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Le futur antérieur de l’archive est publié dans la collection « Confluences », consacrée aux conférences des chercheurs invités par les Chaires de recherche du Canada en histoire littéraire et en rhétorique. Dans le texte de présentation, Jacinthe Martel situe les travaux de Nathalie Piégay-Gros parmi les recherches menées sur les archives d’écrivains depuis les années 1970. Une bibliographie de près d’une soixantaine de ses publications est disponible à la fin de l’ouvrage. Selon elle, ce qui fait son originalité est de s’être intéressée « aux archives des écrivains non pas du point de vue documentaire ou génétique, mais en s’attardant plutôt à la manière dont l’archive s’implante dans la fiction” » (p. 13).

En effet, comme le déclare d’emblée Piégay-Gros dans son texte, l’objet de ses recherches porte sur l’utilisation des archives en tant que « matériau présent dans la fiction elle-même » (p. 19). Une pratique qui, d’après elle, s’inscrit dans « une esthétique du ratage, de la fière revendication de l’échec, de l’inachevé, de l’impossible perfection qui pousse à toujours tout devoir redire, reprendre à zéro » (p. 33). En somme, ce qui attire tout particulièrement « l’imaginaire des créateurs » (p. 21), ce sont les aspects négatifs, les manques, les faiblesses dont témoignent les archives.

En s’appuyant sur des exemples tirés de l’oeuvre d’écrivains tels que Winfried Georg Sebald, Hans Magnus Enzensberger, Claude Simon, Robert Pinget, Pierre Michon et Patrick Modiano, pour n’en nommer que quelques-uns, Piégay-Gros a donc choisi de développer sa thèse en fonction de cinq aspects des archives qui « incitent à la création » (p. 20) et qu’elle identifie comme suit : poussière, secret, fragilité, minuscule et manquante.

Dans « Poussière », la première partie, elle cherche à montrer que « parce qu’elle est fragile et poussiéreuse, l’archive ne peut tout restituer du passé. C’est au prix de cette incomplétude qu’elle le laisse apparaître vivant, vibrant dans le présent » (p. 23). L’aspect lacunaire des archives est donc ce qui retient l’attention. Dans la partie suivante, intitulée « Secret », c’est l’échec que représente l’archive qu’elle vise à mettre en évidence. Échec au sens où, malgré « la masse accablante des documents », il en résulte que « la trace conservée est toujours trace d’effacement » (p. 32). Quant à « Fragilité », la troisième partie de son ouvrage, Piégay-Gros souligne « cette incertitude sur le statut de l’archive » (p. 36), c’est-à-dire ce soupçon à l’effet que les archives ne seraient qu’ « une représentation, une version parmi d’autres du passé, qui peut être trafiquée, manipulée, édulcorée, [bref] toujours incomplète » (p. 33). Quatrièmement, le « Minuscule », selon l’auteure, « est une inflexion importante de la négativité qui caractérise l’imaginaire contemporain de l’archive » (p. 37). Minuscule est l’archive « qui permet de constituer l’Histoire des puissants fait place à l’archive des obscurs » (p. 37), les oubliés de l’Histoire. Mais aussi au sens de fragments, de lambeaux jugés mieux à même « de nous apprendre autant, voire plus, que l’oeuvre achevée » (p. 38). Enfin, dans la cinquième partie titrée « Manquante », Piégay-Gros signale que dorénavant, l’important n’est pas « de ressusciter le passé à partir d’une archive existante mais d’explorer l’archive manquante. Ce qui, dans l’archive, manque toujours. Ce par quoi il faut passer — la déduction, l’imagination, l’invention — pour savoir comment cela a été » (p. 43). Autrement dit, « dans la fiction, l’archive elle-même [importe moins] que le mouvement qui conduit à la découvrir » (p. 46).

Ainsi, conclut Piegay-Gros dans « À la recherche de l’archive perdue », la dernière section de son texte, « cette négativité de l’archive qui […] paraît caractériser l’imaginaire contemporain » (p. 47) est très révélatrice. Elle « dit notre hantise du passé mais aussi la certitude que ce qui a été est voué inéluctablement à la disparition » (p. 48). À ce titre, pour l’auteure, l’oeuvre de l’artiste Christian Boltanski apparaît tout à fait exemplaire du « mal d’archive » qui, d’après Derrida, caractérise notre époque : « Le paradoxe est pour cet artiste que l’accumulation d’archives exprime l’impossibilité de sauver quoi que ce soit » (p. 49). C’est donc dire que même à l’ère de « l’utopique disponibilité permanente de ce qui a été » (p. 50-51), pouvoir et vouloir « tout garder, c’est savoir que l’on va finir par tout perdre » (p. 52). De plus, ce passage de la rareté à l’abondance des archives que nous connaissons aujourd’hui modifie « la fonction que nous leur attribuons pour nous rappeler le passé, pour retrouver ce qui a été et peut-être, surtout, pour anticiper sur ce que sera, demain, l’avenir, notre mémoire » (p. 51). Aussi, dans ces conditions, même « si elle pèse, accable même parfois », l’archive doit continuer « d’enflammer l’imagination » (p. 62), car c’est « la passion de l’archive [qui] dessine la façon dont le présent aura été » (p. 64).

En somme, les propos de Nathalie Piégay-Gros s’avèrent des plus pertinents sur le plan archivistique, et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, à l’aide de nombreux exemples, elle parvient de manière éloquente à nous faire prendre conscience de l’esprit dans lequel les archives sont exploitées à des fins de création littéraire. Voilà de quoi en effet nourrir la réflexion des archivistes sur un type d’exploitation et une clientèle particulière. Ensuite, les cinq aspects qui caractérisent la négativité de l’archive dans le milieu de la littérature représentent en quelque sorte l’envers de la vision essentiellement « positive » préconisée généralement par les archivistes. Dans la mesure où l’envers d’un objet n’est pas moins important que l’endroit, il importe que la discipline archivistique intègre cette conception critique à son discours afin de transmettre une image plus complète de la réalité des archives. Surtout que cette face opposée est en lien avec l’exploitation des archives à des fins de création, soit une dimension peu considérée jusqu’à présent dans le milieu archivistique. Enfin, au sujet du futur antérieur de l’archive, de cette conception mise de l’avant par Derrida selon laquelle les archives sont davantage en lien avec le futur qu’avec le passé, les archivistes doivent poursuivre cette réflexion sur le concept d’archive et de temporalité. Ils doivent montrer que l’archive est le fruit d’une rencontre dialectique entre un Maintenant et un Autrefois, pour reprendre les propos du philosophe Walter Benjamin. Une rencontre entre, d’une part, un utilisateur, son champ de connaissances, sa culture et son univers, et d’autre part, l’archive, sa matérialité, son contenu, son contexte et, bien sûr, ses limites. Une rencontre qui, comme l’a si bien démontré Piégay-Gros, lorsque placée sous le signe de l’imagination, de la création et de l’invention, devient une expérience archivistique des plus significatives, puisqu’elle nous amène, par le fait même, à réfléchir à ce qui la rend possible.