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À l’occasion des grandes compétitions sportives médiatisées (Jeux olympiques, Tour de France de cyclisme, Championnats du monde, etc.), le spectre du dopage refait généralement surface à travers les médias qui en dramatisent largement sa mise en scène. Vingt-quatre athlètes ont été pour l’exemple sanctionnés aux derniers JO d’Athènes. Or, la surface et l’étendue d’un phénomène social ne se mesurent pas à l’aune de sa médiatisation : ce n’est pas parce que le dopage des sportifs professionnels est « sous le feu des projecteurs » et qu’il fait l’objet d’une politique de prévention tout aussi médiatisée (du moins en France), qu’il apparaît important d’un point de vue sociologique. D’autres univers et d’autres catégories sociales sont touchés, mais restent en partie dans l’ombre parce qu’ils n’ont pas fait l’objet d’enquêtes[1] et parce qu’ils ne sont pas soumis aux mêmes règles et sanctions. En effet, régi historiquement par un double système de contraintes, juridique et sportive (qui a institué par exemple les lois antidopage et les règles de l’éthique sportive), le sport professionnel semble difficilement comparable aux autres univers sociaux et professionnels, nettement moins contrôlés et sanctionnés. Les contrôles antidopage (du moins depuis quelques années) se sont multipliés auprès des athlètes de haut niveau, les compétitions nationales et internationales drainant des intérêts économiques et symboliques de plus en plus importants. On peut constater que les compétitions à l’échelle locale ne suscitent pas la même vigilance.

Si la question du dopage renvoie souvent au contexte sportif[2], les anthropologues et les sociologues en font de plus en plus le cas particulier d’un problème qui met en cause la société tout entière, ses valeurs et ses imaginaires (Ehrenberg, 1991 ; Mignon, 2002)[3]. Le recours aux produits dopants peut être considéré comme un usage social de drogues dans lequel l’individu ne cherche pas à échapper à la réalité du monde social (comme dans le cas de la consommation d’héroïne) ou à augmenter son plaisir sensuel (dans le cas des drogues festives comme l’ecstasy ou le cannabis). Il s’agit au contraire de s’intégrer dans une société considérée comme un monde concurrentiel constitué d’épreuves à surmonter et de regards à affronter. Et le dopage sportif n’est finalement qu’un aspect particulier de la question du dopage qui s’inscrit dans un système de normes (sociales, morales, sportives et juridiques). Dès lors, faut-il considérer cette pratique comme une déviance ou, paradoxalement, comme une conformité excessive aux normes de dépassement de soi qui spécifient la compétition sportive dans nos sociétés occidentales[4] ?

Objet social, le dopage n’échappe pas aux catégorisations juridique, politique ou sociale qui sont des mises en forme cognitives de la réalité sociale. Le « dopé » semble entrer dans les catégories définies soit par le monde sportif (où il prend le statut de « tricheur », « sportif honnête » ou « victime du système »), soit par les pouvoirs publics associés au corps médical (statut « d’irresponsable », de « drogué » ou « toxicomane », de « pharmacodépendant »)[5]. Bien que souvent utilisées comme des catégories morales (Duret, Trabal, 2001), ces caractérisations sont aussi des représentations de la réalité qui s’appuient sur des connaissances plus ou moins spontanées, plus ou moins savantes. En outre, pour certains auteurs, l’idéologie du mouvement sportif a non seulement retardé la compréhension de ce phénomène, mais aussi empêché toute analyse des caractéristiques essentielles du sport (Brohm, 1987 ; Konig, 1995).

Tout comme les productions administratives et, notamment, les statistiques, la recherche a participé à la construction de ces catégories. Les premières études cliniques et épidémiologiques ont contribué à fixer la figure du sportif de haut niveau dopé comme emblématique des sportifs dopés. Lorsque les sciences sociales abordent plus tardivement la question du dopage, elles trouvent des objets et des catégories déjà bien balisés à la fois par les pratiques de contrôle antidopage du ministère de la Jeunesse et des Sports, les préoccupations sociales de santé publique, le point de vue éthique du mouvement sportif et la littérature à caractère scientifique ou journalistique sur le dopage des sportifs.

À partir d’une perspective sociophilosophique, notre article se propose de dépasser les analyses du recours aux substances dopantes selon des systèmes de justification sportif, médical ou juridique. Pour cela, nous formulerons deux hypothèses et tenterons d’y répondre afin d’appréhender le sens de l’usage social de ces drogues de la stimulation. Partagée par un certain nombre de sociologues et philosophes, la première analyse se penche sur le recours aux stimulants chimiques comme l’effet du culte de l’apparence physique et de la performance. Largement véhiculé par les médias et les industries du corps (cosmétiques, alimentation, salles d’entraînement physique, industries du sport), ce phénomène social de la « modernité » influencerait non seulement les sportifs, mais aussi l’ensemble de l’espace social (Ehrenberg, 1991). Or, le souci du corps performant et ses dérives (dopage) ne touchent en réalité que certaines fractions de la population, « disposées » à recevoir ce type de message social et pour qui le recours aux produits dopants ne transgresse pas leur rapport profond au corps. Selon cette deuxième perspective, l’attitude dopante correspondrait à une sorte « d’attitude libérale » devant la vie, socioculturellement déterminée, qui se manifeste par le corps (Gasparini, 2004). Pour valider ces hypothèses, nous nous appuierons sur un certain nombre de travaux et d’essais de type sociologique et philosophique, ainsi que sur des résultats d’enquêtes épidémiologiques provenant essentiellement d’Europe de l’Ouest et en partie d’Amérique du Nord. Il s’agit là évidemment d’un modèle hypothétique que l’analyse statistique pourrait par la suite élargir à d’autres pays, notamment asiatiques et africains.

Une société dopante ?

Selon un premier niveau d’analyse partagé par certains sociologues, philosophes et essayistes (par exemple, Ehrenberg, 1991, 1992, 1998 ; Yonnet, 1998 ; Queval, 2001, 2004), le recours aux drogues de la stimulation (dont le dopage) semble s’inscrire dans des logiques culturelle, sociale et économique qui répondent à deux impératifs intimement liés et dictés par notre société occidentale.

D’une part, le souci conjoint de la performance motrice et intellectuelle et de la rationalisation (ou du contrôle) de la conduite humaine dans de nombreux secteurs de la vie économique, sociale, affective et sexuelle. Avec la nouvelle pharmacologie de l’humeur et des performances, il devient en effet possible de gérer de plus en plus finement son rapport au monde (avoir l’humeur qui convient à la situation : enthousiasme, sérénité, euphorie avec le Prozac, la Ritaline ou le Lexomil) et ses performances (produire la bonne performance au bon moment, sur le stade, à l’examen ou dans la relation sexuelle avec des stéroïdes, de la créatine, des amphétamines ou du Viagra). Selon ces auteurs, être ou apparaître performant, tel serait le nouvel impératif social dans l’air du temps (Ehrenberg, 1991, 1998).

D’autre part, il existe une croyance à l’effet qu’on ne peut être performant, voire en bonne santé, sans avoir recours à des médicaments, à une assistance extérieure, artificielle et chimique. Il s’agit d’une sorte d’idéologie de la performance qui conduit à penser que la force, la santé, la puissance ne s’acquièrent pas uniquement par l’entraînement ou le respect d’une hygiène de vie, mais aussi par la consommation de produits qui permettent d’améliorer cette performance. Ainsi, de nombreux sportifs « amateurs » n’imaginent plus pouvoir faire une course, disputer une compétition ou « soulever de la fonte » sans avoir pris une substance dopante. Dans cette perspective, le recours aux stéroïdes anabolisants pour améliorer ses performances ou son apparence physique peut être analysé comme la conséquence du culte de l’apparence physique poussé à l’excès. On remarque aussi que de plus en plus de médicaments, mais aussi des aliments (les « alicaments »), vantés à grand renfort de publicité, se présentent comme des stimulants : les « quatre-heures à moteur » pour les enfants, sans lesquels la journée scolaire devient insurmontable, des céréales dont les vertus sont telles que la bande dessinée sur l’emballage nous raconte (en guise de clin d’oeil) que ceux qui les consomment sont soupçonnés de dopage, des yaourts, des desserts et des potages toujours « enrichis en quelque chose » pour mieux « tenir la journée » (Queval, 2001). Ce sont ces mêmes publicités qui incitent les élèves, les étudiants, les salariés, les adultes surmenés à consommer en période d’examens, de stress ou de fatigue, des vitamines et autres antifatigues, boissons reconstituantes ou génératrices de sommeil. Santé et performance constituent le nouveau duo à la mode de la publicité pour l’alimentation.

Dans ce contexte culturel, non seulement il devient suspect de laisser son corps « en friche » (il est considéré comme une matière première, une pâte à modeler et à remodeler), mais les drogues de la stimulation commencent aussi à être perçues comme les dopants de l’action individuelle, les assistants chimiques de l’individu tenu d’être l’entrepreneur de sa propre vie (Ehrenberg, 1991). Dans une société où il ne semble pas y avoir d’autre possibilité que de s’intégrer et se dépasser constamment pour « rester dans la course », le recours à des stimulants, des dopants ou des calmants semble progressivement devenir la norme. La médicalisation du sport, sous la forme d’une médecine du soin comme celle d’une médecine de la performance, répond finalement au mouvement de médicalisation de la vie quotidienne. Vantés à grand renfort de publicité, de plus en plus de médicaments se présentent comme des stimulants permettant de modifier son apparence corporelle. Elle est la conséquence de la rationalisation caractéristique des sociétés modernes qui repose sur le principe de la recherche d’une efficacité corporelle toujours plus grande, dans un contexte de valorisation des conduites à risque (Beck, 1999, Giddens, 1994, Le Breton, 2002). Dans ce cadre général, des sportifs (de haut niveau et amateurs) seraient enclins à se doper par conformité aux normes en vigueur dans la société. Ils disposeraient ainsi d’un vaste argumentaire légitimant l’usage de produits dopants, qui devient progressivement quelque chose de « normal » (Coakley, 2001).

Le penchant pour les conduites dopantes : tentatives d’objectivation

Les constats avancés précédemment indiquent que notre société aurait une sorte de « penchant » pour les conduites dopantes (Laure, 2000), aussi bien dans le monde sportif (professionnel ou amateur, à des degrés différents) que dans les univers sociaux où le dépassement des possibilités humaines peut être exigé ou moralement autorisé. Cette thèse s’appuie en général sur des données statistiques qui soulignent l’augmentation de la consommation de substances dopantes, notamment chez les adolescents et les hommes.

Un certain nombre de résultats d’enquête permettent en effet d’attester ce phénomène social :

  • L’enquête « Écoute dopage » : mis en place en 1998 par l’ancienne ministre de la Jeunesse et des Sports française, Marie-Georges Buffet, le service téléphonique « Écoute dopage » a enregistré depuis sa naissance plus de 60 000 appels dont 13 000 sont estimés « sérieux » (soit un peu plus de 1 000 par mois en moyenne)[6]. Près d’un tiers des appels proviennent de culturistes et d’adeptes de la musculation, chez qui le dopage tend à se généraliser. Viennent ensuite les cyclistes, les athlètes et les footballeurs. Les produits les plus souvent cités sont la créatine (près de 25 % des cas), les anabolisants, le cannabis, les médicaments, les compléments nutritionnels et les stimulants. Les psychologues chargés de l’accueil téléphonique constatent aussi que de plus en plus de particuliers non sportifs et utilisateurs de produits dopants appellent le service (comme des conducteurs SNCF, des pompiers, des étudiants...)[7].

  • L’enquête sur la consommation de produits psychoactifs des adolescents : les enquêteurs de l’OFDT[8] observent une banalisation de la consommation de cannabis. En 2001, un jeune sur deux a expérimenté le cannabis, mais l’usage régulier ne concerne qu’un jeune sur cinq et davantage les garçons que les filles. Les médicaments « calmants » sont expérimentés par 31 % des jeunes filles contre 12 % des garçons[9].

  • Les enquêtes en milieu scolaire : dans les pays occidentaux, le dopage des adolescents (hors du milieu sportif) devient progressivement une préoccupation des pouvoirs publics.

    Réalisée en 1999 en France auprès de 3 000 élèves âgés de 13 à 19 ans, une première enquête sur le dopage en milieu scolaire dans la région Midi-Pyrénées[10] nous indique que 7 % des élèves ont déclaré avoir déjà consommé un produit qu’ils considèrent comme dopant. Ce taux s’élève à 9 % sur l’échantillon d’élèves pratiquant une activité sportive en dehors de l’EPS. Les garçons sont plus concernés que les filles. Les substances utilisées sont (par ordre décroissant) : la caféine (prise en comprimés), la Ventoline (chez des non-asthmatiques), le cannabis, les amphétamines, l’ecstasy et les corticoïdes.

    L’étude note que 10 % des sportifs et 13,5 % des compétiteurs ont déclaré être tentés par le dopage. Ce taux monte jusqu’à 18,5 % chez les garçons de 17 à 19 ans.

    Une autre enquête réalisée la même année par Marie Choquet de l’INSERM indique que 0,7 % des adolescents scolarisés (de la 4e à la Terminale) ont déjà pris au moins une fois des stéroïdes anabolisants. Il s’agit plutôt de sportifs de compétition de niveau national, consommateurs de cigarettes, cannabis et alcools et vivant le plus souvent en internat de type « sport-études ». D’après cette enquête, 64 % d’entre eux ont des troubles associés (tentatives de suicide, fugue, vol, violence physique, troubles anxiodépressifs)[11].

    Dans d’autres pays occidentaux, de nombreuses études signalent dès les années 1990 des cas de consommation de produits dopants dans les établissements scolaires. Aux États-Unis et au Canada, à la différence des sportifs professionnels, l’usage des produits dopants chez les adolescents est plus régulièrement suivi en raison de l’impact politique du thème (Mignon, 2002). Une étude américaine indiquait déjà en 1990 que le premier problème de drogue dans de nombreux collèges américains concernait non pas des substances illicites comme le cannabis ou la cocaïne, mais les stéroïdes anabolisants[12]. Les études les plus récentes aux États-Unis et en Australie rapportent que 5 à 10 % des lycéens et étudiants dans ces pays consomment des stéroïdes anabolisants pour améliorer leur apparence physique[13]. Mais ce constat doit être nuancé et complété. D’une part, ce ne sont pas les seuls produits utilisés et, d’autre part, le phénomène touche aussi les pays en voie de développement et affecte négativement les apprentissages. Ainsi, une enquête très récente et alarmiste réalisée par des médecins au Nigeria auprès d’adolescents scolarisés dévoile que la consommation de drogues et de substances assimilées est fréquente chez de nombreux élèves d’écoles secondaires[14].

    Même si ce phénomène semble plus important en Afrique, les données nous manquent actuellement pour pourvoir comparer. D’après une enquête menée en 1996 au Canada sur 16 169 élèves de 11 à 18 ans, 27 % consommaient de la caféine, 27 % des aliments enrichis, 8,6 % de l’alcool, 9 % des antalgiques, 1,5 % des stéroïdes, 3,1 % des stimulants, etc., ceci concernant les plus âgés et les plus engagés dans la compétition (Melia et al., 1996). Allant dans le même sens, les données françaises réunies par l’OFDT en 2002 montrent bien que pour l’ensemble de la population, à la question de savoir s’ils avaient déjà consommé un produit pour améliorer leurs performances physiques ou intellectuelles, 6 % de Français répondent positivement, mais principalement pour des produits de prescription courante comme les vitamines. Ils sont 11 % chez les scolarisés consommant aussi plus de produits de prescription courante (vitamines) que de produits illicites. Comme le souligne Mignon (2002), cet exemple montre bien le risque lié à l’utilisation de la grille du dopage : celui de mêler des produits de nature différente (les stéroïdes et les stimulants).

    D’autres études révèlent enfin non seulement une corrélation entre l’usage de stéroïdes anabolisants et la consommation de cocaïne, de crack ou de cannabis chez les adolescents[15], mais aussi une relation entre l’usage de stéroïdes et les conduites à risque du type conduite en état d’ivresse, rapports sexuels non protégés, non-port de la ceinture de sécurité et port d’arme[16].

  • Les enquêtes réalisées en Europe et synthétisées par le Groupe de suivi de la Convention du Conseil de l’Europe contre le dopage[17] : toutes les enquêtes réalisées dans les différents pays européens indiquent que la consommation de stéroïdes anabolisants et d’autres produits dopants a fortement progressé au cours des quarante dernières années. Ces produits sont désormais utilisés par toutes les classes d’âge, depuis les adolescents jusqu’aux adultes, pour améliorer l’apparence et les performances physiques. Le Groupe de suivi redoute que ces drogues sortent du cadre du sport de haut niveau et gagnent en popularité dans le grand public. Il observe aussi que l’utilisation de stéroïdes anabolisants touche des lieux comme les clubs de culture physique, les centres de santé, les facultés d’éducation physique, les lycées ainsi que des catégories professionnelles comme les personnels de sécurité (surveillants, gardes du corps), les « videurs » de boîtes de nuit, les agents de police et les mannequins de l’industrie de la mode. Quelques études ont aussi révélé que les homosexuels et les jeunes, par souci d’être à la mode, sont de plus en plus tentés par la consommation de substances dopantes à des fins esthétiques. Il existe cependant des variations entre les pays et au sein même de ces pays, mais, au-delà des tendances transversales observées, les données épidémiologiques existantes ne permettent pas d’obtenir des analyses très fiables. Les pays qui ont mené des études estiment à 2 % le nombre de consommateurs masculins, et sans doute à 1 % de femmes, mais constatent tous que le « marché » est en pleine croissance, tant par le nombre d’utilisateurs et les quantités consommées que par la variété de nouvelles substances ingérées.

Ce premier niveau d’analyse nous invite à penser que, dans une société qui voue un culte à la réussite individuelle, au progrès et à la puissance (financière, corporelle, symbolique), chacun aurait le devoir de modeler son corps, le rendre plus performant, augmenter son capital corporel avec des moyens licites ou illicites. Même si ce phénomène n’est pas mineur sur un plan sociologique et apparaît en augmentation, les différentes enquêtes nous indiquent qu’il ne touche encore qu’une minorité de personnes, car le dopage semble rejeté par la plupart des sportifs amateurs et des non-sportifs. Elles signalent cependant que la pratique du dopage tend à se développer parmi les jeunes, plus les garçons que les filles, qu’elle augmente avec l’âge, qu’elle croît avec le niveau de compétition et qu’elle touche aussi les non-sportifs. En réalité, au-delà de quelques résultats d’enquêtes épidémiologiques réalisées dans les pays occidentaux, les sociologues méconnaissent l’ampleur réelle du phénomène, aussi bien dans le sport amateur que dans celui du haut niveau. On retrouve à propos du dopage les difficultés ordinaires du comptage d’une activité illégale et, de surcroît, mal définie.

Se doper : un rapport social au monde

Dans le contexte d’une société qui nous somme d’entreprendre notre corps pour l’améliorer, comment expliquer alors les résistances ainsi que les variations d’usage de produits dopants ? Comment aussi expliquer l’attrait du corps performant pour certains au détriment d’autres aspects de l’identité sociale de l’individu (intelligence, « pratiques culturelles », réussite matérielle par exemple) ?

L’une des réponses sociologiques possibles est que, selon le rapport au corps des personnes et leur éthique faite corps (une hexis corporelle au sens de P. Bourdieu, 1977), l’apparence corporelle ainsi que le recours et l’usage des produits dopants seront différents. La prise de substances dopantes est alors d’autant plus importante que l’individu (sportif ou non) entretiendra un rapport « économique », « productif » ou « libéral » au corps.

À la différence de travaux sociologiques qui ont montré la corrélation entre la culture somatique de la force et les classes populaires (Boltanski, 1971), le rapport performant ou productif au corps n’est pas uniquement l’indice d’appartenance aux seules catégories populaires. Il existe aussi dans les classes moyennes[18], les professions libérales et chez les cadres supérieurs. Ce rapport performant peut entraîner la prise de stimulants et de produits dopants.

Le dopage révélé par les « affaires » est avant tout le dopage sportif dans l’univers du haut niveau, notamment parmi les cyclistes, les lutteurs, les culturistes, les haltérophiles ou les footballeurs dont une grande majorité est issue de milieux populaires. Ce constat inciterait à analyser le dopage comme une pratique touchant en priorité les classes populaires. Il est d’ailleurs renforcé par des enquêtes françaises établissant une relation positive entre la pratique intensive et la prise de produits dopants, et plus nettement chez les pratiquants intensifs de sports de force que chez les pratiquants de sports collectifs ou d’arts martiaux (Beck, 2002 ; Bilard, 2001). Par manque de données sociologiques fiables, il faut cependant se garder d’établir une corrélation trop étroite. Ce n’est pas parce que le dopage de certains sportifs professionnels est « sous le feu des projecteurs » et qu’il fait l’objet d’une politique de prévention tout aussi médiatisée, qu’il est plus important d’un point de vue sociologique. Les sportifs de haut niveau ne seraient finalement que la partie visible d’une nouvelle économie du corps qui touche d’autres catégories de population et d’autres univers sociaux.

Le culte de la performance et la prise de produits dopants dans un souci du corps performant semblent bien dépasser les divisions sociales habituelles : les cadres supérieurs (un cadre sur cinq en France aurait recours à des stimulants) se doperaient autant que les sportifs issus des classes populaires (Amadieu, 2002). Cette hypothèse demande évidemment à être nuancée et approfondie à partir d’autres résultats d’enquête. Elle n’est au fond que l’application d’un principe très général en sociologie qui veut que des personnes tendent à adopter le comportement qu’exigent objectivement les transformations de la société à condition qu’elles ne contredisent pas leurs dispositions sociales (notamment leur hexis corporelle) et leur ethos (Weber, 1947, 1964). Dans ce cas, qu’importe la règle morale fixée par l’institution, l’essentiel est d’arriver à ses fins. La conduite dopante traduirait alors un rapport au monde de l’individu libéral qui peut se résumer ainsi : propriétaire de son propre corps, chacun peut « l’entreprendre » sans contrainte (morale ou légale), la règle diminuant l’exercice de cette liberté étant considérée comme une contrainte instituée qu’il est impératif de détourner. Seuls les principes de plaisir immédiat et d’apparence corporelle pour les autres sont respectés. Il s’agit ici d’une conception de la liberté individuelle qui n’accepte aucune entrave, notamment lorsqu’elle provient de l’État et de ses politiques de santé publique ou de la jeunesse. Allusion anodine à la certitude d’une légitimité : celle du « droit » de se doper.

La consommation de produits dopants visant l’amélioration des capacités physiques ou de l’apparence corporelle exprime un rapport au corps dans ce qu’il a de plus profond et de plus profondément inconscient, c’est-à-dire le schéma corporel en tant qu’il est dépositaire de toute une vision du monde social, de toute une philosophie de la personne et de son corps propre. Se manifestant entre autres dans le rapport au corps, cette hexis libérale semble renvoyer à l’individualisme possessif analysé par le philosophe Macpherson[19]. S’inspirant de Hobbes et de Locke, il propose une série de principes caractéristiques du mode d’être au monde de l’homme libéral : propriétaire de sa propre personne et de ses propres facultés, il ne doit rien à personne. Là où le républicain fait de la question des libertés individuelles le socle de la démocratie, l’homme libéral se contente d’exiger le libre accès à la consommation de droits. Cette philosophie libérale repose sur une conception de la nature humaine fondée sur un désir sans entrave, ouvrant la possibilité à des transgressions des règles et de l’éthique (sportive ou sociale). À la différence d’une liberté de vertu, expression de la détermination morale du citoyen, la liberté selon l’homo liberalis se définit comme la pure expression d’un désir. Lorsque des individus se dopent dans un but de performance, ils mettent en avant leur liberté de choix. Or, la liberté dépend d’options qui ne peuvent se prendre que dans un champ des possibles déterminé par les conditions sociales de l’existence humaine. En ce sens, le rapport libéral au corps est bien un rapport social au corps.

Conclusion

La quête de la performance en elle-même ne saurait être condamnée. Il appartient en effet à l’homo faber de donner forme (per-formare), de rendre réels, idées et projets (Collange, 2004). Il n’y a pas d’homme en effet qui ne cherche à franchir les limites de la condition souvent précaire que la « nature » lui fait, à grandir, à se développer, c’est-à-dire à se dépasser. Toutefois, tenter de repousser sans cesse des limites physiques peut conduire à finir par les ignorer et par sombrer dans une sorte de rapport irréel au corps.

Il n’est sans doute rien de plus révélateur du rapport au monde social et de la place que l’on s’y accorde, que la place que l’on fait à son corps, que l’on occupe (réellement ou potentiellement) avec son corps (Bourdieu, 1977). Analysé comme une recherche de transformation de soi poussé à l’excès, le recours aux produits dopants est aussi une manière d’occuper une position dans un espace social particulier (sportif, professionnel, scolaire, ...) qui peut se reproduire dans d’autres espaces. Parce qu’elle révèle un mode d’être au monde, l’attitude dopante correspondrait à une sorte d’attitude « libérale » devant la vie qui peut se manifester entre autres par le corps. Dans cette perspective, il s’agit d’entreprendre son corps sans contrainte (morale ou légale), de rendre le « corps-outil de production » plus efficace et le considérer comme un capital qu’il est nécessaire d’augmenter par différents moyens (légaux ou non).