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En 2013, la revue Documentation et bibliothèques célébrait son 40e anniversaire. Depuis son inauguration, en 1973, DB a été le témoin des profonds changements qui ont marqué le champ de la bibliothéconomie et des sciences de l’information au Québec, tant sur le plan de la pratique que sur celui de la recherche. Afin de souligner les 40 ans de DB, six anciens directeurs et anciennes directrices ont accepté de témoigner de leurs années passées à la tête de la revue, évoquant quelques jalons de son histoire, de ses débuts en tant que continuation et renouvellement du Bulletin de l’ABCLF au virage numérique amorcé en 2013. Dans ce numéro, Gaston Bernier (2002, 2008) et Gilles Deschâtelets (2003-2008) retrace certaines des évolutions marquantes de la publication, notamment sur le plan de ses collaborateurs et de l’étendue de son champ éditorial.

En tant que membre actif du comité de rédaction de DB depuis 1981, Gaston Bernier a été également directeur intérimaire de la revue à deux reprises, soit en 2002 et en 2008. Quelle évolution avez-vous constatée au cours de ces trente années ?

G. B. : Le parcours de la revue s’inscrit dans le droit fil de la mission de départ et des habitudes ou des pratiques prises et établies au cours des ans. La continuité en est une marque de commerce : sa numérotation remonte à la naissance du Bulletin de lACBLF, au début des années 1950. Le format de départ n’a été modifié qu’une seule fois. Le conseil d’administration a toujours nommé les directeurs et l’Association a financé fidèlement le fonctionnement.

La continuité de la revue a été rendue possible grâce à des décisions s’emboîtant les unes aux autres, par des ajustements ou des compromis souvent imperceptibles après coup. De fait, la revue prenait l’air du temps sans l’annoncer, évoluait au rythme des techniques documentaires, mettait à profit la professionnalisation des bibliothécaires et de ses lecteurs.

Les éléments de continuité entraperçus et recensés à partir du produit édité trimestriellement depuis quatre décennies seront sans doute inventoriés et analysés par des chercheurs. Pour ma part, je jetterai un coup d’oeil sur l’évolution de l’appareil de DB : ses directeurs successifs, la composition des comités de rédaction, l’origine des contributeurs et la politique éditoriale.

Les directeurs

Le directeur d’une revue scientifique est celui ou celle qui est préoccupé par l’orientation de la publication, qui recrutera les membres du comité de rédaction, qui établira des liens avec ses homologues, qui maintiendra les communications avec les administrateurs de l’Association. En somme, ses préoccupations, ses contacts quotidiens, sa vision du milieu influenceront ses choix et, inévitablement, la direction du périodique.

Depuis la naissance de Documentation et bibliothèques, l’ASTED a confié la direction à 13 personnes, incluant le directeur en poste depuis août 2015. Un regard rapide sur la provenance de chacun des titulaires révèle que, outre le directeur actuel, 8 d’entre eux étaient d’abord et avant tout des praticiens et quatre des chercheurs, des professeurs ou des théoriciens. On notera que 3 de ces derniers furent en fonction après 1996. Il y a là une évolution qui, sans être impérative, indique une sensibilité accrue envers la théorie et la recherche.

Les comités de rédaction

La composition du comité de rédaction, préoccupation importante des directeurs nommés par les administrateurs de l’Association, repose essentiellement sur les épaules des membres du comité lui-même. On y identifie les candidats possibles. On y évalue l’intérêt de chacun pour un tel poste et les choix y sont faits par cooptation et par consensus.

Quelles observations peut-on faire à propos de la composition du comité en 1973 et tous les dix ans par la suite?

Le premier comité de DB, celui en poste en 1973, comptait un scientifique, Marcel Lajeunesse, sur six membres. En 1983 et en 1993, tous les membres, sans exception, étaient ou des professionnels ou des administrateurs. Des théoriciens font partie du groupe en 2003 et en 2013 : 3 au début du siècle (France Bouthillier, Éric Leroux et James Turner) et 6 dix ans plus tard (Michèle Hudon, Nadine Desrochers, Sabine Mas, Élaine Ménard, Heather Léa Moulaison et James Turner). Alors qu’ils étaient encore minoritaires en 2003 (3 sur 10), ils sont tout juste majoritaires en 2013 (6 sur 11).

Ce n’est pas ici le lieu pour approfondir le changement et l’expliquer, mais on peut au moins noter la présence des scientifiques en plus grand nombre à côté des praticiens depuis l’année 2003, alors que les praticiens ont eu 22 représentants contre un seul théoricien en 1973, en 1983 et en 1993.

Les auteurs

La nomination des responsables de la revue et le recrutement par cooptation des membres du comité de rédaction ne mènent pas automatiquement à des changements ou à la modification de la trajectoire passée. Mais les auteurs sollicités et mis à contribution marqueront nécessairement le décor et les préoccupations de leur époque et du milieu professionnel. La réalité locale et immédiate percolera plus facilement des écrits des praticiens que de ceux des théoriciens chercheurs.

Les auteurs des articles (à l’exclusion des chroniques et des éditoriaux) publiés dans les pages du premier volume de DB (1973) furent au nombre de 36 selon un inventaire rapide. De ce nombre, 8 étaient rattachés à des établissements d’enseignement (à part égale cégeps et universités). Dix ans plus tard, 2 auteurs du même milieu et 13 praticiens contribuèrent aux quatre livraisons. La proportion reste sensiblement la même en 1993 (6 contre 25) et augmenta en 2003 (7 sur 13). Mais, en 2011, l’origine des auteurs est beaucoup plus équilibrée : 13 universitaires et 18 praticiens. En somme, les théoriciens prennent le pas et les bibliothécaires ou documentalistes proprement dits semblent prendre du recul face à l’écriture si l’on se fie aux cinq coups de sonde.

La politique éditoriale

Les auteurs sollicités et leur port d’attache constituent un indice de l’orientation de la revue. Mais celui qui en est le directeur et sa garde rapprochée sont appelés à en fixer les grandes lignes du parcours en tenant compte des tendances, des courants et de l’environnement en général. Le fait de ces derniers s’exprime dans la politique éditoriale, laquelle est habituellement modifiée à petites touches, sans périodicité déterminée.

La politique établie et proposée par le comité de rédaction a pris une tournure à la fois plus précise et plus générale au cours des dernières années. On précise maintenant : « Documentation et bibliothèques publie des textes originaux en français portant sur tous les aspect de la bibliothéconomie et des sciences de linformation, ainsi que sur des sujets connexes jugés dintérêt pour ses lecteurs. » Les principes proposés au bassin des auteurs en 1973, 1983 et 1993 ouvraient des perspectives à deux ou quatre pans de la profession : bibliothéconomie québécoise et internationale, sciences de la documentation et de l’information. En 2003, on avait gommé la référence frontalière (québécoise et internationale), mais on avait ouvert la porte aux « autres domaines de la documentation ». Le virage scientifique fut proposé de manière ouverte ces dernières années. Il resterait à en mesurer l’impact sur le contenu de la revue.

Conclusion

Documentation et bibliothèques a évolué depuis l’anabaptisme de 1973. Mais les lecteurs de départ, ceux des années 1970, devraient la reconnaître 40 ans plus tard et en percevoir la filiation. Les théoriciens de la profession se sont faits plus nombreux à en prendre les rênes au cours des dernières années; ils se font également plus présents au sein du comité de rédaction et la proportion des articles qu’ils signent sont aussi à la hausse. On devine une volonté de changement de cap à la lecture de la politique éditoriale retouchée de temps à autre. Mais ces observations pourraient être scrutées davantage grâce à l’analyse des articles, à celle des comptes rendus et – pourquoi pas? – des placards ou des pages publicitaires.

Le lectorat apprécie l’évolution vécue au cours des quatre décennies. La revue doit être attirée vers le haut. D’où l’importance de liens avec les écoles de bibliothéconomie, avec les professeurs des universités et des cégeps, les théoriciens, les intellectuels. Mais elle doit demeurer « un miroir indiquant l’état des lieux » (France Bouthillier). Aussi doit-elle persévérer dans la diversité : écrits scientifiques d’un côté, histoire locale et témoignages d’autre part; description des réalités d’ici et perspectives mondiales.

Gilles Deschatelets, pouvez-vous nous dire à quel moment DB s’est-elle ouverte plus largement vers les sciences de l’information? De quelle façon ce passage s’est-il manifesté tant dans le discours des praticiens que dans celui des chercheurs?

G. D. : Voilà une question fort difficile! Pour y répondre, il me faut d’abord définir ou du moins expliquer ma conception des termes « bibliothéconomie » et « sciences de l’information ». Le rapport entre ces deux concepts a déjà fait couler beaucoup d’encre. Pour moi, donc, la bibliothéconomie (comme les techniques en documentation) se préoccupe d’abord et avant tout de ce qui se passe dans les bibliothèques ou en rapport avec les bibliothèques et s’intéresse à l’information publiée. Au même titre que l’archivistique, c’est une discipline géolocalisée avec des points d’ancrage dans les bibliothèques ou les services d’archives. Par comparaison, l’archivistique se préoccupe de ce qui se passe dans une ou plusieurs institutions et s’intéresse à l’information organique et consignée, créée dans le cadre du travail effectué dans cette institution. Les sciences de l’information s’occupent de l’information qui a déjà été créée et qui existe donc sur un support quelconque (imprimé, analogique, numérique). En tant que discipline, elle est désinstitutionnalisée, mais ses domaines d’application sont forcément géolocalisés (bibliothèques, archives, Internet).

On peut dire que ce sont les technologies de l’information et l’apparition du numérique, dans les années 1980, qui ont initié et facilité l’ouverture des disciplines documentaires aux sciences de l’information. La gestion de l’information, que ce soit en bibliothéconomie, en archivistique ou, d’un point de vue plus théorique, en sciences de l’information, consiste en plusieurs fonctions interreliées (la bonne vieille chaîne documentaire) qui visent à rendre disponible l’information déjà créée : le dépistage (incluant l’évaluation), la sélection, l’acquisition, le traitement, le stockage et la conservation, la recherche et la diffusion, l’aide à l’utilisation.

C’est à partir de ces perspectives que j’ai analysé les contenus de Documentation et bibliothèques pour répondre aux deux questions. Il faut bien noter que cette analyse est NON scientifique.

Dans un éditorial intitulé « Documentation et bibliothèques : un témoin fidèle de l’évolution de la documentation et de la bibliothéconomie au Québec de 1973 à 2002 », j’avais analysé l’évolution des disciplines de l’information et de la documentation au cours des 30 premières années de publication de DB.

J’y avais constaté que la documentation, ses supports et ses traitements de gestion ont été incroyablement influencés par l’ordinateur et les technologies de l’information. J’avais noté également que les acteurs du domaine documentaire, les bibliothécaires, les archivistes, les techniciens ont dû assimiler un incroyable bagage de connaissances et de savoirs nouveaux pour pouvoir être opérationnel dans leur environnement de travail. Le profil des compétences des professionnels de l’information a donc effectué un saut quantique depuis 30 ans.

Certes, les préoccupations professionnelles ont bien changé : au catalogage et à la classification se sont ajoutées les métadonnées, les ontologies et les taxinomies. La référence et la téléréférence se sont ouvertes à la référence virtuelle. L’audiovisuel est devenu multimédia et hypermédia. On parlait de traitement documentaire, on parle d’architecture de l’information.

Une analyse de l’index des sujets de Documentation et bibliothèques permet d’identifier les préoccupations des spécialistes de l’information, ces trente dernières années. Parmi les principaux centres d’intérêt, mentionnons :

  • les bases de données (leur conception, leur interrogation);

  • l’information (électronique, gouvernementale, scientifique);

  • les besoins documentaires;

  • les services aux usagers;

  • la formation à l’utilisation de l’information;

  • les disciplines (bibliothéconomie, archivistique, techniques de la documentation) et les professionnels qui y travaillent;

  • les fonctions documentaires;

  • les types de bibliothèques.

Une revue professionnelle comme Documentation et bibliothèques se doit de témoigner des préoccupations, des pratiques et des valeurs du domaine par des articles professionnels, de recherche et d’opinion.

On peut constater que de 1973 à 2002, il y a eu une influence prépondérante des technologies de l’information sur les préoccupations professionnelles. L’ouverture vers les sciences de l’information s’est surtout faite à travers le prisme institutionnel. Je concluais ainsi l’éditorial du volume 50, numéro 1 (2004) : «Allons plus loin dans le temps. Il était une fois une revue professionnelle qui, peu à peu, se sentit à l’étroit dans son seul support numérique. Nous sommes en 2033. LASTED fête ses 60 ans et Documentation et bibliothèques est publiée uniquement sur le Web, mais cette technologie est déjà périmée. Le nouveau directeur de la revue, Jean-Rémi Brault, aimerait revenir au papier, mais il ny a plus suffisamment darbres au Québec! Il est donc proposé de diffuser la revue sur la toute nouvelle technologie, le « papier biologique », avec de lencre végétale effaçable. Chaque abonné télécharge le dernier numéro de Documentation et bibliothèques depuis la station ASTED sur son téléphone portable ou sa télévision, et décide sil archivera ou non le numéro précédent. Sil larchive, les articles annotés sont automatiquement intégrés à sa nanobase personnelle de connaissances et neuro-indexés, ce qui rend caduque lidée dun numéro spécial « Index cumulatif 1973-2032».

Vous aurez noté, bien sûr, que la revue s’appelle toujours Documentation et bibliothèques… (p.5)

Mais que révèle l’analyse de contenu des onze dernières années de Documentation et bibliothèques? La tendance vers ma « prophétie » de 2033 s’est-elle accentuée, accélérée? Sommes-nous toujours en mode évolutif? Avons-nous commencé à changer de paradigme et à délaisser le prisme institutionnel au profit de la perspective plus théorique des sciences de l’information? Y a-t-il des signes avant-coureurs que Documentation et bibliothèques pourrait devenir bientôt la Revue québécoise des sciences de linformation? À la suite de mes analyses de contenu des index annuels de 1973 à 2002 d’abord, et de 2003 à 2013 ensuite, je ne peux que répondre NON à ces questions, tenant compte des observations suivantes.

Dans le contexte des perspectives retenues ci-devant pour mettre en parallèle les professions de l’information et les sciences de l’information, on observe qu’environ 75 % des articles publiés dans Documentation et bibliothèques depuis 40 ans s’intéressent aux professions de l’information (bibliothéconomie, archivistique, techniques de la documentation, muséologie) et 25 % aux sciences de l’information.

Toujours dans ces mêmes perspectives et en analysant les articles de Documentation et bibliothèques depuis 40 ans, on constate que la grande majorité (84 %) des articles sont de nature professionnelle et environ 16 % sont des articles plus théoriques ou de recherche. Il est intéressant de noter, cependant, que la proportion des articles de recherche a presque triplé au cours des 10 dernières années :

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Les auteurs qui publient dans Documentation et bibliothèques s’intéressent aux nouveaux outils, aux nouvelles technologies, aux nouvelles techniques et aux nouvelles normes en fonction d’objectifs encore largement institutionnels.

Si la question de départ avait été : Documentation et bibliothèques s’est-elle ouverte aux technologies de l’information et au numérique, j’aurais répondu oui sans hésiter. Mais je ne crois pas qu’elle se soit très largement ouverte aux sciences de l’information et je ne crois pas qu’elle doive le faire. Elle a trouvé son créneau et c’est très bien ainsi. On a souvent annoncé que les technologies de l’information amèneraient, à plus ou moins court terme, la disparition des bibliothécaires et autres professions de l’information. Mais en réalité, les technologies de l’information n’ont fait que confirmer l’importance et le rôle essentiel des professionnels de l’information.

Les sciences de l’information explorent des champs d’application nouveaux et testent de multiples hypothèses concernant les diverses fonctions informationnelles. La bibliothéconomie est une profession résiliente qui sait s’adapter aux changements et les intégrer dans toutes les étapes de la « chaîne documentaire ». C’est précisément ce que montre l’analyse des articles publiés dans Documentation et bibliothèques depuis 40 ans.