement informationnel des usagers. Cette réflexion passe tout d’abord par la facilitation d’accès aux ressources numériques en développant des interfaces qui prennent en compte les spécificités des publics et des collections. Elle doit également se déployer vers des collections hybrides qui proposent à l’usager un continuum et une homogénéité de l’offre documentaire de la bibliothèque, indépendamment des différents types de documents ou de ressources offerts.

Éditorialisation et organisation intellectuelle

Nous l’avons vu, l’arrivée dans les collections de bibliothèques de ressources numériques questionne en profondeur les missions et les pratiques des bibliothèques. Elles doivent interroger les contours d’une nouvelle définition d’un service public à valeur ajoutée dans un contexte de mise en concurrence avec les acteurs commerciaux.

Une piste essentielle nous semble être celle d’une nouvelle éditorialisation des collections pour reconstruire une cohérence intellectuelle et redonner une lisibilité aux collections. Nous reprenons la logique d’éditorialisation ici dans le sens de la définition qu’en propose Marcello Vitali-Rosati (2016) : « L’éditorialisation est l’ensemble des dispositifs qui permettent la structuration et la circulation du savoir. En ce sens l’éditorialisation est une production de visions du monde, ou mieux, un acte de production du réel ». Il s’agit pour nous d’une approche de la bibliothèque et de ses collections comme un dispositif proposant à la fois un espace public hybride d’échange et de communication des savoirs et de la connaissance, mais également comme proposant une architecture informationnelle qui reflète la cohérence intellectuelle d’une collection offerte au public.

Ce regard est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que de nouvelles formes de contenu doivent être progressivement prises en compte comme les évènements ou activités qui se développent rapidement en bibliothèque ou encore la mise en relation des usagers comme porteurs de connaissances ou de savoirs et constituant ainsi une ressource nouvelle organisée par la bibliothèque (Gröschel et al., 2018).

Des interfaces innovantes pour des collections hybrides

Cette nouvelle approche des collections hybrides en bibliothèque doit s’incarner en partie dans des interfaces d’exploration qui couvrent cette variété sans cesse renouvelée des formes documentaires et qui proposent des environnements d’exploration et de manipulation de ces collections. Ces interfaces sont aujourd’hui largement définies par les acteurs commerciaux qui proposent déjà des collections « quasi infinies » (Olanoff, 2011), mais sans la diversité des ressources et la finesse d’indexation et de recherche existantes en bibliothèque.

De nouvelles réflexions sur ces problématiques émergent aujourd’hui. Que ce soit sur les indexations algorithmiques (BookNet_Canada, 2019), sur les interfaces d’exploration topographiques (Merrien, 2019) ou sur les interfaces hybrides (Massis, 2015). Elles ont en commun de s’appuyer sur les compétences historiques des professionnels des bibliothèques dans le domaine de la classification et du traitement des métadonnées documentaires.

Les bibliothèques ont historiquement su investir leurs catalogues comme point de contact essentiel entre leurs publics et leurs collections. Elles ont depuis réinventé leurs espaces non seulement comme écrin de leurs collections, mais comme lieu de vie de leurs communautés. Elles doivent aujourd’hui investir leurs interfaces numériques, nouveau point d’entrée vers leurs collections hybrides.

Les collections numériques obligent les bibliothèques à s’adapter à de nouveaux modèles commerciaux et à un nouvel environnement informationnel qui modifie la posture des usagers vis-à-vis des collections. Dans ce contexte elles peuvent s’appuyer sur leurs expertises dans la maîtrise du traitement documentaire et des métadonnées. Elles doivent également continuer à assurer leur mission de service public en restant en phase avec leurs valeurs de neutralité et leur rôle d’émancipateurs culturels. Pour cela elles peuvent compter sur leur connaissance des publics et accompagner l’évolution de leurs attentes en réinventant la médiation de leurs collections hybrides.