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En 2013, le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie (CRSNG) ainsi que les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) ont annoncé leur volonté d’adopter une politique harmonisée sur le libre accès s’appliquant aux articles scientifiques issus de la recherche financée par les fonds publics fédéraux. Les trois organismes subventionnaires souhaitent ainsi s’inscrire dans cette tendance lourde que l’on peut observer à l’échelle mondiale depuis une dizaine d’années et qui vise à faire du libre accès une condition sine qua non de l’obtention de subventions de recherche auprès des organismes de financement public[1]. Les IRSC (2013) disposent d’une telle politique depuis 2008; elle est obligatoire depuis décembre 2012. De son côté, le CRSH dispose d’un énoncé de mission sur le libre accès, sans toutefois être obligatoire, l’organisme ayant choisi de miser sur « la sensibilisation, l’éducation et la promotion […] plutôt que d’imposer des impératifs » (2014). Quant au CRSNG, il ne dispose pas de politique à proprement parler, mais a approuvé en mai 2013 le plan d’action pour le libre accès du Global Research Council[2]. La politique harmonisée vise ainsi deux objectifs : uniformiser l’approche des trois organismes subventionnaires fédéraux, tout en se mettant au diapason des tendances mondiales.

La Politique de libre accès des trois organismes, dont la version préliminaire a fait l’objet entre octobre et décembre 2013 d’une consultation en ligne auprès de la communauté scientifique, exigerait notamment des titulaires de subvention qu’ils rendent gratuitement accessibles les articles découlant de la recherche financée par l’un des trois organismes au plus tard 12 mois après leur publication[3]. D’abord annoncée pour septembre 2014, la version définitive de la politique n’avait pas encore été rendue publique au moment d’écrire ces lignes.

Les résultats de la consultation ont permis de mettre en lumière plusieurs éléments intéressants, notamment en ce qui concerne les perceptions des chercheurs à l’égard du libre accès (CRSNG & CRSH 2014). C’est sans grande surprise qu’ils se sont, pour la plupart, prononcés en faveur du libre accès, alors que la nécessité de se diriger vers un modèle ouvert de partage des connaissances semble s’imposer de plus en plus dans les milieux de la recherche, du moins en théorie. On peut en effet difficilement être contre la vertu. Cependant, dans la pratique, les résultats révèlent encore plusieurs réticences de la part des chercheurs à l’égard du libre accès. Certains y voient une atteinte à la liberté académique, d’autres craignent que le fait de publier dans des revues en libre accès ait un impact dommageable sur leur carrière, estimant ces revues de moindre portée et de moindre qualité. Publier dans des revues moins bien cotées porterait ainsi atteinte à leur réputation ainsi qu’à la crédibilité de leurs travaux, l’évaluation de la recherche et des chercheurs étant encore largement tributaire de la visibilité et de la notoriété – entendre du facteur d’impact – des revues dans lesquelles ils publient.

Ces préoccupations trouvent de forts échos dans l’enquête menée auprès des chercheurs de l’Université Laval par Piron et Lasou (2014). À l’instar de nombreuses autres études, cette enquête a démontré que si les chercheurs tendent majoritairement à être en faveur du libre accès, leurs pratiques de publication tardent à s’adapter, le libre accès ne constituant pas un facteur déterminant au moment de choisir les revues dans lesquelles publier leurs articles. La notoriété de celles-ci, directement reliée au facteur d’impact, serait un motif beaucoup plus décisif. L’étude de Piron et Lasou révèle en outre de nombreux mythes ou fausses croyances à l’égard du libre accès, ce qui pourrait expliquer l’hésitation de certains à modifier leurs pratiques de publication. Ainsi, selon une croyance répandue, la plupart des revues en libre accès exigeraient des chercheurs qu’ils déboursent des frais selon le modèle de l’auteur-payeur, ce qui menacerait notamment l’indépendance du processus d’évaluation par les pairs et favoriserait la prolifération des revues prédatrices; pourtant, ce ne sont que 30 % des revues en libre accès qui exigent de tels frais (Directory of Open Access Journals cité par Piron & Lasou 2014). De la même manière, les chercheurs seraient nombreux à penser que les revues les mieux cotées ne permettent pas aux auteurs de diffuser leurs articles dans des dépôts ouverts, même en respectant une période d’embargo, alors qu’il s’agit là d’une pratique de plus en plus admise, y compris par les éditeurs commerciaux. Cette dernière croyance ne serait pas indifférente au fait que les auteurs connaissent peu ou prou leurs droits en matière de propriété intellectuelle (Piron & Lasou 2014, 39). De fait, la plupart des chercheurs sondés s’estimaient mal informés sur les enjeux du libre accès (Piron & Lasou 2014, 19).

Ce que l’étude de Piron et Lasou (2014) illustre, c’est la nécessité de mieux informer la communauté scientifique sur les enjeux du libre accès ainsi que ses modalités, particulièrement au moment où le CRSH, le CRSNG et les IRSC s’apprêtent à adopter une politique sur le libre accès à laquelle devront obligatoirement se soumettre les chercheurs. Les universités ont ici un rôle essentiel à jouer, et les bibliothèques universitaires sont les premières concernées. Alors que leurs budgets ne cessent de diminuer, les coûts des abonnements aux périodiques électroniques, eux, ne cessent de croître. Selon Dumont (2014), les augmentations se situeraient en moyenne entre 3 % et 6 % annuellement, ce qui oblige de plus en plus de bibliothèques universitaires à annuler leur souscription à certains éditeurs commerciaux en raison de conditions d’abonnement jugées insoutenables. Pendant ce temps, ces derniers continuent d’enregistrer des marges de profits mirobolantes[4], et cette tendance n’ira qu’en s’accentuant au cours des prochaines années. Les bibliothèques ne pourront plus continuer de compenser ces augmentations de coûts en allant piger ailleurs dans leurs budgets. Le libre accès n’est pas une panacée, mais il offre une solution de rechange durable à l’oligopole des éditeurs commerciaux qui profitent de la dépendance des chercheurs aux articles publiés par leurs pairs et de l’importance démesurée accordée au facteur d’impact[5] pour s’enrichir aux dépens des organismes publics qui subventionnent la recherche.

Dans ce contexte, la politique harmonisée semble plus nécessaire que jamais. Encore faudra-t-il s’assurer que les trois organismes subventionnaires se donnent les moyens de la faire respecter. Les universités elles-mêmes doivent adopter leur propre politique sur le libre accès, ce que de plus en plus d’entre elles prennent l’initiative de faire (Harvard Open Access Projet 2015). Les bibliothèques universitaires ne pourront à elles seules convaincre les chercheurs d’effectuer le virage vers le libre accès. Comme le mentionnait Yves Gingras, sociologue des sciences, dans le cadre du Congrès des milieux documentaires 2013[6], ce sont les chercheurs qui détiennent le capital symbolique, et non pas les revues dans lesquelles ils publient. Tant que les chercheurs ne modifieront pas leurs pratiques de publication, l’écosystème de l’édition scientifique continuera de privilégier les éditeurs commerciaux. Mais il ne faut pas s’y méprendre. Tout autant que le modèle économique traditionnel d’accès aux articles issus de la recherche, c’est toute la culture scientifique qui est ici en cause, la quête du facteur d’impact, rendue nécessaire par l’importance accordée aux indicateurs bibliométriques dans l’évaluation de la recherche, se faisant au détriment d’une science plus ouverte.

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Documentation et bibliothèques souscrit au principe du libre accès, tout en ayant décidé en 2013 d’intégrer la plateforme Érudit (<www.erudit.org>) et d’opter pour une barrière mobile de deux ans, ce qui signifie que les articles publiés au cours des deux dernières années sont accessibles sur abonnement seulement, tous les autres articles étant disponibles en libre accès. Érudit conserve 25 % du coût des abonnements institutionnels en frais de gestion, le reste étant versé aux revues, qui réussissent ainsi généralement à couvrir leurs coûts de production, ce qui est essentiel afin d’assurer leur viabilité financière. En outre, comme le mentionne Paquin, la voie empruntée par Érudit permet aux revues « d’éviter les écueils qui guettent communément les publications en libre accès, à savoir une faible cohésion des données nuisant à leur indexation et à leur repérage, une intégration souvent imparfaite ou inégale aux catalogues de bibliothèques, un risque de dispersion sur le Web et une pérennité problématique des liens et des collections » (2013, 156). En somme, la présence de DB sur Érudit assure une visibilité accrue à la revue, et donc aux auteurs, notamment au sein de la francophonie.

Il convient enfin de mentionner que l’entente avec Érudit n’est pas exclusive et qu’elle n’empêche pas les revues d’accorder aux auteurs le droit de déposer leurs articles dans des dépôts ouverts (institutionnels ou thématiques), pour autant qu’elles-mêmes l’autorisent. Le comité de rédaction de DB et le conseil d’administration de l’ASTED ont entamé en 2014 une réflexion à ce sujet et devraient adopter, au cours de l’année 2015, une licence de droit d’auteur qui tienne compte des nouveaux enjeux de la publication scientifique. Toujours dans le but d’augmenter la visibilité de la revue et d’en élargir l’accès au plus grand nombre de lecteurs, l’ASTED a par ailleurs accepté de financer le projet de numérisation du contenu rétrospectif de DB (1973-2013), qui sera entièrement et gratuitement accessible sur le Web via Érudit. Il s’agit d’un important projet qui s’échelonnera sur deux ans et qui permettra à DB d’entrer de plain-pied dans l’ère numérique, tout en prenant partie en faveur du libre accès.