Corps de l’article
Depuis l’avènement du Web au milieu des années 1990, de nombreux ouvrages ont vu le jour sur la conception de sites Web, adoptant des perspectives variées : manuels techniques sur les langages de programmation Web, monographies sur l’utilisabilité et l’ergonomie Web, manuels sur l’architecture de l’information, etc. Aline Chevalier, dans son essai La conception des documents pour le Web, respecte bien la philosophie de la collection « Papiers » des Presses de l’enssib, qui vise à présenter des réflexions nouvelles. Professeure de psychologie cognitive ergonomique, l’auteure y aborde en effet la conception des documents Web sous l’angle plutôt inédit de l’activité cognitive des concepteurs. Elle s’y intéresse non pas à la conception comme telle, mais plutôt au processus de conception, présentant une réflexion originale, basée sur de nombreuses études empiriques qu’elle a menées au cours des dix dernières années, sur la manière dont les concepteurs, d’un point de vue cognitif, procèdent lorsqu’ils conçoivent un site Web. D’entrée de jeu, elle précise qu’elle s’intéresse tout particulièrement aux concepteurs-éditeurs qui prennent en charge la quasi-totalité des aspects d’un projet Web et qui, ainsi, doivent posséder de multiples compétences acquises principalement de manière autonome ou par le biais de formations courtes ; ce profil particulier de concepteur démontre, en effet, des processus cognitifs plus complexes. Il est nécessaire de conserver cette particularité en mémoire tout au long de notre lecture ; le portrait dégagé sur certains aspects nous semble certes difficilement transposable à des profils de concepteurs différents comme, par exemple, celui d’un concepteur partie prenante d’une équipe Web où l’ensemble des tâches est réparti entre ses membres.
Dans le premier chapitre, « L’activité de conception », l’auteure brosse un portrait des écrits sur l’activité de conception, remontant à la période romaine. Ce tour d’horizon historique permet de comprendre comment la conception fut abordée au sein de différents courants et disciplines. De plus, on y retrouve un état de la question sur les divers types de problèmes de conception, activités de conception et modèles de conception retrouvés dans la littérature. L’auteure s’attarde finalement sur les particularités propres à la conception de sites Web et à son évolution, les environnements de développement devenant de plus en plus conviviaux et pouvant être utilisés par des « non-informaticiens ». Elle termine ce premier chapitre par différents questionnements sur les difficultés potentielles que peuvent rencontrer les concepteurs, questionnements ayant émergé d’une première étude de terrain en 2002, et qui serviront de colonne vertébrale aux chapitres subséquents.
Le deuxième chapitre, « Expertise, stratégies et gestion de contraintes », creuse la question de l’expertise et de son impact potentiel sur la manière dont les concepteurs gèrent les contraintes liées à un projet de site Web, contraintes entre autres définies par le commanditaire dans le cahier des charges, mais aussi les contraintes des utilisateurs eux-mêmes. Héritage de la discipline d’attache de l’auteure, ce thème de la prise en compte des utilisateurs qui s’installe dans ce chapitre deviendra un thème récurrent par la suite. Il ressort des études présentées que tant les concepteurs débutants que professionnels tendent à privilégier les contraintes-commanditaires. Ainsi, pour amener les concepteurs à mieux respecter les contraintes-utilisateurs, ces dernières doivent explicitement être indiquées dans le cahier des charges.
Les questions soulevées dans le chapitre 2 quant à la prise en compte des contraintes-utilisateurs se cristallisent dans le chapitre 3, « Adoption et changement de points de vue : fixation ou flexibilité cognitive en conception Web », où l’auteure s’attarde à la capacité (ou à l’incapacité) cognitive des concepteurs à adopter un point de vue autre que le leur, soit celui des utilisateurs. Ainsi, les études présentées démontrent que la flexibilité cognitive leur permet de produire des sites Web plus ergonomiques. Être en contact avec des exemples de sites ergonomiques contribuerait aussi à les amener à se détacher des contraintes-commanditaires pour mieux prendre en compte les utilisateurs.
L’étude des deux pôles que sont les concepteurs et les utilisateurs se poursuit dans le chapitre suivant, « Rechercher des informations et naviguer sur le Web : quelles différences entre concepteurs et utilisateurs ». L’auteure essaie ici aussi de comprendre pourquoi il peut être difficile pour le concepteur de prendre en compte la perspective des utilisateurs. Des résultats décrits, il ressort clairement que leurs comportements diffèrent, les concepteurs démontrant entre autres une compréhension très incomplète des comportements en recherche des utilisateurs novices.
Les résultats présentés dans les chapitres précédents convergent vers un même constat, soit la difficulté pour le concepteur-éditeur d’adopter le point de vue des utilisateurs et de prendre en compte les contraintes qui leur sont propres. Le chapitre 5, « L’ergonomie des interfaces et les aides à apporter aux concepteurs », explore ainsi des outils manuels et automatiques pouvant aider les concepteurs à contourner cette difficulté. Il est fait mention en particulier d’un système à base de connaissances, MetroWeb, où se trouvent consignées des connaissances en ergonomie Web. Il s’avère, selon les études présentées, que les outils tant automatiques que manuels ont été difficiles à utiliser par les concepteurs, certains ne les ayant pas du tout utilisés. Les outils d’aide se sont révélés parfois hermétiques car utilisant un langage inaccessible, la difficulté à considérer l’utilisateur et ainsi à concevoir des sites ergonomiques étant entre autres liée à un manque de connaissances sur le sujet. Pour les concepteurs professionnels, toutefois, ces outils se sont révélés utiles indirectement, leur remettant à l’esprit l’importance de la dimension ergonomique. Nous ne pouvons nous empêcher ici de penser qu’il serait intéressant d’aborder cette difficulté sous un angle différent, soit celui de la formation des concepteurs, d’une part, mais aussi de la viabilité, pour la conception Web, du modèle du concepteur-éditeur autonome et quasi autodidacte. Les sites Web sont des objets complexes, à couches multiples, interpellant chacune des compétences particulières ; un seul individu, autodidacte de surcroît, est-il en mesure de bien en maîtriser tous les aspects ?
Finalement, le chapitre 6, « Ergonomie et esthétique, quels liens ? », légèrement en rupture avec le fil conducteur de l’ouvrage qui nous a graduellement présenté les différents aspects liés aux utilisateurs, s’arrête quelques instants sur les liens potentiels entre esthétique et utilisabilité, peu explorés jusqu’à maintenant et demeurant flous tant du point de vue de l’utilisateur que de celui du concepteur.
Cet essai intéressa à la fois les étudiants et les professeurs-chercheurs qui évoluent dans des domaines touchant à la conception Web (par exemple, psychologie et ergonomie cognitives, sciences de l’information) et qui sont intéressés à mieux comprendre le processus de conception. Il intéressera également les différentes professions reliées (ergonome, architecte de l’information, webmestre, etc.) qui y trouveront des informations utiles à leur pratique. Ces différents lectorats apprécieront le soin pris à inclure, en fin de chapitre, une conclusion synthétisant les résultats présentés et ouvrant sur le chapitre subséquent. Les nombreuses études empiriques sur lesquelles l’essai est construit ainsi que l’exploitation soutenue de la littérature contribuent à augmenter la crédibilité des idées amenées ; en découle une bibliographie riche dont pourra bénéficier le lecteur intéressé à pousser la réflexion. Il faut toutefois mentionner que, les sciences de l’information n’ayant pas été incluses parmi les disciplines s’intéressant aux environnements hypermédias, certains aspects n’y sont pas couverts comme les écrits importants en architecture de l’information. Cette absence toutefois ne nuit pas à la compréhension de l’ouvrage, la perspective abordée étant celle de la psychologie et de l’ergonomie cognitives.