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S’il existe plusieurs études portant sur la littérature de jeunesse, en particulier ses auteurs et ses illustrateurs, rares sont les ouvrages consacrés au travail des éditeurs. C’est ce manque que visent à combler Dominique Korach et Soazig Le Bail dans leur essai Éditer pour la jeunesse. Les auteurs connaissent d’ailleurs intimement leur sujet, puisque Korach a dirigé pendant dix ans la branche jeunesse des éditions Nathan, alors que Le Bail, à titre de directrice littéraire aux éditions Thierry Magnier, est responsable des collections de romans pour les lecteurs débutants jusqu’aux romans pour adultes. L’ouvrage appartient à la collection « Pratiques éditoriales », qui propose aux professionnels du livre des outils d’analyse pour bien saisir chacun des maillons du processus éditorial. Le livre ne contient ni index, ni bibliographie.

Le chapitre 1 présente un court historique de la littérature de jeunesse en France, en la situant par rapport à certains événements importants dans le monde anglo-saxon (par exemple, l’ouverture de la première librairie destinée à la jeunesse à Londres en 1745 et la publication d’Alice au pays des Merveilles de Lewis Carroll en 1865). Les grandes dates de l’édition du livre de jeunesse en France y sont soulignées, par exemple la parution en 1916 du premier titre de la collection « Contes et légendes de tous les pays » éditée par Nathan, la publication par Gallimard en 1945 d’un des plus grands succès de la littérature de jeunesse, Le Petit Prince de Saint-Exupéry, et la fondation en 1965 de L’École des loisirs.

Le chapitre 2 propose une définition du livre de jeunesse et souligne la responsabilité particulière de l’éditeur de jeunesse, puisque le public auquel s’adressent ses productions est en pleine construction de son identité et de ses savoirs. Ce chapitre propose une typologie des livres de jeunesse, incluant les livres pour la petite enfance (avant la maîtrise de la lecture), les oeuvres de fiction et les documentaires (après la maîtrise de la lecture). La typologie inclut également les licences et les produits dérivés, dont font partie les films d’animation, les applications sur tablettes et les livres électroniques animés. Le chapitre se termine par des statistiques de 2012 sur le marché français du livre de jeunesse, qui montrent que les 20 premiers éditeurs (sur plus de 200) se partagent 70 % du marché.

Dans le chapitre 3, les auteurs font un survol des enjeux principaux auxquels doivent faire face les éditeurs de jeunesse. D’abord, Korach et Le Bail soulignent que les éditeurs de jeunesse s’adressent à des publics fort différents, selon l’âge et les capacités de lecture, de même que s’il s’agit d’oeuvres de fiction ou de documentaires. Par la suite, les auteurs discutent de l’implication de l’éditeur dans tous les volets de la production, notamment la promotion, les problématiques financières et les aspects graphiques et techniques. La partie la plus intéressante de ce chapitre porte sur la dimension internationale de la vie d’un ouvrage. On y présente le cas de l’agence Michelle Lapautre, qui représente les intérêts d’éditeurs et d’agents anglo-saxons, de même qu’une entrevue avec Tracy Phillips, directrice des cessions de droits Jeunesse chez Simon & Schuster UK.

Le chapitre suivant, très court, décrit les relations qu’entretient l’éditeur avec les auteurs et les illustrateurs. Ce chapitre contient une phrase éloquente qui résume les qualités requises d’un éditeur dans ses relations avec un auteur :

Un éditeur doit aimer lire (évidemment), entre les lignes souvent pour trouver dans le manuscrit reçu les qualités du texte qui n’y sont pas encore pleinement développées ; être curieux, avoir assez d’humilité pour ne pas oublier que des deux, le créateur c’est l’auteur ; assez de conviction et de fermeté pour ne pas laisser l’écrivain s’égarer ; assez de diplomatie pour le dire sans blesser.

p. 46

Le chapitre 5, le plus fourni de l’ouvrage, décortique le travail de l’éditeur en fonction du secteur dans lequel il oeuvre : le livre pour la petite enfance, la fiction ou le documentaire. Ce chapitre démontre la grande diversité du rôle de l’éditeur jeunesse, en l’illustrant de plusieurs exemples développés dans des encadrés. Parmi ces exemples, on note la création en 2001 de la collection « Petite Poche » aux éditions Thierry Magnier, qui est née de la volonté d’offrir des romans pour lecteurs débutants, sans images, contrairement aux ouvrages destinés à ce public, qui sont tous abondamment illustrés. Le chapitre se termine par une section portant sur les licences et les produits dérivés, en particulier les échanges entre les livres et les films d’animation.

Le chapitre 6 poursuit l’exploration des relations entre le livre et les produits dérivés, mais cette fois en se concentrant sur les contenus numériques, soit les applications pour tablettes, les livres électroniques et les sites Internet. On y apprend que de grandes maisons d’édition, comme Hachette, ont investi dans les réseaux sociaux afin d’entraîner leurs lecteurs à développer des communautés d’adeptes et de stimuler ainsi l’engouement pour les oeuvres les plus populaires de leur catalogue.

Le dernier chapitre de l’ouvrage porte sur la commercialisation du livre de jeunesse. Cet aspect du travail d’un éditeur requiert des expertises variées et implique de nombreuses activités, comme la recherche de partenariats commerciaux, le développement de relations privilégiées avec les libraires, les bibliothécaires et les enseignants, la mise à jour et l’animation de sites Internet, la participation aux salons du livre, entre autres.

L’ouvrage se conclut par sept annexes, dont l’une est consacrée à une entrevue avec l’auteure Susie Morgenstern et les six autres nous offrent des portraits de spécialistes de l’édition. Parmi ces derniers, on retrouve des représentants de grandes maisons, comme Hatier, Gallimard et Nathan, et des fondateurs de maisons plus récentes, soit Didier Jeunesse, Rue du Monde et Sarbacane. Cette partie du livre est particulièrement intéressante, car elle recèle plusieurs réflexions de première main sur le travail de l’éditeur. On y constate que la profession est en constante évolution et que des changements sans doute plus dramatiques sont à venir, si l’on en croit Murielle Couëslan, directrice de l’édition 0-8 ans chez Nathan Jeunesse :

Le numérique concerne aussi les petits. Pour l’instant, les parents valorisent beaucoup le support papier pour l’histoire du soir, le documentaire. Cela va peut-être changer mais pour l’instant, le fait d’avoir sa petite bibliothèque, d’aller prendre son livre sur l’étagère de sa chambre constitue toujours un plaisir et une fierté. Quand les parents ne seront plus que sur tablette et que les livres auront disparu alors...

p. 134

L’ouvrage est intéressant pour les intervenants du milieu de la littérature de jeunesse, en particulier ceux qui seraient tentés par l’aventure de l’édition. Seul le contexte de la France est considéré, mais le livre contient des témoignages d’auteurs et d’éditeurs qui sont riches d’enseignement pour le lecteur québécois. Un travail semblable traitant du milieu de l’édition pour la jeunesse au Québec serait évidemment bienvenu.