Corps de l’article

Introduction

La figure du joueur de jeu vidéo, adolescent, solitaire, rivé sur son écran, a fait son temps. Ces dernières années, l’univers du jeu vidéo a connu de nombreuses transformations. L’essor des jeux sur téléphone portable ou tablette, les consoles familiales comme la Wii et récemment le succès de la Switch ont permis à l’industrie du jeu de toucher un public plus large. Ainsi, selon l’étude menée par Médiamétrie pour le Syndicat des éditeurs de logiciel de loisirs[1], 74 % des Français jouent occasionnellement et la moyenne d’âge du joueur progresse, s’établissant désormais à 39 ans contre 35,6 ans en 2010[2], et l’on compte parmi les joueurs réguliers, 47 % de joueuses.

Le chiffre d’affaires de l’industrie du jeu vidéo en France en 2017 s’élève à 4,3 milliards d’euros, se plaçant ainsi devant l’industrie du livre[3]. Mais le jeu vidéo n’est pas isolé des autres industries culturelles ; oeuvre de collaboration, il fait appel aux savoir-faire de la littérature, du cinéma, de la musique et du graphisme tout en s’inspirant de leurs univers.

En France, cet essor a été accompagné par la reconnaissance du jeu vidéo comme bien culturel à part entière. Ainsi, en 2006, les créateurs de jeux vidéo Michel Ancel, Frédéric Raynal et Shigeru Myamoto sont décorés chevaliers dans l’ordre des arts et du mérite[4]. En 2011, l’histoire du jeu vidéo est exposée au Musée des Arts et Métiers puis au Grand Palais[5]. Plus récemment en 2017, la ministre de la Culture Françoise Nyssen avait déclaré : « C’est un art comme les autres, ça fait partie de la culture et nous y sommes très attachés. »[6] ; il y a bien entendu derrière ces déclarations des enjeux économiques importants concernant l’attractivité de la France pour les entreprises de création de jeux vidéo. Néanmoins, plusieurs jeux vidéo français ont été mondialement reconnus pour leur apport à l’histoire du média, comme Another World (Delphine Software, 1991) ou encore Alone in the Dark (Infogrames, 1992).

Mais la reconnaissance du jeu vidéo comme pratique culturelle est encore loin ; en 2016, selon une étude sur les représentations de la culture dans la population française « Seuls 7 % des Français considèrent que le jeu vidéo est, par nature, un objet culturel. C’est mieux que la téléréalité, qui culmine à 5 %, mais c’est moins bien que les musées (84 %) la presse (58 %), le cirque (36 %), la philatélie (25 %), la danse entre amis (21 %) ou même la chasse et la pêche (15 %) »[7].

Mais l’introduction du jeu en bibliothèque n’est pas chose aisée. En 2008, un article paru sur le blogue professionnel de Nicolas Alarcon[8], membre de la bibliothèque universitaire d’Angers, présentait la mise en place d’une console Wii en accès libre au sein de la bibliothèque universitaire (BU). Pour annuler leur pénalité de retard, les lecteurs pouvaient défier un bibliothécaire. Il s’agissait d’un canular, mais cela a suscité un débat intéressant sur l’intégration de ce type de service en bibliothèque ; certains saluant l’originalité du service s’inscrivant « dans une conception élargie de la BU comme lieu de nouvelles sociabilités », les autres défendant « la bibliothèque comme lieu unique de transmission des savoirs devant être protégé des effets de mode, du marketing » (Devriendt, 2015).

Dans ces conditions comment le jeu vidéo a-t-il réussi à trouver sa place au sein des bibliothèques françaises ? Avec quels objectifs ? Comment est-il présenté au public ? En quoi son introduction modifie-t-elle les missions et le fonctionnement de nos établissements ? Nous proposons ici de réaliser un état des lieux de l’introduction du jeu vidéo dans les bibliothèques françaises au cours des dix dernières années à travers une synthèse des écrits professionnels disponibles. Dans une première partie nous verrons comment le jeu vidéo s’est peu à peu légitimé au sein de la profession, des bibliothèques de lecture publique aux bibliothèques départementales, puis nous ferons ensuite le point sur la situation actuelle les objectifs recherchés et les compétences que cela implique. Enfin, nous aborderons les différentes formes de médiation mises en oeuvre avant de terminer par la situation juridique du jeu vidéo en bibliothèque.

En quête de légitimité dans les bibliothèques

Pour Céline Meneghin (2009), « la vision de la bibliothèque savante est restée très longtemps présente en France, […]. L’introduction de la fiction n’alla pas de soi car elle était accusée de pervertir l’esprit de la jeunesse, de n’avoir aucune place à la bibliothèque puisqu’elle n’était que récréative ». Le jeu vidéo, comme la bande dessinée avant lui, va devoir se construire une place et une légitimité au sein de la communauté professionnelle.

Ainsi, bien que dès 1992 le jeu vidéo soit inscrit au dépôt légal[9], il faudra attendre 2002 pour voir apparaitre dans les discours professionnels les premières mentions positives sur le jeu vidéo comme bien culturel. Pour Coline Colin, cheffe de service du département audiovisuel à la Bibliothèque nationale de France, « le jeu vidéo tend vers une légitimité en tant que forme de création à part entière, et non plus comme un pur produit technologique »[10].

À partir de 2006, la revue des livres pour enfants[11] éditée par le centre national de la littérature jeunesse a mis en place une rubrique de critiques de jeux vidéo. Cette démarche permet à la fois de donner les clés de lecture et d’analyse des productions importantes du moment (Minecraft, Mojan, 2011 ; Pokemon, Nintendo, 1996 ; Fortnite, Epic Games, 2017 …), mais également d’ouvrir la curiosité des professionnels vers des jeux moins connus du grand public. Toujours présente au sein de la revue, elle constitue encore aujourd’hui une excellente source de veille pour les professionnels concernant la création numérique à destination de la jeunesse.

En 2008, le groupe Bibliothèques Hybrides de l’Association des bibliothécaires de France (ABF), dans le cadre de sa réflexion sur l’utilisation des outils numériques, s’interroge sur la place du jeu vidéo au sein des établissements. Ce groupe, d’une dizaine de bibliothécaires, va mener un important travail de veille et de réflexion en mettant en lumière les initiatives locales et en organisant ou participant à des journées d’études sur le sujet. La fin de cette commission donne ensuite naissance à la commission « jeux vidéo en bibliothèque »[12] qui poursuit le travail de ressource et d’accompagnement par la mise en place en 2012 d’un groupe d’échange professionnel sur Facebook : Jeux vidéo en bibliothèque[13]. Preuve de l’intérêt de la profession, celui-ci compte actuellement plus de 5300 membres et reste toujours actif après six années d’existence.

En 2009, Céline Méneghin soutient son mémoire d’étude de conservateur sur la place du jeu vidéo en bibliothèque. Les articles et les journées d’étude sur le sujet se multiplient. La commission Jeux vidéo de l’ABF publie en 2014 Jeux vidéo en bibliothèque dans la collection Médiathèmes offrant ainsi un guide pratique à destination des professionnels.

Cet effort de légitimation est bien souvent relayé directement au sein des équipes par des bibliothécaires eux-mêmes déjà joueurs dans leur vie privée. Ainsi au début des années 2000, on assiste à l’arrivée de professionnels qui ont grandi avec les jeux vidéo et en suivent les évolutions. L’enquête parue en 2009 sur les consommations culturelles des bibliothécaires souligne cet effet de génération : plus de 30 % des bibliothécaires âgés de 28 à 34 ans ont indiqué avoir joué au cours des 12 derniers mois précédant l’enquête. Ils sont environ 40 % de cette tranche d’âge à avoir joué régulièrement par le passé (Benrubi, 2009).

En parallèle, on assiste également à l’émergence du jeu vidéo indépendant. Les outils de création se diffusent et désormais il n’est plus nécessaire de disposer de moyens importants pour créer des jeux. L’ouverture d’un marché sur les supports mobiles va inciter de nombreux créateurs à s’affranchir des canons de l’industrie afin de tester de nouvelles mécaniques de jeu et des formes de narration inédites. À travers la scène indépendante, on voit apparaitre à nouveau la figure du créateur et dont le jeu vidéo est un mode d’expression au même titre que le cinéma, la littérature ou la musique. Il n’est pas « une simple distraction, dépourvue de sens et se complaisant dans la violence… », mais peut également être une expérience « engagée artistique et poétique »[14].

Ces nouvelles expériences, souvent plus courtes, correspondent mieux à une population de joueurs plus âgés, disposant de moins de temps à consacrer au jeu et bénéficient également d’une image plus compatible avec les objectifs de découverte culturelle et artistique des médiathèques.

Situation du jeu vidéo dans les bibliothèques publiques françaises

On comprend mieux dès lors l’intérêt grandissant d’une partie de la profession pour l’intégration des supports vidéoludiques au sein de nos collections. Mais cette mise en place ne peut s’opérer sans une réflexion sur le fonctionnement du service public, l’aménagement des espaces, l’organisation du travail interne et le rapport aux usagers. Le jeu va jusqu’à interroger le projet global de l’établissement.

Cependant, la situation du jeu vidéo dans les bibliothèques françaises reste encore mal évaluée. En 2015, l’inspection générale des bibliothèques publie un rapport sur le jeu en bibliothèque. Françoise Legendre (2015), autrice du rapport, regrette alors que la place du jeu vidéo ne soit pas clairement identifiée par le questionnaire envoyé chaque année aux établissements français par le Service Livre et Lecture du ministère de la Culture et de la Communication.

Ce n’est qu’à partir de 2017 que le Service Livre et Lecture du Ministère de la Culture et de la Communication comptabilise le nombre de documents et les budgets alloués à la constitution d’un fonds vidéoludique. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le rapport de 2017 n’est pas encore publié. Toutefois, les données brutes sont actuellement accessibles[15]. Malheureusement, la qualité inégale des réponses apportées par les répondants nécessite un travail important de nettoyage et de mise en cohérence des informations pour en tirer une analyse quantitative poussée. Nous avons pu toutefois en tirer quelques informations qui nous donnent un meilleur aperçu de la situation.

Selon les données publiées par le ministère, la France compte 7 737 bibliothèques de lecture publique[16], 421 établissements ont déclaré disposer d’une collection de plus de 10 jeux vidéo, 259 plus de 50 et enfin seulement 18 disposent d’un fonds composé de plus de 1000 titres.

Toutes les bibliothèques ne disposent pas d’un budget d’acquisition régulier. En effet seulement 290 établissements ont déclaré avoir bénéficié d’un budget d’acquisition pour l’achat de jeux vidéo en 2017. Pour la moitié de ces établissements, ce budget s’élevait à 890 euros ou plus. En moyenne le budget d’acquisition s’élève à 1770 euros. Les cinq budgets d’acquisition les plus importants représentent à eux seuls 18 % du montant total des acquisitions de jeux vidéo[17].

Parmi les médiathèques disposant à la fois d’une collection et de moyens d’acquisition conséquents, nous retrouvons sans surprises des réseaux de médiathèques importants issus de communautés d’agglomération ou de métropoles importantes comme l’Eurométropole de Strasbourg, la ville de Metz ou le réseau des médiathèques de Montpellier. Mais on retrouve également des équipements moins importants qui ont fait du jeu un élément central de leur projet d’établissement comme la ludo-médiathèque de Saint-Médard en Jalles.

Rôle des bibliothèques de prêt

Les bibliothèques départementales ont pour rôle d’agir comme centre de ressource en direction des bibliothèques rurales et périurbaines. Chargées de la mise en oeuvre des plans de développement départementaux de la lecture publique, elles ont pour principales missions[18] :

  • de compléter les collections d’une partie des bibliothèques publiques,

  • d’organiser des actions de formation en direction des personnels des bibliothèques,

  • de conseillers élus et personnels en matière de construction, de gestion et de développement des bibliothèques, mais également d’animation et d’action culturelle.

Concernant la place du jeu vidéo dans l’offre des bibliothèques départementales, le ministère de la Culture et de la Communication a publié les données de 2015 à 2017 : l’évolution des fonds ainsi que du nombre de consoles permet de montrer comment les bibliothèques départementales se sont emparées du sujet et ont accompagné les bibliothèques municipales. Sur les 95 bibliothèques départementales, 42 ont déclaré proposer un service de jeux vidéo sur leur territoire en 2017 contre 35 en 2015. Les budgets sont également en progression sur la même période et ont permis de doubler le nombre total de jeux et de consoles mis à disposition passant de 4868 jeux et 162 consoles en 2015 à 11 786 jeux et 382 consoles en 2017.

Cet investissement s’est également traduit par un nombre important de journées d’études et de formations afin d’accompagner le prêt de jeux et de matériels aux établissements de leurs territoires. Depuis 2012, la bibliothèque départementale du Val-d’Oise met ainsi à disposition des établissements de son territoire des « Packs Jeux vidéo » contenant des consoles, une sélection de jeux, ainsi que la documentation nécessaire à leur mise en place technique, mais également des idées et conseils pour en assurer la médiation. Ces packs ont pour objectifs d’inciter les médiathèques du département à :[19]

  • faire une place au jeu vidéo comme médium culturel dans leur offre documentaire,

  • se familiariser avec ce nouveau support, ses publics et ses usages,

  • créer des temps forts intergénérationnels et fédérateurs, renforçant le rôle de la bibliothèque publique comme facteur de lien social,

  • offrir un service adapté au jeune public,

  • rénover l’image de la bibliothèque.

Le système de packs ou de malles est également souvent complété par des temps de rencontres et d’échanges. Ainsi la Bibliothèque départementale de la Mayenne met en place un comité jeux vidéo permettant « d’échanger autour de ce nouveau média dans les bibliothèques, de découvrir ce que les collègues ont fait comme animation, de tester de nouveaux jeux »[20].

L’accompagnement et la formation proposés par les bibliothèques départementales ne se limitent pas à la manipulation technique des outils, mais vont également concerner l’action culturelle. Ainsi la bibliothèque départementale de la Gironde coordonne l’événement « la quinzaine du numérique » [21] qui regroupe plus de 40 établissements partenaires et propose au total plus de 140 événements autour du numérique, dont 35 concernant directement le jeu vidéo : tournoi, découverte de jeux, exposition sur l’histoire du jeu vidéo, ateliers de création de jeux. La dimension événementielle permet à la fois d’appuyer la légitimité des contenus vidéoludique, mais également de permettre aux bibliothèques de tester l’appétence de leurs publics pour ces nouveaux services et collections.

Les bibliothèques départementales ont un rôle moteur dans l’appropriation des nouveaux usages et services auprès des bibliothèques de petites communes. Ainsi Sarah Perreau (2015), dans le cadre de son mémoire de master, constate que sur les 200 établissements interrogés disposant d’un fond jeux vidéo « 38,4 % des structures desservent moins de 10 000 habitants. Il est important de relever que, contrairement à l’image que l’on pourrait se faire des bibliothèques proposant du jeu vidéo, beaucoup de petites structures ont entrepris la mise en place d’une offre vidéoludique ».

Quels objectifs ?

Comme pour les autres fonds, l’intégration du jeu vidéo au sein de la politique documentaire et culturelle de l’établissement sera indispensable afin d’orienter l’action en direction des publics. Malheureusement, comme le souligne le rapport de Françoise Legendre (2015), « peu de politiques documentaires sont formalisées dans ce domaine : l’élaboration de documents explicites, en cohérence avec le projet d’établissement, serait souhaitable ». Il faut donc se tourner vers la littérature professionnelle et les échanges entre les membres du groupe Facebook de discussion Jeux vidéo en bibliothèque afin d’avoir un aperçu des principaux objectifs poursuivis par les établissements lors de la mise en place d’une offre de jeux vidéo.

Souffrant auprès du grand public d’une image figée dans la lecture et le silence, les propositions ludiques permettent de modifier le regard porté par les usagers sur les bibliothèques. Le jeu vidéo permet ainsi de donner une image moderne, mais également conviviale. L’accent va être mis sur la rencontre et l’échange entre les joueurs, par la présence d’une offre de jeux sur place favorisant les expériences multijoueurs ou à travers des animations (tournois, soirées jeux, heure du conte), qui permet ainsi de proposer une expérience de jeu différente de celle pratiquée à domicile.

Le jeu vidéo apparait également comme un moyen pour contrer la baisse de fréquentation des adolescents. S’appuyer sur une pratique commune et motivante leur permet de (re)découvrir la médiathèque. C’est aussi l’occasion pour les bibliothécaires d’instaurer un rapport différent où l’on va pouvoir jouer avec le public, échanger sur leurs goûts et pratiques. La médiathèque devient alors l’un des rares lieux où un jeune peut parler jeux vidéo avec un adulte, pour évoquer les qualités ludiques et artistiques d’un titre, sans devoir subir un discours moralisateur.

Toujours avec pour objectif de toucher un plus large public, de nombreuses bibliothèques vont proposer des séances de jeux vidéo en direction des publics seniors. Le centre de ressources de la Gaîté Lyrique propose ainsi les ateliers Game Older[22] permettant à ce public de découvrir l’univers des jeux vidéo et de la création numérique. Autre exemple, la Médiathèque de Decines a mis en place des ateliers d’écriture interactive à l’aide de l’outil Twine dans le cadre de partenariats avec les résidences pour personnes âgées du territoire[23].

Des animations sont également proposées en direction des publics handicapés physiques ou mentaux. La médiathèque de Choisy-le-Roi accueille ainsi régulièrement les adultes du centre médico-social psychologique pour des séances de jeux vidéo. Accompagnées par leurs éducateurs, les personnes handicapées viennent également sur des temps d’ouverture au public. Jouer en présence et avec le public permet ainsi de vivre une expérience valorisante, de se socialiser et de découvrir de nouveaux contenus culturels.

Le jeu en s’appuyant sur une pratique familière et attractive permet de toucher de nouveaux publics et de bénéficier d’une meilleure image. Toutefois, de nombreux bibliothécaires sont également attentifs à ce qu’il ne serve pas uniquement de produit d’appel et souhaitent en montrer la diversité, les univers, les auteurs. Des rencontres avec des créateurs, des expositions sur l’histoire du jeu ou la production actuelle sont ainsi régulièrement organisées contribuant à la légitimation du jeu comme objet culturel.

Des compétences à développer et partager

Au début des années 2000, la place des outils et ressources numériques en bibliothèque a conduit les établissements à faire évoluer les compétences et profils au sein de leur équipe. Parfois en recrutant en dehors des parcours de formation traditionnels, des profils de médiateur numérique[24]. Ils sont chargés d’accompagner les différents publics aux usages du numérique. Ils proposent ainsi des ateliers allant de l’initiation à l’informatique pour les ainés aux outils de création numérique en direction des publics jeunes.

S’appuyant sur ces nouveaux profils, les établissements ont pu développer les premiers services autour du jeu vidéo. Les personnes ainsi recrutées vont également être chargées d’accompagner le reste de l’équipe. Pour Élise Ybled (2015), chargée de la mise en place d’un fonds de jeux au sein de la médiathèque de Conflans-Sainte-Honorine, « Cette nouvelle activité nécessite un accompagnement des équipes et une préparation en amont des animations programmées. […] Le moment “idéal” pour nous était après la pause déjeuner et avant l’ouverture au public, lors d’un moment de détente. »

Ces temps de découverte ont pour objectif de sensibiliser/former les collègues aux jeux, leurs spécificités, leurs univers, permettant ainsi d’établir des points de connexion avec les autres collections. À l’échelle d’un réseau de médiathèques ou d’une intercommunalité, des groupes de travail transversaux vont se constituer. Animés par le référent jeux, ces temps permettent d’échanger sur les difficultés rencontrées, de mutualiser du matériel, mais également des savoir-faire.

C’est en 2009 que l’on voit apparaitre les deux premières formations sur le jeu vidéo en bibliothèque. L’une organisée par le Centre National de la Littérature Jeunesse[25] et l’autre par la délégation Languedoc-Roussillon du Centre National de la fonction publique territoriale[26]. Elles sont ensuite rapidement complétées par l’offre des bibliothèques départementales et des différents organismes de formation.

Les formations initiales incluent désormais un volet sur le jeu vidéo. À l’origine, il s’agit le plus souvent d’une sous-partie sur les services numériques en bibliothèque. Toutefois, l’intérêt croissant de la profession pour le jeu et le déploiement d’espaces ludiques ont conduit des formations comme la licence professionnelle spécialité bibliothèque de l’Université Paris-Nanterre à proposer un module dédié au jeu en bibliothèque depuis la rentrée 2016.

L’importance de la médiation

Les médiathèques proposant du jeu vidéo en France se sont engagées avec beaucoup d’inventivité dans une démarche de valorisation et de médiation du jeu vidéo auprès de leurs publics. Ce travail est primordial pour Scott Nicholson (2010) car si l’on vient jouer à la médiathèque c’est pour vivre une expérience de jeu différente, « à la fois par le jeu lui-même en proposant une sélection de jeux originaux et peu connus du grand public ou en proposant une manière différente de jouer à un jeu que le public possède déjà » (Devriendt, 2015).

Ainsi l’Heure du conte numérique imaginée par Laurent Hautbout en 2010[27] et reprise par de nombreuses bibliothèques en est un très bon exemple. Il s’agit de projeter sur un grand écran un jeu d’aventure composé d’énigmes et tenter avec le public de les résoudre. C’est le fait de jouer à plusieurs à un jeu initialement prévu pour une personne qui va modifier l’expérience de jeu pour l’enrichir d’une dimension sociale et conviviale jusque-là absente.

Les tournois sont, avec les heures du conte, les animations les plus régulièrement mentionnées au sein des journées d’études et des groupes de discussion. Le format est relativement simple à mettre en place et de nombreux jeux populaires (FIFA, Electronic Arts, 1993 ; Mario Kart, Nintendo, 1992) sont particulièrement adaptés à ce type d’animations. De 2013 à 2017 a eu lieu le tournoi LoLenBib : uniquement réservé aux médiathèques, il a été créé suite à une discussion sur le groupe Facebook « Jeux vidéo en bibliothèque ». Une vingtaine d’établissements de toute la France se sont affrontés. Riot Games l’éditeur du jeu soutenait le tournoi et mettait à disposition des organisateurs des lots pour les gagnants[28].

Nous l’avons vu précédemment, les bibliothèques départementales mettent à disposition des packs de jeux thématiques. Certaines comme la bibliothèque départementale de la Manche, proposent ainsi des packs de jeux rétro accompagnés d’une exposition retraçant l’histoire du média[29]. Plusieurs associations comme MO5.COM, spécialisées dans la sauvegarde du patrimoine vidéoludique, proposent des animations et expositions en direction des établissements de lecture publique.

En journée, les espaces de jeux sont souvent très prisés par les jeunes. L’organisation de soirées en direction d’un public adulte permet de créer un moment convivial et de montrer des jeux différents, peu ou pas adaptés à un public plus jeune, que ce soit par le contenu ou par la difficulté. La médiathèque de Choisy-le-Roi a ainsi organisé les soirées OVNI (Objet vidéoludique non identifié) consacrées à la découverte de jeux indépendants.

Les rencontres avec des acteurs du jeu vidéo (créateurs, journalistes, chercheurs, joueurs professionnels) permettent de réfléchir sur le média, d’en apprendre plus sur son fonctionnement, de prendre du recul et d’accompagner les publics à l’éducation aux médias. Dans ce sens, la médiathèque Louise Michel accueille régulièrement les soirées du collectif Game impact en abordant des thèmes comme le mythe du héros, les handicaps sensoriels ou l’impact environnemental des jeux vidéo[30].

Le jeu peut devenir un outil de création, il est possible de se lancer dans un projet de création de jeux vidéo en utilisant des logiciels dédiés ou des jeux comme Minecraft. Ainsi, à Lyon la bibliothèque Anne Schwartz en partenariat avec les élèves du collège, a recréé l’univers du roman Tobi Lolness dans Minecraft. Un projet demandant aux élèves une connaissance approfondie de l’oeuvre leur permettant de réinterpréter dans le jeu l’univers du livre (Amar, 2015).

Du jeu vidéo en bibliothèque universitaire

Afin de faire évoluer les formations de maitrise de l’information de leurs étudiants, les bibliothèques universitaires ont exploré ces dernières années de nouvelles formes pédagogiques. Les expérimentations menées autour des pédagogies actives les ont naturellement amenés à percevoir l’intérêt que pouvait avoir le jeu dans la formation des usagers.

Pour Myriam Gorsse, responsable de formations à la Bibliothèque universitaire Pierre et Marie Curie (BUPMC) à Paris, le principe de ludification des apprentissages « suscite une meilleure adhésion des étudiants […] et rend ces formations plus efficaces. Ce procédé permettrait une meilleure mémorisation pour les étudiants, en ne faisant plus seulement appel pour le processus d’apprentissage aux mémoires visuelles et auditives, mais aussi à la mémoire kinesthésique » (Ientile, 2016).

Afin d’accompagner les formations dispensées aux licences, la BUPMC a publié Hellink[31], un jeu vidéo dont l’objectif est de sensibiliser aux compétences informationnelles. Créé par une équipe pluridisciplinaire rassemblant bibliothécaires et créateurs de jeux vidéo, il s’agit à la fois d’un outil de formation, mais également d’un vrai jeu vidéo avec une mécanique de jeu et un univers et un scénario unique.

Toujours dans l’objectif d’accompagner la formation à la maitrise de l’information des étudiants, le service de coopération documentaire de l’université de Bordeaux a mis en ligne fin 2018 un serious game intitulé Subpoena[32] : un jeu de sensibilisation à la problématique du plagiat. Réalisé par des bibliothécaires formateurs et un ingénieur pédagogique, un kit pédagogique accompagne le jeu pour une utilisation dans le cadre de travaux dirigés.

Du cadre juridique…

Il est régulièrement fait mention de vide juridique concernant la mise à disposition et le prêt de jeux vidéo dans les bibliothèques françaises. Ce discours traduit une méconnaissance du cadre juridique qui perdure malgré de nombreux écrits et présentations lors de journées d’étude.

Le jeu vidéo dans le droit français est considéré comme une oeuvre de collaboration[33], combinant plusieurs éléments de nature différente : logiciel, scénario, éléments graphiques, musiques, etc. En tant qu’oeuvre, le jeu vidéo dépend donc du code la propriété intellectuelle. Dès lors, « le prêt public ou la location d’une oeuvre protégée, de quelque nature qu’elle soit, relèvent du droit exclusif d’autoriser ou d’interdire des titulaires de droits » (Fourmeux, Maurel 2015). Concrètement, pour mettre en place une offre de jeux vidéo il est nécessaire de demander l’autorisation à l’ensemble des différents acteurs.

Il n’existe donc pas de vide juridique, l’accord des ayants droit est nécessaire avant toute mise à disposition (prêt et consultation) des jeux au public. Les conditions générales d’utilisation des jeux et des matériels précisent que leur utilisation est réservée à un usage privé. Cela exclut de fait les usages collectifs d’une bibliothèque, il faut donc passer par une offre prenant en compte les usages collectifs.

En France, les bibliothèques achètent les livres au même prix que le grand public. La loi du 18 juin 2003 instaure un mécanisme de licence légale permettant aux bibliothèques d’acheter les livres au prix public et de choisir parmi l’ensemble des titres disponibles. En contrepartie, les ayants droit reçoivent une rémunération.

Mais ce mécanisme ne vaut que pour les livres. Pour les CD, DVD et ressources numériques, il est nécessaire de passer par une offre commerciale dédiée. Ainsi pour le prêt de DVD en France, des sociétés comme Colaco, CVS ou Circle sont chargées de négocier les droits de prêt et de consultation pour ensuite fournir les établissements de lecture publique. La même règle est censée s’appliquer aux CD ; cependant, aucun accord n’ayant jamais réussi à émerger, les bibliothèques prêtent les oeuvres sans accord des titulaires des droits et bénéficient ainsi d’une tolérance de fait.

De nombreuses bibliothèques françaises ont essayé de prendre contact avec les éditeurs de jeux vidéo afin de connaitre leur position sur le sujet et de limiter les risques juridiques. À notre connaissance, aucun établissement français n’a reçu de réponse officielle autorisant ou interdisant la mise à disposition de jeux vidéo en bibliothèque.

Certains fournisseurs comme Colaco ou CVS sur le modèle des supports DVD proposent une offre de jeux avec droit de prêt et/ou de consultation. Cependant si les fournisseurs ont bien réussi à négocier les droits pour des jeux issus de quelques studios français indépendants, il ne semble pas en être de même concernant la mention du droit de consultation sur place pour des jeux issus d’éditeurs plus importants comme Nintendo, aucun document officiel n’étant présenté par les fournisseurs afin d’attester de l’accord des ayants droit sur une négociation des droits de prêt ou de consultation sur place.

Les bibliothèques bénéficient ainsi d’une tolérance de fait. Il s’agit d’un équilibre précaire qui peut être remis en cause à tout moment, mais qui offre cependant une grande liberté d’expérimentation et d’innovation comme peuvent en témoigner les actions de médiation menées ces dernières années.

… aux contraintes technico-commerciales

Cette méconnaissance du cadre juridique concerne également l’usage des tablettes et l’achat d’applications. Afin de simplifier la gestion du parc de tablettes et de maitriser le budget d’acquisition, de nombreux établissements utilisent la possibilité offerte aux particuliers de partager un compte sur plusieurs appareils. Cela permet ainsi d’acheter une application pour l’installer sur l’ensemble du parc. Au-delà de la question du respect des conditions générales d’utilisation se pose la question de la rémunération des auteurs et créateurs.[34] Certains établissements par soucis éthiques vont ainsi créer autant de comptes qu’ils possèdent des tablettes afin de rémunérer au mieux les créateurs.

Dans les deux cas, cela traduit une complexité des offres prenant en compte les usages collectifs, trop lourdes à mettre en place par les bibliothèques. Au cadre juridique, il faut ajouter des contraintes technico-commerciales qui, en l’absence d’un référent spécialisé ou d’un service informatique, peuvent vite se révéler insurmontables et conduisent de nombreuses médiathèques à bricoler des solutions en dehors des conditions générales d’utilisation.

Des offres de jeux vidéo à destination des établissements de lecture publique commencent toutefois à se mettre en place. Négociant les droits de consultation sur place et à distance, les sociétés Blacknut[35] et diGames[36] permettent aux bibliothèques d’accéder à un catalogue de jeux, en streaming ou en téléchargement, tout en respectant le cadre légal et en rémunérant correctement les créateurs. Cependant, les tarifs de ces offres restent élevés et les catalogues sont trop restreints par rapport à un achat à l’acte pour constituer une alternative intéressante.

Conclusion

Le jeu vidéo a réussi en une dizaine d’années à s’intégrer dans les bibliothèques françaises. Le scepticisme des discours professionnels a peu à peu laissé place à l’affirmation du jeu vidéo comme bien culturel à part entière. Facteur de modernité, élément de convivialité ou encore outil de création et de formation, il concourt au changement de perception des bibliothèques auprès du public.

Loin d’être réservé aux établissements disposant de moyens humains et financiers importants, le jeu vidéo est également présent sur des équipements aux moyens plus modestes. L’offre de ressource, l’animation de réseau et de formation menée par les médiathèques départementales montre ici toute son importance.

Initialement perçue comme un simple produit d’appel, l’introduction du jeu vidéo impose en réalité une réflexion profonde sur le projet d’établissement, l’aménagement des espaces et la relation au public. Il fait appel à de nouvelles compétences à la fois techniques, mais également de médiation.

Bien que de nombreuses questions se posent sur l’avenir du jeu vidéo en bibliothèque (offres par abonnement, contenus dématérialisés), nous pouvons commencer à entrevoir l’émergence de nouvelles formes de narration à la frontière entre jeux vidéo, romans et films permettant de « ne pas raconter une histoire du début à la fin, mais d’ouvrir des pistes parallèles, pour offrir des possibilités entre lesquelles le lecteur peut choisir » (Salman Rushdie, cité dans Porte, 2016) et dont nous aurons à imaginer de nouvelles formes de valorisation et de médiation.