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La double nature de la revue Documentation et bibliothèques, à savoir celle de médium de diffusion des connaissances scientifiques et celle de courroie de transmission des savoirs et expériences des milieux de la pratique, laquelle est d’ailleurs sienne depuis des décennies, s’inscrit aujourd’hui dans un mouvement rendu nécessaire par l’émergence et le développement de la société du savoir.

Lesemann (2003) a proposé que la société du savoir aurait émergé du passage de la société industrielle à la société de l’innovation où cette dernière aurait été associée aux savoirs, et ces derniers au milieu universitaire. Ainsi, les universités auraient été identifiées comme des outils dans l’accroissement de la productivité d’une société et, pour atteindre cet objectif, elles devaient se rapprocher de la pratique pour en mieux régler ses problématiques et ses défis. Ainsi, l’État aura augmenté ses investissements en recherche, mais aura par la même occasion défini les priorités de recherche. Ainsi peut-on synthétiser le contexte d’émergence de la société du savoir. Notons également que le passage de la société industrielle à la société de l’innovation, tel que suggéré par Lesemann (2003), se juxtapose à la proposition de Bell (1999) à l’effet que la société industrielle des années de l’après-guerre soit passée à une société postindustrielle où la société aura

 délaissé la fabrication de produits pour la prestation de services; fait migrer les emplois qualifiés et semi-qualifiés vers des emplois techniques et professionnels; structuré ses classes sociales non plus par la propriété, mais par le niveau d’éducation; déplacé sa principale force du capital financier vers le capital humain; passé d’une technologie de type mécanique à une technologie intellectuelle, voire virtuelle; migré son infrastructure de transport vers une infrastructure de communications; et finalement modifié son économie en la faisant passer d’une économie du travail et de la productivité à une économie du savoir, de l’invention et de l’innovation.

p. xv-xvii [notre traduction]

La société du savoir implique un rapprochement du milieu universitaire à celui de la pratique, et ce rapprochement nécessaire fait écho à la proposition de Callon (2001) à l’effet que la spécialisation des chercheurs les aurait éloignés du milieu de la pratique tout en solidifiant les cloisonnements disciplinaires. S’il va de soi que ce relatif confinement des chercheurs, émanant notamment de la très grande complexité des techniques et des objets étudiés, aura détourné certains chercheurs du monde réel, le défi actuel consiste non seulement au retour de l’intérêt de la science pour les phénomènes réels et vécus, comme Callon (2001) l’aborde dans son article, mais aussi à l’arrimage des savoirs, que la science a su développer au fil de son confinement, aux problématiques des milieux de pratique.

Cette proximité à revigorer entre la science et le monde de la pratique présente un défi d’autant plus grand que les situations et les problématiques vécues par les milieux de pratique sont complexes à un point tel qu’elles nécessitent l’apport de plusieurs champs disciplinaires alors que le milieu universitaire présente encore aujourd’hui une départementalisation disciplinaire pour le moins solide. Cet impératif de l’interdisciplinarité se traduit notamment par l’établissement de réseaux, ce que nomme Callon (2012) des Collectifs Hybrides de Recherche (CHR).

Ainsi, si la double nature de la revue Documentation et bibliothèques demeure en adéquation à la société du savoir et à ce qu’elle sous-tend, celle-ci appelle toutefois à son ouverture à d’autres disciplines, et ce dans un esprit d’interdisciplinarité. Une telle ouverture aux disciplines partageant les objets des sciences de l’information, de l’archivistique et de la bibliothéconomie, notamment la communication, la sociologie, la muséologie, la gestion, l’informatique et la linguistique, participerait à l’enrichissement des connaissances théoriques tout comme à une compréhension affinée des phénomènes étudiés.

D’égale importance, cette double nature conjuguant théories et expériences, milieu académique et milieu de pratique, aurait avantage à être réaffirmée, notamment en s’inscrivant dans le courant de la mobilisation des connaissances. La mobilisation réfère à une coconstruction des connaissances par la mise en réseau d’acteurs de différents milieux (académique, pratique, action publique, etc.) et de différents champs (interdisciplinarité). Cette coconstruction constitue un processus au cours duquel, par le partage des savoirs des uns et des autres, un nouveau savoir émerge et participe à la fois à l’avancement de la science et à l’innovation sociale.

Enfin, la société du savoir n’échappe pas à la mondialisation ni à la déterritorialisation qu’impose l’environnement numérique. Ces nouvelles réalités impactent la production, la diffusion et l’appropriation des savoirs et connaissances, et Documentation et bibliothèques se doit d’en prendre acte, notamment par une portée plus affirmée envers la francophonie mondiale ainsi qu’une ouverture certaine aux réalités des différentes aires linguistiques, notamment l’aire anglophone.

La conjugaison d’une ouverture à l’interdisciplinarité, à l’esprit de la mobilisation des connaissances et aux connaissances d’autres cultures peut contribuer à consolider l’ancrage de la revue Documentation et bibliothèques dans la société du savoir.