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Introduction

Les interventions d’ordre politique et juridique entourant la consommation de drogues découlent principalement de la croyance répandue voulant que les drogues illicites génèrent une dépendance qui, elle, engendre le chaos. On croit souvent que la prise régulière et à long terme de drogues psychédéliques, d’héroïne et, dans une moindre mesure, de marijuana ne peut que causer d’importants problèmes, en raison de leurs propriétés pharmacologiques. La situation déplorable dans laquelle se trouvent les héroïnomanes et autres consommateurs compulsifs serait une « preuve » de cette « pharmacomythologie ». Pour de nombreux intervenants, les personnes qui recherchent ces substances « dangereuses » souffrent de graves problèmes de la personnalité.

Cela étant dit, nos connaissances sur les divers schémas de consommation de substances licites (comme l’alcool et la nicotine) et une foule d’études scientifiques sur l’usage contrôlé de drogues illicites (Zinberg et Jacobson, 1976; Blackwell, 1983; Siegel, 1985; Erickson et coll., 1994; Waldorf et coll., 1991; Kaplan et coll., 1992; etc.) et l’arrêt spontané de consommation de drogues illicites (Harding et coll., 1980; Gekeler, 1983; Waldorf et Biernacki, 1982; Shaffer et Jones, 1989; Weber et Schneider, 1990; Heather et coll., 1991; etc.) remettent en question l’opinion généralisée voulant que l’usage mène inexorablement à une perte de contrôle. En surestimant les effets pharmacologiques des drogues, on pourrait sous-estimer l’importance des prédispositions individuelles et de l’environnement (Zinberg, 1984; Zinberg et Harding, 1982). Le fait qu’une personne bascule de l’usage à l’abus n’est pas uniquement lié aux propriétés pharmacologiques d’une drogue, mais découlerait davantage des traits de personnalité du consommateur et des circonstances socioculturelles dans lesquelles il vit. Le thème général abordé dans le présent article portera sur les mécanismes de contrôle informels ou l’autorégulation chez les utilisateurs de drogues illicites. Pour comprendre comment et pourquoi certaines personnes perdent le contrôle de leur consommation, nous chercherons à savoir comment et pourquoi tant d’autres arrivent à acquérir le contrôle et à le conserver.

Contrebalancer le pharmacocentrisme : Mécanismes d’autorégulation

En 1973, Zinberg a proposé un modèle tripartite pour expliquer les effets des drogues, soit la substance (drug), l’individu (set) et le milieu (setting). Zinberg soutient que pour comprendre ce qui pousse une personne à consommer un produit et comprendre comment seront ressentis les effets de la drogue, il faut tenir compte de trois variables : la drogue (les propriétés pharmacologiques de la substance), l’individu (les attitudes de la personne au moment de la consommation, y compris sa personnalité et sa condition physique ou corporalité) et le milieu (l’influence de l’environnement physique et social où a lieu la consommation). De ces trois variables, le milieu (setting) est la moins étudiée et comprise, c’est pourquoi Zinberg en a fait le point de mire de ses recherches (Zinberg, 1984).

S’inspirant de sa première hypothèse, Zinberg a ensuite postulé que c’est le milieu social, par l’entremise de sanctions et de rituels, qui favorise le contrôle de l’usage de drogues illicites. La consommation d’une substance va de pair avec des valeurs et des règles de conduite, que Zinberg appelle sanctions sociales, ainsi que des schémas de comportement, qu’il nomme rituels sociaux. Ensemble, ceux-ci constituent un contrôle social informel. Les sanctions sociales déterminent si une substance particulière peut être consommée et dans quelles conditions. Elles sont parfois informelles ou partagées par un groupe, comme dans les slogans associés à l’alcool (Connais tes limites), et parfois formelles, comme dans les diverses lois et politiques cherchant à régir l’usage de drogues. Les rituels sociaux désignent les schémas de comportement stylisés et réglementés relatifs à la consommation et incluent les divers moyens de se procurer et de prendre une substance, le choix d’un milieu physique et social pour la consommation, les activités faites après la prise de drogue et les méthodes pour prévenir les effets néfastes. Ces rituels viennent donc soutenir, renforcer et symboliser les sanctions.

Les contrôles sociaux (tant les rituels que les sanctions) s’appliquent à toutes les substances – pas uniquement à l’alcool – et à divers contextes sociaux, que ce soit de très vastes groupes représentatifs de l’ensemble d’une culture ou des groupes restreints et autonomes. Si toute une culture assimile un rituel social répandu, alors ce rituel pourrait éventuellement se changer en loi. Les sanctions et rituels des groupes restreints sont généralement plus diversifiés et étroitement liés aux circonstances particulières du milieu[1].

La plupart des règles informelles (rituels et sanctions sociales) entourant l’usage contrôlé ne sont pas des règles « conscientes », c’est-à-dire que nous les suivons sans nous en rendre compte. Les utilisateurs voient ces règles comme une partie intégrante de leur personnalité, et non comme des sanctions sociales ou des rituels acquis (Jansen, 1992). Certains n’identifient ces règles que lorsqu’ils les ont violées. Dans un sens, l’individu qui se retrouve dans un programme de traitement est en fait la victime de son incapacité à établir, à identifier ou à observer des règles personnelles qui encadrent son comportement problématique de consommation.

Par contre, l’existence même de sanctions sociales et de rituels ne signifie pas pour autant qu’ils sont efficaces ou qu’ils sont tous propices au contrôle (p. ex., le rituel qui consiste à faire monter du sang dans la seringue avant l’injection). Évidemment, exercer un contrôle social, en particulier dans le cas des drogues illicites, ne conduit pas toujours à un usage contrôlé. Pourtant, la croyance culturelle dominante avance que la consommation doit toujours être modérée et que le comportement doit toujours être socialement acceptable. Une telle attente, qui fait peu de cas des fluctuations dans l’usage et des inévitables expériences devant être faites en vue de parvenir au contrôle, explique principalement pourquoi l’influence du milieu social sur la régulation de la consommation de stupéfiants n’est pas mieux comprise ni exploitée. Cette attente liée au décorum découle des attitudes moralistes omniprésentes dans notre culture. Ce n’est que lors d’occasions spéciales, comme un mariage ou la première ivresse d’un adolescent, qu’un comportement moins convenable est culturellement acceptable.

Cette attitude rigide freine l’atteinte d’une compréhension rationnelle de l’usage contrôlé et ne tient pas compte du fait que même les personnes les plus dépendantes à l’alcool ou aux drogues, que l’on retrouve à l’extrémité de l’échelle de la consommation, exercent tout de même une certaine forme de contrôle puisqu’elles prennent moins d’alcool ou de stupéfiants qu’elles pourraient le faire.

Pour Zinberg, l’insistance culturelle sur un décorum extrême donne trop d’importance aux variables « substance » (drug) et « prédispositions individuelles » (set) en suggérant que les normes sociales se détériorent à cause de la force de la drogue ou d’un trouble de la personnalité dont serait atteint le consommateur (Zinberg, 1984). Ce mode de pensée, qui ne tient pas compte du milieu social (setting), exige un grand effort psychologique, étant donné que peu de consommateurs de stupéfiants peuvent continuellement maintenir un tel niveau d’autodiscipline. L’usage de stupéfiants varie en fonction de l’âge, du statut et même de l’emplacement géographique.

Apprentissage social : la socialisation des mécanismes de contrôle informels

Les processus de transmission des sanctions sociales et des mécanismes de contrôle d’une personne à l’autre, d’un groupe social à l’autre et d’une génération à l’autre fluctuent selon le statut légal des substances concernées (Webster et coll., 1994). Dans la plupart des sphères de notre société, il est facile d’accéder officiellement et officieusement à des renseignements sur les substances licites (p. ex., alcool et nicotine). Par contre, le discours pédagogique officiel portant sur les drogues illicites semble hostile à la possibilité d’un débat sur les contrôles sociaux informels qui pourraient rendre la consommation acceptable. Les processus naturels d’apprentissage social font inévitablement appel soit au meilleur, soit au pire (Moore, 1993). La présente section aborde l’apprentissage ou l’intériorisation des sanctions sociales et fait ressortir certaines différences appréciables liées au caractère licite ou illicite des substances.

Apprentissage social et substances licites

C’est pendant la petite enfance que s’amorce l’apprentissage social des mécanismes de contrôle informels. Les sanctions sociales et les rituels ne peuvent être transmis au consommateur selon un mode du prêt-à-porter, tout comme ils ne peuvent être imposés par une politique officielle. Ils surgissent souvent du processus inconscient qui caractérise l’interaction sociale entre consommateurs. Ils sont visibles, mais passent inaperçus, et se développent graduellement, selon des conditions socioculturelles et sous-culturelles en évolution.

Examinons la régulation informelle de l’alcool. Les mécanismes entourant la socialisation de la consommation d’alcool modérée chez les jeunes et son maintien par le groupe social ont été étudiés chez les Italiens (Lolli et coll., 1958), les Juifs (Glassner et Berg, 1980), les Chinois (Barnett, 1955) et les Grecs (Blum et Blum, 1969). Les enfants voient leurs parents et d’autres adultes boire. Ils sont exposés à des modèles de consommation acceptables et inacceptables dans les magazines, dans les films et à la télévision. Certains vont tremper les lèvres dans le verre de leurs parents, ou boivent du vin aux repas ou à l’occasion d’événements religieux. Ainsi, à l’adolescence, ils ont déjà acquis une énorme quantité d’informations sur la façon de boire. Quand les adolescents mettent à l’épreuve – et la plupart le font – les limites apprises et qu’ils s’enivrent jusqu’à la nausée, il ne faut pas craindre que cet excès se normalise. Avec la maturité, les adolescents peuvent s’inspirer de l’exemple donné par des adultes qui boivent et facilement trouver des amis qui aiment boire tout en gardant le contrôle de leur consommation. Ils adhéreront à la notion de contrôle tout au long de leur vie d’adulte. D’ailleurs, chez les adultes, les attitudes du groupe régulent la quantité d’alcool qu’il est approprié de boire et le comportement pendant la consommation. Une personne qui enfreint ces normes et agit de façon antisociale suscitera une vive désapprobation.

Les rituels relatifs à l’alcool déterminent ce qu’est une consommation appropriée et limitent la consommation à des occasions particulières : deux exemples bien connus étant un verre de porto en apéritif avant un repas et un verre de bière lors d’une fête étudiante. Même si les sanctions sociales positives tolèrent et même encouragent l’usage d’alcool, les sanctions négatives, elles, condamnent la consommation irréfléchie et l’ivresse. Par exemple, dans l’invitation souvent lancée d’aller « prendre un verre », l’emploi du singulier (un verre) évoque automatiquement une certaine forme de contrôle. À l’opposé, affirmer qu’on sort pour « se saouler la gueule » sous-entend l’abandon en tout (ou en partie) des restrictions. Il reste que l’ivresse publique suscite souvent la désapprobation; dans ce cas, la sanction informelle est qu’il faut connaître ses limites. D’autres déconseilleront à une personne saoule de prendre le volant, en référence à un contrôle social informel et à une loi officielle interdisant la conduite en état d’ébriété (Jansen, 1992).

Tout cela ne signifie pas que les consommateurs n’enfreignent jamais les règles, mais quand ils le font, ils savent généralement que c’est exceptionnel. Ainsi, les consommateurs ont bien conscience qu’être ivre à une réception de mariage ou à un enterrement de vie de garçon est acceptable, mais qu’avaler un scotch au déjeuner transgresse les normes sociales généralement admises.

Il va de soi que l’influence de l’apprentissage social sur le buveur d’alcool n’est pas toujours aussi directe. Les sanctions sociales et les rituels préconisant le contrôle ne se répartissent pas uniformément au sein des cultures. Les règles sociales varient considérablement en fonction de la classe sociale et de facteurs d’ordre ethnique, culturel ou professionnel. Les divers groupes n’ont pas nécessairement à suivre les mêmes règles et, souvent, ne le font pas. Les problèmes auxquels ils sont confrontés de par leur milieu, leur histoire et leurs traditions se manifestent dans des ensembles de règles distincts (Becker, 1963). Ainsi, chez certains groupes ethniques, comme les Irlandais, on note l’absence de sanctions rigoureuses contre l’ivresse et un taux proportionnellement plus élevé d’alcoolisme. La socialisation de l’alcool dans un contexte familial pourra être interrompue par un divorce, un décès ou un autre événement perturbateur. Dans certains cas, l’influence de variables comme la personnalité, les variations génétiques et d’autres facteurs contextuels pourrait prévaloir sur l’influence de l’apprentissage social. Il reste toutefois que les rituels et sanctions sociales de régulation ont une influence considérable et réelle sur le mode de consommation d’alcool de la majorité. L’alcoolisme reste un grave problème de santé publique, mais le niveau d’usage non compulsif d’une substance aussi puissante, risquant de causer la dépendance, et si facile d’accès est remarquable. Seuls les rituels et sanctions structurant la consommation d’alcool expliquent ce phénomène.

Apprentissage social et drogues illicites

Contrairement à ce qui se passe avec l’alcool, les occasions d’apprendre à contrôler l’usage de drogues illicites sont plutôt limitées. Ni la famille ni la culture ne proposent habituellement de modèles de consommation à long terme. L’essentiel du message de prévention véhiculé par les médias, les parents et les écoles continue à affirmer que l’usage contrôlé et mesuré de drogues illicites est impossible. Notre culture ne reconnaît pas encore complètement, et appuie encore moins, l’usage contrôlé de la plupart des drogues illicites. Les consommateurs sont présentés comme des « déviants » posant une menace pour la société, des « malades » devant être traités ou des « criminels » méritant d’être punis. On remarque alors qu’aucune socialisation à la consommation ne se fait dans le cadre familial. Même quand ils veulent aider, les parents sont incapables de montrer la voie à suivre, soit en donnant l’exemple (comme dans le cas de l’alcool) ou en adoptant une attitude impartiale et non moralisatrice. Moins une personne reçoit de « soins » et de « traitements » à la maison (en raison de la distance la séparant d’éventuels prestataires de services), plus elle aura recours à un professionnel (ou au traitement) en cas de problème (voir Black, 1998).

Les parents déconseillent à leurs enfants de prendre de la drogue en raison de sa nocivité, mais les jeunes en font peu de cas, car cela contredit leurs propres expériences. Leur cercle de consommateurs et le « milieu de la drogue » vont renforcer leurs propres découvertes, à savoir que l’usage de drogue n’est pas mauvais ou malsain en soi et que les mises en garde des adultes sont souvent irréalistes. Quand les consommateurs prennent conscience que les drogues ne causent ni une euphorie irrésistible ni une dépendance instantanée, ils ont tendance à ne plus se fier au « discours officiel ». Leur expérience ne trouve pas écho dans ce qu’ils voient comme des mises en garde extrêmes. Ironiquement, ce contraste semble les immuniser contre ces mêmes mises en garde, ce qui les conduit à jeter le bébé avec l’eau du bain. Donc, au lieu de décourager l’usage de drogue, la remise en question des avertissements incite de nombreux néophytes à continuer de consommer.

Dans le cas des médias de masse, la majeure partie de l’information diffusée s’oppose farouchement à la consommation et à la possibilité de maintenir un usage contrôlé. Elle dépeint notamment la prise d’héroïne comme un fléau ou une maladie sociale. Depuis des années, les médias privilégient les histoires d’horreur sur les drogues, les mauvais voyages (bad trips), la psychose ou le suicide. La résistance culturelle entrave le développement de l’usage contrôlé en créant involontairement un marché noir où la drogue vendue est de qualité incertaine. Résultat : les grandes fluctuations dans la puissance et la pureté du produit rendent plus laborieuse la gestion de la dose et de l’effet. Outre son apparente inefficacité à réduire le nombre de consommateurs de drogues, la prohibition contribue activement à la dichotomie opposant abstinence et usage compulsif. Une personne souhaitant prendre de la drogue aura donc beaucoup de difficulté à choisir un schéma de consommation modérée.

Les occasions d’apprendre à contrôler la consommation de drogues illicites sont extrêmement limitées, mais certaines sous-cultures comptent des rituels et des sanctions sociales qui stimulent un tel contrôle.

En 1996-1997, nous avons interviewé un échantillon de 111 consommateurs expérimentés de cocaïne et de crack recrutés par effet boule de neige et par observation de participants à la scène nocturne d’Anvers (Decorte, 1999, 2000a, 2000b). Six ans plus tard, nous avons entrepris une étude de suivi afin d’interroger de nouveau les 111 répondants d’origine sur leurs habitudes (changeantes) de consommation de cocaïne. Nous avons finalement réussi à interroger 77 d’entre eux au moyen d’un questionnaire semi-structuré inspiré du questionnaire initial (Decorte et Slock, 2005)[2]. En analysant les trajectoires de consommation individuelles des répondants au suivi, nous avons remarqué que la majorité d’entre eux ont (lentement) ramené leur usage de cocaïne à un faible niveau, que certains ont réussi à arrêter complètement de prendre de la cocaïne et que d’autres encore ont augmenté leur usage de cocaïne à un niveau moyen ou élevé. Le pire des scénarios ne constitue donc pas nécessairement une fin inexorable et inéluctable.

Les données empiriques tirées des deux études corroborent la théorie selon laquelle les rituels et règles sont des déterminants clés des processus d’autorégulation de la consommation. De nombreux répondants reconnaissent l’existence de règles relatives à l’environnement et aux situations entourant la prise de cocaïne. Ces règles concernent des aspects aussi variés que les activités qui doivent rester prioritaires, les personnes avec lesquelles les répondants consomment (ou non), le nombre de doses de cocaïne que l’on peut prendre dans une période donnée, les relations avec les non-utilisateurs, la fréquence de la consommation, les sensations vécues pendant la consommation, les mélanges appropriés ou non de cocaïne avec d’autres drogues (Decorte, 1999), les modes d’administration, la dose adéquate, la façon d’éviter l’attention de la police, le lieu et la manière de se procurer de la cocaïne, la façon de gérer les conséquences financières de la prise de cocaïne et la manière de tester la qualité de la cocaïne (Decorte, 2000a; Decorte et Slock, 2005).

Très peu de différences ont été relevées entre l’étude originale et l’étude de suivi quant aux règles et rituels de contrôle de la consommation. Si des différences existaient, elles portaient sur les conditions de vie changeantes des répondants, car les règles évoluent en fonction de ces conditions. Nos répondants ne souhaitaient pas que leur usage de cocaïne vienne perturber le cours de leur vie, ce qui se reflétait pleinement dans les règles qu’ils ont rapportées.

Nos données, tout comme celles d’autres études (Cohen, 1989; Cohen et Sas, 1993; Bieleman et coll., 1993; Waldorf et coll., 1991; Erickson et coll., 1994), montrent que dans la plupart des cas de consommation de longue durée, la quantité prise et la fréquence fluctuent constamment et que pour la majorité des utilisateurs, la consommation suit une trajectoire dynamique et souvent irrégulière, susceptible d’être altérée par divers facteurs relatifs à la substance, à la personnalité et au milieu. Ces schémas de consommation en constante évolution illustrent bien le caractère changeant des perceptions qu’ont les utilisateurs de leur consommation et du contrôle qu’ils exercent sur la drogue (Decorte, 2001a). Il serait simpliste d’essayer d’établir une distinction précise entre le consommateur « en contrôle » et celui qui ne contrôle plus son usage. Le contrôle de la consommation naît de situations, de contextes, d’événements, de moments et de transitions spécifiques ponctuant le cheminement de l’utilisateur et se définit principalement comme un processus continu, plutôt que comme une question relative à la capacité ou non de conserver un contrôle. En analysant des indicateurs subjectifs de consommation « contrôlée » et « non contrôlée », des contre-exemples, des changements perçus dans les schémas de consommation de cocaïne et des règles informelles développées avec les années, on remarque que l’utilisateur apprend sans cesse de son expérience et de celle des autres et que le contrôle de la consommation se développe en même temps que la connaissance du produit s’élargit (Decorte, 2001a). Les antécédents de consommation de nos répondants mettent à jour un lien complexe entre les facteurs sociaux et les traits de personnalité qui influent sur l’ampleur et la qualité de la consommation. Ils montrent qu’il est difficile de déterminer à quel moment la consommation devient abusive et si cette transition sera permanente. Dans certains cas, la consommation de nos sujets n’aurait pas été problématique n’eût été de la politique antidrogue en vigueur. Par moments, ils contrôlaient leur consommation, alors qu’à d’autres, ils semblaient perdre ce contrôle temporairement.

Le processus d’acquisition des rituels et sanctions de contrôle diffère d’un individu à l’autre. La plupart les apprennent progressivement, au fil de leur consommation. Dans un ouvrage désormais classique (Becoming a marihuana user), Becker décrit les trois étapes de ce processus d’apprentissage social (Becker, 1963) : acquérir la technique (directement ou indirectement par l’observation et l’imitation), apprendre à distinguer les effets (par les commentaires des autres consommateurs sur les effets ou en faisant l’expérience de l’euphorie) et apprendre à apprécier ces effets (de nouveau, par le contact avec des consommateurs plus expérimentés).

Le problème, c’est que plusieurs aspects de cet apprentissage social, tel que décrit ci-dessus, s’acquièrent dans le milieu de la drogue illicite, au cours d’une démarche à long terme ponctuée d’échanges fortuits d’information au sein de réseaux informels. Cet apprentissage repose habituellement sur l’expérience des consommateurs, et non sur des informations et des données objectives (Harding et Zinberg, 1977). Il n’existe aucun répertoire centralisé de cette information clandestine, et peu de détails sur les techniques, styles et outils relatifs à la consommation de drogues ont été médiatisés. Les utilisateurs de drogues illicites doivent donc se débrouiller avec ces connaissances rudimentaires et expérimentales pour tester les outils ou techniques (Waldorf et coll., 1991).

La source de cette information reste souvent nébuleuse, et sa validité ne peut être vérifiée. C’est pourquoi de nombreux mécanismes de contrôle informels (règles et rituels) sont empreints de rationalité et d’irrationalité. Les mythes sont une composante importante des rituels observés, ce qui explique pourquoi les connaissances concernant certaines drogues et leur mode d’administration demeurent encore lacunaires (Decorte, 2001a, 2001b).

Lorsque les parents, l’école et les médias sont incapables d’informer correctement le néophyte sur l’usage contrôlé de drogues illicites, la tâche revient alors à son groupe de pairs – un substitut inadéquat à une socialisation transgénérationnelle à long terme (Harding et Zinberg, 1977). La consommation de drogues illicites étant une activité clandestine, un choix limité de groupes d’utilisateurs se présente au débutant. Nouer des liens avec des consommateurs en contrôle relève principalement du hasard. Cela dit, un groupe de pairs pourra dispenser l’instruction et renforcer un usage approprié. En dépit de l’image populaire présentant la pression des pairs comme une force corruptrice poussant les individus faibles à un mauvais usage de drogues, plusieurs auteurs ont avancé que l’influence de cette pression serait exagérée (Erickson, 1989; Bauman et Ennett, 1996; Ennett et Bauman, 1993; Aseltine, 1995; White et Bates, 1995). Certaines données établissent en effet une corrélation entre les pairs et l’usage de drogues illicites, mais ces données ont souvent été mal interprétées ou ont été citées en appui à la pression des pairs, alors qu’il aurait fallu les interpréter comme des signes d’affinité ou de préférence de pairs (Coggans et McKellar, 1994). Ces études mettent en lumière des jeunes faisant des choix éclairés dans divers aspects de leur vie, y compris la consommation. Les travaux de Zinberg montrent aussi que de nombreux segments de la sous-culture de la drogue s’opposent fermement à un usage de drogue abusif (Zinberg et Harding, 1982).

Déterminants du contrôle social informel

Grund (1993) présente deux groupes distincts de facteurs qui, outre les rituels et les règles, sont considérés comme essentiels aux processus d’autorégulation de la consommation, soit une disponibilité suffisante de la drogue et une structure de vie stable.

La disponibilité de la drogue génère un impact important sur le quotidien des utilisateurs réguliers. Réduire artificiellement la disponibilité d’une drogue en limitera la consommation jusqu’à un certain point, mais tout en impliquant un prix sur le plan psychosocial. En plus de créer un fort stimulant économique pour la vente de drogues dans des secteurs commerciaux non réglementés, limiter la disponibilité provoque et alimente un processus psychologique qui amplifie nettement la valeur rituelle des drogues – ce qui restreint le champ d’attention du consommateur. La personne obsédée par la drogue aura un comportement considérablement limité quand l’état de manque s’installera et qu’il sera ardu de se procurer de la drogue. Lorsqu’elle pourra enfin mettre la main sur une dose, elle s’adonnera alors à un usage compulsif.

Il s’ensuit que les rituels et les règles concernant la drogue sont moins guidés par l’autorégulation et la protection de la santé, et davantage par le maintien, la dissimulation et la facilitation de la consommation et de ses activités connexes (p. ex., transactions de drogue). En revanche, quand l’approvisionnement ne génère aucune incertitude, le consommateur n’entretient pas de pensée obsessive sur la façon de se procurer de la drogue. Donc, une disponibilité suffisante est propice au développement de rituels et de règles qui limitent l’usage et stabilisent les habitudes de consommation, cela ne se traduit pourtant pas nécessairement avec une baisse du niveau de consommation. Quand la quantité de drogue disponible est suffisante, les utilisateurs arrivent à maintenir un haut niveau de consommation sans développer des problèmes de dépendance typiques (Grund, 1993).

Une structure de vie stable est un facteur tout aussi important. Pour Faupel (1987), les activités régulières (tant conventionnelles que relatives à la consommation) qui composent le quotidien sont des déterminants clés de la structure de vie. Ces déterminants incluent les liens, les engagements, les obligations, les responsabilités, les buts et les attentes d’une personne. D’autres déterminants importants de la structure de vie sont les relations et les aspirations à la fois exigeantes et valorisantes sur le plan social (p. ex., l’affection) et économique (p. ex., le revenu). Être régulièrement en contact avec des personnes abstinentes ou qui contrôlent leur consommation est donc crucial, tout comme l’implication dans des structures et activités n’étant pas (principalement) reliées à la drogue.

Maintenir des activités planifiées, remplir ses obligations sociales, etc. – et donc maintenir une structure de vie stable et diversifiée – requiert une gestion minutieuse de la consommation et des activités qui en découlent. En fait, une telle gestion repose sur l’adoption et le respect de rituels et de règles. Selon Grund, une répression minimale de l’usage d’héroïne et l’accès facile à la méthadone (produit de substitution à l’héroïne) sont des éléments indispensables à l’apprentissage social d’une consommation contrôlée. Cela dit, les mécanismes d’autorégulation sont plus difficiles à maintenir, particulièrement lorsque les individus continuent à s’approvisionner en héroïne dans le contexte d’une sous-culture établie dans des conditions de répression et d’instabilité, et lorsque d’autres drogues (en particulier la cocaïne) se sont ajoutées aux habitudes quotidiennes de consommation.

La disponibilité de la drogue, les rituels, les règles et la structure de vie doivent donc être vus comme un tout cohérent (Grund, 1993). Une disponibilité régulière dépend d’une structure de vie stable qui, elle, découle d’une forte adhésion aux rituels et règles régissant la consommation. La disponibilité est un préalable à l’acquisition et au maintien de rituels et de règles de régulation. Les rituels et règles définissent et encadrent les schémas de consommation, ce qui évite l’érosion de la structure de vie. Dans le cadre d’une vie bien structurée, le consommateur arrive à stabiliser la disponibilité de sa drogue, aspect essentiel à l’acquisition et au maintien de rituels et de règles efficaces. L’autorégulation de l’usage et de ses répercussions (involontaires) relève donc de l’équilibre (précaire) d’un processus de renforcement circulaire.

La disponibilité de la drogue, les rituels, les règles et la structure de vie résultent tous de variables et de mécanismes particuliers. Des facteurs comme le prix, la pureté et l’accessibilité du produit affectent la disponibilité et fluctuent selon le marché et la politique gouvernementale. Les rituels et règles sont le fruit de processus d’apprentissage social culturellement définis, que ce soit la socialisation intergénérationnelle avec la famille (culture générale) ou la socialisation avec les pairs consommateurs (sous-culture). Quant à la structure de vie, la forme et l’ampleur qu’elle prend découlent des activités régulières, des relations et des ambitions, qu’elles soient en lien ou non avec la drogue. La structure de vie est aussi façonnée par des facteurs socioéconomiques globaux, les conditions de vie, la personnalité, la prévalence des problèmes psychosociaux (non attribuables à la drogue) et des facteurs culturels. Manifestement, les stimuli externes influent sur le système de rétroaction, et notamment sur sa capacité à soutenir un usage contrôlé et à réguler un usage non contrôlé. Plus important encore, nous montrerons dans la section qui suit comment la définition sociale des drogues et des consommateurs véhiculée par la politique antidrogue semble nuire à ces trois points fondamentaux.

Relations entre les contrôles sociaux formels et informels

Contrôles sociaux formels vs informels

Les formes de contrôle qu’exercent les individus sur leur propre consommation de drogues et sur celle des autres sont diverses : elles vont de la régulation (externe) par une législation (officielle), à des formes plus informelles de « pression » entre pairs, en passant par l’autocontrôle conscient ou intériorisé (formes qui se sont greffées à leur personnalité par la socialisation). Ces nombreuses formes de « pression » ou de « contrôle » sont indissociables les unes des autres. Selon Gerritsen, une législation sévère ne laisse que peu de place à la régulation informelle de l’usage de substances psychotropes (Gerritsen, 1994). Des lois répressives ne permettent aucune expérimentation ni l’exploration des limites. D’un autre côté, un cadre légal moins répressif facilite l’apparition de mécanismes de contrôle social informel appropriés. Dans ses apports théoriques à la sociologie du droit, Donald Black a répété à plusieurs reprises que l’importance accordée au droit semblait inversement proportionnelle à celle accordée aux autres moyens de contrôle social. Il constate en effet que la réponse juridique prend plus de place lorsque les autres formes de normativité sont faibles, et vice versa (Black, 1984, 1989, 1998).

La croyance selon laquelle l’usage de drogues et l’autocontrôle seraient incompatibles a conduit à la création d’une foule de mécanismes de contrôle « externes » ou « formels ». Les instances gouvernementales et les agences publiques pénalisent la production, la distribution et l’usage de certaines substances au moyen de lois et de règlements (alors que d’autres substances sont étrangement considérées comme acceptables). L’interprétation du concept de contrôle formel ne doit pas se limiter aux nombreuses mesures législatives imposées par les autorités régionales, nationales, européennes et internationales. Les mesures mises en place par les centres de traitement et de prévention[3] peuvent, dans une certaine mesure, être considérées comme un contrôle formel. Après tout, ce réseau d’agences regroupe une série de professionnels qui s’occupent à temps plein, dans un contexte formel et structuré, à réguler la façon dont la population consomme des substances psychotropes. Le contrôle formel renvoie non seulement aux lois et politiques officielles, mais aussi aux organismes et individus qui les promulguent (voir p. ex., Devresse, 1999).

Relations entre le contrôle formel et le contrôle informel

Le lien unissant les mécanismes de contrôle formels et informels est étroit (Gerritsen, 1994; Zinberg et Harding, 1982; Black, 1984, 1989, 1998). Dans le cas de la consommation de drogues, les contrôles formels (répressifs) et les contrôles informels sont souvent considérés comme inconciliables et agissant de façon contradictoire.

(1) Actuellement, on note qu’il y a des limites à ce que peuvent faire les contrôles sociaux informels pour prévenir l’abus et la toxicomanie. Ni le principe que la consommation devrait être limitée ni les mécanismes d’apprentissage de ce principe ne sont arrivés à maturation dans notre société. Quand une drogue est criminalisée, sa consommation tend à être marginalisée ou exclue de la société conventionnelle au profit des sous-cultures déviantes. Dans ce contexte, peu de consommateurs font grand cas de la modération; ils cherchent au contraire à en avoir le plus possible pour leur argent. L’information sur les effets secondaires et les autres risques demeure obscure. La diffusion souterraine de ces informations s’avère alors très peu efficace. En favorisant la formation de sous-cultures déviantes, notre société minimise l’influence normative de la famille, des amis et des consommateurs modérés (voir aussi les commentaires de Black sur la trop grande dépendance aux « professionnels » pour assurer un contrôle social; Black, 1989, 1998). Ces conditions ralentissent la transmission entre consommateurs du savoir sur les dangers de la drogue et les moyens de les éviter ou de les réduire (Waldorf et coll., 1991).

(2) Contrairement au cas des substances licites, les mécanismes de contrôle social informel relatifs aux drogues illicites n’ont pas évolué au même rythme que la popularité pour l’usage de ces drogues. Si des rituels et sanctions sociales sont apparus pour l’alcool, d’autres n’ont pu se développer pour les drogues illicites comme la cocaïne, le MDMA (ecstasy) et l’héroïne. Compte tenu du caractère illégal de ces produits, les mécanismes de contrôle des drogues illicites ne s’acquièrent pas dans des réseaux formels de l’environnement social du consommateur (famille ou école). Les règles pouvant favoriser une meilleure régulation de la consommation des drogues illicites (p. ex., de la prise de cocaïne) ne se transmettent pas d’une génération à l’autre, tout comme les rituels et sanctions sociales ne s’intègrent pas au réseau social des utilisateurs (Harding et Zinberg, 1977). Donc, dans le cas des drogues illicites, les préceptes et moyens de protection contre la toxicomanie sont moins développés, ce qui sous-entend un risque d’abus accru. Plus les mécanismes de contrôle social des drogues illicites se développeront, plus on devrait s’attendre à ce que l’abus et ses conséquences néfastes s’estompent (Shaffer et Jones, 1989). Lorsque la consommation se fait dans la clandestinité, la transmission des mécanismes de régulation est limitée. Ce qu’apprend une génération de consommateurs est alors difficile à transmettre à la suivante. Quand l’apprentissage social est ainsi entravé, les tragédies ont tendance à se répéter (Waldorf et coll., 1991).

(3) C’est par les médias à grande diffusion, en particulier la télévision, que le public est informé des répercussions désastreuses des drogues illicites. Cette représentation donne la nette impression que ces effets néfastes sont le résultat immédiat de la consommation de ces produits (Zinberg, 1984). Les personnes ayant un vécu de consommation sont sceptiques face aux comptes rendus médiatiques et sont contraintes à réagir négativement à ce discours. Elles voient les avertissements des agences officielles comme un discours de propagande des champions de la lutte antidrogue et des moralistes conservateurs, plutôt que comme de l’information relative à la santé publique (Waldorf et coll., 1991; Decorte, 2000a). Aucune de ces positions ne favorise un apprentissage social adéquat des diverses réactions à la drogue et une façon efficace d’y faire face ou le développement de sanctions sociales et de rituels pouvant prévenir les réactions dysfonctionnelles.

En réaction à ces campagnes de désinformation, que soutiennent les politiques en vigueur, les utilisateurs potentiels pourraient se rendre compte de la tromperie et mettre en doute tous les autres énoncés sur la nocivité potentielle de la drogue. En revanche, ceux qui affirment que la consommation ne constitue pas toujours un abus, et qui contredisent ainsi la politique sociale officielle, risquent d’être vus et présentés comme des individus qui banalisent les méfaits de la consommation de drogues.

(4) La prohibition interfère avec les processus naturels à la base de l’autorégulation et de l’entraide (Black, 1989). Elle engendre et amplifie les stéréotypes négatifs (le junkie, le criminel, l’individu violent) qui sont généralement associés à l’usage de drogues (Grund, 1993). La politique actuelle risque ainsi d’entraîner un renforcement des stigmates déviants. Se faire décrire comme « déviant » ou « malade » (et ayant besoin d’aide) ou « mauvais » (et méritant une punition) pourrait influer sur les structures de personnalité et se changer en prédiction qui fatalement se réalise (Cohen, 1991). Certains usagers adopteront simplement une identité comportant une facette antisociale absente au départ, alors que d’autres en viendront à penser, comme le grand public, qu’ils sont faibles et toxicomanes et qu’ils ne peuvent fonctionner sans avoir recours à la drogue, à des soins en établissement ou à d’autres formes de traitement (Zinberg et Harding, 1982; Davies, 1997). Ces conditions laissent peu de place à l’entraide et aux autres formes de contrôle social extrajudiciaires (Black, 1989).

Marginaliser les grands consommateurs d’héroïne aura un impact sur la façon dont ils transigeront avec la société qui les entoure. Cette exclusion fait notamment en sorte qu’ils ne sont plus considérés comme des personnes envers qui il faut agir normalement. Les grands consommateurs auront aussi l’impression que le fait de se comporter normalement aura peu d’impact sur la façon dont ils seront traités par leur entourage. Ces comportements « normaux » seront en effet reçus avec beaucoup de méfiance. Les consommateurs renoncent donc aux règles régissant le comportement puisqu’ils les jugeront inefficaces. Qu’ils se conforment ou non à certaines règles sociales de base, ils demeurent convaincus que cela ne changera guère leur image de parias. En revanche, il est extrêmement difficile de vivre en marge de la société, et nombre d’entre eux mettent ainsi leur santé psychologique en péril. L’héroïnomane doit donc faire des pieds et des mains pour s’adapter, ce qui viendra à son tour renforcer ou à tout le moins confirmer l’image de crazy junky (Cohen, 1991).

Waldorf et coll. (1991) soutiennent que si un grand nombre de leurs répondants ont réussi à contrôler leur consommation, c’est qu’ils croyaient pouvoir le faire, c’est-à-dire qu’ils croyaient que la cocaïne ne créait pas nécessairement une dépendance et que son usage pouvait et devait être contrôlé. Ils disposaient au moins d’une terminologie de base avec laquelle former et exprimer des attentes normatives sur l’usage contrôlé (Decorte, 2001a, 2002b).

Les substances ne sont jamais assez mauvaises ou dangereuses pour invalider le processus de décision personnelle. Le fait que beaucoup de gens pensent le contraire représente l’une des principales croyances tragiques sur lesquelles s’appuie notre constat que les drogues constituent un problème. La conviction répandue voulant que les drogues mènent à la toxicomanie est au coeur du débat sur la dépendance (George, 1993). Le modèle classique de la « dépendance comme maladie » implique la négation de l’existence de facteurs personnels et environnementaux permettant un contrôle de la consommation de drogues (Moore, 1992). Ce paradigme pourrait encourager la dépendance de l’utilisateur envers les mécanismes de contrôle externes. De cette façon, on offre à l’individu la possibilité de décliner toute responsabilité. La conviction qu’il n’est pas possible de contrôler l’usage de drogues est alors renforcée, cet usage doit donc être supprimé ou découragé par des peines et des traitements.

En blâmant les propriétés pharmacologiques de la drogue pour les comportements problématiques ou criminels qu’elle susciterait, les consommateurs ou toxicomanes réussissent à neutraliser une partie de la désapprobation sociale (Sykes et Matza, 1957). De cette manière, le concept de la dépendance comme maladie peut mener à une situation de « désespoir acquis » (learned helplessness) : la prétendue dépendance pharmacologique absolue est remplacée par une dépendance thérapeutique, puisque l’individu consommateur de drogues est freiné dans ses tentatives de se comporter de manière active et constructive par rapport à sa propre santé (Davies, 1992). Ce même paradigme laisse les conjoints, les enfants et les proches des consommateurs dans une situation tout aussi désespérée : ils ne peuvent rien faire pour empêcher leur proche de s’adonner à un usage excessif de drogues. Plus vite ils reconnaissent leur impuissance, meilleure est la situation pour toutes les personnes concernées (Keene et Raynor, 1993).

Les alcooliques et toxicomanes, leurs familles et de nombreux organismes de traitement souscrivent à la notion de « dépendance comme maladie » en raison de sa grande fonctionnalité (Davies, 1992, 1997). Le concept de dépendance redéfinit certains gestes qui seraient autrement perçus négativement, ce qui peut aider les gens à justifier leur comportement à leurs yeux, tout comme aux yeux de ceux qui les jugent (professionnels du traitement, juges, etc.). Grâce à cette « pathologisation », un acte vu comme « mauvais » n’est plus considéré comme « délibéré » (acte non volontaire), ce qui permet d’écarter toute référence à la culpabilité et à la responsabilité individuelle.

L’externalisation à grande échelle du contrôle de l’usage des drogues pourrait avoir pour effet de brosser une image du consommateur comme étant quelqu’un qui ne possède plus aucun pouvoir sur son existence. Cette image est alors renforcée par une société qui souscrit au mythe de la « victime sans défense », mythe selon lequel le consommateur est nécessairement voué à perdre le contrôle, ce qui perpétue la prophétie autoproclamée de la dépendance (George, 1993). Plus nous traiterons les problèmes de dépendance comme des problèmes relevant de l’inadaptation, de la maladie ou de l’incapacité, plus les gens s’adapteront eux-mêmes à ce cadre, et plus nous produirons et rencontrerons de consommateurs de drogues qui correspondent à cette description (Davies, 1992). Les populations modernes comptent de plus en plus sur le droit et la médecine pour gérer les problèmes de drogues et ont une dépendance excessive à l’égard des spécialistes, au point de se sentir démunies sans leur soutien (Black, 1989).

En fait, pour les intervenants dont le travail s’inscrit dans la logique du système de répression en vigueur, le concept classique de « toxicomanie » s’avère très utile puisqu’il permet de justifier à la fois leur emploi et leur raison d’être. Les organismes et agents d’application de la loi font souvent preuve de pessimisme en ce qui concerne la nature humaine. S’ils ne croient pas au péché originel, ils aiment à tout le moins s’étendre sur la difficulté de faire respecter les règles et sur les caractéristiques de la nature humaine qui poussent au mal. Il n’est donc pas difficile d’imaginer qu’une des raisons expliquant le pessimisme de ces agents relativement à la nature humaine et à la possibilité de s’améliorer est que si la nature humaine est perfectible et si les gens peuvent changer définitivement, alors ils n’auront plus d’emploi (Becker, 1963).

(5) Plus un groupe est marginalisé et soumis à une pression, plus il se définira lui-même comme un groupe déviant. Les comportements, les normes et les valeurs de ce groupe seront alors accentués et renforcés, créant ainsi une sous-culture très fermée et méfiante à l’égard de la société conventionnelle (Grund, 1993). Ce processus permet aussi d’apprendre à contrôler les effets de la drogue en présence de non-consommateurs, de façon à les berner et ainsi à tenir la consommation secrète. Ce phénomène empêche qu’un débat ouvert puisse avoir lieu entre consommateurs et non-consommateurs de drogues, ce qui entrave la diffusion des rituels de contrôle et des sanctions sociales concernant les drogues en général et renforce la marginalisation des consommateurs et la déviance (Becker, 1963).

(6) En ce qui concerne les drogues illicites, c’est entre la loi interdisant la consommation et le groupe social qui, lui, l’approuve que l’opposition est la plus flagrante. En général, les personnes à la recherche de nouvelles drogues le font pour des motifs impérieux : elles sont souvent perçues comme des inadaptés sociaux ou ayant des problèmes psychologiques. Parce qu’ils ont peur de la désapprobation sociale, aussi bien que des sanctions légales, les nouveaux consommateurs subissent généralement une forte anxiété. Cette anxiété nuit alors au maintien d’un certain contrôle sur la consommation de drogues. Pour gérer le conflit, le consommateur doit adopter un comportement plus nettement insolent, exhibitionniste, paranoïaque ou antisocial qu’il ne le ferait s’il s’agissait de drogues licites. Un tel conflit d’ordre personnel et social rend le contrôle de la consommation de drogues illicites plus complexe et difficile que celui des drogues licites (Zinberg, 1984; Shaffer et Jones, 1989).

Conclusion

Nos connaissances sur divers schémas de consommation de substances licites (comme l’alcool et la nicotine) et une foule d’études scientifiques sur l’usage contrôlé de drogues illicites remettent en question la conception largement répandue selon laquelle l’usage de drogues mène inexorablement à une perte de contrôle. Le milieu social (setting) constitue un facteur essentiel pour assurer une consommation contrôlée, entre autres en permettant la création de normes et de rituels et en diffusant de l’information selon des canaux informels. Même si le contexte social est important, il ne faut cependant pas négliger les propriétés pharmacologiques de la drogue ou les attitudes et les traits de personnalité de l’usager. L’existence de schémas de consommation contrôlée permet toutefois de souligner à quel point il est erroné de s’accrocher à une théorie et à une approche thérapeutique unique, comme le pharmacocentrisme.

Les processus de transmission des sanctions sociales et des contrôles sociaux varient en fonction du statut légal des substances concernées. Contrairement à ce qui se passe pour les substances légales, les possibilités d’apprendre comment contrôler la consommation de drogues illégales sont encore extrêmement limitées. Ni la famille, ni l’école, ni la culture dans son ensemble ne fournissent de modèles d’usage contrôlé. Par conséquent, la principale source d’information, bien qu’inappropriée, reste le groupe de pairs. Le contrôle des drogues passe donc principalement par des contrôles sociaux issus de la (sous-)culture (rituels et règles) et d’autres déterminants, comme la disponibilité de la drogue et la structure de vie.

Il va sans dire que l’un des principaux stimuli externes influant sur les trois volets du modèle proposé d’autorégulation informelle est la définition sociale des drogues et des consommateurs véhiculée par la politique formelle en matière de drogues. Nous croyons que la politique actuelle – axée principalement sur la répression – ne réussit pas à encourager une consommation appropriée, allant même jusqu’à paralyser le développement et la transmission de modes de consommation sécuritaires. Les mécanismes de contrôle formel actuels stimulent la formation de sous-cultures déviantes d’usage de drogues illicites, renforcent le stéréotype négatif du toxicomane criminel et violent et des comportements généralement associés à l’usage, et pourraient ainsi conduire à une prédiction qui se réalise fatalement. Les politiques en vigueur sur les drogues empêchent qu’un débat plus ouvert puisse avoir lieu entre les consommateurs et les non-consommateurs, entravant du coup la diffusion des rituels de contrôle et des sanctions sociales concernant la consommation dans son ensemble et renforçant la marginalisation et la déviance des consommateurs.

En blâmant la substance pour les conduites criminelles ou problématiques qu’elle susciterait, on dissuade le consommateur de prendre sa santé en main de façon active et constructive et on renforce l’idée que l’usage de drogues ne peut être contrôlé ou découragé que par le traitement. Plus les gens ont recours aux professionnels du traitement pour réguler leur consommation de substances psychotropes, plus ils en viennent à dépendre d’eux (voir Black, 1989). Ils risquent ainsi de développer une « dépendance thérapeutique ». Cette « pathologisation » des consommateurs de drogues mène à un état de « désespoir acquis » et de dépendance aux mécanismes de contrôle externes, comme l’industrie thérapeutique. La plupart des spécialistes du traitement souscrivent à la notion de « dépendance comme maladie » en raison de sa grande fonctionnalité : elle leur fournit du travail et une raison d’être. Il est donc peu probable que l’industrie thérapeutique envisage d’adopter des stratégies diamétralement opposées, comme un recours moindre au droit et à la médecine ou une décriminalisation et une démédicalisation du domaine des stupéfiants. Selon nous, ce « minimalisme médical et juridique » (d’après Black, 1989) pourrait redonner aux simples citoyens les moyens de prendre en charge l’usage de drogues (aujourd’hui monopolisé par le droit, la médecine et leurs professionnels) et viendrait très certainement stimuler les mécanismes communs de contrôle social informel et améliorer considérablement le mieux-être de la population.