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Introduction

Le mot toxicomanie n’est pas contemporain de notre société. En effet, il y a très longtemps que des louanges et des craintes sont exprimées à l’égard des habitudes de consommation regroupées sous ce terme.

La résolution des difficultés liées directement à la toxicomanie a peu à peu glissé vers l’évaluation des capacités d’une personne aux prises avec cette dépendance. Ainsi, celle-ci a été discutée à de multiples reprises devant nos parlements, où certaines questions reviennent périodiquement : Doit-on légaliser la consommation de certaines substances psychotropes ? Doit-on imposer aux personnes soupçonnées de conduire leur véhicule sous influence… de se soumettre à l’ivressomètre (ou un toxicomètre), et ainsi reconnaître indirectement la consommation étendue du cannabis, d’électuaires (opiats) et autres dérivés pharmacologiques ?

Une des particularités de notre société est de permettre que les dilemmes non résolus par nos politiciens soient soumis aux tribunaux, qui n’ont pas d’autre choix que de prendre des décisions. Or l’exercice de l’autorité parentale est l’un de ces dilemmes, et trois parties de la législation québécoise parentale traitent des parents toxicomanes :

  • La Loi sur le divorce[1]

  • Le Code civil du Québec[2]

  • La Loi sur la protection de la jeunesse[3]

Nous aborderons dans le présent article les lois auxquelles les juges doivent se référer pour solutionner des litiges mettant en cause des parents toxicomanes et l’exercice de leur autorité parentale. Le sujet nous intéresse d’autant plus que notre pratique comme avocat du directeur de la DPJ (Direction de la protection de la jeunesse) nous place quotidiennement devant cette problématique. Nous espérons participer ici à la réflexion de celles et ceux qui se demandent comment présenter ces causes devant les tribunaux, quelles questions poser aux témoins ordinaires et aux experts, quelles réponses attendre, etc., afin d’éclairer les juges qui doivent trancher en faveur de l’intérêt supérieur de l’enfant.

Les litiges reliés à la garde d’enfant et aux difficultés découlant de la toxicomanie peuvent être soumis à deux juridictions : la Cour supérieure (Loi sur le divorce) et la Cour du Québec, Chambre de la jeunesse (Loi sur la protection de la jeunesse). Toute décision prise par un de ces tribunaux impliquera le concept de garde.

Le concept de garde au Québec

Le droit de garde en matière de séparation au Québec est balisé par deux régimes légaux.

La Loi sur le divorce, de compétence fédérale, s’applique aux parents mariés qui décident de mettre fin à leur union légale. Dans le cadre du processus de dissolution, les parents peuvent faire face à des difficultés d’attribution de garde. La solution de ces litiges repose en partie sur l’article 16 de cette loi, dont les sous-paragraphes (1), (8), (9) se lisent comme suit :

(1) : [Ordonnance de garde] Le tribunal compétent peut, sur demande des époux ou de l’un d’eux ou de toute autre personne, rendre une ordonnance relative soit à la garde des enfants à charge ou de l’un d’eux, soit à l’accès auprès de ces enfants, soit aux deux.

(8) : [Facteurs considérés] En rendant une ordonnance conformément au présent article, le tribunal ne tient compte que de l’intérêt de l’enfant à charge, défini en fonction de ses ressources, de ses besoins et, d’une façon générale, de sa situation.

(9) : [Conduite antérieure] En rendant une ordonnance conformément au présent article, le tribunal ne tient pas compte de la conduite antérieure d’une personne, sauf si cette conduite est liée à l’aptitude de la personne à agir à titre de père ou de mère.

Les décisions rendues par la Cour supérieure en la matière devront respecter la règle énoncée au sous-paragraphe (10) du même article, à savoir :

(10) : En rendant une ordonnance conformément au présent article, le tribunal applique le principe selon lequel l’enfant à charge doit avoir avec chaque époux le plus de contact compatible avec son propre intérêt, et à cette fin, tient compte que la personne pour qui la garde est demandée est disposée ou non à faciliter ce contact.

Selon la Cour suprême, une cour pourra intervenir pour décider de la garde ou des droits de visite si le contenu de la preuve lui permet de constater non seulement que la conduite reprochée à un parent est socialement inacceptable, mais aussi qu’elle est génératrice de préjudice pour l’enfant ou à tout le moins d’un risque de préjudice. L’application rigoureuse de cette règle devrait endiguer la possibilité que des présomptions liées à des valeurs personnelles du juge soient appliquées à la solution du litige soumise à la cour, telle celle de confier automatiquement l’enfant au parent non consommateur de drogues. Par conséquent, le parent reprochant à l’autre parent cette habitude de vie devra faire la preuve du ou des préjudices subis par l’enfant ou du risque sérieux de préjudice et ce, en accord avec les exigences, tel que nous l’affirmions plus haut, établies en 1993 par madame la juge McLachlin dans la cause Young c. Young[4], en ces termes :

J’en conclus que le critère ultime permettant de restreindre l’accès à un enfant est l’intérêt de celui-ci. Le parent gardien n’a aucun « droit » de limiter l’accès. Pour déterminer ce qui est l’intérêt de l’enfant, le juge doit prendre en considération tous les facteurs pertinents, l’un d’eux étant toujours l’intention du législateur de maximiser le contact avec chacun des parents dans la mesure où cela est compatible avec l’intérêt de l’enfant. Bien que le risque de préjudice ne soit pas le critère juridique ultime, il peut aussi s’agir d’un facteur à considérer. Cela est particulièrement vrai lorsque le litige porte sur la qualité de l’accès – ce que le parent peut faire avec l’enfant ou lui dire. En pareil cas, il sera généralement pertinent de voir si la conduite en cause comporte pour l’enfant un risque de préjudice supérieur aux effets bénéfiques que pourrait lui apporter une relation libre et ouverte lui permettant de connaître la personnalité véritable du parent exerçant un droit d’accès. Il va sans dire que, comme pour tout autre critère juridique, le juge devant déterminer l’intérêt de l’enfant ne doit pas fonder son jugement sur ses opinions personnelles, mais sur la preuve.

La règle applicable en matière de garde sera différente lorsque des parents non mariés décident de mettre fin à leur vie commune et de tenter de s’entendre sur la garde de leur enfant et des droits de visite. De tels litiges seront alors gérés par l’application du Code civil du Québec. L’article 33 du C.c.Q. sera l’assise de toutes les décisions prises dans ce contexte à l’égard d’un enfant ; son libellé est le suivant :

(Art. 33) : Les décisions concernant l’enfant doivent être prises dans son intérêt et dans le respect de ses droits.

Sont pris en considération, outre les besoins moraux, intellectuels, affectifs et physiques de l’enfant, son âge, sa santé, son caractère, son milieu familial et les autres aspects de sa situation.

La Cour suprême a aussi apporté des précisions concernant les exigences qui découlent de l’application de cet article et différencie celle-ci de sa décision sur les articles 16 (1), (8), (9) de la Loi sur le divorce. À cet effet, madame la juge L’Heureux-Dubé s’exprimait ainsi dans le jugement P.D. c. S. (C.)[5] :

[…] attendre l’arrivée d’un préjudice, ce qui est somme toute la théorie du préjudice caractérisé, est non seulement contraire au meilleur intérêt de l’enfant, mais encore reporte les risques d’erreur sur l’enfant et met l’accent à posteriori plutôt qu’à priori, ce qui contourne en définitive le but de ces dispositions du Code civil, qui ont justement pour objet d’éviter que l’enfant ne subisse un préjudice […]

Ces deux contextes législatifs analysés théoriquement auront donc une répercussion sur le débat judiciaire en matière de divorce : les juges voudront avoir la preuve d’un véritable préjudice, ou à tout le moins d’un risque véritable pour l’enfant, alors que dans le cadre des séparations de parents vivant en union de fait, les règles du Code civil dictent qu’il faut à tout prix éviter de reporter les risques d’erreur sur l’enfant et mettre l’accent sur la prévention.

Ce sera dans cette conjoncture que la Cour supérieure tiendra des auditions concernant la garde d’enfant et les droits de visite. Le juge présidant ces procès pourra prendre en considération les problèmes de toxicomanie affligeant le ou les parents. Il devra éviter de porter un jugement de valeur – par exemple, dire que le parent fautif doit supporter sa calamité et être puni. La punition serait ici de priver ce parent de la garde ou de droits de visite sans considérer les besoins de l’enfant.

Toxicomanie et garde devant la Cour supérieure

Dans la plupart des jugements consultés[6], nous retrouvons des faits communs, tel celui-ci : le parent admet sa toxicomanie tout en apportant quelques nuances. L’ensemble des acteurs en présence semblent partager la même définition de la toxicomanie sans que nous ayons pu toutefois noter sa présence dans les jugements. Le juge considère donc que toutes les parties devant lui partagent la même définition, les mêmes valeurs et opinions face à cette maladie, ce fléau, ce problème de société. Au cours des vingt dernières années, l’absolu guidé par des peurs à l’égard de la toxicomanie s’est amenuisé pour se transformer en un regard plus tolérant à l’égard du parent autrefois fautif aux prises avec cette habitude. Cela a eu pour effet d’actualiser le respect des droits de l’enfant et de son intérêt dans les décisions prises à son égard.

Cette évolution de nos connaissances et de nos valeurs a permis de mettre fin à la croyance selon laquelle un parent toxicomane serait incapable de s’occuper de son enfant. Les tribunaux sont maintenant préoccupés par le constat de facteurs plus importants tels que l’attachement positif liant l’enfant à son parent, l’engagement du parent auprès de son enfant, la compréhension parentale des besoins de l’enfant, les moyens pris par le parent pour y pourvoir, la stabilité affective et matérielle du parent et la non-consommation de substances par le parent en présence de l’enfant. C’est par ces constats que les juges motivent leur jugement. Bien sûr, l’allégation de toxicomanie contraindra le parent en cause à préciser sa consommation tout en sachant que le juge aura comme préoccupation l’intérêt de son enfant. Les juges s’attendent à ce que les avocats des parties informent leurs clients des enjeux du débat contradictoire portant sur la toxicomanie et des attentes de la cour qui doit obtenir des réponses aux questions suivantes :

  • Depuis combien de temps persiste sa consommation de drogue ?

  • Quels sont les types de drogues consommées ?

  • Quels efforts ont été effectués par le parent pour mettre fin à sa toxicomanie ?

  • Le parent a-t-il eu des rechutes, combien, quand ? Quelles explications a-t-il données ?

  • Quels sont les effets de sa toxicomanie sur son enfant et sur la qualité de l’exécution de ses responsabilités parentales, telles que définies à l’article 599 C.c.Q., à savoir :

Les père et mère ont, à l’égard de leur enfant, le droit et le devoir de garde, de surveillance et d’éducation. Ils doivent nourrir et entretenir leur enfant.

Les tribunaux s’attendent donc à ce que les parents aient des gestes concrets à l’égard de l’enfant. Il découle entre autres ceci de la jurisprudence :

La paternité, la maternité ne sont pas des situations statiques, mais elles consistent en des relations dynamiques qui permettent à l’enfant dans son vécu quotidien de trouver réponse à ses besoins et à ses attentes[7].

Lorsque le parent toxicomane devient un sujet d’inquiétude pour son enfant en raison de son habitude, de ses absences, de ses problèmes financiers, de son instabilité émotive et matérielle, ce parent risque d’être dans la mire de la justice. Cela ne sera pas le cas si le seul reproche fait au parent porte sur sa toxicomanie et que celle-ci est sans conséquence pour l’enfant ; le juge sera alors préoccupé par la souffrance passée et présente de l’enfant et par le risque de répétition de situations que génère cette souffrance. Il aura la même attention pour le préjudice subi par l’enfant et l’évaluation du risque que cette situation préjudiciable se reproduise. Son jugement aura toujours pour but de protéger l’enfant et de rechercher le meilleur intérêt de celui-ci.

Les tribunaux, dans ces conditions, doivent, pour pouvoir exercer leurs responsabilités, recourir de plus en plus à des experts pour déterminer les capacités parentales de répondre aux besoins de l’enfant. Ces experts doivent être en mesure de répondre à plusieurs questions portant notamment sur les points suivants[8] :

  • L’importance de la toxicomanie

  • Les capacités parentales constatées

  • Les difficultés rencontrées par le parent dans l’exercice de son autorité parentale

  • La connaissance parentale des besoins de l’enfant

  • La capacité de changement constatée chez le parent

  • La dangerosité des comportements du parent toxicomane pour l’enfant, etc.

Que ce soit en toxicomanie ou en alcoolisme, l’expert comme le juge présidant l’audition croiront sur parole le parent concernant son habitude de consommation. Ils chercheront rarement à appliquer à ce parent une définition scientifique de toxicomanie. Il sera plutôt question de possibilité de réhabilitation et, bien sûr, de rechute, de l’importance de la dépendance et de la souffrance qui se cache derrière cette consommation.

Les rapports des experts ainsi que leurs témoignages correspondent aux propos de madame la juge Hélène Langlois dans un jugement rendu le 15 mai 2002[9] :

L’experte se dira inquiète de la fragilité psychique et des prédispositions de madame pour la consommation d’alcool ou de drogues de même que pour ses habilités puisque madame a tendance à donner priorité à ses besoins personnels […] la drogue vise à calmer un désarroi et un problème chronique profondément ancré chez elle. L’experte est d’avis que la probabilité de rechute est élevée.

Tout en respectant la mise en garde du législateur fédéral, le juge se devra de prendre en considération les comportements passés du parent et la disponibilité antérieure de ce parent à remplir ses obligations. Inévitablement, la toxicomanie soulève un doute dans l’esprit du juge, et il appartient au parent de le rassurer.

Dans certains litiges impliquant un ou des parents toxicomanes, le juge pourra constater un impact négatif sur les capacités parentales. Il pourra en venir aussi à la conclusion que la lourdeur des problèmes parentaux dépasse sa compétence judiciaire et décider de requérir l’intervention du directeur de la protection de la jeunesse.

Toxicomanie, protection de l’enfant et Cour du Québec, Chambre de la jeunesse

La décision du juge de la Cour supérieure de signaler ces enfants découle de l’article 39 de la Loi sur la protection de la jeunesse, mais aussi du sens profond que le juge donne à ses obligations. Celles-ci découlent de ce que nous qualifierons d’éthique des responsabilités définies comme suit :

[Dans] l’intérêt qu’il doit porter au bien-être d’une autre personne en établissant avec elle des rapports spéciaux au chapitre du bien-être sont inclus la sécurité, la santé, l’éducation et l’intégrité morale d’une personne[10].

Ce signalement, similaire à plusieurs autres reçus par le directeur de la protection de la jeunesse, pourrait contenir des faits tels que le suivant : le parent a des problèmes de toxicomanie (cocaïne) et confie son enfant à des voisins que l’enfant ne connaît pas. Et alors que ce service devait être requis pour quelques heures seulement, le parent ne passe reprendre son enfant que plusieurs jours plus tard. Le parent est instable matériellement et affectivement. L’enfant semble présenter des retards de développement. Un tel signalement serait sûrement retenu par le directeur de la protection de la jeunesse. On évaluerait la situation de l’enfant, et sa sécurité et son développement seraient vraisemblablement déclarés compromis.

La plupart des situations d’enfants de parents toxicomanes sont judiciarisées. L’environnement et les comportements d’un parent aux prises avec une consommation importante de psychotropes sont fort complexes et imprévisibles. De plus, les situations portées à la connaissance du directeur de la protection de la jeunesse étant les plus lourdes et les plus dangereuses pour les enfants, les comportements parentaux sont souvent extrêmes et la sécurité et le développement de l’enfant ont la plupart du temps été déclarés compromis. Les parents toxicomanes vont parfois se prostituer, voler, s’endetter, et ce, pour satisfaire leurs besoins de consommation. Ils vont aussi amener chez eux des individus ayant les mêmes problèmes afin de partager leurs drogues. Ils pourront transformer leur domicile en piquerie, en faisant ainsi un endroit propice à des scènes de violence, le tout se déroulant en présence de l’enfant. Plusieurs jugements rendus par la Chambre de la jeunesse rapportent de telles situations compromettantes qui nécessitent l’hébergement des enfants dans des lieux neutres. Ce n’est pas la toxicomanie comme telle qui nécessite l’intervention du directeur de la protection de la jeunesse, mais plutôt l’environnement social détérioré propre à certains individus ayant des problèmes aigus de toxicomanie. Ce contexte génère une impossibilité pour les parents de répondre aux besoins de leurs enfants et est un danger pour ceux-ci.

Le directeur de la protection de la jeunesse ou le juge saisi d’une telle situation constateront que l’enfant « est gardé par une personne dont le comportement ou le mode de vie risque de créer pour lui un danger moral ou physique[11] » Des mesures d’intervention seront appliquées. Elles pourront comprendre entre autres l’hébergement de l’enfant, un suivi social de l’enfant et de ses parents. Toutes viseront à mettre fin à la situation qui compromet la sécurité et le développement de l’enfant et à éviter que celle-ci ne se reproduise[12].

Par ailleurs, le parent toxicomane peut prendre des engagements dans le cadre de l’application de la Loi sur la protection de la jeunesse, mais les respectera-t-il ? Malgré une réponse positive, ce respect ne signifiera pas nécessairement le retour de l’enfant au domicile familial. L’enfant ne doit pas devenir la récompense pour les bons comportements de son parent. L’intérêt de l’enfant devra de nouveau être pris en considération avant qu’une nouvelle décision ne soit prise de le confier de nouveau à son ou ses parents. Dans ce champ juridique, l’intérêt de l’enfant est aussi attributif de discrétion judiciaire dans la prise d’une décision adaptée au besoin de l’ enfant.

À cet effet, madame la juge Isabelle Lafontaine[13] déclarait, le 13 mai 2002, ce qui suit :

Le tribunal estime que malgré que madame […] ait mis fin à sa consommation et que sa santé mentale semble s’être améliorée, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’elle soit apte à répondre aux besoins de ses enfants. Ces derniers sont fragiles, hypothéqués par une absence d’investissement en bas âge et leur condition nécessite des soins et non seulement une disponibilité importante mais également une sensibilité très grande de leurs besoins. Or, madame […], parce qu’elle-même n’a pas reçu satisfaction à ses propres besoins durant l’enfance, n’a pas les qualités cognitives et affectives pour comprendre les besoins de ses enfants et y répondre de façon adéquate.

Cette citation fait ressortir les multiples facettes du défi dévolu tant au juge qu’au directeur de la protection de la jeunesse. Il leur faut protéger les enfants, exiger un engagement sincère des parents, exprimer un message réaliste sur l’avenir des relations d’un parent avec son enfant et reconnaître que, pour certains enfants, leur route, leur avenir se fera avec d’autres adultes plus aptes que leurs parents à répondre à leurs besoins affectifs, physiques, moraux et intellectuels. De telles responsabilités ne peuvent être assumées sans qu’un éclairage soit apporté par une équipe multidisciplinaire de professionnels constituée d’intervenants psychosociaux ou en réadaptation, de psychiatres et de psychologues. Ceux-ci devront s’être partagé au préalable leurs évaluations afin de pouvoir bien cerner la problématique de toxicomanie affligeant le ou les parents. Le directeur de la protection de la jeunesse et le tribunal exigeront une telle concertation.

L’enfant toxicomane, les limites d’un parent et la Loi sur la protection de la jeunesse

Nous ne pouvons terminer ce texte sans souligner que la toxicomanie n’est plus seulement l’apanage des adultes. Comme nous l’avons écrit, la toxicomanie a parfois pour conséquence de priver des enfants de leurs parents, mais elle peut aussi dépasser parfois les capacités d’un parent de protéger son enfant toxicomane.

Les rôles, en pareilles circonstances, sont inversés. Le parent dépassé par la toxicomanie de son enfant demande aide et protection pour celui-ci. Ce signalement permettra de connaître les limites du parent.

L’article 39 de la Charte des droits et libertés[14] de la personne spécifie :

Tout enfant a droit à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner.

Ce sont ces limites parentales que le directeur de la protection de la jeunesse tentera de pallier.

La Loi sur la protection de la jeunesse permet d’apporter de l’aide à un enfant malgré son absence de consentement. Le législateur fait ici primer la sécurité de l’enfant sur sa liberté. Le parent pourra s’interroger sur sa façon d’expliquer pourquoi son enfant a besoin de s’anesthésier par sa consommation de drogue. Par exemple, pourquoi est-il allé au-delà d’une expérience pour sombrer dans une habitude ? Il s’agit ici aussi d’un autre défi dévolu au directeur de la protection de la jeunesse et à la Cour du Québec, Chambre de la jeunesse. Importantes sont les responsabilités parentales, importantes en sont les balises, importantes seront les interventions en découlant.

La mère toxicomane et son foetus

Ce texte sommaire traitant des conséquences de la toxicomanie sur la vie des enfants, sur l’exercice de l’autorité parentale et sur l’attribution de la garde ou des droits de visite serait incomplet sans que nous nous attardions, ne serait-ce que succinctement, à la situation de la femme toxicomane enceinte dans notre société.

On peut décrire cette problématique d’actualité en utilisant une cause entendue en 1997[15] par la Cour suprême du Canada. Les neuf juges ont alors discuté de l’impact du silence du législateur à l’égard du foetus et des limites de cette cour dans l’exercice de son pouvoir judiciaire d’y suppléer.

Les faits présentés au plus haut tribunal étaient les suivants :

Une femme de 22 ans est enceinte de son quatrième enfant. Elle a eu son premier enfant à l’âge de 16 ans. Elle a développé l’habitude bien avant cette première grossesse d’inhaler des vapeurs de solvant. Lors de sa première grossesse, elle a bénéficié de services dispensés en centre de réadaptation. Cette aide a eu pour conséquence d’endiguer cette habitude et de permettre à son premier enfant de naître dans de bonnes conditions et en bonne santé. Précisons que l’enfant est hébergé dans une famille d’accueil depuis sa naissance.

Pour ses deux autres enfants, madame n’a pas bénéficié de services de réadaptation spécifiques et les enfants ont présenté, dès leur naissance, des retards importants dont les causes étaient intimement liées aux habitudes de leur mère d’inhaler des vapeurs de solvants. Ces deux enfants sont aussi placés dans une famille d’accueil.

Lorsque l’Office de services à l’enfant et à la famille de Winnipeg a appris que madame était enceinte de son quatrième enfant, les intervenants sociaux ont tenté de la convaincre de recevoir des services de désintoxication et d’hébergement. Celle-ci ne les a pas refusés, mais elle a retardé, par divers moyens, son inscription en vue de les recevoir. Après quelques semaines d’attente, l’Office, informé que madame continuait à s’intoxiquer et préoccupé des conséquences anticipées de son mode de vie sur son foetus, s’est présenté devant la cour pour obtenir une ordonnance d’hospitalisation.

Les jugements 

En première instance, le juge, s’appuyant sur la Loi sur la santé mentale du Manitoba et sa compétence parens patriae[16], ordonna l’hospitalisation de madame, déclarant qu’il pouvait protéger le foetus. Il a reconnu le pouvoir judiciaire de priver temporairement madame de sa liberté jusqu’à la naissance de l’enfant, et ce, pour atteindre l’objectif de protection.

En appel, les juges ont refusé de reconnaître au foetus un statut juridique puisque celui-ci n’avait pas de droits reconnus dans la législation de cette province. Par conséquent, le foetus n’étant pas détenteur de droits, il ne pouvait être protégé au détriment de la liberté de sa mère. Ils ont aussi déclaré que la Loi sur la santé mentale ne pouvait être appliquée à cette situation, le fait qu’une personne s’intoxique ne signifiant pas qu’elle est atteinte d’une maladie mentale. Malgré l’annulation de l’ordonnance émise en première instance, la mère a consenti à rester de son plein gré au Centre des sciences de la santé et son enfant est né en bonne santé.

La Cour suprême, par une majorité des juges, a rejeté le pourvoi pour le motif qu’une ordonnance prescrivant la détention d’une femme enceinte pour protéger le foetus nécessiterait des changements aux règles de droit qui ne sont pas du ressort des tribunaux, mais du législateur.

Les honorables juges majoritaires ont déclaré qu’il leur était impossible d’étendre la règle de naissance vivante, de laquelle il découle que tout droit ou intérêt que le foetus puisse avoir demeure virtuel et incomplet jusqu’à la naissance de l’enfant. Le motif principal exprimé par madame la juge McLachlin a été qu’ils étaient incapables d’évaluer les conséquences d’une telle extension, entre autres pour les raisons suivantes :

  1. Il y a une limite importante aux connaissances de la cour (le débat contradictoire a des limites dans le temps, ce qui influe inévitablement sur le contenu de la preuve). La cour est-elle vraiment capable de faire la preuve des dommages que le foetus subira à la suite de la consommation de drogues par la mère ?

  2. La cour est incapable d’évaluer l’ampleur de la répercussion des changements proposés (il n’est pas dans son rôle de faire des études d’impact). Une telle évaluation aurait un effet immédiat et draconien sur la vie des femmes autant que sur la vie des hommes ; elles et ils pourraient être internés et traités contre leur gré relativement à un comportement présumé préjudiciable pour autrui[17].

Ces constats ont amené la majorité des juges de la Cour suprême à déclarer que le pouvoir de reconnaître des droits au foetus n’est pas du ressort du judiciaire mais plutôt du législatif. Le refus d’étendre la règle de la naissance vivante au foetus signifie non pas que la Cour suprême refuserait de déclarer constitutionnelles des lois reconnaissant des droits au foetus, mais bien qu’il ne lui appartient pas de modifier cette règle.

La Cour suprême s’est aussi heurtée à des obstacles qui lui semblent insurmontables, à savoir : pourrait-on permettre à un foetus de poursuivre sa mère afin de la forcer à mettre fin à un mode de vie qui compromet sa propre qualité de vie ? Car la femme enceinte et l’enfant à naître ne forment qu’une seule personne, et rendre une ordonnance visant à protéger le foetus empiéterait radicalement sur les libertés fondamentales de la mère, tant en ce qui concerne le choix d’un mode de vie que sa manière d’être et l’endroit où elle choisit de vivre[18]. Pas d’intervention avant la naissance, donc, bien que durant la période foetale des torts irréparables puissent être faits à un enfant non encore né. Cette situation doit amener notre société à s’interroger sur ses responsabilités en matière de formation des futurs parents. Le droit international peut nous fournir des pistes de réflexion.

Les devoirs dévolus à l’État de préparer ses citoyens à la parentalité

Une femme, un homme ne deviennent pas parents du jour au lendemain. Ils ont été auparavant enfants et adolescents. Durant ces âges, il est reconnu qu’un individu est éducable. À cet effet, notre société a-t-elle le devoir d’apprendre aux futurs parents à assumer leurs responsabilités, tant au moment de la conception de l’enfant, de la grossesse, qu’après la naissance de l’enfant ?

Au Québec et sûrement ailleurs dans le monde, le devoir d’éduquer est en premier dévolu aux parents (art. 599 C.c.Q.). Cette obligation traditionnellement définie comme une notion large comprend l’instruction et l’enseignement des principes fondamentaux de morale. Ce devoir n’est pas interprété de façon rigoureuse et absolue ; il faut plutôt comprendre qu’en vertu de l’autorité parentale, les parents doivent s’assurer que l’enfant fréquente l’école jusqu’à l’âge requis par la loi et qu’il apprend les règles essentielles à la vie en société. La Cour suprême s’est récemment prononcée sur les limites de ce droit en discutant du pouvoir du parent de transmettre une éducation religieuse et du respect de l’intérêt de l’enfant[19].

Ce souci d’éduquer pourrait ne pas être limité qu’au monde de l’enfance. Il pourrait faire partie des devoirs de l’État d’éduquer aussi les futurs parents et les parents. Ces préoccupations, nous les retrouvons à l’article 24 (2) de la Convention relative aux droits de l’enfant adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1989, qui se lit comme suit :

  1. Les États parties reconnaissent le droit de l’enfant de jouir du meilleur état de santé possible et de bénéficier de services médicaux et de rééducation. Ils s’efforcent de garantir qu’aucun enfant ne sera privé du droit d’accès à ces services ;

  2. Les États parties s’efforcent d’assurer la réalisation intégrale du droit susmentionné et, en particulier, prennent les mesures appropriées pour :

    1. réduire la mortalité parmi les nourrissons et les enfants ;

    2. assurer à tous les enfants l’assistance médicale et les soins de santé nécessaires, l’accent étant mis sur le développement des soins de santé primaires ;

    3. lutter contre la maladie et la malnutrition, y compris dans le cadre des soins de santé primaires, grâce notamment à l’utilisation de techniques aisément disponibles et à la fourniture d’aliments nutritifs et d’eau potable, compte tenu des dangers et des risques de pollution du milieu naturel ;

    4. assurer aux mères des soins prénatals et postnatals appropriés ;

    5. faire en sorte que tous les groupes de la société, en particulier les parents et les enfants, reçoivent une information sur la santé et la nutrition de l’enfant, les avantages de l’allaitement au sein, l’hygiène, et la salubrité de l’environnement et la prévention des accidents, et bénéficient d’une aide leur permettant de mettre à profit cette information ;

    6. développer les soins de santé préventifs, les conseils aux parents et l’éducation et les services en matière de planification familiale.

  3. Les États parties prennent toutes les mesures efficaces appropriées en vue d’abolir les pratiques traditionnelles préjudiciables à la santé des enfants ;

  4. Les États parties s’engagent à favoriser et à encourager la coopération internationale en vue d’assurer progressivement la pleine réalisation du droit reconnu dans le présent article. À cet égard, il est tenu particulièrement compte des besoins des pays en développement.

Ce texte nous démontre quelle importance nos sociétés s’engagent à accorder à l’éducation des parents, afin d’en faire des êtres responsables dans leur planification familiale et dans l’exécution de leurs devoirs à l’égard de leurs enfants.

Si nous, comme société, voulons changer radicalement les perceptions de certaines personnes, de leur rôle parental, il faut se reconnaître des responsabilités éducatives. Concevoir des enfants est naturel, mais exercer l’autorité parentale est d’un autre ordre.

Conclusion

La toxicomanie d’un parent ou des parents aura possiblement un impact sur l’attribution de la garde ou des droits de visite. L’effet ne sera pas strictement dû à cette habitude irrésistible du parent, mais plutôt aux conséquences de celle-ci sur l’exercice de son autorité parentale et sur l’environnement offert à l’enfant. Peut-on croire qu’un parent pourrait choisir entre sa dépendance et son enfant ? Y croire serait reconnaître que ce père ou cette mère seraient dotés d’un haut degré d’altruisme et de maturité que la plupart d’entre nous, probablement, ne pouvons atteindre.

Si un parent n’arrive pas à se défaire de sa toxicomanie et que celle-ci l’empêche de répondre adéquatement aux besoins affectifs, physiques, moraux et intellectuels de son enfant, une intervention de l’autre parent sera nécessaire et celui-ci pourra porter cette cause devant les tribunaux. Les juges auront alors pour guide principal l’intérêt de l’enfant. Ce juge, pour rendre une décision répondant aux normes de notre société, voudra aller au-delà de la toxicomanie du parent pour en savoir plus, afin de décider si cet enfant est entre bonnes mains – puisque, ne l’oublions pas, c’est de la dépendance et de la vulnérabilité de l’enfant dont il est question. C’est pourquoi il pourra se révéler nécessaire que d’autres acteurs assument ce que certains parents toxicomanes sont parfois incapables d’assumer. Mais pour combien de temps ? À quel moment un processus irréversible est-il engagé pour l’enfant ? Quand le parent toxicomane doit-il être mis face à sa dernière chance, sans sacrifier l’enfant ? Car, ne l’oublions pas non plus, la notion de temps pour l’enfant est différente de celle de l’adulte, qu’on se le dise.