Corps de l’article

Introduction

L’encyclopédie collaborative fascine autant qu’elle intrigue. Longue traîne de la technologie Web 2.0 et vecteur de la démocratisation des connaissances, elle réjouit d’un succès planétaire grâce à sa noble mission : offrir à tout un chacun la possibilité de devenir acteur du savoir. Toutefois, la littérature prolifique qui lui est consacrée dépeint une réalité contrastante : d’un côté, Wikipédia brandit l’étendard de l’encyclopédisme citoyen, donnant pouvoir de création aux experts comme aux profanes; d’un autre côté, la plateforme collaborative ne se contente plus du grand nombre : le souci du quantitatif dépassé, elle tâche à présent de rehausser la qualité des articles avec le concours des savants. Une tendance divergente ou tout au moins incertaine qu’on tentera d’analyser dans le présent article. Et puisque Wikipédia est dorénavant présente dans les universités, on proposera en guise de conclusion une réflexion autour de sa perception par les bibliothèques académiques.

Un modèle éditorial à part entière

Même la Loi de Moore[1] ne laissait prévoir que Wikipédia grandirait toujours plus forte, alors que les polémiques à son endroit n’ont pas tari depuis sa parution en 2001.

L’encyclopédie contributive s’est vue dénigrer pour vandalisme, amateurisme et manipulations; règlements des comptes, diffamation, non-respect de la vie privée et du droit d’auteur, tout a été passé au crible de ses détracteurs. On lui a reproché la surreprésentation de certains sujets, la couverture disproportionnée de la culture occidentale (84 % des entrées proviennent de l’Europe et de l’Amérique du Nord) et même son sexisme (près de 90 % des contributeurs seraient mâles) (Simonite 2015). Mais la faiblesse qui lui a valu les critiques les plus virulentes et qui entache toujours sa réputation est la qualité douteuse de son contenu. Généré par qui en veut, à l’abri de l’anonymat si l’on choisit, son contenu ne fait pas l’objet d’une validation éditoriale, ce qui le rend peu crédible; or l’origine obscure de ses entrées et la contribution sans entraves à ce corpus vient en contradiction avec sa visée élitiste.

Son mode de fonctionnement suscite le scepticisme des sociologues et même des ingénieurs. Les premiers s’indignent sur la ténacité de cette organisation tentaculaire et décentralisée, animée par une masse de bénévoles qui agissent en toute autonomie; les derniers déplorent le manque d’innovation de sa vitrine Web, qualifiée de «time capsule from the Web’s earlier» (Simonite 2015). Par-dessus tout, le financement incertain de son infrastructure fait planer certaines réserves quant à son avenir.

Wikipédia n’est toutefois pas une anarchie, une collectivité complètement désorganisée. Son fonctionnement est certes sophistiqué, mais plus réglementé que l’on puisse le penser. Un Conseil d’administration, dont les membres sont élus par vote tous les deux ans, assure le fonctionnement opérationnel et légal (Wikimedia : Élections à la Fondation Wikimedia[2]). Un ensemble de politiques/recommandations tente d’encadrer la publication (Content Guidelines[3] et Style Guidelines[4]), la conduite des contributeurs ou la « Wikiquette » (Behavioral Guidelines[5]), ainsi que la résolution des conflits (Conflict Resolution[6]). Côté technologique, des dispositifs de surveillance et de sauvegarde (bots) font en sorte que les interventions malveillantes soient détectées et écartées rapidement.

Le point focal de l’édition collaborative et un des cinq principes fondateurs de l’entreprise est la politique de neutralité (Neutral point of view ou NPOV). Ainsi, les éditeurs sont exhortés à présenter les faits sans les interpréter, en évitant tout jugement tendancieux ou langage hostile; les articles doivent citer des sources fiables et reconnues « especially when the topic is controversial or is on living persons » (Wikipedia : Five pillars[7]). En dépit de cette ligne directrice, Wikipédia a connu maints tiraillements et manipulations d’ordre politique, religieux ou éthique (promotion des intérêts des particuliers). Le fondateur et président lui-même s’est servi de Wikipédia en guise de levier de pression politique : en janvier 2012, Jimmy Wales annonçait un Blackout d’une journée en signe de protestation au projet de loi sur le piratage en ligne (Greenfield 2012), perçu comme une atteinte à la liberté d’expression (Dagognet 2003).

En l’absence d’un comité éditorial (dans l’acception traditionnelle du terme), les articles sont sanctionnés selon une logique dite évolutionniste (Heilman et al. 2011); les corrections successives et les clarifications échangées par les contributeurs sur les « pages de discussion » aboutissent idéalement à une version stable qui peut, éventuellement réclamer le label « bon article »[8] ou même accéder au titre suprême d’« article de qualité »[9]. Pour y parvenir, une évaluation externe (Atelier de lecture[10]) est toutefois nécessaire. Cette « dynamique d’incrémentation sémantique » (Barbe 2010,  70) - représentée par l’expression figurative d’ « effet piranha » - s’apparente à un processus révisionnel ouvert, public et collaboratif (Black 2008).

Avec une moyenne de 21 éditeurs par page (Wikipedia : Statistics[11]), on peut facilement convenir que Wikipédia est devenue la forme suprême de l’édition pluraliste, multi-auteurs. Ce type d’écriture - graduel et consensuel - défie les limites du raisonnable.

En réalité, plus un article est spécialisé, moins il y a d’intervenants. Le contenu de qualité est ainsi dû à un « noyau dur » : celui-ci représenterait environ 0.1 % des contributeurs au volet anglophone (Heilman et al. 2011). Pour ce qui est de la version francophone, Barbe (2010) estime que les articles de qualité (Features Articles) ont deux à cinq contributeurs principaux, le reste étant constitué de collaborateurs occasionnels qui apportent des modifications mineures (correcteurs, maquettistes, référenceurs, etc.). Une autorité éditoriale s’instaure de manière adhoc et s’empare de « sa » page comme d’un fief virtuel, ce qui intimide tout nouvel « intrus » : une atmosphère abrasive règne parfois dans la partie immergée (pages de discussion) de l’encyclopédie, ce qui explique pourquoi le code de conduite enjoint la civilité envers les nouveaux arrivants (Wikipedia : Please do not bite the newcomers[12]).

Wikipédia a d’abord été perçue avec appréhension par les médias traditionnels et par le milieu académique. La notoriété exponentielle de ce projet éditorial ne pouvait laisser insouciants les savants, bien que leur intérêt ne fut que marginal dans un premier temps. Les premiers jalons de cette prise de conscience (débats publiques, émissions télé, colloques[13], études scientifiques) étaient posés en 2005-2006, lorsque les chiffres grimpaient de façon spectaculaire : le contenu de l’encyclopédie venait de tripler et la fréquentation de la seule version anglaise faisait un bond de 240 % en l’espace d’une seule année; de plus, le taux de consultation, plus élevé aux mois de décembre et de mai, a été mis sur le compte des travaux scolaires (Prescott 2006). Toujours en 2005, la fiabilité de Wikipédia reçoit « un sceau de respectabilité » (Barbe 2010) de par une analyse comparative avec Encyclopaedia Britannica : l’étude de Jim Giles démontrait que le taux d’erreurs repérées dans les deux corpus était proche (162 erreurs dans l’encyclopédie commerciale versus 123 dans l’encyclopédie libre)[14].

Un deuxième moment charnière de la saga wikipédienne survient à la fin de sa première décennie. À partir de 2011, Wikipédia se fait une importante brèche dans le cursus universitaire (comme on le verra en détail plus loin). Différents établissements culturels saisissent l’opportunité promotionnelle qu’offre Wikipédia, la médiation muséale étant une tendance en expansion. Versailles (2011), Musée du quai Branly (2013), le centre Pompidou et le Musée des arts décoratifs de Paris (2014) ont ainsi décidé de mener un partenariat avec Wikimédia France dans le but de promouvoir la représentation des musées et des galeries d’art français dans l’encyclopédie libre (Machefert 2014; Wikipedia : Journées contributives[15]). Des bibliothèques publiques et des centres d’archives de France, Belgique, Suisse et même du Québec ont poursuivi dans la même voie. La BAnQ réserve un mardi par mois à des ateliers d’initiation (Wikipédia : BAnQ / Mardi c’est Wiki[16]) à l’édition collaborative depuis 2014.

Aujourd’hui encore, les observateurs de Wikipédia oscillent entre l’adhésion et le scepticisme, mais force est de constater que les contre-arguments ont perdu en vigueur. On dirait que la contestation et la résistance se sont muées en une sorte d’engouement, qui trouve sa forme apothéotique dans le monument érigé en son honneur à Słubice (Pologne) en 2014 (Figure 1).

Figure 1

Monument érigé en l’honneur de Wikipédia à Słubice (Pologne)

Monument érigé en l’honneur de Wikipédia à Słubice (Pologne)

-> Voir la liste des figures

Classée aujourd’hui en sixième place parmi les sites les plus consultés, Wikipédia reste la plus impressionnante fondation culturelle et le plus large corpus de référence libre et collaboratif. Sans précédent apparemment, ce projet d’envergure s’inscrit dans une lignée historique, en ce qu’il reprend certaines caractéristiques des modèles encyclopédiques traditionnels, tout en s’alignant au développement techno-culturel actuel (Loveland & Reagle 2013).

Wikipédia à l’université

En 2005-2006, encore à ses débuts, Wikipédia était rejetée par les universités : « [it] was still a stranger, an enemy even, intruding into the ivory tower and news stories were rife with reports of it being banned from schools and campuses. » (Konieczny 2012) À l’époque, une décroissance inquiétante du nombre de participants laisse l’impression que Wikipédia vivote. En quête de crédibilité et d’expansion thématique, les administrateurs du projet ne cachent point leur besoin de « niches expertes » (Taraborelli et al. 2011) et ne cessent d’exhorter les académiciens à leur prêter main forte. La fondation Wikimedia amorce alors le Wikipedia Education Program[17], un projet pilote destiné aux universités américaines et mis en branle grâce au financement de la Stanton Foundation (Corbyn 2011).

Un bon nombre d’universités américaines répondent à l’appel. Durant l’année académique 2010-2011, celles-ci décident d’intégrer Wikipédia dans leur curriculum sous forme de travaux crédités : ajout de nouvelles entrées ou correction des articles existants, intégration des références et des éléments multimédias (vidéos, illustrations), élaboration d’un essai sur l’expérience wikipédienne. À la fin du projet, 72 % des étudiants contributeurs déclaraient dans un sondage avoir préféré ce genre d’épreuve sur celle traditionnelle (Wikimedia : Case Studies…). Les enseignants encadreurs, quant à eux, s’entendent pour dire que cet exercice éditorial a eu comme rôle de sensibiliser les étudiants à la fiabilité des données, à l’importance de la citation et à la qualité générale du texte. Sentiment d’utilité d’un côté, rigueur du travail et même diminution du plagiat d’un autre (Dobson-Mitchell 2011). Ces observations semblent être confirmées par une étude exploratoire menée récemment à l’Université Laval (Suarez 2014).

L’Université de Toronto est la première université canadienne à avoir adhéré au projet éducationnel de Wikimedia (Rankin 2011) : quatre cours servent de laboratoires wikipédiens, à savoir en psychologie, en droit (propriété intellectuelle), en journalisme et en sciences de l’information[18]. En Alberta et en Colombie Britannique, Wikipédia se greffe au curriculum des langues dans un premier temps, et de l’histoire environnementale par la suite. Face à cette vague de sympathies, Todd Pettigrew, professeur à l’Université du Cap-Breton, entendait y mettre un frein : l’enseignant doit chercher à forger l’esprit critique des étudiants, à développer leur force d’argumentation, et non seulement leurs habiletés rédactionnelles (adapté de Pettigrew 2011). L’expansion du programme éducationnel ne s’arrête pas pour autant. L’année académique 2012-2013 s’avère très fructueuse : Carleton, McMaster, Mount Allison, Mount Royal, Western Ontario, Wilfrid Laurier, Thompson Rivers, Algonquin College, King’s University College et Red Deer College sont maintenant de la partie.[19] Au Québec, Laval est la pionnière du partenariat avec Wikipédia : en 2012 d’abord, Université Laval réitère ses Journées contributives en 2015; elle sera suivie par la bibliothèque Gabrielle-Roy et McGill (2013) et, enfin, par l’Université Concordia (2015).

Un certain modèle s’est imposé dans le déroulement du programme éducationnel, mais la visée de ce dernier peut varier légèrement d’un département à l’autre. Nous avons comparé deux cours donnés à l’Université de Toronto : celui de Michael Valpy (journalisme)[20] et celui de Jonathan Obar (information)[21]. Dans un cas comme dans l’autre, deux ambassadeurs sont présents sur le campus (Campus Ambassadors) pour initier les étudiants – création d’un compte et d’une page, règles et principes de base de l’édition, anatomie des articles, conseils rédactionnelles; un tuteur offre son support en ligne (Online Ambassador ou Online Volunteer) le reste du semestre. Dans le cours de journalisme, la contribution se traduit en un travail individuel (Research article), évalué uniquement par l’enseignant. Dans le cours d’Obar, l’évaluation de chaque article se fait collectivement (In-Class Peer Review).

Il n’est pas clair à l’heure actuelle, à défaut d’une analyse approfondie, si la finalité des travaux contributifs académiques est uniquement l’évaluation des habiletés techno-rédactionnelles des étudiants. La révision concertée des articles par les étudiants jette une nouvelle lumière sur l’apprentissage socio-constructiviste. L’expérience cognitive de chaque individu se rapporte non seulement à l’objet, mais aussi aux autres acteurs-contributeurs.

Les Journées contributives (Edit-aThon), quant à elles, sont moins formelles : « Des étudiants ou quiconque est intéressé à contribuer à Wikipédia, se rassemblent pour améliorer collectivement un sujet prédéterminé. » (Wikipédia :Journées contributives[22]) Ces rencontres ont généralement lieu dans des bibliothèques, mais sous la guidance d’un émissaire de la fondation encyclopédique, et cherchent à étoffer des sujets déficitaires du méga-corpus (ex.: les femmes et la culture, la physique, l’histoire locale[23]).

En Europe, Lionel Barbe, spécialiste français de la communication rédactionnelle dans le contexte des médias participatifs, milite depuis des années pour une implication soutenue des experts dans l’encyclopédie libre. Son atelier expérimental à l’Université Paris Ouest Nanterre s’inscrit dans une nouvelle vision de l’enseignement : le pédagogue est, selon lui, un médiateur de l’apprentissage et non plus un transmetteur univoque de connaissances; les étudiants sont conséquemment perçus « comme des éléments actifs d’une dynamique globale d’acquisition et non comme de simples réceptacles de la connaissance » (Barbe 2013). Cette approche inductive est d’ailleurs partagée par bon nombre d’enseignants, en Amérique du Nord comme en Europe. Dans ce sens, le recours à Wikipédia comme moyen d’apprentissage s’inscrit dans un contexte plus large, celui de l’essor des plateformes de e-learning (Learning Management Systems) et, plus généralement, d’un apprentissage modulaire, personnalisé et transparent.

Mise à part l’extension pédagogique de Wikipédia (non-généralisée d’ailleurs), le milieu intellectuel et culturel français s’insurge initialement contre la communauté d’inspiration libérale, « la France étant un pays dont les structures sociales et mentales sont imprégnées de centralisme, d’élitisme et de méfiance réciproque entre groupes sociaux. » (Foglia 2008,  22). Symbole d’un ultralibéralisme typiquement américain, Wikipédia est, dans un premier temps, la cible des critiques virulentes et des scénarios décrédibilisants (les expressions « Wikipedia bashing » et « Wikigrill » évoquent des épisodes de référence de l’antiwikipédisme français[24]). Durant ce temps, les sociétés savantes américaines (surtout en sciences sociales) sont devenues un vrai bastion wikipédien. Xiao et Askin (2014) évoquent la promotion de l’encyclopédie, en tant qu’outil éducationnel d’abord et plateforme scientifique ensuite, par l’American Sociological Society et l’American Psychological Association : les deux associations professionnelles envisagent de transformer les articles de leur ressort en une source fiable d’information.

Wikipédia : une chausse-trappe scientifique

Plusieurs chercheurs ont avoué avoir contribué de manière occasionnelle à Wikipédia, pour devenir par la suite des contributeurs assidus. En ceci, ils ont été animés par les valeurs du partage désintéressé des connaissances, ainsi que par l’opportunité d’améliorer leur expertise dans des domaines intellectuels connexes (Giles 2005; Xiao & Askin 2014). En 2005 déjà, 17 % des chercheurs publiant dans la revue Nature reconnaissaient avoir consulté Wikipédia et 10 % y avoir contribué (Giles 2005). Quant à la section francophone de l’encyclopédie, Lionel Barbe recense environ 1000 contributeurs qui s’auto-classifient comme des experts : 400 dans la catégorie « chercheurs et enseignants », 500 comme « ingénieurs » et 43 comme « juristes » (Schafer 2014, 167).

La persévérance des chercheurs ne manque pas de nous surprendre, d’autant plus dans un média éditorial versatile, où n’importe qui peut modifier un article, tant que celui-ci n’ait pas atteint une version stable. Les articles portant sur des sujets sensibles ou controversés sont sujets à des changements fréquents (parfois plusieurs fois par jour); un contributeur peut effacer les versions des autres et rétablir à répétition sa propre version, pour ainsi accéder au titre d’éditeur principal. Un exemple notoire est celui du réchauffement climatique : Giles (2005) rapporte que le chercheur britannique William Connolley s’est prêté à une véritable guerre de versions (revert war) et qu’il s’est fait invectivé par des sceptiques. À l’extrême, une guerre éditoriale peut entraîner carrément une mise au ban[25]. Comment se fait-il donc que des auteurs expérimentés, des académiciens, ne démordent pas?

Le comportement relié au partage des connaissances a été mis sur le compte des stimules intrinsèques (satisfaction personnelle, acquisition des nouvelles habiletés et connaissances) et extrinsèques (rémunération, reconnaissance, image, prestige) (Yang & Lai 2010). Si les encyclopédies traditionnelles ont été le fruit des impulsions idéalistes et libérales d’une poignée d’intellectuels, il n’en reste pas moins que la rétribution a servi d’incitatif pour la majorité des collaborateurs (Loveland & Reagle 2013). Les wikipédiens, quant à eux, sont apparemment animés par le même désir impulsif de collectionner (collectionite) - qui serait associé à un sentiment d’accomplissement -, mais aussi par le désir de s’identifier à un système de valeurs communes (Loveland & Reagle 2013). Des facteurs extrinsèques, telle la quête d’identité et la reconnaissance – ne soit-elle que symbolique – jouent aussi un rôle dans l’adhésion à la communauté encyclopédique. En effet, plus une contribution est féconde, plus elle se transforme en capital d’autorité : les auteurs les plus prolifiques (minimum 300 articles) ont droit de vote aux élections des membres du Conseil administratif (Wikimedia Foundation elections : Requirements[26]), peuvent recevoir la distinction Barnstar (Yang & Lai 2010) et se faire commémorer sur la page des wikipédiens décédés (Loveland & Reagle 2013, 1297).

L’encyclopédie collaborative a évolué en même temps que d’autres phénomènes et plateformes participatives, entre autres les blogs scientifiques et la science citoyenne. Ces pratiques novatrices ont été propulsées par les technologies Web 2.0 et par l’urgence d’un nouveau modèle communicationnel science-société. La crise de l’autorité scientifique, le manque de confiance dans les sources d’information, la vague d’anti-intellectualisme[27] ont incité les producteurs du savoir à engager un véritable dialogue social. Voilà pourquoi le savant d’aujourd’hui, « tiraillé entre esprit critique et nouveau conformisme social […] doit se couler dans les habits du citoyen lambda et faire usage d’un pseudo pour écrire sur Wikipédia. » (Foglia 2008,  40)

Au cours de la dernière décennie, nous avons assisté à l’émergence d’un nombre foisonnant de projets scientifiques qui cassent avec l’ « horizontalité pair-à-pair » (Schafer 2014) traditionnelle. Fold-It, Galaxy Zoo, Stardust@home ne sont que des exemples des wikis-projets scientifiques, qui ont permis à des milliers de bénévoles de se mettre au service de la recherche. Ces mégaprojets ont prouvé l’efficacité de l’impartition des tâches routinières aux contributeurs (task granularity) et les bénéfices pour la science (Nov, Arazy, & Anderson 2014).

On précise d’emblée que notre intention n’est nullement d’assimiler Wikipédia au phénomène de science participative (crowd science ou citizen science), et encore moins à celui d’open science. L’objectif est plutôt de l’en dissocier, de saisir ses contours dans le complexe écosystème éditorial d’aujourd’hui. Les projets scientifiques participatifs prennent généralement la forme d’une recherche segmentée : les bénévoles n’interviennent qu’en amont, les données qu’ils collectent sont destinées à un filtre expert. Pour ce qui est de la blogosphère scientifique, celle-ci est une vitrine publique de la recherche; en dépit de sa transparence et de son côté interactif, la science est encore « descendante » (Schafer 2014), la communication toujours verticale. Or, Wikipédia nous paraît être la première fondation techno-culturelle où le fusionnement avec la société civile est concret et complet, au point où les chercheurs doivent y défendre leurs positions et faire valoir leur expertise en regard de l’amateurisme plus ou moins éclairé. Sa force consiste d’ailleurs, non tant dans sa visée démocratique, mais surtout dans sa capacité de médiatiser une conversation, de générer la qualité par le dialogue (Black 2008).

L’encyclopédie collaborative n’est pas une fondation scientifique, pour autant que sa mission ne réside pas dans la diffusion de travaux inédits. Par définition, l’encyclopédie est une compilation des données factuelles, et non des articles analytiques. Elle convient donc peu à l’édition scientifique, ce que Wikipédia concède : « Wikipédia n’est pas un endroit où publier des idées originales, ni un forum pour défendre ses idées […]. »[28] Son rapprochement des universités et des chercheurs risque certes de nous faire fausse route, alors que cette collaboration a vraisemblablement pour but de donner au corpus l’allure d’une compilation de connaissances universelles fiables, un référentiel de base, où tous les domaines de l’intellect sont représentés à juste mesure. Certains wikis ont une vocation scientifique, tels Wikiversité et surtout Citizendium[29], mais ceux-là dépassent le cadre de notre article.

On ne pourrait conclure sans faire remarquer qu’il existe un certain rapport de force entre les champs cognitifs couverts par l’encyclopédie, pour ne pas parler des particularités socioculturelles de chaque version. L’enjeu socio-politique de l’information médicale[30] a entraîné une instrumentalisation de ce média aux États-Unis. Le National Institute of Health exhorte ainsi les chercheurs américains à se mettre à l’édition collaborative depuis 2011[31] (Archambault et al. 2013). Par ailleurs, l’usage de Wikipédia par des experts[32], des étudiants[33] et des amateurs d’information médicale est tel que la tentative de créer une réplique scientifique de Wikipédia (Medpedia) a été vite réduite au néant (Ramsey 2011). De surcroît, l’encyclopédie a dévoilé récemment sa valeur en tant qu’objet de recherche dans le domaine médical : des analyses statistiques d’utilisation permettraient de faire des prédictions quant à l’éclatement des maladies contagieuses (Algar 2014). Dans cette optique, la relation que les chercheurs ont développée avec l’encyclopédie libre comporte de multiples facettes qu’on ne pourra pas aborder dans ces lignes : utilisation/implication par valeurs personnelles, institutionnelles ou par intérêts disciplinaires, en tant que consommateur, observateur ou contributeur.

Wikipédia et les bibliothèques académiques

L’encyclopédie collaborative a bien trouvé son chemin en classe, mais qu’en est-il des bibliothèques?

En plein période de croissance (2006-2007), lorsque Wikipédia était reniée par les enseignants mais largement utilisée par les étudiants, les bibliothèques académiques étaient appelées à redoubler d’efforts pour empêcher le référencement de l’encyclopédie dans les épreuves universitaires. Wikipédia ne passait pas pour une source d’autorité, mais on acquiesçait qu’elle pourrait être un point de départ pour la recherche : « We recommend that students check the facts they find in Wikipedia against other sources. […] it is generally good research practice to cite an original source when writing a paper, or completing an exam. It’s usually not advisable, particularly at the university level, to cite an encyclopedia. » (Jaschik 2007)

Les habitudes de recherche et l’utilisation critique de l’information sont au coeur de la culture scientifique. Les technologies permettant la médiation du savoir sont devenues, par conséquent, une partie importante de l’apprentissage socioconstructiviste, le vecteur de la littéracie numérique. Les blogs ont prouvé leur contribution pédagogique, « for in the processes of thinking and language, in this action of writing, and in the facing of an audience, it creates reason to explore one’s ideas and probe the veracity of our understanding. » (Evans 2010) Écrire sur un « mur collectif » nous rend vulnérables et plus forts en même temps. Contenu et contenant, message et syntaxe, tout est filtré par la perception collective et retourné à son créateur sous un nouveau jour. Néanmoins, les blogs ne sont pas considérés des sources primaires et objectives d’information, tout comme l’encyclopédie.

Nous avons pu constater que Wikipédia est actuellement un média éducationnel fort répandu dans les universités, puisqu’il offre l’opportunité de façonner les habiletés communicationnelles et rédactionnelles des étudiants. Poser des affiches contre Wikipédia sur tous les terminaux publics dans les bibliothèques (Konieczny 2012) ne serait plus conséquent avec l’approche didactique d’aujourd’hui. Tout comme l’utilisation de l’encyclopédie à des fins pédagogiques n’est pas généralisée à l’intérieur des établissements d’enseignement supérieur, l’attitude des bibliothèques n’est pas uniforme non plus. Si l’on considère que les portails Web sont l’expression de leur prise de position, force est de constater que certaines bibliothèques ignorent complètement Wikipédia : aucune mention n’y est faite. Lorsque présente, l’encyclopédie s’inscrit dans un référentiel méthodologique en regard des sources digitales d’information. C’est essentiellement le cas des universités américaines, par ex., Use Wikipedia Effectively[34] (Illinois), Using, Editing and learning more about Wikipedia[35] (UCLA). Parfois, le ton est critique et dissuasif : What’s Wrong with Wikipedia? (Harvard)[36], Should I Use Wikipedia? (Michigan)[37]. Les guides énumérés font état des points faibles, mais aussi des avantages du corpus collaboratif, en l’occurrence, la possibilité de se familiariser avec une terminologie spécialisée, de dénicher des termes-clés qui serviraient dans des requêtes, de s’inspirer des bibliographies comme point de départ. Bien qu’on puisse parler d’une prédominante anglo-saxonne, on ne saurait réduire l’impact de Wikipédia en bibliothèque à ce seul modèle socio-culturel : en Europe, la bibliothèque centrale de Zürich, par exemple, y contribue depuis 2008 par l’entremise de ses étudiants en sciences de l’information.

Chadwell et Sutton (2014) anticipent un rôle accru des bibliothèques dans la diffusion de la communication scientifique et dans l’implémentation des politiques du libre accès dans les universités. Dans une telle perspective, leur centre de gravité ne sera plus l’acquisition documentaire, mais bien l’orientation éditoriale des chercheurs et une nouvelle forme de littéracie informationnelle, adaptée à une recherche intuitive et à un apprentissage participatif. L’esprit critique n’est pas cultivé chez les étudiants en leur pointant les sources fiables et les non fiables, mais en les mettant dans une situation où leur propre fiabilité est à découvert. Et quel meilleur moyen de le faire que les médias collaboratifs?

Entre les hautes exigences de la communication élitiste traditionnelle et la contribution libre, décentralisée et non-standardisée à un corpus éditorial collaboratif comme Wikipédia, les étudiants et les chercheurs non-avertis n’ont point de repère. Plus familiers avec le vocabulaire commun qu’avec celui ésotérique, ces derniers se laissent facilement attirés par les médias clandestins comme des blogues ou wikis, où les habiletés rédactionnelles se rodent à l’abri de toute sanction. Et si l’on acquiesçait que les mêmes médias pourraient être un passage bénéfique dans l’ardu cheminement de l’apprentissage?