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Le présent numéro de Drogues, santé et société propose un ensemble d’articles qui témoigne de la complexité et de l’ampleur du champ d’études sur les substances. La diversité des thématiques, des approches théoriques et des interventions démontre qu’il devient nécessaire de situer la consommation de substance dans une approche globale qui reflète l’ensemble du vécu d’une personne ou d’une société. Tout comme la toxicomanie ne peut s’étudier seule, sans l’examen d’autres formes de consommation ou de troubles de santé mentale, l’intervention auprès de consommateurs de substances exige un travail d’équipe inscrit dans le vécu social et culturel du client, intégrant sa famille et son réseau de pairs, voire sa communauté. Enfin, ces articles illustrent la pertinence d’aborder les drogues et la toxicomanie dans une approche multidisciplinaire, passant autant par la philosophie, la santé publique que la médecine physique, la psychiatrie et la criminologie, pour une réflexion sur les drogues et la toxicomanie à toutes les étapes de la vie, du nourrisson à l’âge adulte.

Le premier article de Sahed s’intéresse à la consommation de cigarettes et de cannabis à l’adolescence, posée ici comme une période charnière associée à un potentiel de vulnérabilité psychosociale. Par une série d’entretiens auprès de plus de quarante étudiants français au lycée, l’auteur explore comment s’actualise la fonction parentale sur le terrain crucial qu’est l’interaction de l’adolescent avec ses pairs. On y dévoile l’importance des pratiques parentales dans l’adoption et l’évolution des valeurs et des comportements de l’adolescent. L’auteur met par le fait même de l’avant un point de vue susceptible de soulever plusieurs questionnements, soulignant que la consommation de cigarettes et de cannabis est en quelque sorte un marqueur de la qualité des pratiques parentales.

Kindelberger et collègues explorent également des enjeux clés liés à la consommation chez les jeunes. À l’aide d’un devis qualitatif, les auteurs s’intéressent aux changements récents à la réglementation sur la vente d’alcool et de tabac aux mineurs en France, de même qu’aux efforts de prévention mis en place et aux investissements significatifs qui s’y rattachent. Par l’entremise d’entrevues menées auprès de 57 adolescents âgés de 12 à 17 ans, Kindelberger et ses collègues explorent leurs réactions et leurs perceptions au regard des nouvelles mesures de santé publique. L’analyse de contenu met également en évidence des constats marqués par le paradoxe : Si les lois sont bien connues des adolescents, qui en ont une représentation plutôt positive, ceux-ci soulignent aussi qu’elles sont faites pour être enfreintes. Les auteurs viennent ainsi mettre en lumière les ramifications multiples et complexes de l’impact des politiques de santé publique, particulièrement chez les jeunes.

Le troisième article touche à un enjeu qui a suscité un débat continu au cours des dernières années, soit la priorisation des approches à privilégier dans la lutte à l’itinérance. Les auteurs avancent que les approches traditionnelles centrées sur l’abstinence et les traitements psychiatriques ont été remises en question par l’avènement de la stratégie Pathways to Housing, ou « logement d’abord », développée aux États-Unis. Prônant l’accès au logement comme première étape incontournable pour la sortie de l’itinérance, « logement d’abord » a donné lieu au développement d’une panoplie de variantes intégrant différents types d’interventions. Beaudoin nous rapporte donc les résultats d’une revue systématique de la littérature sur l’efficacité de cette approche. Cet article met en évidence le fait que la stratégie « logement d’abord » permet d’améliorer l’accès et le maintien en logement pour les personnes itinérantes qui souffrent souvent de comorbidités addictives ou psychiatriques. Il semble toutefois qu’elle ne soit pas plus efficace que les approches traditionnelles pour améliorer l’évolution de la toxicomanie ou des problèmes de santé mentale. L’auteur vient par le fait même suggérer tout un agenda de recherche afin de mieux comprendre les façons d’optimiser les services offerts aux personnes en situation d’itinérance.

Le texte de Fortin propose quant à lui une réflexion historique de la construction des typologies développées au sein de différentes disciplines pour classer les individus et les groupes sociaux selon leurs « pratiques de boire ». En faisant état des connaissances issues des recherches typologiques du XXe au XXIe siècle, l’auteure situe les approches pathologiques et socioculturelles de l’alcoologie selon leurs fondements épistémologiques reconnaissant pour certaines l’abus et la dépendance comme une entité pathologique, et soulignant plutôt pour d’autres l’influence du contexte social et culturel sur la gestion de la consommation d’alcool par les individus ou les groupes. À la lumière des apports et limites de chacune, Fortin illustre la complexité du développement de typologies dans la prise en compte de la « nature multidimensionnelle » des pratiques de consommation d’alcool et de leurs variabilités inter et intrasociales. L’auteure souligne alors l’importance de mettre en relation les usages d’alcool, les contextes de consommation et les motivations à boire afin de développer des typologies plus exhaustives de la consommation d’alcool.

L’Espérance, Bertrand et Perreault rapportent dans le cinquième article les résultats d’une méta-analyse sur l’efficacité de programmes de traitement intégré chez les femmes enceintes et les mères consommatrices de psychotropes. Bien que peu d’études aient abordé le phénomène, les travaux existants se sont attardés à l’efficacité des programmes de traitement intégré chez les mères, sur l’issue de la grossesse et la santé des enfants, ou encore sur les pratiques parentales. Malgré les difficultés méthodologiques dans la comparaison entre les études, les résultats des recherches indiquent un effet supérieur des programmes d’intervention intégrée comparativement à l’absence d’un traitement ou d’un programme de traitement non intégré. Cet effet positif du traitement intégré se remarque notamment sur les habitudes de consommations des femmes, l’accouchement ou la santé du bébé, ainsi qu’en ce qui a trait aux consultations prénatales et aux pratiques parentales. Par conséquent, les auteurs proposent des recommandations pour mieux cibler les programmes de traitement intégré chez les femmes enceintes ou mères consommatrices de psychotropes.

Dans le sixième article du numéro, Quintin, Côté et Guimaraes se penchent sur les enjeux éthiques associés au programme de suivi intensif en communauté. Les auteurs mettent en relation les principes de bienfaisance et d’autonomie à ceux de coercition dans un contexte de soutien aux personnes souffrant de troubles de santé mentale et d’abus de substance. Inscrits dans une approche de réduction des méfaits, ils proposent une démarche pragmatique qui favorise la mise en place des conditions nécessaires au bien-être du client et au maintien de sa liberté. Grâce à une démarche dialogique, l’intervenant devient alors un médiateur, une personne ressource ou un porte-parole. Il soutient le processus de prise de décision du client, l’aide à donner sens à sa situation, tout en gardant un esprit critique en ce qui a trait à la démarche. Ce travail exige alors des intervenants qu’ils réfléchissent en équipe aux dilemmes rencontrés dans ce parcours et qu’ils développent une éthique relationnelle qui devra par la suite être incluse dans les codes déontologiques. Quintin et ses collègues concluent donc que l’autonomie du client ne peut se bâtir que dans cette « intersubjectivité dialogique » entre le client et l’intervenant.

Finalement, l’article d’Émard et de Gilbert explore comment s’articulent la consommation de substances et la parentalité chez des jeunes en contexte de précarité socioéconomique. L’analyse du discours de jeunes consommateurs et parents n’ayant pas la garde de leur enfant offre un portrait de leur expérience qui va au-delà des symptômes et de la délinquance, et qui remet en question les approches centrées uniquement sur les besoins de l’enfant. Les auteurs décrivent l’ambivalence ressentie par rapport à l’enfant qui devient à la fois pour ces jeunes une source de réconfort, de guérison et une source de problèmes limitant l’expression de leur liberté. Pareillement, la drogue est d’une part perçue comme une réponse à un inconfort, un malaise ou un manque affectif initial, ou encore comme une solution aux manques ou vides relationnels, ou aux blessures narcissiques ; et d’autre part, comme une source d’isolement et de perte de contrôle. La présence de l’enfant vient alors bouleverser cette trajectoire centrée sur l’objet-drogue, pour pousser le jeune à entrer en relation avec l’autre. Les auteurs proposent donc en conclusion d’intéressantes interventions auprès de ces jeunes toxicomanes qui soutiennent cette ambivalence par rapport à l’enfant afin de favoriser le développement d’un sentiment de parentalité durable.

Ce numéro regroupe donc un ensemble d’articles traitant de la toxicomanie sous des angles variés. Fidèles à la mission de la revue, des auteurs d’horizons forts différents jettent des regards pertinents et souvent nouveaux sur l’utilisation de substances et la toxicomanie. Cette série d’articles rend aussi bien compte du fait que cette problématique atteint des personnes aux profils multiples, et que sa nature touche à bien d’autres sphères que la consommation de substances en soi. On y voit aussi toute la richesse de la diversité des approches méthodologiques qui apparait plus que jamais nécessaire pour saisir une problématique si complexe.