Corps de l’article

On constate au cours des deux dernières décennies un intérêt croissant envers l’usage de certaines substances dérivées de plantes que l’on qualifie de « plantes enseignantes », d’« herbes chamaniques » ou encore comme étant des « enthéogènes ». L’ayahuasca, un breuvage visionnaire d’Amazonie, est un exemple notable parmi les substances et décoctions offrant une solution thérapeutique, parfois même de panacée, pour une variété de conditions psychologiques et physiques (Labate et Cavnar 2014a). Il n’est toutefois pas nécessaire de se rendre en Amérique du Sud pour trouver des remèdes chamaniques à base de plantes afin de traiter l’affliction moderne qu’est l’aliénation. L’ayahuasca, par exemple, est aujourd’hui préparée et consommée dans diverses régions du monde (Labate et Cavnar 2014b ; Labate, Cavnar et Gearin 2016). Et la DMT (N,N-diméthyltryptamine), un de ses principaux ingrédients actifs, a été adoptée séparément de l’ayahuasca dans des pratiques underground privées, élaborées grâce à des connaissances facilement accessibles entre autres, la synthèse chimique, l’identification botanique et les techniques d’extraction.

Alors que la DMT est interdite dans la plupart des nations ayant adopté la Convention sur les substances psychotropes de 1971, des enquêtes récentes ont montré que le composé tryptaminique est de plus en plus recherché. Contrairement aux drogues couramment associées aux troubles de dépendance comme l’héroïne ou la cocaïne, et aux côtés desquelles il est habituellement classé, il s’avère en outre relativement inoffensif pour la santé (Sledge et Grim 2013 ; Winstock et al. 2013). Bien que la recherche socioculturelle effectuée sur le phénomène DMT soit plutôt rare, en raison notamment du climat créé par les lois concernant les drogues, les données s’accumulent néanmoins avec la familiarisation des effets de la DMT grâce, entre autres, aux études cliniques (Strassman 2001) et aux recherches s’appuyant sur des entrevues (Tramacchi 2006), des sondages (Cott and Rock 2008), l’analyse de témoignages en ligne (Rosino et Linders 2015), l’ontologie (Luke 2008, 2011) ou l’histoire culturelle (St John 2015a). La familiarité avec les effets de la DMT implique de plus une appropriation intime de l’expérience de l’« hyperespace », telle que popularisée par Terence McKenna dans un déluge de présentations dont plusieurs circulent actuellement de façon virale sur YouTube [1].

Connue pour sa capacité à produire de profonds changements de la perception, de l’humeur et de la pensée, la DMT est souvent fumée soit en employant l’une des méthodes de vaporisation des cristaux, soit en étant mélangée à d’autres herbes comme dans le cas de la « changa » (St John, 2016). Dépendant d’un ensemble de variables qu’on désigne communément par les catégories englobantes de « set » (à savoir l’humeur, les attentes, et les attentions affectant l’état d’être individuel) et « setting » (c’est-à-dire le contexte social ou l’environnement) (voir Leary, Litwin et Metzner, 1963), de même que de la source (botanique ou synthétique), de la technique d’administration et de la dose, l’action de la DMT (ou la DMT trance) entraîne généralement l’induction rapide d’une expérience de décorporation (out-of-body experience) aux effets de courte durée (soit environ une quinzaine de minutes). Cette expérience est souvent rapportée comme une sensation de transit, que l’on explique tantôt comme un voyage à travers des univers parallèles, tantôt comme une odyssée dans d’autres dimensions ou encore comme un périple (journey) aux antipodes psychiques. Mais, peu importe comment elles sont vécues, les vicissitudes du voyage sont inhérentes à l’hyperespace de la DMT, soit le passage vers lequel ou au travers duquel se réalise ce que l’on appelle communément l’expérience de la percée (breakthrough experience [2]). Tels des voyageurs de retour d’expédition, les « psychonautes » qui sont familiers avec l’expérience décrivent le passage vers un « espace » troublant par son étrangeté ou, sinon, étrangement familier, mais qui, dans tous les cas, se caractérise par son authenticité ontologique. Dans une synthèse récente, on explique que lors de l’évènement associé à la DMT (DMT event) :

L’individu est incapable de nier la réalité de cette expérience, il incapable de la discréditer comme une simple hallucination ou des souvenirs refoulés qui remonteraient à la surface depuis les recoins obscurs de la partie inconsciente de notre esprit. La plus fondamentale présupposition ontologique – que cette réalité terrestre soit la chose réelle, voire l’unique chose réelle – est instantanément démolie avec peu d’espoir d’être à nouveau restituée. La réalité avec laquelle nous met en contact la DMT est vécue comme étant bel et bien réelle et elle le demeure même une fois revenu à un état normal de conscience.

Gallimore et Luke, 2015

Alors que l’expérience est relativement brève, la perception d’un prolongement du temps n’est pas rare. Des distorsions dans l’espace et le temps, des formes (patterns) géométriques complexes, des couleurs intenses, des sources de lumière énergétiques et des rencontres avec des entités désincarnées font partie des caractéristiques rapportées à propos de cet espace visionnaire. Les impacts de cette expérience profondément transpersonnelle varient également d’un usager à l’autre : la transe du DMT peut-être troublante ou euphorique, elle peut donner lieu à un état d’inquiétude ou induire un état de grâce, comme elle peut entraîner une remise en question de ses croyances ainsi qu’une réévaluation de ses motivations personnelles et même susciter un nouveau sens de la responsabilité.

En tant qu’évènement transpersonnel, l’expérience de percée peut acquérir le statut d’une « expérience humaine exceptionnelle » (EHE). C’est-à-dire qu’elle peut se révéler une expérience se soldant par une identité ou une vision du monde transformée. Or, selon Stanley Krippner (2002), une expérience mérite le qualificatif de EHE lorsqu’elle a pour conséquence la réalisation du plein potentiel humain (ou de « l’individuation » comme dirait probablement Jung) sans en même temps nuire à autrui. En tant qu’évènement de passage virtuel, l’expérience de percée est souvent vécue comme une forme d’initiation, ses utilisateurs s’affichant fréquemment comme étant des initiés. Les « revenants » partagent les récits de leurs aventures psychonautiques avec d’autres usagers : soit lors de rassemblements privés, tels que des sites personnalisés de camping durant des festivals de danse ou de « style de vie », soit par l’entremise des comptes-rendus publiés en ligne, notamment les récits de voyage de SWIN (Someone Who Isn’t me [3]) accessibles sur différents forums web. En tant que témoignages d’expériences transitionnelles, à savoir des écrits constituant de véritables récits de passage, les comptes-rendus de voyage véhiculent souvent une rhétorique de l’initiation sur les risques encourus et les épreuves endurées ou surmontées. Ils évoquent des odyssées héroïques typiques racontant le passage enthousiasmant à travers des épisodes de bouleversement, choc et émerveillement, terreur et joie, peur et amour. Plusieurs adeptes incluant les usagers non réguliers racontent avoir été exposés à un évènement, ou à une série d’évènements remettant en question l’idée reçue selon laquelle la conscience est localisée dans le cerveau. C’est la conclusion à laquelle est parvenu, par exemple, le musicien Devin James Fry lorsqu’il eut l’inspiration d’écrire la chanson « I Touch My Face in Hyperspace Oh Yeah » ( [4]). Fry a déjà été cité disant : « C’est comme voir le code source de l’univers : une rivière de mandalas vibrants, des formes géométriques en mouvement et se transformant. C’est ce que je suis devenu cette nuit-là. Il n’y avait plus de séparation ; j’en faisais partie. J’étais persuadé que la conscience était un évènement non local… C’est plus comme si nous étions des antennes captant une transmission quelconque durant le temps que nous passons dans ces corps » (Curtin, 2015).

Semblable aux épreuves initiatiques des chamanes et aux récits d’enlèvements extraterrestres, l’expérience de transit associée à la DMT est aussi parfois rapprochée d’une expérience de mort imminente (EMI). Dans le cadre de l’étude clinique qu’il dirigea, impliquant 60 volontaires ayant reçu par injection des doses contrôlées de DMT et auxquels on demanda de décrire les effets perçus, Rick Strassman (2001: 221) explique comment certains sujets ont l’impression d’avoir été « embrassés par quelque chose bien plus grand qu’eux-mêmes, et bien différent de tout ce qu’ils auraient précédemment pu imaginer, soit la source de toute existence. » Ceux qui ont vécu une telle expérience, poursuit-il, « émergent avec une plus grande appréciation pour la vie, une crainte réduite de la mort et une réorientation de leurs priorités notamment vers des quêtes ou préoccupations moins matérielles et davantage spirituelles. »

Pour sa part, Tramacchi a souligné, comme bien d’autres, qu’il n’est pas rare que « l’expérience de la DMT soit construite tel un analogon de mort », ce qui expliquerait en partie pourquoi celle-ci peut réduire la peur de la mortalité. Des visions de mort et de démembrement sont assez communes lors de l’expérience, ce qui n’est pas sans rappeler le symbolisme de la mort que l’on retrouve dans de nombreux rites de passage (Tramacchi, 2006: 56). Les témoignages documentés par Tramacchi font également référence à « des visions de paysages couverts de sang, de vomissure et de restes squelettiques, à des rencontres avec des entités squelettiques et des esprits tutélaires, ainsi qu’à la modification des organes internes du sujet par la voie d’interventions chirurgicales opérées par des esprits » (2006: 93).

À titre de marqueurs de la transition, il n’est pas rare que certains utilisateurs se fassent des tatouages, affichant la structure moléculaire de la DMT ou des formes géométriques ou encore des représentations des entités rencontrées. Même si les usagers de la DMT se comportent comme des initiés, ils le font de manières différentes que dans les rituels initiatiques plus conventionnels. Comme nous le verrons plus loin, l’expérience de la percée (the DMT breakthrough) est un événement de quintessence liminale (a quintessentially liminal event). Alors que ceux qui font le voyage peuvent « revenir » avec des visions qui constitueront par la suite la base de créations artistiques, musicales et littéraires (novel designs), voire même de la réévaluation de leur vie, l’expérience globale semble par contre davantage marquée par sa liminalité (son « entre-deux ») que par l’opérationnalisation d’un devenir post-liminal. Cela s’explique vraisemblablement par l’absence de rites traditionnels et de pratiques cérémonielles, comme c’est le cas avec l’usage de l’ayahuasca dans un contexte chamanique.

DMT et cyberespace

Le développement de l’industrie de l’ordinateur personnel et l’avènement du cyberespace font partie intégrante de l’esthétique liminale dans laquelle les usagers de DMT ont été acculturés. D’une part, bien que qualitativement différente, l’expérience de désincarnation (disembodiment) est commune autant aux psychonautes expérimentant les [drogues] psychédéliques qu’aux utilisateurs naviguant à l’interface de la réalité virtuelle. On sait d’ailleurs que les expérimentations avec la première ont influencé le développement de la seconde. Par exemple, le Langage de modélisation de la réalité virtuelle (LMRV [5]) créé par Mark Pesce aurait été catalysé lors de séances psychédéliques (Pesce 1999). La relation synergétique entre les [drogues] psychédéliques – notamment le LSD – et l’industrie de l’ordinateur personnel est un fait bien documenté (Markoff,2006). D’autre part, on sait que dans des déclarations proto-Web, Timothy Leary évoquait la parité entre l’expérience psychédélique et celle de la cybernétique en encourageant la jeunesse des années 1990 à « allumer, démarrer et se brancher » (turn on, boot up, jack in) (Leary, Horowitz, et Marshall, 1994).

Parmi les traits significatifs qu’ont en commun ces espaces virtuels, il y a d’abord le fait que ce sont des environnements optimisables pour le voyage virtuel. Que les cowboys de la console, les internautes du cyberespace et les voyageurs de l’hyperespace soient également des utilisateurs de drogues qui favorisent l’expansion de la conscience est un aspect non négligeable dans les écrits de William Gibson, mais aussi chez bien d’autres auteurs de science-fiction, tels que Frank Herbert (Dune), Iain Banks (la série La Culture) et Philip K. Dick. La relation symbiotique entre le voyage cyberspatial et le voyage psychonautique a permis la coalescence d’une culture cyberdélique, qui émergea sur la côte ouest-nord-américaine dans les années 1990, qu’on surnomma « New Edge » et qui célébrait le pouvoir transformationnel des outils cybers, digitaux et psychédéliques adoptés comme moyens de déconditionnement des vieilles réalités et d’enrichissement des nouvelles (Zandbergen, 2011).

Puisque la parité expérientielle repose ici dans le potentiel libérateur, « régénérateur » et transformateur de ces « espaces », les commentateurs se sont tournés vers les élaborations de Victor Turner (1982a) à propos de la puissance symbolique de la liminalité, élaborations qui sont elles-mêmes extrapolées du cadre explicatif proposé par Van Gennep (1909) pour décrire les trois phases constitutives des rites de passage, soit les phases de « séparation », de « liminalité » et de « réagrégation ». Dans la théorie de la transformation rituelle de Turner, l’espace-temps liminal est configuré tel un seuil virtuel à travers lequel voyagent les néophytes, initiés et autres pérégrineurs (journey-makers) dans le but de réaliser une transition en termes de statut, de rang ou d’identité. Comme Turner l’a souligné, liminalité est un terme dérivé de « limen », à savoir un mot latin signifiant « seuil », c’est-à-dire un temps-espace rempli de possibilité et de potentiel. Le potentiel transformateur du cyberespace comme espace-temps liminal a été commenté par David Tomas (1991) dans ses notes en vue d’une « anthropologie post-organique » anticipatrice « des théories et pratiques post-rituelles ». En prenant comme référence la trilogie de la Conurb (Sprawl), Tomas spécula sur la puissance de cet « espace » protéen qui se caractérise comme un monde marqué par une sensibilité humaine désincarnée, des personnalités fabriquées et des intelligences artificielles » (Tomas, 1992: 35). De plus, remarqua-t-il, « se brancher au cyberespace implique le passage de l’espace-temps quotidien et de l’organiquement humain », à un espace-temps électronique « qui est à la fois transorganique et cyberpsychiquement collectif » (ibid: 40). Le discours peine ici à échapper aux notions techno-romantiques de la transcendance du corps qui alimentent la quête conceptrice d’espaces virtuels, liminaux ou « hyper » qui dépendent de leurs propres impératifs de conception, c’est-à-dire des espaces où la liminalité est davantage une fin en soi qu’un moyen en vue d’une autre fin. Concevant et optimisant les conditions liminales à travers le développement de techniques d’augmentation [du potentiel humain], le New Edge et autres mouvements apparentés donnent forme à une culture proliminale au sein de laquelle les ordinateurs et les substances psychédéliques font partie intégrante de la liminalité du concepteur (designer liminality[6].

Si, comme le suggère Erik Davis (1998: 148), les [drogues] psychédéliques peuvent être vus comme des media, soit des « appareils de communication qui canalisent de “l’information” vers l’esprit tout en donnant forme à cette information dans le temps du rêve (dreamtime) », dans la romance « techno-gnostique » de la fin de siècle [7], se connecter à l’Internet équivalait à plonger dans le temps du rêve cyberdélique de sa propre création. En dépit des visions dystopiques de Gibson et autres écrivains de science-fiction, les premières années de l’ère de l’Internet ont été marquées par une abondance de représentations romantiques en lien avec les possibilités posthumaines de la réalité virtuelle (Rushkoff, 1994), alors que plusieurs ont attiré l’attention sur les problèmes implicites à la rhétorique de la transcendance du corps, de l’histoire et de la mortalité (Dery, 1996).

Nul besoin d’adhérer au cyberutopisme rave-olutionnaire (rave-olutionary) pour reconnaître que l’Internet ou le Web 2.0 puisse incarner une forme d’espace « cyberpsychique ». Un idéalisme transcorporel envisageant une sorte d’« esprit de la ruche » est implicite, par exemple, autant chez les responsables de la création d’Erowid, cette bibliothèque colossale portant sur les substances psychoactives, que chez les créateurs de la communauté virtuelle associée au forum DMT-Nexus [8]. Erowid est un prodigieux accomplissement. Ses archives d’expériences (Experience Vaults) emmagasinent plus de 25 000 comptes-rendus d’expériences à la première personne, c’est-à-dire composés par les expérimentateurs eux-mêmes, comptes-rendus qui ont été soumis à « un robuste système de triage et de révision » (Erowid et Erowid, 2006). Alors qu’Erowid amasse un trésor de données sur les pharmacopées de plantes psychoactives, les substances chimiques et les technologies depuis le début des années 2000, DMT-Nexus est devenu la figure de proue en tant que ressource collaborative à visée éducationnelle et comme patrimoine culturel commun pour la communauté de recherche se penchant sur la DMT.

Ces sites figurent parmi une véritable catacombe de lieux web où sont publiés, discutés et archivés des comptes-rendus expérientiels. Depuis les premières listes d’envoi, les groupes de discussion, puis les sites web comme Hyperreal et le Lycaeum – au sein duquel un espace web nommé « DMT World » a pu fournir le tout premier havre virtuel et lieu d’échange dédié à la DMT, incluant notamment une salle de clavardage, un espace forum et des archives de témoignages de voyage (trip reports), en plus d’être une mine d’informations sur les procédés de synthèse et d’extraction – l’Internet n’a pas seulement été un médium prééminent pour s’informer au sujet des drogues illicites, mais a aussi permis l’émergence de communautés d’expérimentation (Edmond, 1997). Les forums Web, les blogues, Facebook, YouTube, etc. sont devenus importants pour la « minimisation des répercussions négatives » (Murguia et al, 2007). Ils constituent aussi des voies privilégiées pour la publication de témoignages d’expériences subjectives impliquant une multitude de substances psychoactives, dont des [drogues] psychédéliques récemment découvertes ainsi que des substances mal contrôlées issues de laboratoires les commercialisant comme produits « destinés à la recherche pharmaceutique » (research chemicals). L’Internet est de même un médium important pour des pratiques aussi diverses que le troc et l’activisme. Cette dernière pratique impliquera notamment des efforts pour décourager la commercialisation des substances, alors qu’il s’agit là d’un des principes fondamentaux de la communauté de DMT-Nexus.

Bien que le concept de « communauté virtuelle » ait quelque peu perdu l’idéalisme de l’époque de « The WELL » (Rheingold, 1993), la nature semi-masquée du Web demeure chère aux communautés promouvant l’usage de drogues étant donné le statut illégal de la consommation et de la possession des substances en question. Le médium Internet a pu jouer un rôle déterminant dans la constitution d’une communauté globale d’usagers de [drogues] psychédéliques n’entraînant pas d’addiction : d’une part, en développant les opportunités de réseautage permettant, entre autres, à ces populations d’exprimer graphiquement leurs expériences sensorielles, principalement au moyen d’une forme textuelle de représentations artistiques ; d’autre part, en faisant circuler des lignes directrices favorisant des pratiques d’usage sécuritaires et responsables, ce qui serait autrement difficile, voire impossible, dans un climat de criminalisation (Enoon et al., 2014). Dans le cas de la DMT, les technologies de réseaux de communication ont permis à ses adeptes de partager et d’archiver, au bénéfice des futurs usagers, leurs impressions sur les contours de l’hyperespace tryptaminique (DMT hyperspace) et ses habitants, contribuant par le fait même à l’animation d’un monde virtuel dans les catacombes du cyberespace.

En tant que figure de proue du patrimoine culturel et des ressources collaboratives éducationnelles de la communauté de recherche intéressée par la diméthyltryptamine, le site DMT-Nexus existe au sein d’un vaste réseau en ligne de recherche et de partage d’informations sur les psychotropes, qui inclut entre autres Bluelight, The Corroboree, The Shroomery, Mycotopia, ICMag, ainsi que le désormais défunt The Hive. Dans la seconde édition du e-zine The Nexian, issu de la communauté DMT-Nexus, David Nickles (2014) a souligné les avancées exemplaires de cette communauté collaborative de recherche réalisées dans des domaines aussi variés que les méthodes d’extraction, la recherche phytochimique et ethnobotanique, les méthodes durables de multiplication des plantes, les pratiques sécuritaires d’usage, ainsi que l’évaluation et la classification des expériences subjectives. Les membres de cette communauté sont impliqués dans des discussions soutenues portant sur la phénoménologie du flash de la DMT (DMT flash). Ils ont aussi été actifs dans la création d’un « wiki » (le Hyperspace Lexicon) proposant tout un lexique en lien avec l’hyperespace, en plus de contribuer aux galeries d’art où sont présentées certaines oeuvres des artistes membres [9]. Notons en outre qu’afin de se protéger légalement, DMT-Nexus interdit la vente et décourage toute commercialisation de DMT. Bien que des plateformes telles qu’Erowid et DMT-Nexus ne peuvent fournir un portrait complet de la communauté d’usagers en question, elles fournissent néanmoins un éclairage précieux sur l’ontologie de l’usage de la DMT, et plus spécialement sur ses caractéristiques méta-rituelles. Aussi avons-nous puisé le matériau à la base du présent article exploratoire principalement parmi les archives et les forums accessibles sur la toile, en plus de quelques témoignages de porte-parole reconnus.

L’importance des témoignages faits par ceux qui sont expérimentés et bien familiers avec la DMT et autres substances apparentées a été soulignée par Richard Doyle. Ce dernier qualifie de open source ces pratiques rhétoriques, rendues possibles par les technologies de réseaux de communication (Doyle, 2011: 17), puisque ce vaste réservoir d’informations est accessible aux futurs utilisateurs-narrateurs qui, sous couvert de pseudonymes, contribuent à ses bases de données au moyen d’un langage qui doit être adapté et manipulé de façon à pouvoir décrire des expériences qu’on qualifie souvent comme étant inexprimables avec des mots (Un-Englishable). Retraçant ce qui relie les patrimoines digitaux et psychédéliques avec leurs campagnes entremêlées pour la liberté cognitive et cybernétique, Doyle souligne comment les [drogues] psychédéliques incitent souvent les utilisateurs à partager leurs expériences en utilisant les technologies informatiques personnelles qui sont reconnues comme jouant un rôle significatif dans l’expansion de la conscience psychédélique. En permettant un certain anonymat et en fournissant des moyens instantanés pour communiquer des expériences privées parmi un réseau d’utilisateurs dispersés çà et là à travers le monde, Internet est devenu le médium par excellence pour rendre compte des mondes virtuels visités par l’explorateur psychédélique.

L’importance de l’Internet pour les communautés d’usagers de drogues et plus spécialement de la DMT a été mise en évidence par Rosino et Linders (2015), qui ont prolongé les analyses classiques de Howard Becker (Becker, 1963) sur la socialisation sous-culturelle et l’usage normatif des drogues. Pour Becker, les sous-cultures de drogues durant les années 1950 et 1960, et en particulier celles des consommateurs de marijuana – bien qu’il ait aussi spéculé au sujet des consommateurs de LSD (Becker, 1967) – ont facilité la transmission de connaissances concernant aussi bien les techniques de consommation que la modulation et l’interprétation des expériences subjectives. Becker en vint à la déduction que la rareté croissante des crises d’anxiété associées à l’usage de ces substances avec le temps, suggère qu’en évoluant les cultures de drogues permettent l’acquisition de pratiques d’usage plus efficaces favorisant les expériences positives et les effets désirables des psychotropes, notamment grâce à l’émergence de cadres interprétatifs alternatifs contrastant fortement avec les autres cadres (responsables d’un certain étiquetage) qui insistent plutôt sur leurs effets dangereux et psychotiques (Becker, 1967: 168). Rosino et Linders (2015) ont observé des tendances similaires chez les consommateurs actuels de DMT en se focalisant spécifiquement sur les moyens d’éducation en réseau que rend possible la diffusion en ligne des outils de communication. Dans le même esprit, on pourrait affirmer que le degré de maîtrise des stratégies de rhétoriques d’un usager, qui se traduit généralement par une participation active et par une accumulation d’affichages sous le couvert d’un pseudonyme reconnaissable par les membres des forums (affichages dont la quantité et la qualité peuvent conférer au membre un certain rang ou statut particulier) semble constituer un indicateur du degré d’expertise de l’usager sur sa connaissance de la DMT et sa capacité à naviguer dans l’hyperespace.

Au-delà de l’essor qu’ont connu les recherches portant sur l’ayahuasca, il y a eu relativement peu de recherches effectuées sur l’usage socioculturel contemporain des [drogues] psychédéliques et des enthéogènes (Milhet et Reynaud-Maurupt, 2011), incluant la DMT. Le caractère privé, visionnaire et illicite de telles expériences pose des défis considérables aux chercheurs. Les expériences rapportées sont facilement assimilées à « un discours de l’inconnu, d’origine suspecte, à propos de l’indicible [10]» (Slattery, 2014: 9). La recherche a été sévèrement restreinte non seulement en raison du statut illicite des [drogues] psychédéliques, mais aussi parce qu’elles altèrent la conscience, un état d’esprit contesté et incertain qui a entraîné son lot de schèmes classificatoires selon qu’on les considère comme « psychomimétiques », « hallucinatoires », « psychédliques » ou d’un autre genre. Les états modifiés de l’esprit (altered states of mind) ainsi induits sont privés, hautement subjectifs et souvent imprévisibles, comme c’est le cas des expériences associées à la DMT. L’analyse du matériau publié sur ce médium virtuel (et désincarné) qu’est Internet, qui a été adopté pour communiquer les états hors du corps caractéristiques à l’expérience de la DMT, peut-elle servir de base à une réflexion nouvelle sur la nature de ce qu’on nomme communauté ? Est-il possible d’en tirer de nouvelles intuitions et d’y jeter un regard nouveau ? Comme la sociologie ethnographique portant sur les cultures faisant usage de drogues l’a illustré, de telles communautés sont habituellement ancrées dans des contextes sociaux physiquement localisés tels que « la rue », et les actions qui s’y déroulent sont généralement en écho avec les conditions socio-économiques (par exemple Becker, 1963 ; Young, 1971 ; Weppner, 1977). Cette recherche fait clairement ressortir l’importance du corps et des rituels d’incorporation (embodied rituals) dans les communautés d’usagers et les « sous-cultures » de drogues.

Durant ce temps, soit depuis le milieu des années 1960 et le début de la prohibition, les populations consommatrices de [drogues] psychédéliques ont été sous-étudiées. La DMT a pour sa part très peu attiré l’attention des chercheurs, même si on constate une forte croissance de son usage à partir des années 1990. Les politiques globales de prohibition de substances constituent un obstacle majeur pour la recherche. De même, la nature expérimentale des [drogues] psychédéliques, le fait qu’elles n’entraîneraient pas de dépendance et qu’elles sont fréquemment associées à des considérations métaphysiques expliquent, en partie, pourquoi les pratiques de ces milieux ont suscité peu d’attention de la part des sciences sociales qui sont davantage tournées vers les problèmes de déviance, la prévention et les modèles épidémiologiques. Cela dit, la situation est en train de changer avec l’émergence d’un climat qualifié de « renaissance psychédélique » (Sessa, 2013 ; Ellens, 2014).

S’appuyer principalement sur des données provenant de l’Internet comporte visiblement des lacunes lorsqu’il s’agit de tirer des conclusions au sujet des communautés d’usagers de drogues. Or, ces lacunes deviennent davantage flagrantes lorsque le modèle interprétatif privilégié est celui de l’interactionnisme symbolique. Du moins, cela semble être le cas lorsqu’il est question de la DMT. Une approche qui reconnaît la consommation de drogue comme un comportement déviant normalisé à travers une interaction apprise tend à passer rapidement par-dessus les dimensions phénoménologiques de l’expérience que plusieurs usagers de la DMT qualifient comme étant « enthéogène ». Avec d’autres tryptamines (comme la psilocybine qui se retrouve à l’état naturel présente dans plus de 200 espèces de champignons) et des composés psychoactifs issus de plantes telles que la Salvia divinorum, le cactus San Pedro et l’arbuste Tabernanthe iboga, la DMT est communément considérée comme un « enthéogène », à savoir une substance qui en raison de son pouvoir visionnaire est dite capable d’éveiller le « divin en soi » (Ruck et al., 1979 ; Ott,1996). Le terme « enthéogène » utilisé comme substantif (entheogen) et comme adjectif (entheogenic) est apparu en raison d’une insatisfaction vis-à-vis des termes déjà existants, notamment celui de « psychédélique » qui évoque la méfiance et les préjugés sociaux associés depuis les années 1960 aux pratiques des sous-cultures « déviantes ». Par contraste, « enthéogène » met en évidence le potentiel spirituellement transformateur aussi bien que thérapeutique associé à une variété de plantes et de substances, même lorsqu’elles sont adoptées dans des contextes non traditionnels où elles sont généralement sujettes à prohibition. Mettant de l’avant le concept d’« ésotérisme enthéogénique », en reconnaissance du rôle important qu’ont joué les technologies de gnose dans l’histoire des religions ésotériques occidentales, Wouter Hanegraff soulignait par ailleurs qu’une panoplie de techniques et de pratiques peuvent être comprises comme « enthéogéniques » (Hanegraaff, 2013) [11].

Alors que le modèle enthéogénique fournit un cadre interprétatif permettant d’une certaine manière aux usagers d’analyser leur expérience, l’interactionnisme symbolique ne parvient guère à expliquer cependant pourquoi cette expérience (souvent extraordinaire, surprenante, voire exceptionnelle) a d’emblée pour ces derniers un caractère si authentique et irrécusable. Une nomenclature avisée ainsi qu’un ensemble de classifications signifiantes applicables à ces expériences autrement inexplicables en mots (un-Englishable), comme on en trouve dans les listes du Lexique de l’hyperespace (Hyperspace Lexicon), peuvent être compris comme constituant un « argot sous-culturel » propre à la communauté qui le génère, et donnant aux navigateurs un aperçu d’une « incursion préliminaire » (walk through) dans l’hyperespace. Et pourtant cette perspective explique difficilement comment les usagers peuvent concevoir cet espace comme familier, véridique et surprenant sans n’avoir eu préalablement accès à cette terminologie spécialisée, puisque, la plupart du temps, sont échangées des vues sur un « espace » ou un « temps » ne pouvant être communiqué au moyen du discours sensoriel conventionnel. D’où la compulsion à favoriser une terminologie nouvelle ; par exemple, l’expression émique « ontoséismique » qui figure dans le Lexique de l’hyperespace, qui combine la racine grecque « ontos » (être) avec « séisme » (du grec seismos, tremblement de terre, dérivé de seiein signifiant secouer) et qui évoque finalement l’idée d’un puissant choc ou d’une secousse ontologique. Que la DMT puisse entraîner la fracturation des certitudes ontologiques est ainsi rendue explicite par une telle formule. La définition d’« ontoséismique » suggère que si l’expérience de la DMT peut précipiter une rupture dans la vision du monde, elle a aussi un potentiel de révélation. Bien qu’elle puisse être traumatique et bouleversante, on affirme que « la cause du traumatisme est une expérience platonique de vérité, de beauté et d’’amour suprêmes [12] ». Même si l’emploi des termes spécialisés n’est pas forcément très répandu parmi la communauté des usagers, la sensation d’une rupture (watershed break) et d’une transformation significative sont néanmoins implicites à l’expérience (au phénomène) de la DMT.

Par ailleurs, les engagements d’un grand nombre d’usagers peuvent être moins bien compris par la sociologie des sous-cultures de drogues des années 1950 et beaucoup mieux depuis une perspective se concentrant sur les implications des participants dans un mouvement culturel en réaction contre la criminalisation. Ce mouvement tourne principalement autour de la reconnaissance du statut de la DMT en tant que substance naturellement produite chez les humains (Barker et al., 2012) et omniprésente dans le monde naturel. Les débats à propos du caractère endogène de la DMT qui ont cours parmi la communauté de chercheurs en psychopharmacologie et en neuroscience (Strassman, 2008a ; Gallimore, 2013 ; St John, 2015a) sont bien connus et fréquemment discutés par les usagers, comme on peut le constater dans les fils de discussion et autres publications qu’on retrouve sur le site de DMT-Nexus et dans The Nexian, le e-zine de cette communauté virtuelle.

Il est significatif que les usagers sont souvent bien familiers avec l’hypothèse (fréquemment prise pour un fait véritable) selon laquelle la DMT serait produite chez les humains par la glande pinéale, une spéculation qui joua un rôle déterminant dans la popularisation de l’idée de la « molécule de l’esprit » mise de l’avant dans le bestseller de Strassman (2001): DMT : La molécule de l’esprit ainsi que par le film documentaire dont il est l’inspiration (Schultz, 2010). La DMT n’est pas pour plusieurs de ses usagers une « drogue » dans le sens conventionnel du terme, mais plutôt un outil spirituel jouant un rôle naturel en lien avec la conscience Aussi réagit-on souvent avec force contre ce que l’on considère être des empiètements sur sa liberté cognitive, soit le droit fondamental, voire la capacité humaine innée, à explorer son propre potentiel ainsi qu’à vouloir faire l’expérience d’une transformation spirituelle et améliorer son bien-être.

La virtualité visionnaire de la DMT

Les recherches sur l’usage rituel des enthéogènes telles que la DMT sont peu nombreuses. Aussi l’étude exploratoire de Des Tramacchi portant sur une cohorte d’usagers australiens constitue-t-elle une heureuse exception apportant quelques pistes intéressantes. Tramacchi (2006 : 172) souligne que « les moments qui précèdent et suivent immédiatement l’action de fumer ou d’inhaler la DMT sont selon les témoignages de la plupart de mes informateurs, étonnement dépourvus de toute action rituelle ». Et pourtant cette absence apparente de rituel « est en parfait contraste avec la complexité éthique et phénoménologique de la culture de la DMT » (Tramacchi, 2006: 64). L’auteur fournit par ailleurs un éclairage sur des aspects éthiques et techniques de l’usage de la DMT tel qu’il a pris forme en Australie (de la récolte à l’extraction jusqu’à son usage), où la substance désirée est souvent obtenue à partir de la flore indigène. Il met en outre en évidence que l’expérience visionnaire et désincarnée associée à l’usage de la DMT se révèle « tout comme un rituel » (ritual-like) ; aussi est-ce peut-être « la raison pour laquelle si peu de ritualité est associée à la DMT, puisque les visions elles-mêmes semblent être dotées d’une qualité intrinsèquement ritualisante (ritual-like) » (Tramacchi, 2006177). Je reviendrai plus loin sur la qualité de méta-ritualité propre à l’expérience de la DMT, notamment avec l’analyse sommaire de témoignages transmis via un médium [Internet] qui favorise une rhétorique de la ritualisation.

Comme mentionné dans de nombreux comptes-rendus d’expérience, l’usager de DMT est généralement vite amené à délaisser sa routine ontologique, lorsqu’il entre dans un état intermédiaire nominalement qualifié d’« hyperespace », pour ensuite retourner à son état d’esprit et de corps habituel. On peut reconnaître dans un tel processus les mêmes phases caractéristiques des rites de passage (Van Gennep, 1909), durant lesquels les novices franchissent un seuil symbolique dans l’espace et le temps marquant leur transition vers un nouveau statut. J’ai déjà souligné qu’un processus semblable de transition, fortement marqué par son caractère désincarné, constitue l’un des aspects les plus caractéristiques du cyberespace (Tomas, 1991). Or, l’expérience de la DMT est caractérisée par une qualité ontologique bien différente de celle associée au cyberespace. Si le cyborg, qui « fait la médiation entre le monde sensoriel de l’humain organique et un monde parallèle de pure information digitalisée » (Tomas, 1991: 35) partage des similitudes avec la transcendance du corps rapportée par les psychédélistes, la phénoménologie du contact qui est associée à la transe diméthyltryptaminique (et autres tryptamines) nous transporte sur un tout autre registre. En effet, alors que dans la réalité virtuelle, l’utilisateur d’un ordinateur sait qu’il fait l’expérience d’une simulation, dans l’évènement de percée (breakthrough event) propre à la DMT l’usager reste fréquemment inébranlable dans sa conviction relative à l’authenticité de l’expérience.

Bien que transitionnel, l’« espace-temps » (c’est-à-dire l’hyperespace non euclidien) de l’évènement DMT est communément qualifié par les usagers comme étant au-delà des quatre dimensions de l’espace-temps. Il ne s’agit point de l’hyperespace des formules mathématiques abstraites, mais d’un espace tout à fait authentique pour l’utilisateur, alors qu’il est souvent la source d’informations explicites qui sont « vues », ressenties ou autrement perçues. La rencontre avec des entités est en cela exemplaire. Alors qu’environ la moitié des sujets-participants étudiés par Strassman lors de ses essais cliniques ont fait état d’un contact établi avec des entités, Meyer (s.d.) constate pour sa part que dans 66,5 % des 340 témoignages qu’il a analysé et recueilli (principalement sur Internet) sur une période de plus de deux décennies, on rapporte l’existence d’entités sensibles (sentient) et indépendantes. Un véritable « bestiaire » a ainsi été répertorié : des maîtres (teachers) aux archontes (archons), des elfes aux Mantidés (Mantidae [13]), et des thérianthropes aux esprits d’arbres, pour n’évoquer que quelques-unes des figures communes de ce vaste éventail d’êtres (Tramacchi, 2006: ch. 6 ; Hanna, 2012). Dans son étude de l’« Umwelt de la DMT » ou de « l’environnement sensoriel élargi que rend possible l’ingestion de DMT », Tramacchi discutait de la diversité [des êtres] « ultradimensionnells » qui occupent cet espace et qui semblent être mus par toute une gamme d’intentions : des plus bienveillantes aux plus sinistres (Tramacchi, 2006: 26–30, 108).

Au premier extrême, il y a les visites des êtres que McKenna appelait les « elfes-machines de l’hyperespace » (self-transforming machine elves) qu’il a décrits dans maintes conférences désormais accessibles en ligne et archivées sur différentes plateformes. À l’autre extrême, il y a les contacts avec des entités apparemment malveillantes – formant un ensemble de témoignages semble-t-il moins nombreux – que l’on compare volontiers avec les témoignages d’enlèvements par des extra-terrestres (Strassman, 2001). Il existe, par ailleurs, tout une gamme d’explications pour rendre compte des entités, « des simples hallucinations aux êtres réellement autonomes et sensibles habitant une autre dimension », aux explications se situant quelque part entre ces deux positions – par exemple, que ces entités seraient des expressions archétypiques complexes (Gallimore et Luke, 2015: 301). Bien que les significations d’une telle variabilité d’entités aient intéressé plusieurs chercheurs (Meyer, 1993 ; Strassman, 2008b ; Luke, 2008, 2011, 2013), les entités associées à la DMT constituent pour leur part un phénomène encore très peu étudié.

Il n’est pas rare que des utilisateurs expérimentés rapportent avoir fait la rencontre de plusieurs [êtres] « ultradimensionnels » au cours de leur vie ou lors des sessions d’usage de la DMT. Il est aussi assez fréquent que des relations soient établies et maintenues avec des entités spécifiques ou un même type d’entité. On trouvera plus amplement de témoignages sur ces phénomènes d’entités et leur diversité sur le site de DMT-Nexus où ses utilisateurs ont développé des systèmes classificatoires remarquables visant à identifier toute une écologie d’êtres (Hyperspace Lexicon). Bien que spectaculaires, les visions sont intérieures et sujettes à une grande variabilité. Chaque expérience s’enracine dans un monde où le chamanique est devenu individualisé et (sa performance) intériorisé, alors que les états de transe sont orientés vers l’obtention de résultats définis par l’usager et reflétant la diversité de ses expériences de vie, de ses attentes et de ses intentions. En outre, les particularités de cette expérience virtuelle dépendent du dosage, de la qualité et des conditions des usages, aussi bien que de l’intention et des circonstances communément désignées sous les catégories de set [14] (soit la disposition mentale initiale) et settings (soit les paramètres externes).

La liminalité tryptaminique

Peu importe le déroulement de l’expérience, il appert que la DMT est chargée d’un potentiel évident de symboles archétypiques liminaux (porte, portails, tunnels, fenêtres, trous temporels, etc.) qui imprègnent l’expérience et les représentations de ses usagers. Parfois représentés comme des trous de ver en spirale, d’autres fois comme des arcades fabuleuses et vibrantes de couleurs d’un autre monde, des polytopes hyperdimensionnels ou des tesseracts effectuant des motions rotatives, ou encore des vortex de fractales en damier imprégnés d’innombrables sigils mystérieux, les seuils à franchir sont caractéristiques de l’expérience de la DMT et de l’art qu’elle inspire. Parmi les symboles de passage les plus communément associés à l’expérience de percée (breakthrough), figure ce que plusieurs ont identifié comme l’effet « chrysanthème ». Pour McKenna, « le chrysanthème » apparaît sous une forme de brocarts chinois qui, lorsque suffisamment de DMT est ingérée, peuvent se dissiper sous le regard admiratif de l’usager. Et lorsque cela se produit, comme l’a décrit McKenna, « on perçoit un son, comme celui que fait le froissement de la pellicule de plastique (saran wrap) d’un emballage à pain lorsqu’on s’apprête à la jeter [donnant] alors la nette impression de rompre ou de passer brusquement à travers quelque chose, comme une membrane. »

Prenant la parole lors de divers évènements publics, notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni durant les années 1980 et 1990, et faisant la promotion des effets de la DMT, McKenna est devenu le principal commentateur de ce moment charnière de dépassement du seuil (threshold-popping moment).Sa voix et ses paroles ont d’ailleurs été échantillonnées plus que quiconque dans la mesure du genre électronique psychédélique (St John, 2015b). Telle une figure d’autorité toujours présente, voici sa voix qui se glisse sur la piste parmi les danseurs :

Et alors, ces couleurs se mettent à s’agiter vivement, à se mouvoir de concert, et cela forme cette chose, comme une sorte de mandala en fleurs, qui vrille lentement, et que j’appelle “le chrysanthème”. C’est l’endroit du voyage que vous voulez voir au passage. Et le chrysanthème prend forme et vous le regardez pour environ une quinzaine de secondes. S’il ne cède pas le passage, cela signifie que vous n’en avez pas ingéré assez. Vous devez en prendre plus, une dose de plus ! [15]

Dans une représentation animée de cette transition, intitulée DMTrmx, les producteurs de médias visuels Martin Stebbing et Toke Kim Klinke (2013) ont aussi mis en scène la voix de McKenna : « il y a comme une énorme acclamation (cheer) qui se fait sentir et qui augmente au moment où vous passez à travers cette membrane. » Cette « acclamation » à laquelle McKenna a donné voix est nulle autre que celle des « elfes-machines de l’hyperespace », ces entités dont il fit pour la première fois la rencontre à l’automne 1965 à Berkeley et qui étaient pour lui des archétypes aux airs de clown propres à l’événement du DMT, lequel surpasse toutes catégories de compréhension en étant intraduisible en mots, non euclidien et grotesque (McKenna, 1994).

Bien que les vues de McKenna ont eu une influence considérable, les expériences rapportées sur les réseaux de la communauté d’usagers de la DMT et autres tryptamines présentent une grande diversité. Néanmoins, l’expérience du passage demeure une constante. Par exemple, pour SFos, qui rapporte un épisode survenu au début des années 1990, quelques instants après avoir fumé de la DMT, il ressentit « au moment où le voyage descendait toutes sortes de modulations de fréquence avec des notes (pops) en staccato et en crescendo. »

Ces éléments sonores semblaient de connivence, et ce, d’une manière frémissante, avec les torrents visuels qui, pour donner naissance à une sorte de rêve architectonique, commençaient à émerger, coulant et glissant entre et sur eux-mêmes, et c’est ainsi que des expériences de succion, d’aspiration, comme par gravité, se sont emparées de mon être, pour m’entraîner plus profondément… L’expérience de succion prit ainsi le dessus pour un moment, entraînant les acrobaties morphiques d’amour spatial (spacelove) qui s’offraient à ma perception. Il y avait à propos de cette expérience quelque chose qui me fait penser à une voluptueuse séductrice venue d’une autre planète (alien), avec des lèvres bien charnues, m’attirant vers son corps par la plus étrange caresse de sensations imaginable. Je me sentais comme si on m’épandait/me barbouillait sensuellement et lascivement autour d’un espace à l’intérieur dans une sorte de palais du rire sous vide » (vacuum-tube funhouse)

SFos, 2000

Pour beaucoup d’usagers, l’expérience de passage trouve son aboutissement dans la sensation d’avoir été admis dans un espace primordial (Ur-space) de suprême sagesse. Bien que les témoignages varient grandement, il n’est pas rare que cet « espace » soit vénéré tel un « dôme vouté », lequel est conçu comme la destination ultime à laquelle on puisse parvenir au terme de ce passage qui prend souvent des allures fantastiques et héroïques. Comptant parmi les volontaires ayant participé aux études de Strassman, Marsha, une femme afro-américaine dans la quarantaine, après avoir reçu par injection une dose élevée de DMT, s’est retrouvée dans « une magnifique structure en dôme, dont la somptuosité avait des airs de Taj Mahal. » « Je ne sais pas ce qui s’est passé. Tout d’un coup, Bam !, j’y étais. C’était la chose la plus merveilleuse qu’il m’ait jamais été donné de voir. » (Strassman, 2001: 163). Le thème du dôme a été maintes fois repris textuellement et graphiquement sur le site de DMT-Nexus. Dans un fil de discussion, « le dôme » est décrit de la manière suivante : « Le plafond en voûte ou en arche est d’un rouge bien lumineux par contraste avec un plancher d’un gris terne. Cette aire est parfois occupée par des entités abstraites, mais parfois elle ne l’est pas. Parfois elles ne font que demeurer inertes sur le plancher et d’autres fois on les trouve voltigeant et exécutant des démonstrations magiques (Global, 2013). Dans de nombreux commentaires, il semble que cet espace voûté soit considéré autant comme un « refuge intérieur » (inner sanctum) – à la fois un sanctuaire et lieu de culte – que comme un « centre de contrôle » (bien fourni en instruments scientifiques et en appareils de monitoring), ou encore comme un carnavalesque « dôme elfique » (elf dome).

Les témoignages amalgament souvent les aspects spirituels, scientifiques et carnavalesques d’un panoptique sacré aux dimensions insondables, soit un emplacement à partir duquel peuvent être contemplés tous les lieux et tous les temps, autant passés, présents ou futurs. Même si à leur retour, les usagers déplorent la futilité de décrire telles qu’elles apparaissent les couleurs, les formes et les figures, ainsi que ce qu’ils ont « vu » dans cet univers particulier (in that realm), certains ne manquent pas de comparer l’intérieur à celui du dôme de la mosquée Sheikh Lotfollah située à Isfahan en Iran, qui est considéré comme un chef-d’oeuvre du génie perse islamique. À la vue de cette merveille, l’historien de l’art Robert Byron remarqua que le dôme de la Sheikh Lotfollah était comme « adorné de tout un réseau de compartiments en forme de citrons, et dont la taille décroît à mesure qu’on se rapproche du motif en forme de paon (formalised peacock) occupant le centre et sommet » (Byron, 2004: 178).

Et, encore, cette description ne dit rien des contours machiniques de cet espace, tel que les représentait McKenna :

Vous êtes au centre d’une montagne ou de quelque chose. Et vous êtes dans une chambre que les aficionados appellent “le dôme” et les gens vont justement vous lancer la question “as-tu vu le dôme ? est-ce que tu y as été ?”. C’est légèrement éclairé là-dedans, indirectement éclairé et les murs – s’il convient d’appeler cela des murs – grouillent d’hallucinations géométriques aux couleurs très vives, très irisées avec des éclats remarquables et des surfaces hautement réfléchissantes. Tout semble machinique, tout est chatoyant et vibrant d’énergie.

McKenna, 1994

La mosquée et le laboratoire apportent à leur tour peu d’éclairage sur le caractère exotico-érotique et sens dessus dessous de l’espace en question.

Modes de transmission

La discussion précédente illustrait les caractéristiques liminales de la transe DMT, et de l’évènement de percée (breakthrough event) qui lui est associé. Bien que le sujet mériterait d’être développé davantage, notamment par une étude approfondie des contextes d’usage, je me concentrerai dans la dernière partie de cet article sur les modes de transmission ritualisés (ritual-like) que l’expérience de la DMT semble partager avec les rites de passage. Pour ce faire, je développerai mon propos à partir des observations de l’anthropologue Victor Turner. Selon Turner, autant dans les rituels de passage à la vie adulte chez les Ndembu de la Zambie, que dans le théâtre moderne sur scène, on trouve dans les interstices entre les rôles et les responsabilités prescrits, des [espaces] liminaires (soit entre-deux) qui s’ouvrent vers un « univers de pures possibilités » (Turner, 1967).

Bien que Turner ne se soit pas penché dans sa « symbologie comparative » de la liminalité (Turner, 1969, 1982a) sur le rôle jouée par la psychopharmacologie, il appert que l’hyperespace de la DMT est quintessentiellement liminal. Lors des rites de passage traditionnels, comprenant ceux liés à l’entrée dans l’âge adulte, à la conversion ou à l’initiation, les novices se trouvent exposés, pour reprendre les mots de l’helléniste Jane Harrison (2010), spécialiste des mystères éleusiniens et orphiques, aux suprêmes valeurs d’une culture (ultimate values), soit à ses sacra. Cela s’accomplit généralement, selon l’interprétation de Turner, par 1) « ce qui est montré » lors des rituels d’exhibition (rituals of exhibition) (à savoir des objets signifiants), par 2) « ce qui est fait » lors des rituels de mise en actes (enactment) (autrement dit les performances dramatiques), et par 3) « ce qui est dit » lors des rituels d’instruction (c’est-à-dire de transmission des histoires orales) (Turner, 1967 : 102). À travers ces pratiques qui sont coupées de la vie ordinaire sont transmises des préceptes culturels, des langages ésotériques, des données sacrées qui sont ensuite rapportés dans le monde post-liminal. Ces modes rituels à travers lesquels la transmission des sacra culturelles peut s’effectuer sont en résonance remarquable avec l’expérience de la DMT capable, via une étrange virtualité, de reproduire ces « rituels » universels de transmission.

À propos des rituels d’exhibition (1), de nombreux voyageurs de l’hyperespace rapportent que leur ont été montrés des objets d’une grande importance. Dans un témoignage publié sur Erowid, Binkie2000 raconte la visite en 1991 d’un bungalow à Hollywood Hills. Aussitôt après avoir fumé la DMT, l’usager rapporte avoir été accueilli d’une manière enthousiaste par des êtres qui paraissaient surgir des motifs lumineux et géométriques envahissant l’espace. « C’était comme s’ils étaient sortis d’enveloppes tridimensionnelles figurant à plat à l’intérieur des murs de cette chambre bien vivante de couleurs électriques et de lumière qui m’entouraient en ce moment. » Ces « créatures d’énergie » rivalisaient entre elles pour de l’attention.

Elles « semblaient grimper les unes sur les autres et vers moi, chacune cherchant désespérément à partager leurs habiletés magiques avec moi. […] Elles faisaient exister des choses sans qu’on sache d’où celles-ci étaient tirées, comme à partir de poches d’espace vide contenues à l’intérieur d’eux-mêmes, et ces objets avaient l’apparence d’oeufs magnifiquement enjolivés de joyaux faits d’une lumière liquide (liquid light) tournoyante et se transformant à partir d’eux-mêmes pour sans cesse prendre une autre forme, comme de la fumée virevoussante imprégnée couche sur couche d’information électrique brillamment colorée. »

Certaines entités offraient à voir des objets, comme en les tendant, « très proche devant mes yeux afin que je puisse bien les observer. “Regarde bien ça !”, paraissent-ils dire comme en riant. “Regarde, attentivement, VOIS ce que c’est, inscris-le bien dans ta mémoire !” “C’est comme cela que tout fonctionne” semblaient-ils dire. Ces objets ressemblaient à des dispositifs de stockage d’information, remplis d’un potentiel infini » (Binkie, 2000).

Concernant la dramaturgie des sacras et sa mise en acte (2), voici comment Nick Sand, un chimiste connu pour ses travaux sur le LSD et la DMT, décrit son souvenir d’une expérience suite à une injection intramusculaire de DMT (0.9 mg par kg de poids corporel) ; alors qu’il était alors assis sur un tapis persan entouré de chandelles et d’encens, tout en écoutant un enregistrement de Sharan Rani jouant un raga de l’amour sur un sarode.

Je fus empli et submergé par des sentiments d’amour et de sensualité d’une nature toute féminine. J’abaissai mon regard et, à ma grande surprise, me découvris, sans chemise, vêtu de pantalons d’harem au tissu fin et diaphane. J’avais un magnifique corps féminin de couleur cuivrée, avec une poitrine et tout... J’avais plusieurs bracelets aux bras et des cloches de cheville à mes jambes. Je regardai autour et me trouvai alors en train de danser au son d’un séduisant raga romantique devant ces deux musiciens qui me faisaient face et qui jouaient du tabla et du sarode. Tout cela se déroulait dans la cour d’un magnifique temple indien semblable à celui de Bubhaneshwar, célèbre pour ses sculptures érotiques et ses tours élancées.

Ayes, 2001: 33

Enfin, en ce qui a trait aux rituels d’instruction (3), les revenants (returnees) rapportent couramment avoir été exposés à un langage qui peut être « lu » dans de multiples sens. En voici un témoignage exemplaire :

Ils étaient partout et jacassaient dans des langues indéchiffrables, jonglant avec des micromondes incandescents et aux couleurs néon, des micromondes en somme d’êtres dansants, changeant de formes avec une fluidité qu’on pourrait qualifier de zen et de diaphane, et qui se présente comme un miracle suprême et fabuleux, pour le demeurer indépendamment du nombre de fois qu’il nous a été possible de poser notre regard trop humain sur lui. Cette intelligence primordiale qui était manifeste devant moi était palpable, indéniable et transcendentalement stupéfiante – elle me secoua jusqu’au coeur de mon être, m’atteignant avec une jubilante profondeur plus que réelle. Tout ce que je pus faire fut de demeurer là assis dans un état d’émerveillement divin (divine liquid awe), mon âme restant largement béante à contempler fixement ces proportions incommensurables de bizarreries et d’étrangetés déroutantes se trouvant devant moi.

Rapport #66, dans Meyer s.d.

Comment l’usager est-il en mesure d’absorber ce torrent d’informations ? Et quelles sont au juste ces sacra transmises à l’expérimentateur de la DMT ? On compare fréquemment l’expérience de percée (breakthrough) à recevoir l’équivalent de l’encyclopédie complète de l’histoire cosmique et de la conscience universelle, en plus de faire l’expérience d’une remémoration biographique totale, via un téléchargement quasi instantané où l’utilisateur a évidemment beaucoup de difficulté à retenir toute cette information. Non seulement est-il impossible d’arrêter cette montagne russe et de faire le point sur son propre statut à mi-chemin durant le voyage, mais faire le bilan posthyperespace s’avère une tâche d’une difficulté incomparable. Par exemple, l’auteur Graham Hancock raconte que la première fois qu’il a fumé de la DMT :

Ça s’est déroulé d’une manière incroyablement rapide. Une seconde et j’étais à l’extérieur de ce mur de couleurs qui m’hypnotisait et se faisait menaçant. La suivante… POUF ! Je fus projeté à travers ce mur, pour me retrouver dans cet étrange espace d’une pureté géométrique qui m’attendait de l’autre côté et où d’impressionnantes quantités d’informations étaient stockées.

L’expérience constituât pour Hancok comme une étrange initiation où se voyait présenter « comment ici on fait les choses », et où une énorme quantité de données lui était transmises, tandis qu’il n’était pas en possession du logiciel (software) nécessaire pour en faire adéquatement l’analyse (Hancock, 2005: 517–518).

Les parallèles qu’on peut dresser ici, du moins dans ses premières mises en fiction (in its early fictionalisation) avec l’accès au cyberespace et les possibilités de piratage (hacking) que cela comporte sont plutôt frappants. Par exemple, dans l’oeuvre intitulée Comte Zéro (Count Zero) de Gibson, on relate le voyage que fit Bobby Newmark, ce « cowboy de la console », « à travers les confins infinis de cet espace qui n’était pas l’espace, mais l’incroyablement complexe hallucination consensuelle de l’humanité, la matrice, le cyberspace, où les unités centrales des grosses boîtes brûlaient comme novas de néon, données si denses qu’elles vous flanquaient des surcharges sensorielles si vous essayiez d’en appréhender plus qu’un vague contour [16]» (Gibson, 1986 : 38–39). Bien qu’étant davantage des cowboys « de cristaux » que « de console », il est manifeste que les séjourneurs faisant le voyage vers l’hyperspace des tryptamines ait une dette narrative envers les cadres discursifs déployés en lien avec la navigation dans le cyberespace, mais aussi avec l’exploration du « CydelikSpace » comme l’a si bien nommé D. M. Turner dans son The Essential Psychedelic Guide (Turner, 1994), un ouvrage qui circula largement durant les premières années du Web, une période (soit du milieu jusqu’à la fin des années 1990) où les expérimentations avec la DMT ont justement connu une hausse.

Bien que la nature précise de ce qui est montré, fait et exprimé dans la transe DMT est notoirement ambiguë, ce qui est alors transmis revêt néanmoins une importance considérable pour les usagers. Dans cet espace virtuel, les visiteurs se voient offerts un accès direct, non pas tellement à ce que signifient ces choses vues, faites et entendues, mais au sens inhérent du sacré lui-même, sens qui est davantage senti que connu ou connu parce que ressenti. Cette sensation noétique concorde avec les révélations post-DMT de SFo, qui fut « existentiellement dépassé par la qualité de ce dans quoi [il] venai[t] tout juste d’être impliqué. » Et pourtant, sa conclusion était ferme :

Je sentais définitivement que j’étais plus que jamais presque au coeur du réel et que ce mystère est à l’avant-plan et au centre de qui nous sommes comme humains, de qui nous sommes véritablement. Je me suis senti très connecté à mon univers, très sensible et fort, et vraiment en contact avec les choses.

SFos, 2000

Qu’il y ait accord commun à propos du fait qu’on se retrouve pris au dépourvu, sans langage capable de décrire l’expérience – une expérience qui est néanmoins ontologiquement très importante et signifiante – semble indiquer que les trois modes de transmission se réduisent dans leur application aux expériences mettant à l’épreuve les frontières de la perception sensorielle. Les usagers ont dû inventer une nouvelle terminologie pour expliquer leurs expériences dans l’hyperespace. Par exemple, l’impression commune qu’on peut « voir » la lumière avec tous ses sens est évoquée grâce au néologisme « kinesioöptique », qui fait allusion à cet état où « le corps peut se dissoudre dans l’expérience et ne se retrouver qu’avec la seule capacité de ressentir la lumière. » « Kalonkinésioptique » est un autre exemple. On ajoute à « kinesioöptique » le préfixe « kalon », un mot grec associé à l’idée platonicienne de la beauté transcendantale, pour former un néologisme suggérant l’immersion dans une beauté tout à fait stupéfiante (Hyperspace Lexicon).

Si les transmissions reçues dans l’hyperespace de la DMT constituent des informations évoquant ou révélant les préoccupations des usagers, le contenu peut être qualifié d’ésotérique, de paragnostique et de potentiellement subversif. Dans les rites de passage traditionnels, comme l’a relevé Turner, le rituel « affranchit la spéculation », en permettant « une certaine liberté pour jongler avec les facteurs de l’existence. » Cependant, comme il l’a aussi souligné, « cette liberté a des limites assez restreintes » à l’intérieur de sociétés comme celle des Ndembu où il est généralement convenu que certains « principes axiomatiques de construction et certains blocs élémentaires de construction (basic building blocks) qui composent la nature du cosmos ne peuvent faire l’objet d’aucun questionnement de la part du néophyte » (Turner, 1967 : 106).

Par contraste, d’après les témoignages d’un grand nombre de visiteurs rapatriés de l’hyperespace (returnees), en confrontant les utilisateurs à une mine surprenante de possibilités, la DMT peut constituer une sorte de foreuse pneumatique potentiellement assez puissante pour fissurer les fondations mêmes de leur conscience culturelle et historique. Ceci laisse penser que nous sommes, avec l’hyperespace de la DMT, sur un terrain éloigné de l’expérience transitionnelle propre aux rites de passage conventionnels, et probablement plus près de ces autres phénomènes volontaires et expérimentaux « s’apparentant au rituel » (ritual-like), qui apparaissent dans le contexte des loisirs modernes (comme les évènements sportifs et les festivals de musique) et que Turner qualifiait de « liminoïdes » (Turner, 1982b). Étant donné que les pratiques récréatives ne sont pas sans lien avec le travail du sacré associé au « liminal », le concept [d’espace] liminoïde n’est pas exempt de critiques (Rowe, 2008 ; St John, 2008). Il s’agit néanmoins d’un concept qui conserve toute sa pertinence lorsque l’on souhaite décrire des contextes et des expériences – tel que l’usage contemporain des tryptamines – qui fomentent une critique sociale, des comportements subversifs et une expérimentation radicale.

En définitive, l’hyperespace de la DMT n’est pas simplement une nouvelle manifestation de liminalité à classer aux côtés d’autres dans les ouvrages savants de la littérature anthropologique qui s’y intéressent. Cette expérience est plutôt un exemple de superliminalité où, tel que je le conçois, les conditions liminales sont sujettes à une optimisation progressive dès lors que les ressources scientifiques et techniques sont investies pour rendre l’expérience plus profitable. La percée dans l’hyperespace de la DMT dépend ainsi de techniques de liminalisation favorisant l’obtention de résultats optimaux et mieux contrôlés. Depuis l’administration hasardeuse au moyen de seringues avant le milieu des années 1960, en passant par les diverses techniques de vaporisation et les mélanges à fumer comme le « changa », il y a toute une expertise d’augmentation [des effets] qui s’est développée depuis le milieu des années 1990 et ce, notamment, grâce à l’Internet, et à la croissance des communautés virtuelles d’usagers qui s’échangent des données autant sur les sources botaniques, les techniques d’extraction, les méthodes d’administration, que sur les usages et les effets des mélanges à fumer.

Conclusion

La présentation des résultats préliminaires de notre étude exploratoire donne un aperçu de l’espace virtuel dont font communément l’expérience les usagers de la DMT, espace qu’ils décrivent comme étant un « hyperespace ». J’ai expliqué dans cet article que l’expérience de percée (breakthrough) typique à la transe associée à la DMT est caractérisée par des modes de transmission illustrant des caractéristiques méta-rituelles. Pour ce faire, j’ai exploré la rhétorique de la ritualisation associée à l’usage de la DMT, une rhétorique qui s’exprime à travers les voies de la cyberculture et qui s’articule dans une abondance de comptes-rendus généralement anonymes et publiés sur les forums Internet (dont le DMT-Nexus) et les archives indexées (notamment Erowid). Ne s’agissant pas d’une étude du contexte social d’usage (que sont les pratiques underground illicites compte tenu du statut prohibé de ladite substance), notre article s’est plutôt concentré sur les manières dont ces expériences privées, intérieures et considérablement idiosyncratiques sont rendues publiques (bien qu’anonymement) avec la publication en ligne de comptes-rendus des expériences de voyage (tripping reports), une pratique cyber-rhétorique qui joue au sein de ces communautés virtuelles un rôle déterminant dans leur quête d’un prestige et d’un statut particuliers.

Il y a plusieurs limites aux conclusions qui peuvent être tirées de l’examen des extraits de comptes-rendus anonymes des expériences [de la DMT]. D’emblée, nous ne pouvons savoir si ces échantillons sont représentatifs de la population en général. D’autres limitations concernent l’incertitude quant à la spécificité des substances qui ont été ingérées et qui ont inspiré ces témoignages. En effet, ce que l’on identifie comme étant de la DMT peut varier considérablement selon, par exemple, la technique d’extraction ou la méthode de synthèse employée. D’autres facteurs peuvent également influencés l’expérience individuelle, entre autres, le dosage, les expériences vécues, la prédisposition psychologique ainsi que le contexte d’usage.

En revanche, malgré les limites imposées par leur protocole, les projets de recherche clinique (Strassman, 2001) contrôlant les dosages, la qualité des produits et les modes d’administration apportent un matériau qui se prête davantage à une analyse comparative que celui recueilli en ligne. L’aspect illégal de l’expérience de percée de la DMT limite également les possibilités de recherche autant cliniques [qu’ethnographiques]. Bien que les observations tirées à partir des témoignages en ligne n’offrent qu’une appréciation partielle des contextes sociaux d’usage, l’analyse de la somme considérable du matériau que constitue la rhétorique publique accessible au sein des archives indexées, nous a permis dans cet article d’avoir un bon aperçu de la transe DMT, de la liminalité des tryptamines et du processus d’initiation propre au réseau de cette communauté underground. L’expérience phénoménale de l’hyperespace diméthyltryptaminique et la gnose qui lui est associée, tel qu’elles s’expriment au sein du cyberespace, confirment pour de nombreux usagers le statut d’« enthéogène » de la DMT, à savoir qu’elle est un outil ou une pratique qui rend possible pour chacun la réalisation de sa propre divinité. Alors que des rencontres avec une variété d’entités sont un lieu commun de cette expérience, d’une manière plus générale la rencontre avec ou la découverte du caractère autre du soi semble décidément être un aspect majeur de l’expérience, une sorte d’altérisation méta-ritualisée de soi (meta-ritualised self-othering) ayant une grande importance pour l’usager. Bien que la nature de l’altérité (Otherness) [propre à la DMT] peut être matière à débat, celle-ci devient plus compréhensible au fur et à mesure que l’on reconnaît que le rôle joué par les enthéogènes est cohérent avec d’autres types de pratiques et d’outils (du yoga et de la danse de transe, aux sports extrêmes comme le parachutisme) qui facilitent l’émergence d’expériences humaines exceptionnelles ayant la capacité d’agir tels des catalyseurs de la pleine réalisation du potentiel humain. La « petite mort » associée à l’usage de la DMT (une expérience de vulnérabilité communément associée aussi à ces autres pratiques) semble contribuer à la constitution d’une identité forte et indépendante et à l’autoresponsabilisation, un processus de construction identitaire qui dépendra beaucoup de la capacité de chacun à surmonter la peur de perdre le contrôle. Des recherches plus approfondies sur la pratique et l’ontologie de l’usage de la DMT ainsi que sur la négociation de l’altérité implicite aux voyages à travers l’hyperespace tryptaminique permettront [certainement] d’éclairer davantage les paramètres de la liminalité virtuelle et du rôle qu’elle joue dans la constitution des identités d’un nombre toujours croissant d’usagers.