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Documentation et bibliothèques : Manon Asselin, qu’est-ce qui vous a menée à l’architecture?

Manon Asselin : J’ai pris la décision de devenir architecte dans une bibliothèque. J’étais étudiante en médecine au département de physiologie de l’Université McGill, un peu malheureuse de fréquenter sa bibliothèque surpeuplée. J’avais donc pris l’habitude d’étudier à la bibliothèque d’architecture, qui était moins fréquentée. Un jour, des livres avaient été laissés sur la table à laquelle je travaillais. J’ai commencé à les feuilleter et à me surprendre à m’intéresser à ce que je lisais, à ce que je voyais. À un moment, je me suis dit : « Tiens, ça me semble intéressant ça, je vais changer de programme pour devenir architecte! » Ça s’est donc fait un peu par hasard.

DB : C’est bien un exemple d’une situation où l’espace dans lequel on se trouve influence nos comportements, voire notre pensée.

M. A. : Absolument. Dans ma pratique aussi, l’accès libre au livre, sans que ce soit contrôlé, dans des circonstances fortuites, m’a amenée à avoir des idées qui ne me seraient pas venues autrement. Je crois beaucoup à la sérendipité : découvrir par hasard une chose totalement inattendue et qui peut se révéler d’une grande importance alors qu’on ne l’attendait pas, alors qu’on cherchait autre chose. Cela peut s’exprimer par la découverte d’information ou de publications, mais aussi par des rencontres entre les usagers, entre les membres d’une même communauté. C’est ainsi qu’à la Bibliothèque de Châteauguay, nous avons conçu un espace de lecture, mais aussi un espace propice aux rencontres.

DB : Cet espace pour favoriser les rencontres fortuites n’est pourtant pas souvent intégré dans les programmes fonctionnels et techniques de nos bibliothèques.

M. A. : Cette fonction, qui m’apparaît fondamentale dans le dispositif spatial, n’est pas souvent prise en compte dans les programmes des espaces. Il faut instituer une certaine souplesse dans les espaces pour rendre possibles les rencontres fortuites. C’est, à mon avis, un des éléments qui commencent à distinguer le nouveau modèle de bibliothèque. Nous n’en sommes qu’au début.

Déjà, au fil de notre parcours, au départ de façon instinctive, nous nous sommes aperçus que cet aspect de rencontre fortuite est très important, qu’on ne peut pas tout programmer. Il y a 15 ans, à la Bibliothèque de Châteauguay, nous avons eu la chance de travailler avec une bibliothécaire qui savait déjà à l’époque que les bibliothèques devenaient, petit à petit, des endroits de rencontres. L’espace de la presse, par exemple, était très sollicité comme espace de rencontre. Nous avons ainsi intégré dans la bibliothèque le concept de « place publique ». Du butinage proposé au deuxième étage, il est possible de voir les gens circuler au troisième, et inversement, du troisième vers le rez-de-chaussée. Nous avons développé cette notion d’espace fortuit aussi pour développer le sens d’appartenance à une communauté.

On a tendance à vouloir être très précis dans toutes les fonctions relatives aux bibliothèques, mais pour ce qui est de l’espace communautaire, il y a encore beaucoup à découvrir. Au moment de sa retraite, mon père allait prendre son café tous les matins de 7 h à 9 h avec d’autres qui étaient dans la même situation que lui et avec qui il discutait. Mais au départ, tous ces gens ne se connaissaient pas. De quoi doivent être faits ces lieux de rencontres entre des gens qui ne se connaissent pas, mais qui s’y retrouvent avec un sens de la communauté?

La définition de ce type d’espace partagé par la communauté mériterait une réflexion multidisciplinaire, allant bien au-delà de l’architecture et des bibliothèques. Les architectes, les sociologues, les anthropologues, les bibliothécaires, les conservateurs des musées et les autres professionnels qui ont la responsabilité des espaces publics pourraient y prendre part.

Il y a bien le concept du « troisième lieu » d’Oldenburg et d’autres travaux. Mais quelles sont les innovations programmatiques que nous devons mettre en oeuvre pour répondre à ces besoins? Les architectes ont commencé à se rendre compte que c’est un phénomène qui se produit en bibliothèque parce que les bibliothécaires leur ont dit, mais quels sont les mécanismes en architecture qui vont induire ce genre de comportements qui correspondent aux besoins des usagers? Quelles sont les innovations programmatiques que nous devons faire, nous les architectes, pour répondre à ces nouveaux besoins? Je ne pense pas qu’on le sache vraiment, pas plus les architectes que les bibliothécaires.

DB : Est-ce que votre expérience de conception et de construction de bibliothèques vous a inspirée ou a même influencé votre travail pour le Pavillon pour la Paix Michal et Renata Hornstein du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM)?

M. A. : Le musée, comme la bibliothèque, a un besoin profond de réflexion sur l’espace non programmé nécessaire pour permettre à la communauté de participer à sa mission. Par exemple, c’est notre expérience de conception de bibliothèques qui nous a amenés à proposer un espace de détente que nous appelons la « plage » au troisième étage du Musée. C’est là que nous avons voulu exprimer ce besoin des usagers de se retrouver dans un espace commun. Toutefois, cet élément de notre projet ne faisait pas partie du programme préparé par l’équipe du MBAM, tout comme l’escalier événement. Nous avons souhaité traduire ce que nous considérons comme un espace de société en dispositif spatial. Nous avons pris un risque en intégrant ces deux éléments dans notre proposition.

Nous avons ainsi reconnu ce besoin d’incarner ce sens de la communauté recherché par les usagers pour s’y retrouver ensemble, sans qu’ils se connaissent entre eux nécessairement. Ce besoin de collectivité existe au musée, comme à la bibliothèque, même si au musée, les visiteurs circulent d’un endroit à l’autre, alors qu’à l’inverse, les usagers de la bibliothèque s’arrêtent à un endroit. Le musée est un lieu de passage. Le Musée a aussi été la découverte de l’escalier monumental — concept qu’on retrouve dans le pavillon des architectes canadiens Edward et William S. Maxwell inauguré en 1912 —, qui joue le rôle de spectacle de société : l’escalier des Maxwell, imposant, avec la coursive tout autour et de laquelle on peut regarder qui monte. Nous avons pris cet escalier des frères Maxwell, nous l’avons étiré et l’avons placé en façade. Même si l’escalier monumental relève davantage du spectacle de société, pour voir et être vu, il n’en reste pas moins qu’il s’agit du même besoin de sentiment d’appartenance à une communauté. Ce n’est pas évident pour un architecte d’articuler ces tendances et ces besoins humains profonds. Quand on y arrive, c’est ce qui fait la différence entre un lieu répondant aux besoins fonctionnels et un autre qui devient emblématique ou auquel s’identifie une communauté.

DB : De l’expérience que vous avez des bibliothèques universitaires et des bibliothèques publiques, considérez-vous qu’il y a une différence dans les besoins ou dans la réalisation des espaces de rencontres fortuites?

M. A. : Ce sont deux mondes complètement différents. Mais il y a une chose en commun. Le financement fonctionne par mètre carré de superficie brute. L’espace de rencontre fortuite n’est jamais au programme.

Je pense que les bibliothèques universitaires accueillent une communauté qui est un peu plus homogène sur le plan des attentes et des besoins. C’est une population qui a pour l’essentiel la même tranche d’âge. La communauté d’une bibliothèque publique peut à un certain moment être composée de jeunes familles et, au fil du temps, devenir une communauté de retraités.

Dans les universités en général, nous avons une assez bonne compréhension des mouvements de circulation des gens, quand ils ont à se déplacer du point A au point B. Souvent, il y a un point où l’on peut s’arrêter pour se rencontrer. Par exemple, c’est ce qui a été très bien réussi au centre du Perimeter Institute (à Waterloo, en Ontario) par l’architecte Stephen Teeple. Un système de passerelles est utilisé par les professeurs et les étudiants pour se déplacer dans le pavillon, leur donnant ainsi plusieurs occasions inattendues de se rencontrer.

Mais la salle de lecture, d’une certaine manière, correspond aussi à un espace pour lequel on ne peut pas tout programmer et qui contribue à développer un sentiment d’appartenance à une communauté. Durant mes études, j’étudiais toujours à la bibliothèque. J’aimais me retrouver avec d’autres que je ne connaissais pas et qui « souffraient » comme moi, la tête dans leurs livres. Seulement d’être là, tous ensemble, se dégageait un sentiment « qu’on est capable, qu’on va y arriver », plutôt que de sentir seule à la maison. Je n’allais pas vers les isoloirs, mais les grandes tables de réfectoire, comme à Sainte-Geneviève à Paris où l’on est plus de 600 personnes à travailler dans une même salle de lecture, tous ensemble.

À la Bibliothèque Raymond-Lévesque de Saint-Hubert, il n’y avait pas l’équivalent d’un espace de butinage commun comme à Châteauguay. Nous l’avons donc créé à l’extérieur. Les gens se voient à travers différentes profondeurs de l’architecture, à travers les cloisons vitrées, sans que ce soit un espace intérieur partagé.

Pour le projet de la Ville d’Edmonton, la bibliothèque est toute petite, mille mètres carrés, et construite sur un seul niveau. Et on nous a demandé de créer un édifice emblématique. Au Québec, d’ailleurs, jamais on ne nous demande de créer une bibliothèque dont l’architecture sera emblématique, comme l’est le Musée Guggenheim de Bilbao. À Edmonton, ils ont l’ambition de développer de nouveaux lieux dont l’architecture sera forte et marquante. La bibliothèque, située dans un parc, prend donc la forme d’une petite fleur dont les différents pétales correspondent aux différents éléments du programme. Entre les pétales, on voit l’espace de rencontres fortuites se développer, dans les espaces verts créés en lien avec le parc. À partir du coeur, il est possible de voir tous les éléments intérieurs et extérieurs. Il en ressortira une impression que nous sommes tous ensemble, tout en étant séparés.

Cette nécessité d’être ensemble sans nécessairement se connaître, il me semble que c’est aussi le résultat du numérique. Plus le numérique nous isole, plus ce besoin de se retrouver en communauté grandit, comme pour combler un vide.

DB : Justement, comment ce passage de la culture de l’imprimé à celle du numérique se fait-elle du point de vue de l’architecture des bibliothèques?

M. A. : L’architecture des bibliothèques doit absolument tenir compte de ce passage. La réponse n’est pas de mettre des écrans partout. Je pense que nous devons faire des études multidisciplinaires pour répondre à cette question fascinante. Par exemple, comment avoir accès et bénéficier de ce que l’autre avant moi a fait à la table de travail où je m’installe dans la salle de lecture? Comment rendre visibles les activités qui prennent place dans la bibliothèque? Comment rendre visible toute cette vie intellectuelle? Dans la culture de l’imprimé, les livres que le lecteur précédent a laissés sur la table sont visibles pour le prochain lecteur. Il faut trouver une façon de le faire avec le numérique.

Ce n’est pas nécessairement en mettant des écrans dans toute la bibliothèque ni en rendant cette information disponible sur le Web ou sur le mobile des usagers. Parce que fréquenter une bibliothèque est encore une expérience sensorielle et physique. Il n’est pas certain, lorsqu’on flâne dans une bibliothèque, qu’il nous viendra l’idée d’ouvrir notre téléphone mobile et de consulter le système d’information conçu par la bibliothèque pour permettre cette sérendipité. C’est ça, traduire le numérique dans la peau de l’architecture. Mais je ne sais pas encore exactement comment il faut nous y prendre. Il faut travailler avec des spécialistes du numérique. Et ensuite, nous pourrons déterminer comment rendre visible un tel programme dans l’espace par un geste architectural.

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Bibliothèque Raymond-Lévesque

Bibliothèque Raymond-Lévesque
Photo : Marc Cramer

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DB : Vous avez participé à quelques concours d’architecture. Comment ce mode de sélection des architectes influence-t-il le processus de création et de conception?

M. A. : La conception d’un projet dans le cadre d’un concours se fait entre les membres de l’équipe d’architectes, isolés de tout échange direct avec le maître d’ouvrage. Nous recevons un programme et on nous demande de proposer une façon d’y répondre pour en faire une bibliothèque. Le processus du concours d’architecture implique que l’architecte responsable de la conception ne participe pas à la préparation du programme avec les bibliothécaires et les usagers. La plupart du temps, il y a très peu de marge parce que le client a une idée très précise et définie de ses besoins fonctionnels.

Ce qu’il y a de très bien avec les concours, outre la saine compétition entre les architectes, c’est qu’en nous choisissant, le client partage déjà notre vision. Il n’y a pas de conflit sur cette question. Certains aspects du projet proposé sont souvent remis en question après le concours, mais pas le concept de base.

Dans un concours, le client sélectionne une courte liste d’architectes à qui il demande d’imaginer la « forme » que pourrait prendre l’édifice à construire à partir d’un programme donné. En conséquence, il faut avouer que le mode des concours, s’il favorise le développement de concepts architecturaux intéressants, ne donne pas le temps d’une période de recherche pour développer de nouveaux modèles d’organisation spatiale ou d’innovation programmatique, comme celui auquel nous faisions référence au début de cet entretien. Pour le développement de nouveaux concepts, il faudrait prendre le temps de se demander ce qu’on veut faire en amont de la programmation.

DB : Qu’est-ce que vous voulez dire plus précisément?

M. A. : Je n’ai pas l’impression que nous avons fait de grandes avancées et que nous sommes arrivés à quelque chose de satisfaisant quant aux besoins qui s’expriment dans l’utilisation sociale de l’espace. Sans ce temps de recul, nous nous limitons à répondre à ces questions dans le contexte des besoins ponctuels d’un projet précis à réaliser. Ailleurs, par exemple, la firme OMA de Rem Koolhaas, qui a créé la firme AMO (qui est l’inverse de OMA), se penche seulement sur la recherche fondamentale en architecture. L’innovation programmatique réelle pour répondre à la question « On s’en va où avec nos bibliothèques? » ne se fait pas.

DB : Vous êtes très sensible à ce que les usagers, les membres d’une communauté, se sentent bien dans leur bibliothèque.

M. A. : Oui, c’est pour moi une chose fondamentale. Ça me rappelle une chose qu’un plombier qui a travaillé à la construction de la Bibliothèque de Châteauguay m’a dite à la fin du projet. Il s’est approché de moi et m’a dit : « J’ai trouvé fantastique de travailler à ce projet. Je vais emmener ma femme visiter cette bibliothèque. » J’ai senti qu’il y a quelque chose qu’il l’a touché. Parce qu’une bibliothèque, ça appartient à toute une communauté. Elle fait partie du bien commun, et on s’y sent bien.

Et c’est ça l’architecture, c’est faire du bien. Ce n’est peut-être pas surprenant que je sois passée des études en médecine à l’architecture!