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Introduction

La profession de bibliothécaire est associée à certaines valeurs comme la préservation de l’héritage culturel de l’humanité, l’accès équitable au savoir, la liberté intellectuelle, la protection du droit à la vie privée des utilisateurs de la bibliothèque et la confidentialité, la protection du droit de propriété intellectuelle, la neutralité professionnelle, la tolérance, la liberté individuelle, etc. (Dole & Hurych 2001; Sager 2001; Dole, Hurych & Koehler 2000; Gorman 2000; Hisle 1998; Symons & Stoffle 1998; Rubin & Froehlich 1996).

Cependant, les défis de la mondialisation, les rapides changements technologiques et les incertitudes qui les accompagnent amènent les bibliothécaires à s’interroger sur leur identité en tant que professionnels, sur les valeurs associées à la profession de bibliothécaire et l’avenir de cette dernière (Xu 2007; Dole & Hurych 2001; Gorman 2000).

Le développement technologique fulgurant qui accompagne ce phénomène de mondialisation soulève plusieurs problèmes pour les bibliothécaires : grande quantité d’information non sélectionnée, contrôle de plus en plus fort du secteur de l’information par des agrégateurs de contenus aux mains de firmes privées, difficulté de protection de la confidentialité des données personnelles sur les réseaux mondiaux, etc. Tout cela soulève de manière plus spécifique de nouveaux défis par rapport à la constitution et à la préservation des collections, à l’accès à l’information, à la protection de la vie privée des utilisateurs de l’information, à l’accès équitable à l’information, etc. Tous ces défis interpellent les valeurs professionnelles des bibliothécaires (Gorman 2000; Ford 1998; Hisle 1998).

Les valeurs professionnelles sont des principes, des croyances, des convictions qui guident et motivent le choix, les actions et les comportements des membres d’une profession dans l’exercice de leurs activités. Leur acquisition s’opère par le biais de la socialisation professionnelle qui débute avec la formation.

La socialisation professionnelle est un processus de socialisation secondaire. La socialisation secondaire est un processus postérieur qui permet d’incorporer un individu déjà socialisé dans un des sous-groupes de la société : association, profession, etc. (Berger & Luckmann 2006).

Avant d’être incorporé dans une profession, l’individu est déjà soumis à un processus de socialisation primaire. Cette première socialisation, acquise dans son enfance, fait de lui un membre d’une société. En devenant membre d’un groupe social, il fait sienne les valeurs culturelles de celui-ci.

Les valeurs culturelles sont des croyances ayant trait à des objectifs désirables. Une fois activées, elles servent de motivations aux attitudes et aux comportements des individus (Schwartz 2006; Schwartz 1992).

Les groupes, comme les individus, ne priorisent pas de manière identique leurs valeurs. Une valeur considérée comme centrale par un groupe social ou par un individu peut ne pas l’être pour un autre groupe ou un autre individu. Cette priorisation des valeurs donne différents systèmes de valeurs chez les groupes sociaux et chez les individus.

D’ailleurs Dole, Hurych et Koehler (2000) notent qu’il pourrait y avoir une différence entre les valeurs professionnelles considérées comme essentielles par les bibliothécaires des pays en développement d’une part, et par les bibliothécaires des pays du Nord, d’autre part.

Problématique

Les bibliothécaires sénégalais évoluent dans un environnement politique, social, religieux et culturel qui est porteur de valeurs pouvant entrer en conflit avec certaines valeurs communément acceptées par les bibliothécaires occidentaux. Par exemple, certains ouvrages comme Le sexe d’Allah de Martine Gozlan, Les Versets sataniques de Salman Rushdie (Blandin 2004) sont juridiquement censurés pour des raisons religieuses ou politiques plaçant ainsi les bibliothécaires en conflit avec les valeurs de liberté intellectuelle et de neutralité professionnelle.

Dans un tel contexte, il est pertinent de se questionner sur la manière dont les bibliothécaires harmonisent leurs valeurs professionnelles dans un système de valeurs plus larges. Si l’on comprend mieux les articulations des différents systèmes de valeurs, il devient plus facile d’agir sur les règles éthiques de la profession. L’étude des valeurs est incontournable pour donner des fondements théoriques et philosophiques aux codes d’éthique des bibliothécaires (Rubin & Froehlich 1996).

Malgré l’importance des valeurs et de l’éthique pour un service de bibliothèque de qualité, un examen des sites Web des associations professionnelles de bibliothécaires de la sous-région ouest africaine (ASBAD[1], NLN[2], GLA[3], ROADIS[4], etc.) révèle l’absence d’énoncés de valeurs et de codes d’éthique. En outre, la plupart des études sur les valeurs professionnelles des bibliothécaires ont été menées dans des pays du Nord (Koehler 2006; Koehler 2003; Dole, Hurych & Koehler 2000; Koehler 2000; Koehler & Pemberton 2000). À notre connaissance, les études sur le sujet menées en Afrique subsaharienne francophone sont rares ou inexistantes.

Il faut également noter que les recherches sur les valeurs des bibliothécaires s’intéressent la plupart du temps à l’articulation entre les valeurs de base de la profession et les principes éthiques. Rares sont les recherches qui ont été consacrées à la question de l’application pratique des valeurs ou à la manière dont celles-ci sont utilisées comme principes directeurs dans les situations professionnelles concrètes. De plus, les conflits entre les valeurs ou entre les interprétations individuelles de ces valeurs ne sont pas adéquatement explorés (Miller 2007; Buchanan 2004).

Notre recherche tente de combler ces lacunes. Elle a pour objectif de décrire le système de valeurs culturelles et le système de valeurs professionnelles des bibliothécaires universitaires sénégalais et d’explorer la manière dont ces derniers accordent leurs valeurs professionnelles à leurs valeurs culturelles. Elle répond aux questions de recherche suivantes : (1) Quel est le système de valeurs culturelles dominant chez les bibliothécaires universitaires sénégalais? (2) Comment les bibliothécaires universitaires sénégalais priorisent-ils leurs valeurs professionnelles? (3) Comment les bibliothécaires universitaires sénégalais accommodent-ils leurs valeurs professionnelles à leurs valeurs culturelles?

Par accommoder les valeurs professionnelles aux valeurs culturelles, nous entendons la manière dont les bibliothécaires universitaires adaptent, concilient, mettent en cohérence valeurs professionnelles et valeurs culturelles. Ce sont ces ajustements et ces adaptations, en cas de conflit de valeurs, que nous avons voulu explorer par la notion d’accommodation des valeurs. Nous définissons l’accommodation des valeurs professionnelles aux valeurs culturelles comme étant un arbitrage opéré, au moment du choix d’un comportement, entre deux valeurs rivales pouvant servir de fondement motivationnel au comportement en question, dont l’une appartient au système de valeurs professionnelles et l’autre au système de valeurs culturelles.

Revue de littérature

Le concept de profession est marqué par l’absence d’une définition conventionnellement acceptée de tous. La définition du concept constitue même un sujet de controverse théorique (Nolin 2008; Olgiati 2006; Dubar & Tripier 2005; Brante 2001; Freidson 1994). Plusieurs courants de recherche (fonctionnalisme, interactionnisme, courant critique, etc.) s’affrontent et proposent des approches différentes du concept de « profession ».

Une profession, d’un point de vue fonctionnaliste, peut être définie comme une communauté homogène dont les membres partagent une identité, des valeurs, une définition des rôles et des intérêts communs (Octobre 1999; Bucher & Strauss 1961). La profession met au service de la société un savoir scientifique théorique généralement acquis après un processus de formation universitaire. Une profession est caractérisée par : (1) un savoir et une expertise scientifiques sur un domaine spécifique; (2) un sentiment d’identité commune ; (3) un statut juridique garanti par la loi ; (4) une commune définition des rôles pour tous les membres; (5) un langage commun partiellement compréhensible par les non-membres; (6) une certaine autorité sur ses membres; (7) un partage de valeurs communes; (8) un processus de socialisation permettant de garantir un apprentissage de l’expertise et une acquisition des valeurs professionnelles (Vollmar 2008; Brante 1988; Bucher & Strauss 1961; Goode 1957).

Les valeurs sont des croyances. Rokeach (1973) distingue trois catégories de croyances : (1) les croyances descriptives qui portent sur les choses pouvant être dites vraies ou fausses; (2) les croyances évaluatives qui se rapportent aux objets susceptibles d’être jugés bons ou mauvais; et, (3) les croyances prescriptives qui servent à déclarer les moyens et les fins désirables ou indésirables. Les valeurs appartiennent à cette troisième catégorie de croyances. Selon Rokeach (1973), les valeurs sont des croyances durables et stables qui se traduisent par le choix de modes de conduite ou de buts de l’existence.

Les valeurs stipulent qu’un état de fait, un moyen ou une fin sont personnellement ou socialement souhaitables, préférables à d’autres (Rokeach 1973). Elles servent à penser ce qui est important dans la vie et aident les individus à donner un sens à leur existence (Schwartz 2006; Karp 2000; Schwartz 1992; Bengtson & Lovejoy 1973; Rokeach 1973). En tant que croyances, les valeurs comportent trois composantes : (1) une composante cognitive : la personne qui adopte une valeur connaît la façon juste de se comporter ou de choisir son but; (2) une composante affective : la personne éprouve de l’émotion pour ou contre cette valeur, l’approuve ou la désapprouve; (3) une composante comportementale : la valeur adoptée se manifeste dans les attitudes et dans l’action (Wach & Hammer 2003; Rokeach 1973).

Les valeurs constituent un lien important entre la structure sociale et l’individu parce que ce sont des principes, des préceptes, des commandements, des normes transcendantes qui prennent naissance dans l’expérience résultant des relations intersubjectives (Van Deth & Scarbrough 1995; Bergtson & Lovejoy 1973). Elles sont alors objectives et extérieures à l’individu, parce qu’elles sont partagées par les membres du groupe. Elles sont transmises à l’individu durant la socialisation. En adhérant et en participant aux activités d’un groupe, l’individu acquiert les valeurs distinctives qui définissent l’identité de celui-ci. Ces valeurs partagées sont intériorisées et vécues sous la forme d’aspirations, d’idéaux à atteindre, de croyances, d’idéologies, de critères de jugement et d’évaluation des hommes et des actions (Schwartz 2006; Van Deth & Scarbrough 1995; Schwartz 1992; Ball-Rokeach, Rokeach & Grube 1984; Fallding 1965). Elles sont exprimées dans le discours moral du groupe (Van Deth & Scarbrough 1995; Schwartz 1992; Bergtson & Lovejoy 1973) et ont pour fonction d’aider à résorber les conflits possibles entre les intérêts individuels et ceux du groupe.

L’expertise n’est pas le seul critère de professionnalisme. L’acquisition de l’expertise va de pair avec l’adoption des valeurs de la profession. Comme le notent Berger et Luckmann (2006), « être juge implique manifestement la connaissance de la loi […]. Cela implique, également, la «connaissance» des valeurs et des attitudes qu’on estime appropriées pour un juge » (p.149). L’acquisition des valeurs professionnelles s’opère par le biais de la socialisation professionnelle qui débute avec la formation.

Le processus de socialisation professionnelle se poursuit dans les organisations où le professionnel exerce son activité. En assumant de nouveaux rôles, chaque professionnel doit aussi adopter des normes sociales et des règles qui régissent sa conduite (Ibarra 1999). L’ensemble de ces normes et règles de conduite forme les valeurs professionnelles.

Les valeurs professionnelles permettent à la profession d’assurer le contrôle sur ses membres et d’éviter que, dans la relation de service, les experts soient portés à abuser de leur position de pouvoir. Puisque les professionnels maîtrisent un savoir ésotérique, tout contrôle instauré par des profanes ne peut que se révéler inefficace et dangereux. Le contrôle sur les membres du groupe professionnel doit être exercé non pas par la société, mais par les pairs, par la communauté professionnelle :

La profession fonde l’accomplissement de sa tâche sur un équilibre quasi contractuel : les avantages symboliques et matériels – monopole, auto-gouvernement, prestige et revenus élevés – ne lui sont concédés qu’en contrepartie de la surveillance éthique qu’elle exerce sur ses membres.

Karpik 2003, p.62

Cette surveillance éthique que toute profession exerce sur ses membres est assurée par les valeurs professionnelles. Ces dernières sont des normes qui orientent les comportements des professionnels dans l’exercice de leur fonction (Baszanger 1981). Elles définissent la façon dont le savoir scientifique et technique détenu par les professionnels est mis au service de la société. Les valeurs interviennent comme des moyens d’autocontrôle des membres du groupe professionnel. Grâce aux valeurs, la profession peut garantir à la société que le savoir scientifique et technique sera mis à sa disposition dans les meilleures conditions. En retour, la société assure à la profession son autonomie.

Les valeurs professionnelles sont des valeurs qui se rapportent aux conduites professionnelles des individus. Elles sont communément partagées par les membres d’une profession. Elles sont le résultat de la socialisation secondaire dont le processus permet d’incorporer un individu déjà socialisé dans un des sous-groupes de la société : association, profession, etc. (Berger & Luckmann 2006). Cette socialisation secondaire est postérieure au processus de socialisation primaire que l’individu assimile au cours de son enfance et grâce auquel il devient membre et acquiert les valeurs culturelles de sa société.

Or, les valeurs entrent en conflit. Les conflits entre valeurs résultent de la structure même des valeurs. En effet, les valeurs entretiennent des relations de compatibilité et d’antagonisme. Le modèle théorique d’analyse des valeurs de Schwartz (2006, 1994, 1992) permet de mieux comprendre cette structure des valeurs. Il convient de préciser que le modèle de Schwartz ne traite pas des valeurs professionnelles. Il modélise les valeurs de la personne humaine quelle que soit sa culture.

Dans le modèle théorique de Schwartz (2006, 1994, 1992) les valeurs forment un continuum représenté sous une forme circulaire. Dans le cercle, les valeurs adjacentes sont compatibles alors que les valeurs opposées sont contradictoires. Les oppositions entre valeurs sont structurées autour de deux dimensions. La première opposition entre « Ouverture au changement » et « Conservatisme » exprime les conflits entre les valeurs qui mettent l’accent sur l’indépendance de la pensée, de l’action et des sensations et celles qui favorisent le respect de l’ordre social, la continuité et le statu quo. La seconde opposition entre « Affirmation de soi » et « Dépassement de soi » renvoie au conflit entre les valeurs qui favorisent la poursuite des intérêts individuels (accomplissement, pouvoir, hédonisme, stimulation) à celles qui privilégient les intérêts du groupe (bienveillance, universalisme, tradition, etc.). La figure 1 permet d’illustrer le classement des différents types de valeurs dans ce modèle et de faire ressortir la structure de ces valeurs.

Figure 1

Modèle théorique des relations entre les dix valeurs de Schwartz

Modèle théorique des relations entre les dix valeurs de Schwartz
2006, p.964, reproduit à partir de Morchain, 2006

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Les valeurs situées dans la même région du modèle partagent le même type d’objectif motivationnel. Les valeurs se faisant face dans le cercle entretiennent des relations d’antagonisme.

Chez les bibliothécaires, la question des valeurs professionnelles a été amplement discutée en rapport avec l’éthique. Les valeurs sont énoncées dans les codes d’éthique des associations professionnelles de bibliothécaires, dans le discours des professionnels eux-mêmes et dans les écrits des experts.

L’étude des valeurs est d’autant plus importante que celles-ci fondent la légitimité sociale des professions. Or, certaines valeurs professionnelles peuvent entrer en conflit. Elles peuvent aussi entrer en conflit avec d’autres systèmes de valeurs. Si les valeurs d’une profession sont trop en contradiction avec les valeurs culturelles d’une société, la question de la légitimité de cette profession peut se poser dans ladite société.

Cette étude est fondée sur une position générale mettant en perspective la dimension subjective des personnes enquêtées sans pour autant rejeter le souci d’une certaine objectivation (Boutin 1997). Pour comprendre les valeurs, il est indispensable d’avoir accès aux catégories culturelles et aux représentations à partir desquelles les bibliothécaires universitaires sénégalais construisent le monde (Boutin 1997).

Les valeurs sont des concepts utilisés pour représenter, au niveau mental, des objectifs socialement désirables et pour parler de ces objectifs dans les interactions sociales (Schwartz 2006). L’appropriation d’une valeur se manifeste selon deux modes : celui de l’action et celui du discours (Rescher 1982). Les valeurs servent de motivation aux actions; elles poussent l’individu à choisir une forme d’action au détriment des autres.

Les valeurs ont des composantes cognitives, affectives et comportementales (Rokeach 1973). Ce sont des constructions cognitives qui expliquent les choix de l’individu et lui servent à justifier ces derniers. La personne qui adhère à une valeur connaît, grâce à cette dernière, la façon juste de se comporter ou de choisir son but. Sur le plan affectif, celui qui adhère à une valeur ou la rejette éprouve de l’émotion pour ou contre celle-ci, l’approuve ou la désapprouve (Wach & Hammer 2003). On le voit, l’appropriation des valeurs est un comportement humain complexe.

Or, l’étude des comportements humains complexes n’est pas sans poser de difficultés. Le type d’approche adopté et la méthode utilisée peuvent constituer une limitation à une étude en profondeur du comportement et ainsi en limiter la compréhension, comme le fait remarquer Morse (2003).

Méthodologie

Nous avons privilégié pour cette étude une approche mixte. La méthodologie mixte est « une approche pragmatique de la recherche dans laquelle des données qualitatives sont jumelées à des données quantitatives afin d’enrichir la méthodologie et, éventuellement, les résultats de recherche » (Pinard, Potvin & Rousseau 2004, p.60). Le recueil de données qualitatives vise à accéder à la dimension subjective des personnes enquêtées, alors que les données quantitatives doivent permettre de saisir objectivement les systèmes de valeurs des bibliothécaires. Le questionnaire et l’entrevue de recherche qualitative ont été utilisés comme instrument de collecte de données. Le questionnaire a permis d’approcher objectivement les systèmes de valeurs dominants chez les bibliothécaires universitaires sénégalais alors que les entrevues ont permis de mieux comprendre comment ces derniers accommodent leurs valeurs selon l’expérience subjective qu’ils en ont (Blanchet 2000).

L’approche mixte, parce qu’elle permet l’utilisation de différentes méthodes de recherche, est une forme de triangulation permettant une analyse en profondeur du phénomène à l’étude (Gorman et al. 2005; Denzin & Lincoln 2003).

Deux instruments ont été utilisés pour la collecte des données : un questionnaire et des entrevues. Le questionnaire utilisé est inspiré du questionnaire des valeurs par portraits (PVQ) de Schwartz (Schwartz 2006; Schwartz et al 2001; Schwartz 1992).

Le modèle des valeurs de Schwartz (Schwartz 2006; Schwartz, et al. 2001; Schwartz 1992) repose sur un inventaire de 57 valeurs. Ces 57 valeurs sont ensuite réduites en un modèle structuré autour de dix types de valeurs ou dimensions motivationnelles. Ces dix types de valeurs ou dimensions motivationnelles permettent de subsumer l’ensemble des autres valeurs. Parce qu’elles résument toutes les autres valeurs, Schwartz (1992) les utilise comme instrument de mesure de celles-ci.

Types de valeurs ou de dimensions motivationnelles

  • Autonomie : la valeur d’autonomie exprime l’indépendance de la pensée et de l’action. Comme valeur, elle est ancrée dans les besoins vitaux de contrôle et de maîtrise de soi et dans la nécessité de l’interaction sociale.

  • Stimulation : elle exprime l’enthousiasme et le désir de relever de nouveaux défis dans la vie. Cette valeur découle du besoin vital de variété et permet de maintenir un niveau d’activité optimal et positif tout en écartant la menace que représente un niveau trop élevé de stimulation. La valeur de stimulation entretient probablement une relation de compatibilité avec la valeur d’autonomie.

  • Hédonisme ou Accomplissement : cette valeur vise le plaisir et la gratification sensuelle personnelle et trouve son fondement dans les besoins vitaux de l’être humain et du plaisir associé à leur satisfaction.

  • Réussite : elle exprime le succès personnel obtenu grâce à la manifestation de compétences socialement reconnues. La performance dans la création ou dans l’accès à des ressources est une nécessité pour les individus. Elle est également indispensable pour que les groupes et les institutions puissent atteindre leurs objectifs.

  • Pouvoir : comme valeur, il exprime le statut social prestigieux, le contrôle des ressources et des personnes. Cette valeur s’enracine dans la nécessité pour chaque société de définir un certain degré de différenciation des statuts en son sein afin d’en assurer un fonctionnement cohérent. Le pouvoir et la réussite sont des valeurs qui visent la reconnaissance sociale.

  • Sécurité : cette valeur a pour objectif la sûreté de soi et l’harmonie, la stabilité de la société et des relations entre groupes et entre individus. Elle découle des nécessités fondamentales de la survie du groupe et de l’individu.

  • Tradition : en tant que valeur, elle vise le respect, l’engagement et l’acceptation des coutumes, des symboles, des pratiques et des idées soutenues par la culture et la religion auxquelles se rattache l’individu. Ces coutumes et traditions deviennent l’expression de la solidarité et de la valeur singulière du groupe et contribuent à sa survie. Elles prennent souvent la forme de rites religieux, de croyances et de normes de comportement.

  • Conformité : cette valeur exprime la modération des actions, des goûts, des préférences et des impulsions susceptibles de déstabiliser ou de blesser les autres, ou encore de transgresser les attentes ou les normes sociales. Cette valeur est associée à la Tradition.

  • Bienveillance : cette valeur vise la préservation et l’amélioration du bien-être des personnes avec lesquelles on se trouve fréquemment en contact. Elle trouve son fondement dans la nécessité du groupe de fonctionner de manière harmonieuse et de coopérer avec d’autres groupes.

  • Universalisme : la valeur d’universalisme a pour objectif la compréhension, l’estime, la tolérance et la protection du bien-être de tous et de la nature. Elle provient des besoins de survie des individus et des groupes.

Pour mesurer ces valeurs, Schwartz a conçu un questionnaire : le Schwartz Value Survey (SVS) (Schwartz 2006; Schwartz 1992). Le SVS a été testé empiriquement sur plus de 200 échantillons issus de plus de soixante nations du monde entier (Schwartz, et al. 2001). Cette expérimentation du SVS a fait ressortir un certain nombre de variations à travers les cultures. Pour adapter le SVS aux environnements culturels dans lesquels des écarts ont été notés, une version plus concrète a été proposée : le questionnaire des valeurs par portraits ou Portrait Value Questionnaire (PVQ) (Schwartz 2006; Wach & Hammer 2003; Schwartz, et al. 2001; Schwartz 1992).

Le PVQ est une alternative au SVS. Il a été conçu pour mesurer les dix valeurs de base de la personne humaine chez les enfants de 11 ans et plus, chez les personnes âgées, ou encore chez les personnes n’ayant pas reçu une éducation occidentale qui valorise la pensée abstraite, indépendante des contextes particuliers (Schwartz 2006; Schwartz, et al. 2001). Le PVQ présente les dix dimensions motivationnelles des valeurs sous la forme de portraits. Chaque portrait décrit une personne à travers les valeurs auxquelles elle adhère, sans nommer explicitement ces valeurs comme objet de l’enquête (Schwartz 2006; Wach & Hammer 2003; Schwartz, et al. 2001). La version initiale du PVQ comportait 20 portraits (Schwartz, et al. 2001, p. 521). Il a été par la suite constamment développé. Il existe une version plus longue datant de mai 2002 et comportant 40 portraits (Wach & Hammer, 2003). Une version abrégée comportant 20 portraits a été réalisée en 1999 par Wach et Hammer (2003) dans une enquête portant sur six pays européens.

La première partie du questionnaire utilisé pour notre étude repose sur une adaptation de cette version du PVQ. Le tableau 1 établit la correspondance entre les dimensions motivationnelles et les portraits du PVQ qui les expriment dans le questionnaire de Wach et Hammer (2003).

Tableau 1

Dimensions motivationnelles exprimées sous forme de portraits

Dimensions motivationnelles exprimées sous forme de portraits
Wach & Hammer 2003, p. 89-90

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L’administration du PVQ se fait de la manière suivante : il est demandé aux répondants, après qu’ils aient lu la série de portraits, de dire pour chacun d’eux jusqu’à quel point la personne décrite par le portrait leur ressemble ou est différente d’eux. La ressemblance avec chaque portrait est exprimée sur une échelle allant de 1 à 6 :

  • 1 = tout à fait comme moi

  • 2 = plutôt comme moi

  • 3 = un peu comme moi

  • 4 = un petit peu comme moi

  • 5 = pas tellement comme moi

  • 6 = pas du tout comme moi

Dans notre questionnaire, nous avons décidé d’utiliser une échelle différente de celle proposée par Wach et Hammer (2003). Nous demandons aux répondants d’exprimer leur ressemblance aux portraits qui leur sont soumis sur une échelle allant de 0 = pas du tout, à 10 = tout à fait. Cette échelle suffisamment allongée a été choisie afin d’obtenir des réponses assez diverses et permettre un traitement statistique plus pointu.

Dans la seconde partie du questionnaire, nous avons exprimé, également sous forme de portraits, 11 valeurs professionnelles de la bibliothéconomie. Ces valeurs comprennent celles que défend l’IFLA. Nous en avons ajouté d’autres, trouvées dans les études sur les valeurs professionnelles, les codes d’éthique, etc. et jugées pertinentes en milieu culturel sénégalais. Ces 11 valeurs professionnelles sont présentées dans le tableau 2. Chaque valeur est suivie d’une définition et associée à un portrait. La consolidation et la validation de ce questionnaire ont servi d’outils d’évaluation des valeurs professionnelles.

Tableau 2

Description des valeurs professionnelles incluses dans le questionnaire

Description des valeurs professionnelles incluses dans le questionnaire

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Étant donné la taille limitée de notre population, nous avons décidé d’administrer le questionnaire à l’ensemble des 94 bibliothécaires universitaires sénégalais.

Enfin, dans la troisième partie de ce questionnaire, nous avons ajouté un volet demandant aux répondants d’identifier deux situations professionnelles au cours desquelles leurs valeurs culturelles ont été mises en jeu. Cette question nous a servi à identifier des cas d’accommodation entre les valeurs professionnelles et les valeurs culturelles. Elle a préparé la phase qualitative de notre recherche et les entrevues visant à décrire et à expliquer ces situations. Nous avons ainsi procédé à un échantillonnage par choix raisonné en sélectionnant parmi les répondants au questionnaire les cas les plus intéressants pour faire des entrevues. Les bibliothécaires universitaires ayant identifié explicitement des situations professionnelles aux cours desquelles leurs valeurs ont été mises en jeu ont été choisis pour les entrevues afin de décrire et d’expliquer comment ils ont concilié valeurs professionnelles et valeurs culturelles.

Le dépouillement de la troisième partie du questionnaire a permis de recueillir 96 situations rapportées par 48 bibliothécaires sur les 69 répondants. Ces situations ont été d’abord classées selon les différentes activités des bibliothécaires. Il ressort de ce classement que 52,08 % des situations décrites concernent les services aux publics et sont survenues la plupart du temps au cours du prêt ou de la communication de documents ou d’information. Si on y ajoute les situations se rapportant aux services de bibliothèques pour les personnes handicapées (5,20 %), on constate que c’est dans les interactions du bibliothécaire avec les usagers que surviennent le plus de conflits de valeurs. Nous avons donc considéré que le choix des répondants à interviewer devait porter principalement sur les situations se rapportant aux interactions entre bibliothécaires et usagers.

Les données du questionnaire ont été soumises à un traitement statistique. Les statistiques descriptives ont été utilisées. Le calcul de la moyenne a été utilisé pour décrire les systèmes de valeurs culturelles et professionnelles dominant chez les bibliothécaires. La moyenne a été calculée sur la base des scores obtenus pour chaque portrait du questionnaire.

Quant aux données recueillies lors des entrevues, elles ont fait l’objet d’une analyse de contenu qualitative. Les entrevues ont étés transcrites, codées. Les items du SVS de Schwartz (1992) et de la liste des valeurs professionnelles utilisées dans notre questionnaire ont servi de listes de départ pour coder les entrevues. À ces deux listes de valeurs, nous avons ajouté des mots clés issus du traitement des entrevues réalisées lors du pré-test pour concevoir un arbre de codage. Le logiciel QDA Miner[5] a été utilisé pour analyser les entrevues.

Les entrevues transcrites ont été soumises à une analyse inductive. Un premier codage a été fait en utilisant les termes des répondants pour désigner les valeurs. En effet, dans notre grille d’entrevue, il était demandé au répondant de décrire plus en détail la situation rapportée dans le questionnaire et de dire quelles étaient les valeurs qui étaient en jeu, puis de dire laquelle, parmi ces valeurs, était la plus importante. Après que le répondant eut terminé sa description de la situation, la question suivante lui a été posée : Pouvez-vous me dire dans la situation que vous venez d’expliquer quelles sont les valeurs qui sont en jeu? Voici, ci-dessous, quelques exemples de réponses.

Dans ces deux extraits d’entrevues, on voit clairement que les personnes interrogées identifient nommément comme valeurs culturelles : la justice, l’attachement à la vérité et le respect des autres et comme valeurs professionnelles la conservation du patrimoine. Ces deux textes sont indexés par les valeurs suivantes : justice, conservation du patrimoine, respect de l’autre et attachement à la vérité.

Les valeurs culturelles (justice, attachement à la vérité, respect de l’autre) ont été ensuite traduites dans les termes du Schwartz Value Survey (SVS) pour être classées dans l’un des dix types de valeurs (Autonomie, Stimulation, Hédonisme, Réussite ou Accomplissement, Pouvoir, Sécurité, Tradition, Conformité, Bienveillance, Universalisme). Par exemple, la valeur du répondant désignée par le mot justice a été traduite dans le SVS par la valeur : justice sociale (corriger les injustices, secourir les faibles). Notons que les valeurs chez Schwartz (2006, 1994) sont toujours suivies de leur description entre parenthèses. La valeur justice sociale est classée dans le type universalisme (Schwartz 2006).

La même approche inductive a été utilisée pour le codage des valeurs professionnelles.

Présentation des résultats

Les données du questionnaire font ressortir chez les bibliothécaires interrogés un système de valeurs se structurant autour des valeurs de type (1) universalisme; (2) conformité; (3) sécurité; et, (4) bienveillance. Le tableau 3 présente le système des valeurs tel qu’il ressort des réponses au questionnaire.

Tableau 3

Système de valeurs culturelles des répondants (données du questionnaire)

Système de valeurs culturelles des répondants (données du questionnaire)

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Le système de valeurs culturelles des bibliothécaires universitaires sénégalais est marqué par une prédominance des valeurs du type universalisme avec une moyenne de 9,41. Les valeurs de ce type mettent en avant la justice sociale, la compréhension, l’ouverture d’esprit, la tolérance et la protection du bien-être de tous et de la nature (Schwartz 2006).

Les valeurs du type conformité arrivent en deuxième position avec une moyenne de 9,20. Ces valeurs sont liées à la modération, au refus de blesser l’autre et de transgresser les attentes et les normes sociales.

En troisième position arrivent les valeurs de type sécurité avec une moyenne de 9,08. Ces dernières mettent l’accent sur la sécurité, l’harmonie et la stabilité du groupe.

Les valeurs du type bienveillance occupent la quatrième place de ce système de valeurs. Elles favorisent « la préservation et l’amélioration du bien-être des personnes avec lesquelles on se trouve fréquemment en contact […] » (Schwartz 2006, p. 935).

La cinquième place du système de valeurs des bibliothécaires ayant répondu au questionnaire est occupée par les valeurs de type autonomie. Elles sont liées à l’indépendance de la pensée et de l’action.

Quant aux valeurs de type tradition qui occupent la sixième place, elles favorisent le respect, l’engagement et l’acceptation des idées soutenues par la culture ou la religion auxquelles on se rattache (Schwartz 2006).

Il faut aussi noter que les valeurs de type pouvoir (8e rang), stimulation (9e rang) et hédonisme (10e) occupent les dernières places dans le système de valeurs des bibliothécaires universitaires sénégalais. Les valeurs de type pouvoir favorisent la recherche d’un statut social prestigieux, le contrôle des ressources et la domination des personnes. Quant aux valeurs de type stimulation, elles sont rattachées à la recherche de la nouveauté et à la volonté de relever les défis dans la vie. Enfin les valeurs de type hédonisme favorisent la recherche du plaisir ou la gratification sensuelle personnelle (Schwartz 2006). Ces trois valeurs partagent des motivations communes. Les valeurs de type hédonisme associées à celles de type stimulation poussent à rechercher des sensations excitantes et des émotions agréables. Les valeurs de type pouvoir associées à celles de type accomplissement (7e rang) favorisent la recherche de la reconnaissance sociale, alors que l’association entre les valeurs de type hédonisme et celles de type accomplissement motivent la mise en avant de la satisfaction personnelle. Ces valeurs appartiennent à l’axe « Affirmation de soi ». Le fait que ces valeurs soient faiblement priorisées signifie que les bibliothécaires universitaires ayant répondu à notre enquête mettent en avant la contribution au bien-être du groupe au détriment de l’affirmation de soi.

Nous avons cherché à vérifier si le système de valeurs culturelles et celui des valeurs professionnelles pouvait être corroboré par le point de vue subjectif des répondants. Les entrevues ont servi à effectuer cette vérification.

Les fréquences des différents types de valeurs utilisés comme codes ont servi à classer les valeurs afin d’établir un système de valeurs culturelles chez les personnes interviewées. Le but était de vérifier si le système obtenu grâce aux données du questionnaire pouvait être corroboré subjectivement par les répondants. La figure 2 permet de visualiser les fréquences de codes obtenues sur QDA Miner après l’analyse des entrevues.

La figure 2 fait ressortir une prédominance des valeurs du type bienveillance chez les personnes interrogées. Les mots clés générosité, honnêteté, loyauté, disponibilité et leurs synonymes cités comme valeurs culturelles dans les propos des bibliothécaires interrogés sont des items associés aux valeurs de ce type par Schwartz (2006).

Figure 2

Système de valeurs culturelles selon les données d’entrevues

Système de valeurs culturelles selon les données d’entrevues

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Schwartz (1999) a analysé l’impact des valeurs culturelles sur la signification donnée au travail selon les pays. Bien que cette analyse ne s’intéresse qu’au travail et ne soit généralement utilisée qu’en gestion, elle permet de comprendre globalement les relations entre valeurs culturelles et valeurs professionnelles. Il définit sept catégories de valeurs sur trois dimensions bipolaires : (a) Conservatisme opposé à Autonomie intellectuelleet affective, (b) Hiérarchie opposée à Égalitarisme, et (c) Domination opposée à Harmonie. Il classe les cultures selon cette structure bipolaire des valeurs. Cette classification permet d’obtenir les types culturels suivants :

  1. Les cultures conservatrices qui s’opposent aux cultures à haut degré d’autonomie. Les premières mettent l’accent sur l’intégration de l’individu au groupe, le respect de l’ordre social et de la tradition, la sécurité familiale, l’autodiscipline, le maintien du statu quo et la faible ouverture au changement, le consensus et la limitation des actions qui pourraient perturber la solidarité du groupe ou l’ordre traditionnel. Les secondes considèrent l’individu comme une entité autonome qui cherche à exprimer ses qualités propres et mettent l’accent sur l’autonomie intellectuelle et les droits de l’individu;

  2. Les sociétés hiérarchisées s’opposent aux sociétés égalitaristes. Dans les sociétés hiérarchisées, la légitimité du pouvoir, des rôles, de la richesse, etc. dépendent de la position sociale. Dans les cultures égalitaristes, les individus sont égaux en droit. Ces cultures mettent l’accent sur la primauté des valeurs d’égalité, de justice sociale, de liberté, de responsabilité et d’honnêteté.

  3. Les sociétés orientées vers la maîtrise et la domination de la nature où les individus cherchent à changer le monde qui sont opposées aux cultures orientées vers la dimension Harmonie où les individus acceptent le monde comme il est et essaient de le préserver plutôt que de le changer ou de l’exploiter.

Munene, Schwartz et Smith (2000) ont appliqué cette structure de valeurs culturelles à l’étude de l’influence des valeurs culturelles sur le comportement des gestionnaires en Afrique. Leur étude fait ressortir que les sociétés africaines se classent parmi les sociétés conservatrices, hiérarchisées et orientées vers la dimension Harmonie.

La conclusion que l’on pourrait tirer de l’étude de Munene, Schwartz et Smith (2000), du point de vue de notre étude, est que si les cultures africaines ont une structure de valeurs culturelles conservatrices, cela devrait se traduire du point de vue des individus par une priorisation des valeurs de la dimension Tradition, Conformité, Sécurité.

Or, il appert que le système de valeurs culturelles des bibliothécaires universitaires sénégalais se structure autour des valeurs du type universalisme, conformité, sécurité et bienveillance. Toutes ces valeurs se situent dans l’axe « Continuité – Dépassement de soi » dans le modèle théorique de Schwartz (2006, 1992). Leur système de valeurs indique un focus sur le social et une tendance à éviter les actions de nature à transgresser les normes sociales.

Par conséquent, ce système confirme les conclusions de Munene, Schwartz et Smith (2000) qui décrivent le système de valeurs dominant en Afrique comme étant caractérisé par une forte intégration de l’individu au groupe, un sens aigu de la solidarité et un solide attachement à la famille au sens large du terme. Un tel système de valeurs ne favorise pas les initiatives personnelles. Au contraire, les individus membres sont peu tentés par les changements stimulants et les défis passionnants (Schwartz 2006).

L’analyse des données du questionnaire portant sur les valeurs professionnelles fait ressortir que les bibliothécaires universitaires sénégalais ayant répondu considèrent la conservation et la préservation du patrimoine comme une valeur essentielle. Cette valeur arrive en tête du système de valeurs professionnelles qui a émergé du questionnaire avec une moyenne de 9,84. Cela signifie que les bibliothécaires interrogés estiment que conserver et préserver, pour les générations futures, tout le patrimoine culturel national enregistré quels que soient le média, le support et le format constitue une priorité pour eux en tant que professionnels.

Le refus de toute forme de discrimination arrive en seconde position avec une moyenne de 9,81. L’adhésion à cette valeur dénote que les répondants excluent toute discrimination, qu’elle soit fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, le sexe ou l’orientation sexuelle, l’âge, le handicap, la religion ou l’opinion.

L’accès à l’information (9,78) arrive en troisième position. L’adhésion à cette valeur favorise un engagement à fournir un accès égal, équitable et aisé à toutes les ressources d’information offertes directement ou indirectement par la bibliothèque quels que soient la technologie, le format, ou les méthodes de diffusion utilisées.

La quatrième position du système de valeurs professionnelles de nos répondants est occupée par la valeur service à la clientèle (9,74). Cette valeur favorise un engagement à assurer un service de qualité aux utilisateurs des bibliothèques universitaires. Le service à la clientèle apparaît généralement comme une valeur particulièrement importante pour les bibliothécaires (Dole & Hurych 2001).

L’adhésion des bibliothécaires universitaires sénégalais à ces valeurs n’est pas surprenante compte tenu des valeurs promulguées par les associations de bibliothécaires.

Tableau 4

Système de valeurs professionnelles des répondants

Système de valeurs professionnelles des répondants

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Discussion

On note que les bibliothécaires qui ont répondu à notre enquête mettent le pluralisme des opinions, le respect de la diversité et la liberté intellectuelle aux dernières places dans leur système de valeurs professionnelles. C’est tout à fait le contraire chez les bibliothécaires membres de l’ALA qui mettent en avant le service à la clientèle, la liberté intellectuelle, la protection de la vie privée des usagers (Dole & Hurych 2001). Cela confirme l’existence de différences déjà relevées dans la façon de hiérarchiser les valeurs chez les bibliothécaires (Vaagan & Holm 2004; Horvat 2003; Dole & Hurych 2001; Dole, Hurych & Koehler 2000; Koehler, et al. 2000). Selon Koehler et al. (2000), même si certaines valeurs professionnelles comme le service à la clientèle, la liberté intellectuelle, la préservation des collections, le libre accès à l’information et la maîtrise de l’information sont souvent citées en tête des systèmes de valeurs professionnelles chez les bibliothécaires, l’ordre des valeurs diffère selon les fonctions et les responsabilités et selon le niveau de développement économique et social de la région ou du pays. Toutes les valeurs professionnelles proclamées par les associations professionnelles ne sont pas également adoptées et acceptées par les membres de la profession. La communauté professionnelle des bibliothécaires du monde entier partage certaines valeurs considérées comme des valeurs professionnelles de base. Mais la manière dont ces valeurs sont priorisées diffère selon les pays (Horvat 2003).

Les valeurs professionnelles sont intériorisées au cours du processus de socialisation que constitue la formation et deviennent subjectivement signifiantes (Berger & Luckmann 2006). Les données d’entrevues ont servi à vérifier subjectivement le système de valeurs professionnelles chez nos répondants.

La priorité accordée à la préservation et la conservation de l’héritage culturel peut être liée au fait que les bibliothèques universitaires sénégalaises souffrent d’un manque drastique de moyens pour assurer leurs missions. Ce manque de moyens peut être à l’origine de certaines situations pouvant menacer l’équité dans l’accès à l’information. Il arrive que les bibliothécaires universitaires sénégalais soient tentés de faciliter l’accès aux services à de proches parents au détriment de l’équité. Néanmoins, le refus de toute forme de discrimination et le service à la clientèle apparaissent comme des valeurs fondamentales. Le service à la clientèle est généralement considéré comme une valeur particulièrement importante pour tous les bibliothécaires (Dole & Hurych 2001).

Il est particulièrement remarquable de noter que les bibliothécaires universitaires sénégalais mettent le pluralisme des opinions, le respect de la diversité et la liberté intellectuelle aux dernières places dans leur système de valeurs professionnelles. Cette hiérarchie des valeurs est tout à fait contraire à celle des bibliothécaires membres de l’ALA qui mettent en avant le service à la clientèle, la liberté intellectuelle, la protection de la vie privée des usagers (Dole & Hurych 2001). On peut donc valablement estimer qu’il y a des différences dans la façon de hiérarchiser les valeurs chez les bibliothécaires selon les fonctions et les responsabilités ainsi que le niveau de développement économique et social de la région ou du pays, etc. (Vaagan & Holm 2004; Horvat 2003; Dole & Hurych 2001; Dole, Hurych & Koehler 2000; Koehler, et al. 2000).

La majorité des bibliothécaires interrogés affirme que dans les situations professionnelles on doit mettre en avant les valeurs professionnelles. Néanmoins, les arbitrages opérés dans les situations professionnelles au cours desquelles leurs valeurs ont été en jeu, montrent que lorsque les valeurs professionnelles entrent en conflit avec les valeurs culturelles, les bibliothécaires universitaires sénégalais cherchent souvent un compromis, un juste milieu qui permet de prendre une décision sans mettre fondamentalement en cause leurs valeurs culturelles. Lorsque le compromis n’est pas possible, l’arbitrage intervient en dernier ressort au profit des valeurs culturelles.

Les bibliothécaires universitaires sénégalais se prononcent généralement contre toute forme de censure. Il n’est pas pour autant possible d’affirmer avec certitude que cela traduise une forte adhésion à la liberté intellectuelle. D’ailleurs peu de bibliothécaires sont prêts à acquérir un ouvrage tombé sous le coup de la censure. Leur opposition à la censure semble donc être liée à la tolérance, qui est considérée comme une valeur culturelle fondamentale dans le contexte sénégalais.

L’intériorisation des valeurs professionnelles est le résultat du processus de socialisation secondaire (Berger & Luckmann, 2006). Par ce dernier, l’individu acquiert les connaissances spécifiques et les valeurs liées à son rôle. Ce rôle est également enraciné dans la division sociale du travail. Cependant, ce processus de socialisation secondaire est déterminé par un problème fondamental : il présuppose toujours un processus de socialisation primaire au cours duquel l’individu a déjà intériorisé des valeurs culturelles d’un groupe social donné (Berger & Luckmann, 2006). Les valeurs professionnelles doivent donc être superposées aux valeurs culturelles. « Il existe, dès lors, un problème de consistance entre les intériorisations originales et nouvelles » (Berger & Luckmann 2006, p.238). La question de l’accommodation des valeurs professionnelles aux valeurs culturelles pose le problème de la consistance de l’intériorisation des premières et leur superposition aux dernières.

Conclusion

La hiérarchie des valeurs influence la programmation d’action. La hiérarchie des valeurs d’un individu favorise les comportements qui sont en accord avec ces valeurs. Plus une valeur est élevée dans la hiérarchie des valeurs d’une personne, plus cette personne aura tendance à traduire cette valeur dans son comportement (Schwartz 2006). C’est pourquoi nous avons voulu connaître les valeurs que les bibliothécaires universitaires sénégalais jugent plus importantes. Nous leur avons demandé de nous dire, parmi les valeurs qu’ils ont mentionnées dans leur description des situations présentées, laquelle est la plus importante et pourquoi?

Il ressort de leurs réponses que les valeurs jugées plus importantes par nos répondants appartiennent en majorité au système de valeurs culturelles. Les bibliothécaires universitaires sénégalais se réfèrent en priorité à leurs valeurs culturelles. Cela est corroboré par les arbitrages opérés lors des conflits de valeurs. Un examen des arbitrages montre également que les bibliothécaires universitaires sénégalais, au moment de prendre des décisions, se réfèrent rarement à des valeurs qui contredisent leurs valeurs culturelles. Cela confirme que « l’accent de réalité de la connaissance intériorisée au cours de la socialisation secondaire est plus aisément mis entre parenthèse », alors qu’« il faut plusieurs chocs biographiques pour désintégrer la réalité massive intériorisée au cours de la prime enfance » (Berger & Luckmann 2006, p.242). Il est donc indispensable que la socialisation secondaire soit renforcée « par des techniques pédagogiques spécifiques » (Berger & Luckmann 2006, p.243). Une meilleure intériorisation des valeurs professionnelles passe par leur prise en compte dans la formation qui est un moment important de la socialisation professionnelle.

Sur le plan théorique, notre recherche confirme la théorie de la prédominance, dans les sociétés africaines en général, d’un système de valeurs s’inscrivant dans l’axe « Continuité – Dépassement de soi » du modèle théorique de Schwartz (2006, 1992). Dans ce système, les valeurs dominantes sont des valeurs de types universalisme, bienveillance, tradition, conformité et sécurité. Ces valeurs favorisent l’intégration de l’individu au groupe, la solidarité, la sécurité familiale et le refus des actions de nature à porter atteinte à l’harmonie du groupe.

Cette recherche permet de mieux comprendre l’influence du système de valeurs culturelles ainsi décrit sur l’adoption des comportements et l’évaluation des événements dans le milieu professionnel par les bibliothécaires universitaires sénégalais. Elle montre que les bibliothécaires universitaires sénégalais cherchent toujours à accommoder leurs valeurs professionnelles à leurs valeurs culturelles dans les situations professionnelles au cours desquelles ils doivent interagir avec les autres membres de la société. Les choix faits dans ces situations découlent d’un compromis entre les deux systèmes de valeurs, mais dans tous les cas, ils ne mettent jamais en cause leurs valeurs culturelles.