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L’École des sciences de l’information (ÉSIS ; School of Information Studies en anglais) de l’Université d’Ottawa (University of Ottawa) a célébré son 10e anniversaire en 2019. Elle a accueilli ses premiers étudiants à temps partiel en janvier 2009, pour offrir en septembre de la même année un programme à temps plein menant à une maîtrise en sciences de l’information (MSI). L’ÉSIS offre actuellement le seul programme de MSI bilingue anglais-français en Amérique du Nord agréé par l’American Library Association (ALA)[1], et ce, sur le campus de la plus grande université bilingue anglais-français au monde[2].

La première école

Une première mouture de l’École des sciences de l’information a existé de 1938 à 1976, constituant alors le seul programme bilingue au Canada pour une formation en bibliothéconomie et sciences de l’information. Fondée par le père Auguste Morisset, bibliothécaire de l’Université d’Ottawa, un Franco-Américain de 38 ans qui avait quitté le Massachusetts pour joindre les Missionnaires Oblats de Marie Immaculée à l’âge de 21 ans, l’École était la troisième école de bibliothéconomie diplômante à ouvrir ses portes au Canada après l’Université McGill et l’Université de Toronto[3]. Elle proposait des études bilingues à temps partiel, ce qui permettait aux étudiants de continuer à travailler tout en poursuivant leur éducation. Afin d’accueillir les travailleurs à temps plein souhaitant suivre une formation formelle, la charge de cours d’un an à temps plein était proposée sur une période de quatre ans, dans le cadre de cours du soir. En 1952, les premiers cours d’été ont été proposés.

Les cours étaient principalement donnés en anglais, mais les devoirs et les lectures pouvaient être effectués en français. Les étudiants passaient un test de langue avant d’être acceptés. L’École a offert une licence en bibliothéconomie (BLSc) à temps partiel dès 1942 et une maîtrise (MLS) à partir de 1954. En 1952 fut offert le premier cours régulier à temps plein d’un an, menant au diplôme BLS et au certificat d’études. Jusqu’à la fin des années 1960, la plupart des étudiants en maîtrise étaient à temps partiel.

Lors de son 25e anniversaire, en 1963, l’École avait décerné 139 diplômes BLS, 2 diplômes MLS et 17 certificats d’études. Cela a permis de combler un véritable besoin dans la région de la capitale nationale canadienne, qui non seulement abritait la plupart des bibliothèques ministérielles du gouvernement fédéral, mais couvrait aussi un territoire chevauchant la rivière séparant l’Ontario du Québec, avec de chaque côté des institutions publiques et académiques oeuvrant dans les deux langues officielles. La région comptait aussi des bibliothèques prestigieuses, notamment la Bibliothèque nationale, la Bibliothèque du Parlement, la Bibliothèque nationale des sciences et de nombreuses bibliothèques universitaires et collégiales.

S’il y avait un marché pour les diplômés de l’École, celle-ci n’avait pas obtenu l’agrément de l’American Library Association, nécessaire pour octroyer des diplômes véritablement professionnels.

Le père Morisset a donc lancé une campagne soutenue pour obtenir ce précieux agrément de l’ALA dans les années 1950 et au début des années 1960, en effectuant toutes les démarches possibles. Il a fait appel à des sommités telles que le Dr Lorne Pierce[4] de la maison d’édition Ryerson Press. Dans une lettre datant du 2 juillet 1956 du Dr Pierce concernant une réunion avec l’ALC, on lit ceci :

Tout le monde est d’avis que votre initiative est courageuse et que vous avez maintenu l’Université d’Ottawa en avant-plan dans ce domaine académique […] tout effort pour vous assister, mais qu’ayant adopté une position ferme en matière de certification, ils estiment qu’ils ne peuvent pas vraiment laisser tomber les autres écoles de bibliothéconomie. Ils disent que si vous aviez deux professeurs à plein temps, ils accéderaient immédiatement à votre demande, mais ils pensent que votre charge personnelle est trop lourde. Je leur demande qu’ils accordent maintenant la reconnaissance de vos diplômés et qu’ils vous aident à trouver du soutien. J’ai suggéré qu’ils fassent d’Ottawa la première et la plus importante école de bibliothéconomie de langue française…

Dans une missive de 1956 au Dr Pierce, le père Morisset fait allusion à des lettres envoyées à divers directeurs, dont Angus Mowat[5], directeur du service des bibliothèques publiques du ministère de l’Éducation de l’Ontario, et Anita Hostetter, chef et secrétaire du conseil de l’éducation pour la bibliothéconomie de l’ALA, ainsi qu’à une liste d’amis de l’École, dont le Dr Roland Michener, député, et d’autres ministres, pour appuyer sa demande d’agrément auprès de la Canadian Library Association (CLA).

Je tiens à souligner le fait que je ne veux pas mendier. J’ai la profonde conviction que cette école de bibliothéconomie a vraiment quelque chose à offrir : le programme d’études, les compétences du personnel actuel, les outils utilisés pour l’enseignement ainsi que les collections mentionnées pour le travail pratique rencontrent les normes les plus strictes.

A. Morisset, lettre au Dr Pierce, 25 juillet 1956

La réponse du Dr Pierce se lisait comme suit :

Après avoir lu le dossier et étudié le calendrier de l’Université, je ne comprends pas pourquoi cette reconnaissance n’a pas été donnée… Je ne vois pas d’autre école offrant mieux… Je vais aller au coeur de cette affaire, tâchant de déterminer le plus précisément possible quelles sont leurs objections et leurs réserves… Il peut être utile d’approcher les responsables politiques plus tard, mais je pense que la solution réside soit dans la bureaucratie de la guilde professionnelle des bibliothécaires, soit auprès des officiels du OLA [Ontario Library Association] ou du CLA…

L. Pierce, lettre à A. Morisset, 28 juillet 1956

« Il [Mowat] a indiqué que le ministre avait été contraint de renvoyer la balle, pour ainsi dire, et de remettre l’affaire entre les mains du CLA. » (L. Pierce, note confidentielle à A. Morisset, 25 juillet 1956)

Le Dr Pierce a fait remarquer que le diplôme BLS d’Ottawa était accepté sans difficulté en Ontario sur le marché du travail et à l’Université Columbia pour le programme MLS, et qu’il s’agissait d’une question de fierté que l’Ontario reconnaisse ce diplôme. Mowat a répondu que le Canada tenait beaucoup à cette reconnaissance par les agences américaines, mais que la CLA contournait le problème… en prétendant que l’ALA était tout autant canadienne qu’américaine. La seule solution était qu’Ottawa et Montréal demandent à l’ALA d’agréer leurs cours et que cela soit automatiquement accepté par la CLA. Pour le Dr Pierce, ceci était « inadmissible » (L. Pierce, lettre privée, 29 juillet 1956). La CLA soutiendrait l’ALA dans ce combat (L. Pierce, lettre privée, 29 juillet 1956). Sa recommandation : qu’Ottawa, Montréal et Laval s’unissent en tant qu’écoles francophones pour exiger que leurs diplômes soient certifiés, du fait que leurs diplômes étaient acceptés.

Le gouvernement de l’Ontario ne fournit aucune aide. Le père Morisset a assisté aux conférences de l’ALA en s’efforçant de faire connaissance avec les agents de l’agrément. En 1959, il abandonna son poste de bibliothécaire universitaire afin jouer un rôle plus actif au sein de l’École en vue de l’agrément.

L’École de l’Université d’Ottawa avait de la concurrence au Canada, alors que d’autres écoles de bibliothéconomie ouvraient leurs portes : l’Université de Montréal a commencé à offrir un BLS en 1961, tout comme l’Université de Colombie-Britannique (UBC). D’autres allaient bientôt suivre[6]. L’École de l’Université d’Ottawa, elle, ne semblait pas pouvoir obtenir le type de financement qui lui permettrait de s’épanouir. Le père Morisset en était bien conscient et savait que, sans l’agrément de l’ALA, ses diplômés étaient désavantagés. Certains employeurs dédaignaient le diplôme d’un programme non agréé et payaient moins ces bibliothécaires[7] alors que d’autres ne les embauchaient pas pour des fonctions de supervision.

C’est pourquoi, en 1960, le père Morisset a communiqué avec le Dr Leon Carnovsky, président du comité de l’agrément de l’ALA, pour lui demander s’il pouvait envoyer le Dr Lester Asheim (l’ancien président) à Ottawa, aux frais de l’Université, pour examiner le programme et offrir ses conseils sur la façon de bien se préparer pour une visite d’agrément.

De fait, le Dr Asheim s’est rendu sur place pendant quelques jours et a établi une liste d’améliorations qui pourraient conduire à un meilleur résultat (L. Asheim, rapport au recteur, 4 mars 1960). Parmi ces recommandations, il y avait un plus grand nombre d’enseignants à plein temps, de même que de meilleurs équipements et locaux pour les étudiants.

Une lettre envoyée au président de l’Association des anciens de l’Université d’Ottawa en juillet 1963 a présenté des arguments dans le but de convaincre cet organisme de soutenir la demande d’agrément. La lettre, envoyée par le président de la section bibliothéconomie, présentait les points positifs d’une telle démarche, notamment le fait que l’Université de Montréal, « l’école francophone », en faisait la demande en 1964, que les étudiants étaient aux prises avec « des difficultés pour obtenir un emploi dans certains types de bibliothèques […] preuve de discrimination », que les étudiants n’étaient « pas éligibles pour les bourses de bibliothéconomie », que « [c]’est la seule école bilingue au Canada ou sur le continent […] des conférenciers à temps partiel bien formé et des bibliothécaires locaux expérimentés [comme] le Dr W. Kaye Lamb, directeur de la Bibliothèque nationale » (E. Mair, lettre au Dr J. A. Doyle, 17 juillet 1963).

Dans une lettre du 23 avril 1964, Hilda M. Brooke, présidente de l’OLA, écrivait au premier ministre de l’Ontario, l’honorable John Robarts :

L’Ontario compte actuellement 179 postes de bibliothécaires qualifiés vacants et 508 autres seront à pourvoir d’ici 1967… Trois solutions possibles à cette pénurie… (a) création d’une nouvelle école de bibliothéconomie, de préférence en dehors de la région de Toronto ; (b) élargissement de l’École de bibliothéconomie agréée actuelle à l’Université de Toronto ; et (c) amélioration de l’École de bibliothéconomie non agréée à l’Université d’Ottawa.

Un achoppement important est apparu après la tenue d’une réunion spéciale du Comité de la bibliothéconomie à l’Université de Toronto en novembre 1964 pour discuter de la création d’une autre école de bibliothéconomie en Ontario. Une demande d’extension du financement de l’Université de Toronto a été approuvée, mais les requêtes d’ajout au financement de l’Université d’Ottawa ont été refusées (Comité de la bibliothéconomie à l’Université de Toronto, 1964). De plus, des institutions académiques étaient envisagées pour la fondation d’une nouvelle école, soit l’Université de Windsor, l’Université McMaster, l’Université de York et l’Université Western Ontario (UWO) (Comité de la bibliothéconomie à l’Université de Toronto, 1964).

Le Dr Carnovsky se méfiait quelque peu de la capacité de l’École à obtenir un agrément. Dans une lettre envoyée en 1964 au Dr Samuel Rothstein de l’Université de la Colombie-Britannique, il a noté que l’École avait un corps professoral faible (sur la base du rapport informel Asheim de 1960) :

Comme vous le savez, l’Université d’Ottawa est demeurée dans l’attente d’une décision concernant une visite d’agrément… Mon impression générale est que le corps professoral n’est pas très solide. Bien que j’avoue qu’il n’est peut-être pas plus faible que le corps professoral de certaines écoles déjà acceptées, je suis quand même un peu inquiet.

L. Carnovsky, lettre au Dr S. Rothstein, 22 septembre 1965

Avec de nombreuses écoles demandant un agrément, rien n’était acquis. Il écrivit au père Morisset en février 1964 pour réitérer sa crainte qu’une visite d’agrément ne soit une perte de temps, voire une humiliation pour l’École si elle n’avait pas mis en oeuvre toutes les recommandations du Dr Asheim (L. Carnovsky, lettre à A. Morisset, 19 février 1964).

Le père Morisset a immédiatement répondu par :

Je vous remercie pour votre lettre. Permettez-moi tout d’abord de clarifier ce qui semble être un malentendu de votre part. La visite (Asheim) a eu lieu près de cinq ans avant la demande, et aux frais de l’Université d’Ottawa, et ce n’était pas un rapport officiel. Compte tenu de l’objectif spécifique de sa visite et du fait que son rapport a été demandé par cette université et son école de bibliothéconomie et qu’il n’était destiné qu’à leur servir de guide, il est quelque peu surprenant de constater qu’il est cité dans votre lettre comme étant considéré comme officiel.

A. Morisset, lettre au Dr L. Carnovski, 6 décembre 1964

L’animosité entre les deux hommes était croissante.

Suite aux pressions du père Morisset, l’ALA a annoncé, en 1965, que l’Université d’Ottawa serait visitée en 1966 par un comité d’agrément.

Le rapport du comité d’agrément de l’ALA de 1966, appelé « rapport Osborn » (le Dr Andrew Osborn présidait le comité), s’est avéré très décevant pour l’École et l’Université. L’agrément n’a pas été accordé. À l’interne, le rapport a été critiqué pour avoir adopté une vision « américaine » de l’École et avoir rejeté les éléments de langue française comme étant « étrangers » et donc non conformes[8]. On estimait que le comité n’avait pas bien compris les caractéristiques du système d’éducation canadien-français. En outre, le corps enseignant et les partisans de l’École étaient d’avis que le comité d’examen avait négligé de considérer tous les changements mis en oeuvre pour répondre aux normes de l’ALA, que les membres du comité n’avaient pas parlé à suffisamment de parties prenantes pour se faire une idée précise et complète du programme, et qu’ils étaient influencés par les opinions de quelques parties prenantes[9]. Les critiques concernant l’âge avancé des professeurs ont également suscité beaucoup de mécontentement, d’autant plus que le Dr Osborn était lui-même dans la soixantaine.

Le pire aspect pour les professeurs et les partisans de l’École était que le Dr Osborn ne s’était pas récusé du comité à la lumière de l’annonce faite juste avant la visite qu’il allait devenir le directeur d’une nouvelle école de bibliothéconomie à l’UWO[10]. Le gouvernement provincial avait décidé de financer une nouvelle école de bibliothéconomie plutôt que d’envoyer davantage de fonds à Ottawa.

Bien que l’on ait beaucoup parlé du possible conflit d’intérêts du Dr Osborn, l’École n’était pas à la hauteur concernant certaines normes très spécifiques. Le membre le plus connu de la faculté à plein temps, le Dr Gerhard Lomer, avait 84 ans en 1966 et il était fréquemment malade[11]. L’École manquait cruellement de professeurs à plein temps ; il y en avait cinq, dont le père Morisset, le directeur.

La grogne montait et des rapports négatifs se sont mis à circuler. John Archer, directeur des bibliothèques de l’Université McGill, a écrit à Allen Gillmore, directeur adjoint (administration) de l’Université d’Ottawa :

J’ai reçu le rapport en réponse au rapport du comité d’agrément et une copie de la lettre du père Desrochers qui n’a pas été envoyée […] j’ai rencontré le père Morisset pour discuter de la lettre que le recteur écrira au chef du comité d’agrément […] le père Desrochers est montréalais et sa lettre est pertinente […] mais il s’agit d’une défense longue et décousue du concept d’une école bilingue et une assez bonne défense des raisons pour lesquelles nous devrions reconnaître que l’École de l’Université d’Ottawa est un atout pour le Canada. […] contient plusieurs de nombreuses critiques à l’égard de l’équipe qui a effectué la visite d’agrément, et formule quelques remarques parfaitement valables sur le manque de compréhension des Américains à l’égard d’une université bilingue canadienne. Valable, pas amer, mais elle [la lettre] ne va pas changer la décision du comité d’agrément.

J. Archer, lettre à A. Gillmore, 9 septembre 1966

Le rapport de l’École était une autre paire de manches :

C’est comme si quelqu’un se vidait le coeur, mais je pourrais dire, sur une note plus sombre, que l’École ne sera jamais agréée si ce genre de rapport circulait hors des murs de l’université. Je dois vraiment vous mettre en garde contre toute allusion à cette saute d’humeur, car les critiques au sujet membres de l’équipe qui a effectué la visite sont très peu professionnelles. […] Par exemple, à la page 9 du document, il est suggéré que le Dr Osborne (sic) « n’a probablement pas été influencé par ses propres projets de création d’une école de bibliothéconomie dans l’Ontario ». Ceci est une façon détournée de dire que le type était malhonnête […] d’autres points sont valables, mais les normes sont ce qu’elles sont. Pour l’amour du ciel, ne laissez pas cette lettre devenir un bien public.

J. Archer, lettre à A. Gillmore, 9 septembre 1966

Groupe d’employés de l’École de bibliothécaires, debout devant l’entrée du Pavillon Simard au 165, rue Waller, Ottawa. Parmi eux, les professeurs George Gerych, Gerhard Lomer, Maurice Alarie, Enid Ringrose et le père Auguste Morisset, o.m.i.

Anonyme, s. d.

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Le père Morissett a essayé en vain de porter plainte directement auprès du Dr Carnovsky en août 1966 (A. Morisset, lettre à L. Carnovsky, 31 août 1966), mais, à ce moment-là, le président avait pris sa retraite et aucun appel n’a été autorisé. L’Université de Western Ontario, elle, a reçu son agrément en 1967.

En 1971, après le départ du père Morisset, l’Université a embauché un nouveau directeur, Peter Havard-Williams, pour transformer l’École en un programme de maîtrise entièrement professionnel. Havard-Williams était une excellente recrue qui aurait pu révolutionner le programme. Un communiqué de presse a précisé qu’il était bibliothécaire et maître de conférences en bibliothéconomie à l’Université Queen’s de Belfast et qu’il avait étudié la littérature et la philosophie françaises. En 1964, Havard-Williams avait fondé l’École de bibliothéconomie de cette même université et en avait été le directeur[12].

Son mandat à Ottawa, qui avait débuté en juillet 1971, a été marqué par plusieurs absences déconcertantes, puis il a déclaré à la faculté, juste après Noël, qu’il partirait au printemps 1972. Il est rentré au Royaume-Uni, où il est devenu le directeur fondateur du Département de bibliothéconomie et d’études de l’information de l’Université de Loughborough.

Lorsque Havard-Williams est parti, deux professeurs ont également quitté l’Université. Le Comité consultatif sur la planification académique du Conseil des universités de l’Ontario, qui avait entrepris une étude sur l’enseignement de la bibliothéconomie en Ontario, a produit un rapport final à l’été 1972, recommandant de fermer l’École et d’offrir des cours aux francophones dans d’autres écoles de l’Ontario (J.-M. Joly, notes d’une réunion avec le personnel de l’École, 16 octobre 1972). La possibilité d’une autre visite d’un comité d’examen externe de l’ALA en 1972 a été écartée. La dernière admission d’élèves a eu lieu en 1972, et la dernière remise de diplômes de l’École s’est effectuée en 1976. Après sa fermeture, l’École que le père Morisset[13] avait construite a beaucoup manqué à la communauté de la gestion de l’information dans la région de la capitale nationale.

La Renaissance

Pendant 33 ans, l’idée d’une relance de l’École a perdurée, mais aucun projet n’a vu le jour. En réalité, le moment aurait été mal choisi, étant donné que 14 écoles de bibliothéconomie ont fermé leur porte aux États-Unis entre 1978 et 1991 (McNally, 2004, p. 4), une époque durant laquelle cette discipline commençait à être considérée comme dépassée en raison des restrictions budgétaires, du manque d’espace pour les grandes collections papier (principalement les livres) et de l’essor du partage et du stockage de l’information par la technologie. On pensait que les postes de bibliothécaires pouvaient être comblés par des diplômés d’autres programmes en Ontario ou même par des techniciens en documentation. Il a également été beaucoup question d’utiliser uniquement l’électronique pour remplacer les collections papier, créant ainsi des bibliothèques virtuelles qui demandaient aux usagers de gérer eux-mêmes leurs informations à l’aide d’un ordinateur. Mais l’espoir de réaliser des économies s’est avéré irréaliste, et l’élan contre les bibliothécaires a perdu de la vitesse lorsque des études ont démontré que les professionnels chargés de gérer l’information font économiser à la fois temps et argent (Banks, 2017 ; Plutchak, 2017).

L’émergence d’un programme revitalisé a été le fait en grande partie de l’effort et de la volonté d’une seule personne, Leslie Weir (qui, en 2019, est devenue bibliothécaire et archiviste du Canada). Weir a commencé la campagne pour la reconstitution d’une école en 2003, l’année où elle a obtenu le poste de bibliothécaire en chef de l’Université d’Ottawa.

Sa campagne a rencontré une certaine opposition dès le début, notamment de la part d’autres écoles canadiennes de bibliothéconomie, qui voyaient d’un mauvais oeil une nouvelle école concurrente (H. Carrier, entrevue avec Leslie Weir, 9 juillet 2019). Il n’est pas toujours facile d’obtenir de nouveaux financements pour s’intégrer dans un champ d’activité donné, comme un programme autonome d’études supérieures qui n’est pas déjà établi au sein d’un établissement. Toutefois, Weir a persisté et a fait avancer l’idée, sachant que le marché du travail de la région de la capitale nationale était mal desservi concurrente (H. Carrier, entrevue avec Leslie Weir, 9 juillet 2019). Le besoin de bibliothécaires et de professionnels de l’information bilingues augmentait avec la vague imminente de départs à la retraite à grande échelle des baby-boomers bibliothécaires et spécialistes de l’information. À ce phénomène démographique s’est ajoutée la conséquence imprévue de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui offrait une exemption à certains professionnels, dont les bibliothécaires, pour traverser la frontière afin de trouver un emploi avec moins de tracasseries bureaucratiques. Un nombre croissant de jeunes diplômés se sont mis à chercher des emplois aux États-Unis. L’un des « avantages » curieux de la fermeture de tant d’écoles au sud de la frontière a été que les professionnels canadiens ont pu pénétrer un marché plus vaste avec leurs services[14].

Lorsque Weir s’affairait à rouvrir l’ÉSIS, sept universités canadiennes offraient des programmes unilingues en bibliothéconomie : six en anglais (Université Dalhousie, Université McGill, Université de Toronto, Université Western Ontario, Université de l’Alberta et Université de la Colombie-Britannique) et un en français à l’Université de Montréal. Le désir d’un programme bilingue – en particulier un programme basé dans la capitale d’un pays bilingue – était palpable. Toute la région de la capitale nationale avait un grand besoin de bibliothécaires et de professionnels de l’information qui soient bilingues, et aucun autre programme n’offrait cet avantage.

Le recrutement du personnel n’a pas toujours été facile dans le milieu des bibliothèques. De nombreux diplômés d’écoles agréées au Canada et aux États-Unis ont tendance à rester près de leur province ou État d’origine, et l’attrait d’Ottawa n’est pas toujours aussi fort que ses habitants peuvent le croire. Bon nombre des meilleurs postes de bibliothécaires de la région sont bilingues, ce qui les rend difficiles d’accès pour une personne issue d’un milieu unilingue, mais il y a toujours eu des gens prêts à relever ce défi. La région de la capitale nationale comptait un grand nombre d’individus ayant le potentiel de devenir des professionnels de l’information et des bibliothécaires (Morisset, 1958), qui ne souhaitaient pas quitter la région ou leur poste actuel pour aller faire leurs études ailleurs. L’option d’un programme à temps partiel était une formule gagnante.

La réouverture de l’École se ferait donc dans un environnement favorable, les étudiants potentiels sachant qu’ils obtiendraient leur diplôme dans un marché offrant de nombreuses possibilités d’embauche, et ceux qui déjà employés localement pouvant obtenir un diplôme à temps partiel sans avoir à délaisser leur travail actuel. Weir a reconnu qu’il y avait à l’époque une volonté d’augmenter les études supérieures en Ontario et que de nouveaux fonds étaient disponibles pour soutenir cette croissance (H. Carrier, entrevue avec Leslie Weir, 9 juillet 2019). Le moment était arrivé de démarrer le projet, et rien n’arrêterait Weir une fois la machine mise en marche. Une question fût envoyée aux responsables des bibliothèques de la région de la capitale nationale : « Est-il devenu difficile de recruter du personnel de bibliothèque bilingue, surtout depuis que l’Université Western a fermé son programme d’extension ? » (H. Carrier, entrevue avec Leslie Weir, 9 juillet 2019) Une seconde question, qui allait de soi, a suivi : « Pensez-vous que l’Université d’Ottawa devrait créer une école bilingue pour former des professionnels de la bibliothèque et de l’information ? » (H. Carrier, entrevue avec Leslie Weir, 9 juillet 2019)

Le 9 septembre 2004, Weir a présenté son projet lors d’une réunion du Consortium des bibliothèques de la région de la capitale nationale afin de faire connaître ses visées et tâter le pouls de ses collègues. Des représentants de haut niveau des bibliothèques étaient présents, notamment Ian Wilson, bibliothécaire et archiviste du Canada, Barbara Clubb, bibliothécaire de la ville d’Ottawa, Martin Foss de la bibliothèque de l’Université Carleton, et d’autres encore. Tous étaient bien placés pour offrir conseils et soutien ou, peut-être, mettre Weir en garde. Le compte rendu de la réunion indique que « Leslie Weir a donné un bref aperçu de sa vision d’un programme d’études supérieures en gestion des bibliothèques, des archives et de l’information que Mme Weir est en train d’élaborer à l’Université d’Ottawa. Ian Wilson a encouragé Weir à consulter la communauté des archives canadiennes concernant les exigences d’agrément » (document privé). Aucun commentaire négatif n’a été formulé.

Des visites dans des écoles de bibliothéconomie pour discuter en personne du projet ont permis d’assurer un soutien pour le programme, bien que certains étaient d’avis qu’un programme conjoint serait peut-être la voie à suivre, l’Université de Montréal étant considérée comme un partenaire potentiel. Des consultations se sont tenues dans tout le Canada avec les doyens des programmes de bibliothéconomie et des bibliothécaires universitaires. Au fil du temps, l’option de constituer une école autonome à Ottawa est devenue prioritaire. Un acteur politique clé ayant offert son soutien à Weir a été Madeleine Meilleur, députée d’Ottawa-Vanier et ministre provinciale de la Culture responsable des affaires francophones. La perspective d’une école de bibliothéconomie bilingue avait l’aval de la communauté francophone de la région de la capitale nationale, puisque la plupart des diplômés du programme de langue française de l’Université de Montréal demeuraient au Québec.

En novembre 2004, Weir a présenté sa demande de programme de maîtrise en gestion des bibliothèques, de l’information et des archives au Comité administratif de l’Université d’Ottawa, munie du soutien de groupes d’intervenants. Le projet s’inscrivait dans la lignée du Plan stratégique académique Vision 2010 de l’Université, qui appelait à la création de programmes plus bilingues pour les étudiants canadiens et internationaux. La justification de cette école était simple : il y avait 160 bibliothèques, archives et centres d’information dans la région de la capitale nationale, situés au sein de ministères et d’associations des secteurs de la culture, du patrimoine, du gouvernement, de l’éducation, de la santé et du secteur privé, et beaucoup avaient besoin de professionnels bilingues. Le marché bilingue et biculturel de la région, de même que les prévisions de chercheurs en ressources humaines du manque de personnel dans le secteur des bibliothèques, des archives et de la gestion de l’information, indiquaient l’importance de développer un programme d’études supérieures pertinent, unique et spécialisé à l’Université d’Ottawa. Le rapport de Weir (2004) indiquait que 31 % des bibliothécaires travaillant en 2004 prendraient leur retraite ou seraient admissibles à la retraite d’ici 2011. Selon le recensement de 2001 de Statistique Canada, on prévoyait que 3 486 bibliothécaires actuels prendraient leur retraite ou seraient admissibles à la retraite d’ici 2011. Cela a soulevé une question clé : comment pourvoir les postes dans la région par le biais de concours pour les diplômés venant de tout le continent ?

En 2005, Weir a engagé une doctorante, Mary Cavanagh (qui est devenue par la suite membre de la faculté, directrice par intérim et enfin directrice de l’ÉSIS), pour effectuer une étude de rentabilité d’une nouvelle école, avec l’aide du cabinet de conseil professionnel Kelly-Sears, et pour en jeter les bases préliminaires. Le plan d’affaires pour un programme d’études supérieures en bibliothéconomie, gestion de l’information et archives dans une école d’études de l’information de l’Université d’Ottawa qui en a résulté a ébauché le programme de maîtrise et souligné la nécessité d’embaucher un directeur universitaire professionnel et expérimenté pour le diriger (Bonin, Sears et Kelly, 2005). Le programme offrirait des opportunités à temps plein et à temps partiel pour compléter la maîtrise, avec des cours offerts aux sessions d’automne, d’hiver et de printemps/été, et espérait attirer un nombre important d’inscriptions. Cependant, comme Lynne Bowker (première membre du corps professoral nommée conjointement, et ultimement directrice de l’ÉSIS) l’a fait remarquer plus tard, en raison de sa nature linguistique unique, la maîtrise en sciences de l’information était « susceptible de demeurer un programme niché – petit, d’élite et hautement spécialisé » (Bowker et Buitrago Ciro, 2017).

En 2007 fut nommé le premier directeur de l’École, le Dr Kenneth-Roy Bonin (School of Information Studies director named, 2007), qui avait acquis une vaste expérience dans l’administration universitaire supérieure comme directeur de bibliothèques publiques et universitaires et consultant pour des projets gouvernementaux, universitaires et architecturaux par l’intermédiaire du cabinet de conseil KPMG. Le Dr Bonin avait fait partie du corps professoral de programmes de cycles supérieurs dans cinq universités, dont Carleton et Laval. Il était le seul membre du personnel à temps plein en 2007, et son travail consistait à constituer le corps professoral pour l’ouverture de 2009. À ce moment-là, il y avait cinq professeurs à temps plein et plusieurs professeurs adjoints à temps partiel, la plupart issus de la communauté de l’information de la région, ainsi que des professeurs nommés conjointement qui pouvaient se mettre au travail et aider à mettre sur pied des comités[15], y compris un comité de recrutement pour développer la faculté.

En avril 2009, une requête officielle a été faite au sénat de l’Université pour créer l’École des études de l’information au sein de la Faculté des arts[16]. La demande décrivait la gouvernance et la direction de l’École, mettait à jour le plan d’affaires et décrivait les avantages pour les parties prenantes, notamment l’Université, les chercheurs, les étudiants, de même que la communauté. La demande indiquait que

l’Université d’Ottawa a reçu le statut de pré-candidature dans le cadre du processus d’agrément de l’ALA. L’approbation des programmes d’études supérieures en études de l’information a été obtenue du Conseil des études supérieures de l’Ontario en 2008 […] L’autorisation d’offrir trois cours en études de l’information en janvier 2009 a attiré 20 étudiants spéciaux à temps partiel. Une première cohorte de 30 étudiants à temps plein est prévue.[17]

L’École proposait des cours en anglais et en français, avec un minimum de 25 % des cours dispensés dans la deuxième langue. Les étudiants pouvaient poursuivre leurs études pour l’obtention d’une maîtrise en études de l’information par le biais de cours uniquement, de cours et d’un programme coopératif, ou d’un cours et d’une thèse.

L’École proposait également un diplôme d’études supérieures en gestion de l’information, qui allait permettre aux travailleurs de la gestion d’information d’améliorer leurs qualifications grâce à un diplôme d’études supérieures, et un doctorat interdisciplinaire en transformation numérique et innovation avec l’École de gestion Telfer, la faculté d’ingénierie et la faculté des arts.

En 2014, l’ALA a accordé à l’ÉSIS un agrément complet de sept ans[18], obtenue grâce au travail de l’ensemble du corps professoral et, particulièrement, du Dr Tom Delsey, qui a supervisé la préparation du rapport destiné au comité d’agrément. L’ÉSIS a accueilli en moyenne une quarantaine d’étudiants depuis, et plus de 60 certaines années. En 2018, vingt maîtrises ont été octroyées.

Leslie Weir a reconnu que le temps d’élargir les études supérieures en Ontario était opportun et que de nouveaux fonds étaient disponibles pour soutenir cette croissance. Le moment était idéal pour démarrer le projet, et rien n’allait l’arrêter une fois la machine mise en marche.

La prochaine visite de l’ALA aura lieu en 2021.