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« Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si l’on peut penser autrement qu’on pense et percevoir autrement qu’on voit, est indispensable pour continuer à regarder et à réfléchir »

Michel Foucault, 1983, p. 4

Introduction

Le champ des interventions sanitaires pour les personnes qui font usage de drogues par injection (UDI) est monopolisé par la prévention des risques biologiques, ce qui laisse peu de place pour d’autres interventions ou façons de penser et percevoir ce qui pose socialement problème (Massé, 2007 ; Lupton, 1995 ; Bibeau, 2008). Tout en étant culturel, politique et souvent fondé autant sur la peur que sur des preuves scientifiques, le « risque » normalise des interventions qui ont pour effet de réguler la conduite des individus (Niget et Petitclerc, 2012 ; Peretti-Watel, 2003). Des études démontrent que des personnes UDI considèrent d’ailleurs que les intervenants en santé s’occupent d’eux uniquement en raison de leur contagiosité potentielle au virus de l’immunodéficience humaine (VIH) et au virus de l’hépatite C (VHC) (Bibeau et Perreault, 1995 ; Bourgois, 1998 ; Maher, 2002).

Plus particulièrement, la prise en compte des personnes UDI comme appartenant à un « groupe à risque » pour lequel il faut intervenir, évacue la complexité et les singularités du vécu de ces personnes. Leurs parcours sont influencés par plusieurs circonstances et épreuves communes, certes, mais les personnes qui s’injectent ne constituent pas et ne proviennent pas d’une culture ou d’une classe sociale distinctes et leurs histoires sont singulières. Toute personne cependant se constitue au travers d’interactions sociales au sein desquelles elle est souvent déjà définie et ces interactions sociales contribuent à renforcer une identité sociale au point qu’elle devienne figée (Taylor, 2002). Douglas (1999) fait référence à des « pensées institutionnelles » qui façonnent le langage et contribuent à la régulation sociale. Ainsi, l’étiquette apposée, telle que celle de « personne à risque », permet une identification institutionnalisée qui sert bien souvent davantage les mandats et la survie des collectifs – notamment des institutions de santé et de services sociaux – que les intérêts des individus eux-mêmes (Douglas, 1999). Enfin, les stratégies de prévention de la santé publique peuvent elles-mêmes constituer des forces régulatrices et contribuer à la production d’inégalités sociales, en devenant des moyens de contrôle des populations dites « à risque » (Quirion et Bellerose, 2007) ciblant notamment ceux qui s’injectent des drogues parmi les autres consommateurs de drogues.

Pourtant, les facteurs contribuant à la morbidité et à la mortalité chez les personnes UDI débordent largement de leurs comportements individuels et surtout de leurs comportements de consommation de drogues. En raison de la focalisation sur les comportements « à risque » identifiés, les inégalités sociales sous-jacentes ne sont pas prises en compte lorsque « les problèmes du système sont assimilés à des échecs personnels, et privés de leur dynamique politique » (Beck et Beck, 1995, p. 161). En effet, Rhodes (2002 ; Rhodes et Simi’c, 2005) définit l’environnement du risque (risk environment) par trois niveaux exogènes aux personnes: 1) le niveau micro ou interpersonnel notamment les normes sociales, 2) le niveau méso qui fait référence aux réponses des institutions et des organisations et 3) le niveau macro qui serait le niveau le plus distal où se prennent des décisions sur les lois et politiques qui contribuent à produire les inégalités sociales en terme de risques. Ainsi, avec l’accent mis sur les comportements individuels, d’autres actions, pourtant essentielles pour agir sur les facteurs sociaux et structurels associés à la toxicomanie, sont négligés (Laberge, 2000).

Appuyé sur une réflexion théorique critique, ce texte tente de démontrer comment le fait de « prendre en compte » et de « rendre compte » des personnes UDI presque exclusivement sous l’angle des risques biologiques amène à un appauvrissement des interventions et actions possibles et contribue au maintien du statu quo pour ces personnes. Outre la « personne à risque » nous aborderons d’autres caractéristiques sociales qui ont été choisies de façon adductive pour les actions sociales qu’elles appellent dans une société qui se veut solidaire, juste, équitable et se préoccupant de bien-être des uns et des autres. Après avoir exposé le paradigme de la personne « à risque », nous nous pencherons sur le potentiel et les limites de la prise en compte des personnes UDI par d’autres caractéristiques telles que de la personne « vulnérable », « souffrante », « discriminée », et finalement de la personne « en devenir ».

Exploration des prises en compte sous des caractéristiques sociales posant problème chez les personnes UDI

La personne à risque

Autrefois synonyme de probabilité au sens neutre, le « risque » est devenu un synonyme de danger sur lequel il est présumé que bon nombre de gens mesurent le poids dans leurs décisions quotidiennes (Beck, 2002 ; Douglas, 1999 ; Lupton, 1995). C’est d’ailleurs le « danger » qui est souvent sous-entendu dans les messages de santé publique portant sur les risques biomédicaux liés aux infections transmissibles telles le VIH ou le VHC, par le biais du partage de matériel d’injection contaminé (Carrier, Laplante et Bruneau, 2005 ; Rhodes et Quirk, 1998). Ainsi, le terme « toxicomane » a été remplacé par un terme sanitaire se voulant dénué de connotation morale, celui d’ « utilisateurs de drogues par injection » ou d’UDI qui sert surtout à identifier le facteur de danger: l’injection, et à cibler les personnes « dangereuses » : les injecteurs.

Néanmoins, l’accent mis sur le risque n’a pas évacué les connotations morales, au contraire. La prise de risque est souvent perçue comme irresponsable, insouciante, irréfléchie, et même déviante ou démontrant l’ignorance ou l’incapacité de l’individu à s’autoréguler (Lupton, 1999). En effet, la catégorisation des citoyens « à risque », engendre inévitablement le blâme des personnes qui sont vues comme s’exposant de façon irresponsable à des dangers ou qui deviennent malades (Breton, 2013 ; Crawford, 1977 ; Lupton, 1995 ; Otero, 2013). Selon Otero (2013), les groupes « à risque » sont ciblés en fonction de caractéristiques sociodémographiques et sanitaires qui s’apparentent à des formes de défaillance dont il faut s’occuper. Cette mise à distance de certaines personnes catégorisées « à risque » nourrit les représentations sociales du bon citoyen en opposition à celui qui pose problème (Otero, 2013). En effet, le discours entourant le risque se construit en fonction de la moralité et des subjectivités des personnes, incluant celles des experts (Parker et Stanworth, 2005).

Aussi, les interventions sanitaires destinées aux personnes UDI s’inscrivent au sein d’une idéologie prédominante qui renvoie au citoyen moderne le devoir de se maintenir en santé (Aïach, 2009 ; Lupton, 1995 ; Fassin, 1996). Ce paradigme d’interventions est principalement influencé par les courants néolibéraux et individualistes des sociétés contemporaines et porte en grande partie sur des stratégies de changements de comportements individuels visant la promotion de la santé et la réduction de risques biologiques (Bibeau, 2008 ; Pierret, 2008 ; Skrabanek, 1994) ainsi que sur la « santéisation », qui consiste en une moralisation des personnes par le biais des valeurs phares de la modernité soit la santé, la performance, l’autonomie, la responsabilité et la capacité de payer (Poliquin, 2015).

Ainsi, à l’instar des principes de la Charte d’Ottawa sur la promotion de la santé et des avancées de la science permettant l’identification croissante des facteurs de risques à la santé (Beck, 2002) l’approche de réduction des risques remet à l’individu le devoir de se prémunir des maladies (Crawford, 1977 ; Ulh, 2009). Ces politiques néolibérales visent essentiellement la promotion du capital sanitaire de l’individu en s’adressant à l’individu rationnel qui « veut », mais aussi « doit » se prémunir des dangers. Pourtant plusieurs remettent en question la notion que tout individu cherche à vivre sans risque en contrôlant son environnement comme l’avance Beck (2002). Selon l’étude de Lupton et Tullock (2002), ce paradigme du risque ne tiendrait pas compte de la nature humaine portée à sortir d’elle-même, à transgresser les frontières, et du fait qu’il n’y a pas de développement de soi sans prise de risque. Le risque a aussi une potentialité positive. Tout comme le sport, la danse, la musique, la sexualité ou la drogue, la prise de risque peut mener au plaisir, au dépassement de soi ou à des altérations d’états de conscience (Lupton et Tulloch, 2002). En effet, les messages martelés de santé publique évacuent très souvent la notion de plaisir. Ils appellent plutôt les individus à mobiliser leur capacité d’autonomie et à se maintenir « fonctionnels » afin de contribuer au régime de production néolibéral et de ne pas devenir un fardeau pour leurs concitoyens contribuables (Crawford, 1980). Ainsi, dans nos sociétés démocratiques, nous misons principalement sur l’autonomisation (empowerment) et la responsabilisation des individus afin de stimuler des changements de comportements, et ce, sans égard à leurs conditions sociales, ce qui est particulièrement problématique chez des personnes qui voient leurs motivations et capacités atteintes en raison de maladies ou autres conditions (Crawford, 1980).

Dans cette même logique d’autodétermination, les personnes UDI sont considérées comme étant « autonomes », « capables » et surtout « devant » consommer des drogues de façon à minimiser les risques biologiques auxquelles elles s’exposent, en autant qu’elles soient bien informées de ceux-ci par les professionnels de la santé (Ulh, 2009). Ceci fait en sorte également qu’elles ne sont pas considérées comme nécessitant d’autres formes d’aide et de soutien (Ulh, 2009), aide qui permettrait pourtant, selon Armatya Sen (2003), d’accroître leurs « capacités » ou leurs « capabilités » de fonctionner socialement, c’est-à-dire de jouir de leur santé. Une aide qui appelle à agir sur la vulnérabilité sociale.

La personne vulnérable

Les personnes qui s’injectent des drogues partagent parfois, à des moments de leur vie, des caractéristiques communes avec d’autres personnes vivant en marge de la société comme les personnes itinérantes ou les personnes souffrant de troubles mentaux. Les personnes UDI sont effectivement souvent aux prises avec des problèmes de polytoxicomanie (Patra, Fischer, Maksimowska et Rehm, 2009), vivent souvent dans l’itinérance (MacNeil et Pauly, 2011) et ont des taux de prévalence importantes de troubles mentaux (Fischer et al., 2005 ; Johnson, Neal, Brems et Fischer, 2006). Souvent désaffiliées socialement, ces personnes se rejoignent tristement dans leur solitude respective comme dit Bibeau (2008). Ainsi, la « vulnérabilité » n’est pas toujours visible, elle demande un temps d’arrêt et des liens sociaux pour qu’elle puisse être remarquée. La vulnérabilité est de plus contextualisée et située dans le temps, ce qui fait que des personnes qui deviennent vulnérables dans certains contextes, deviennent aussi « vulnérabilisées » (Perreault, 2008). Le concept de « vulnérabilité » permet mieux que le concept de « risques biologiques », de reconnaître les limites de l’autoresponsabilisation et des injonctions de performance faites aux individus. En effet, des personnes telles que des personnes itinérantes, atteintes de troubles mentaux ou intoxiquées par la consommation, ne sont pas toujours en mesure de faire des choix rationnels et éclairés pour leur vie. Loin de nous l’intention de suggérer que les personnes qui font usage de drogues par injection ou toutes autres personnes qualifiées de « vulnérables » seraient dépourvues en moyens. Cependant, comme le souligne Maillard (2011) le fait d’être vulnérable ou dépendant (au sens de handicap ou de perte de capacités motrices et cognitives) vient complexifier ce que peut signifier « être autonome ». Plusieurs soupçonnent de plus que la marginalisation et l’exclusion sociale peuvent enfreindre le développement d’une réelle autonomie individuelle (Anderson et Snow, 2001 ; Bibeau, 2008 ; Ehrenberg, 2008 ; Pierret, 2008) puisque pour être autonome, il faut bien qu’il y ait des conditions essentielles. Ainsi, les injonctions d’autonomie irréalisables, soit d’autoprise en charge faites aux personnes en souffrance sociale, peuvent aggraver leur sentiment d’échec et de faible estime d’elles-mêmes (Castel, 2010). Cette dévalorisation de soi face aux autres est aussi source de beaucoup de mal-être. Elle conduit à des mécanismes sociaux complexes de soumission aux normes sociales dominantes (Maillard, 2011) et à des sentiments d’infériorisation sociale, lesquels portent atteinte à l’estime de soi qui constitue pourtant l’une des bases fondamentales de la santé et du bien-être (Sen, 2003).

Un des avantages de percevoir ou de construire la personne à partir de ce qu’elle présente de « vulnérable », serait que ceci incite à l’instauration de mesures de soutien à l’autonomie et de protection des personnes afin qu’elles puissent vivre de façon décente et avec dignité (Castel, 2010 ; Maillard, 2011). Des exemples de protection et de soutien à l’autonomie seraient une intégration de l’approche de réduction des méfaits visant aussi la réduction des méfaits non biologiques que sont la violence, la stigmatisation, l’itinérance, en mettant en place des mesures qui se font toujours désirées au Québec. Ces mesures seraient, entre autres, des services d’injections supervisées pour offrir un lieu sécuritaire de consommation avec un rattachement à une gamme des services de santé et de services sociaux et communautaires, des centres de dégrisement, des ressources pour le logement (Laberge, 2000). Selon Martuccelli (2002), des protections sociales financées par l’État auraient pour but d’éviter que la vulnérabilité ne devienne synonyme de « défaillance en soi » ou synonyme de honte et de dévalorisation pour des personnes qui ne sont pas capables seules d’établir un rôle leur permettant d’affronter le monde. De plus, selon Soulet (2005), l’angle de la vulnérabilité permettrait mieux que celui de l’exclusion, de cerner l’état dans lequel les individus modernes se trouvent lorsqu’ils n’arrivent pas à mobiliser des ressources pour répondre aux multiples injonctions sociales de performance. Il apparaît cependant important de prendre en compte à la fois la vulnérabilité et l’exclusion, car ce sont deux conditions qui appellent à des réponses sociales distinctes.

Cependant, l’approche unique par la vulnérabilité sociale peut faire en sorte que le champ de l’aide aux personnes vulnérables devienne colonisé par des personnes qui parlent en leur nom, choisissant parfois pour elles ce dont elles ont besoin (Sylvestre, 2012). L’approche aux personnes vulnérables peut en devenir une de domination si elle n’est pas complémentaire à l’instauration de mesures de protections sociales convenables, de législation et d’application de politiques visant des supports additionnels pour permettre une réelle autonomie des personnes que l’on cherche à soutenir (Sylvestre, 2012). Sous prétexte de motifs humanitaires et caritatifs envers les « vulnérables » ainsi que dans une logique de don (plutôt que de justice) et de rapports de forces, des organisations imposent parfois de façon hégémonique leur aide pour servir davantage leurs intérêts. Cette aide ne vise pas nécessairement à corriger la redistribution inéquitable des ressources au sein d’une société, faisant en sorte que certaines personnes demeurent démunies par rapport à d’autres ce qui perpétue leur souffrance (Pandolfi et Fassin, 2010 ; Saillant, 2006). Pour ces raisons, la souffrance amène à des réflexions plus profondes sur la condition humaine et appelle à d’autres cadres d’intervention.

La personne souffrante

La souffrance peut être sociale, morale, spirituelle, physique ou psychologique. Plusieurs personnes UDI sont aux prises avec des problèmes de santé dont des troubles mentaux et de maladies chroniques telle que la douleur chronique (Beynon, Roe, Duffy et Pickering, 2009). L’injection en soi est un acte invasif qui atteint le corps, parfois mutile les veines. Ainsi, les personnes UDI désirent une plus grande attention à leur corps de la part de soignants empathiques, surtout pour le soulagement de leur douleur, le soin de leurs plaies et de leurs abcès (Harris, Treolar et Maher, 2012 ; Harris et Rhodes, 2011).

De plus, il est largement reconnu que plusieurs personnes consomment des drogues pour soulager une souffrance ou un mal-être autant physique que psychique (Ehrenberg, 2008 ; McNeil et Pauly, 2011). Cependant, parler de santé et de risques est l’un des meilleurs moyens de ne pas parler de douleur et de souffrance (Doucet, 2009). Dans le paradigme sanitaire des risques biologiques où l’individu est appelé à se responsabiliser, bien souvent, ses souffrances sont occultées (Bibeau, 2008 ; Doucet, 2009). Selon Ehrenberg (2001), une part de ces souffrances est attribuable aux injonctions de performance et d’autodétermination qui mènent à des problèmes de structuration de soi, à la « fatigue d’être soi », ou à la souffrance morale. La souffrance peut aussi être sociale (Ehrenberg, 2001 ; Otero, 2013), c’est-à-dire que la souffrance peut être liée soit à l’échec ou à la difficulté de se constituer une identité sociale de type communautaire soit à un échec d’inscription de soi dans un collectif significatif (Ehrenberg, 2001). Faut-il le rappeler, nous sommes des êtres sociaux. Comme le souligne Freitag (Ravet, 2005), l’individu n’est pas « automisé » au hasard, mais se construit en travaillant sur son individualité dans un rapport constant avec son environnement social.

Toute personne a besoin de se sentir utile et d’appartenir à une communauté par des liens sociaux significatifs. Or, plusieurs personnes UDI se sentent désaffiliées et vivent de l’exclusion des principaux lieux d’échanges et de socialisation de notre société (Bibeau et Perreault, 1995 ; Bibeau, 2008). Nombre de personnes qui font usage de drogues par injection souffrent de passés d’abus et de négligence, de la stigmatisation, de la violence omniprésente, de la répression sociale, de multiples privations matérielles et d’affronts à leur dignité : le froid, la faim, le mépris, et pire l’indifférence (Bourgois, 1998 ; Bourgois, Prince et Moss, 2007 ; Fernandez, 2010 ; Maher, 2002). Il est ainsi nécessaire d’explorer les multiples souffrances autant physiques, psychiques que sociales chez les personnes toxicomanes, en vue de pouvoir avec elles penser à des modes de soulagement (Bertrand, Nadeau et Flores Arranda, 2012).

Un de ces modes est l’offre de soutien psychologique qui « est intimement liée à l’injonction sociale contemporaine, contraignant les gens à la recherche d’une forme de mieux-être axé avant tout sur leur performance sociale » (Otero, 2005, p.19). Selon Fassin (2004), la prise en compte de la personne comme étant « souffrante » a mené à la multiplication des lieux d’écoute où l’individu est appelé à faire part de ses difficultés personnelles à des spécialistes ou à des intervenants. La personne doit ainsi réussir à émouvoir ses locuteurs, devenir maître dans l’art de raconter son histoire et se faire reconnaître comme souffrante afin d’avoir droit aux services (Fassin, 2004 ; Sylvestre, 2012). Cependant, pour plusieurs personnes souffrantes, il peut être particulièrement difficile de réussir à se faire entendre et à obtenir de l’aide, d’autant que leurs besoins et la gravité de leurs situations ne correspondent souvent pas aux critères d’éligibilité aux services, notamment à ceux en réadaptation en dépendance (Moore et Fraser, 2013). Pour recevoir de l’aide dans ces services spécialisés qui visent souvent l’abstinence, le problème des personnes UDI doit être défini en termes de « dépendance », et la personne doit être prête à cesser sa consommation, ce qui contribue trop souvent à des services épisodiques fragmentés et morcelés et à l’abandon de plusieurs à leur sort (Moore et Fraser, 2013).

Finalement, comme le souligne Ehrenberg (2001), « le fait que le mot « souffrance » ait envahi l’espace social et politique ne signifie pas que les hommes soient plus malheureux aujourd’hui qu’hier. » (p. 13). De plus, lorsque la prise en compte de la personne se fait exclusivement par ses souffrances, ceci équivaut encore une fois à trouver les failles et les solutions au sein de l’individu. Pour Aïach (1998), il ne s’agit que d’une nouvelle forme de médicalisation de la vie par une psychologisation du social. De surcroît, cette reconstruction en des termes de souffrance peut sombrer dans un misérabilisme qui consiste à ne voir que de la souffrance partout et tout le temps, même lorsque les personnes ne se disent pas souffrantes. Enfin, sans nier les effets bénéfiques que peuvent avoir les psychothérapies et la prise en charge médicale de la douleur, les interventions individuelles ont leurs limites, car elles n’agissent pas sur les problèmes structurels sous-jacents qui participent à la vulnérabilité et à la souffrance sociale, psychique et physique de ces personnes. Cela dit, il serait tout aussi réducteur et « pathologisant » de traduire et surtout de réduire systématiquement les épreuves de la vie en des termes de détresse psychologiques, de souffrance et même de vulnérabilité. C’est pourquoi, outre les interventions thérapeutiques nécessaires pour soulager les corps et les esprits, des actions concrètes visant l’intégration sociale et le soutien social permettant de protéger l’individu s’avèrent essentielles (Tronto, 2009). Ces filets sociaux doivent tenir compte de l’équité sociale et agir contre l’oppression sociale faisant en sorte que des personnes se voient réduites dans leurs capacités de fonctionner et de se réaliser à leur plein potentiel (Sen, 2003). Or, les personnes UDI sont également très souvent victimes de discrimination et d’iniquités sociales.

La personne victime de discrimination et d’iniquités sociales

Certaines des valeurs phares de la société, dont l’une des principales est le capitalisme, amènent des régulations fortes envers des personnes jugées déviantes, dérangeantes et non productives (Otero, 2013). La criminalisation, le profilage, le fichage ou la répression policière à outrance et le laissez-faire font en sorte que des personnes sont systématiquement discriminées par excès de zèle ou par indifférence. Elles ne bénéficient souvent pas de formes adaptées de rétributions sociales qui leur permettraient de vivre dignement, comme l’accès au logement ou à un emploi.

Plusieurs études ont en effet révélé que des dynamiques de pauvreté et des facteurs sociaux structurels sous-jacents participent de la vulnérabilité des personnes UDI face aux risques sociosanitaires (Bourgois, 1998 ; Bourgois, Prince et Moss, 2007 ; Maher, 2002 ; Neale, Tompkins et Sheard, 2007 ; Moore & Dietze, 2005 ; Rhodes, 2002). Par conséquent, une approche visant à réduire les iniquités sociales doit se préoccuper d’analyser les problèmes sociaux sous-jacents ainsi que les facteurs de précarisation sociale. Il faut non seulement tenter de mieux comprendre les dynamiques en cause en matière de pauvreté, de violence, de discrimination faite aux femmes, de stigmatisation sociale des personnes qui consomment des drogues et de celles atteintes de troubles mentaux et de la discrimination historique envers les Autochtones, mais aussi s’intéresser aux autres failles dans le système de rétribution sociale.

S’interroger sur les cadres normatifs des interventions ciblant des personnes UDI amène à constater des mécanismes d’oppression qui font partie de l’articulation de la réponse sociale dirigée vers les personnes de la marge, dont les personnes UDI. Pouvant prendre plusieurs formes, l’oppression s’inscrit au sein de macropouvoirs, mais également de micropouvoirs. Il existe, selon Laws (1994), cinq principales formes d’oppression, soit l’exploitation, la marginalisation sociale, l’impuissance, l’impérialisme culturel et social et finalement la violence de toutes formes. L’oppression implique des jeux de pouvoir, des forces agissantes pour réprimer la personne, la diminuer, lui enlever en fait ses chances de s’émanciper socialement.

Systématiquement, les personnes qui s’injectent des drogues se disent jugées, discriminées dans les services de santé et les services sociaux (Drumm, McBride, Metsch, Page, Dickerson et Jones, 2003 ; Neale, Tompkins et Sheard, 2007 ; Roy Nonn, Haley et Cox, 2007), victimes de profilage et même d’agression de la part des policiers lorsqu’elles quêtent ou s’adonnent à la prostitution et se sentent ainsi comme des citoyens de second ordre (MacNeil et Pauly, 2011 ; Rhodes et Simi’c, 2005 ; Shannon et al., 2008). De plus, des auteurs critiques de la santé publique n’hésitent pas à qualifier les interventions de réduction des méfaits de « biopouvoirs », c’est-à-dire de moyens exercés par les forces en place, dont l’État, ayant pour principale fonction de contrôler les corps, de les « rendre dociles » et conformes à une norme sociale établie (Foucault, 1975). La santé publique est vue comme prenant les relais des ordres sociaux anciens telle la religion, pour exercer une régulation des conduites des personnes en ce qui touche à leur relation à leur corps et aux corps des autres comme par exemple la sexualité ou l’alimentation (Foucault, 1983 ; Lupton, 1995 ; Peterson et Lupton, 1996).

Des auteurs dénoncent aussi la rhétorique sanitaire qui s’effectue par le biais de l’éducation à la santé, qui s’apparent à ce que Foucault (1973) a nommé le « régime de vérité » qui consiste en une utilisation des savoirs comme moyen de maintien et de contrôle d’un ordre établi. Nous croyons cependant qu’il est plus juste de s’inspirer des derniers travaux de Foucault sur le gouvernement des vivants voulant que les gens se conforment à des règles et normes sociales alors qu’ils n’en sont pas contraints par la force (Foucault, 1983). Les études démontrent en effet que les personnes vont également adhérer à des messages de santé publique, parce qu’elles se soucient effectivement de leur santé et de leur bien-être, qu’elles veulent se protéger des méfaits et des souffrances morales, physiques et sociales, et qu’elles adhèrent aussi aux valeurs centrales que sont l’autoresponsabilisation et l’autonomie (Drumm, McBride, Metsch, Neufeld et Sawatsky, 2005 ; Meylakhs, Friedman, Mateu-Gelabert, Sandoval et Meylakhs, 2015 ; Olsen, Banwell, Dance et Maher, 2012).

Alors que les personnes UDI utilisent des services de santé et des services sociaux, et mêmes communautaires, ceux-ci sont essentiellement structurés autour des savoirs professionnels et institutionnels, dont plusieurs sont davantage à caractère caritatif qu’activiste. Les voix des personnes UDI sont souvent trop peu écoutées et celles-ci ont peu de pouvoir sur les structures. Il y a aussi peu de chance que les situations changent puisque ces citoyens ne peuvent accéder que très difficilement à des postes stratégiques pour influencer les différents paliers du pouvoir (Réseau juridique canadien VIH/sida, 2005). Ainsi, l’oppression agit comme une force structurelle contre la personne, contre ses projets et rajoutent à sa vie une série d’épreuves supplémentaires pour y arriver au jour le jour.

Les personnes UDI peuvent ressentir plusieurs formes d’oppression sociale en raison des multiples formes de contrôle à leur égard et du rétrécissement des opportunités d’émancipation. Une des formes que prend cette oppression est celle du dénigrement ou du manque de reconnaissance du savoir expérientiel des personnes UDI pouvant être vue comme ne forme d’impérialisme des savoirs professionnels sur les savoirs profanes. Marginalisés, les personnes qui consomment des drogues par injection ont peu de lieux de prise de parole même au sein des organismes qui leurs viennent en aide. Pourtant, lorsque les personne UDI prennent part à la gestion et aux décisions et aux activés, les missions de ces organismes en viennent à correspondre davantage à leurs besoins (Komaroff et Perreault, 2013). La pratique rejoint en cela les propos de Law (1991) qui affirme que, l’écoute des personnes au bas de la hiérarchie sociale permet l’enrichissement des savoirs et les nouvelles façons de voir.

Les voies vers l’équité, vers de meilleures protections sociales et vers l’émancipation passent nécessairement par la revendication, la défense des droits et l’instauration de politiques plus équitables qui doivent provenir de champs pluridisciplinaires et déborder du secteur de la santé (ex : emploi, éducation, justice). Dans une perspective d’équité et de justice, il faut aussi repenser l’accessibilité aux ressources afin de permettre une meilleure inscription des individus dans des sphères de socialisation que sont le travail, l’éducation, les groupes communautaires. En effet, selon Simmel (1989) l’individu ne peut devenir une personne au sens d’« individualisme personnel » et se constituer une identité et autonomie personnelle que sous des conditions « d’individualisme abstrait » que sont des conditions objectives essentielles, telles que l’absence de discrimination, l’instauration de politiques et de droits égaux et équitables.

La reconnaissance de l’identité des personnes vulnérables, de leurs forces et de leur potentiel humain et la fin de l’oppression passent en effet par des revendications des droits citoyens dont ceux du travail digne et de la reconnaissance sociale (Sen, 2003). À titre d’exemple, l’aide et l’entraide structurées sous forme de programme « par et pour » entre femmes UDI et travailleuses du sexe ont contribué à rehausser leur estime d’elles-mêmes, à acquérir de nouvelles connaissances et habilités, en plus d’avoir donné une certaine structure à leur quotidien (Labbé, Mercure, Bédard, Bédard, Côté et les participantes au projet LUNE, 2013).

Cependant, l’approche par la réduction d’iniquités sociales a elle aussi ses limites. D’abord, tous les utilisateurs de drogues par injection ne sont pas victimes d’iniquités et d’exclusion sociale. Plusieurs conservent aussi l’anonymat et des conditions matérielles suffisantes, surtout lorsqu’ils ont les moyens et les ressources pour supporter leur consommation (Fernandez, 2010). Mais surtout, cette approche peut contribuer à la dévalorisation et la stigmatisation des destinataires selon Amartya Sen (2003) puisque :

« un système d’aide qui définit ses bénéficiaires comme pauvres (et qui se définit lui-même comme une expression de la « bienfaisance » envers ceux qui se montrent incapables de s’en sortir seuls) a nécessairement des effets sur le respect que les destinataires éprouvent pour eux-mêmes et sur le respect que la société leur manifestera »

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Ceci porterait atteinte au plus grand bien que puisse avoir une nation : le respect de soi éprouvé par ses citoyens et qui passe nécessairement par la réalisation de soi.

La personne « en devenir » et de projets

Les utilisateurs de drogues par injection, faut-il le rappeler, font partie intégrante de la société et s’inscrivent dans plusieurs cercles identitaires ou ont au moins le potentiel de s’y inscrire (ex : le couple, la famille, le travail, la communauté). Ceci dit, les expériences de la toxicomanie s’apparentent souvent à « l’expérience totale » (Fernandez, 2010 ; Roy, Nonn, Haley et Cox, 2007) au sens d’institution totalitaire de Goffman (1967). La conduite addictive amène effectivement parfois à rompre avec tous les projets d’avenir comme ceux de prendre soin de soi et de s’accomplir socialement ou de nourrir des relations interpersonnelles significatives (Hobbs Leenerts, 2003 ; Meylachs, Friedman, Mateu-Gelabert, Sandoval et Meylachs, 2015). Même si ces moments sont le plus souvent temporaires, ils sont souvent animés par des sentiments de désespoir face à l’avenir et d’enfermement sur soi, qui peuvent être très complexes et être, entre autres, associés au manque d’occasions de s’accomplir socialement (Hobbs Leenerts, 2003 ; Meylachs, Friedman, Mateu-Gelabert, Sandoval et Meylachs, 2015).

Enfin, selon Martuccelli (2002), dès que l’individu se structure et qu’il présente une image non conforme à ce qui est attendu de lui socialement, le premier réflexe est d’y voir une défaillance, un problème à régler, une crise, une souffrance, une désorientation (Martuccelli, 2002). En ce sens, la prise en compte de l’individu comme un être en devenir, avec des projets qui lui sont propres, est capital pour se déprendre de ces catégorisations institutionnelles et pour humaniser les interventions. L’individu moderne se tient et est tenu par un ensemble d’éléments et se construit dans une série d’épreuves d’individuation dont les liens affectifs, la famille, la scolarité, le travail et le couple (Martuccelli, 2002).

Il est indéniable que dans les sociétés modernes occidentales, les droits inaliénables des individus et leurs corollaires, les responsabilités civiles, ont mené à la nouvelle « quête de soi » et à de nouvelles épreuves d’individuation dont seules les personnes elles-mêmes peuvent rendre compte (Taylor, 1997). Les personnes qui font usage de drogues par injection sont aussi en quête existentielle. La consommation, qui est parfois considérée comme structurante, peut avoir pour but de se sentir utile, de se sentir participer à une activité significative (Hoffman, Strenski, Marshall et Heimer, 2003 ; Meylachs, Friedman, Mateu-Gelabert, Sandoval et Meylachs, 2015) ou de se sentir exister (Zajdow, 2010), d’où le terme de « carrière de toxicomane ». Des études démontrent que les personnes qui font usage de drogue incluant par injection ont un rôle social à tenir et plusieurs stratégies auxquelles penser pour arriver à fonctionner tout en conservant un certain contrôle sur leur vie (Harris et Rhodes, 2011 ; Meylachs, Friedman, Mateu-Gelabert, Sandoval et Meylachs, 2015). On peut se demander comment la consommation de drogues permet la réalisation d’un projet, par exemple, celui d’être normalisé dans son milieu de la drogue ou de se structurer pour vivre en société ?

La perspective de l’individu comme étant « en devenir » permet de dépasser des visions stigmatisantes, fatalistes ou déterministes des personnes. Selon Misrahi (1987), l’individu moderne n’a pas « à s’assumer (comme dirait Sartre), à s’accepter ou à se résigner (comme disaient les Stoïciens), il a à reconnaître qu’il se construit » (p. 95). Ainsi, les libertés sont des pouvoirs constituants qui « dévoilent des attitudes, c’est-à-dire des significations, des vécus qualitatifs et des poursuites (Misrahi, 1987, p. 28). Afin de percevoir la personne dans son « devenir » ou par ses « projets », il est essentiel d’ouvrir un dialogue avec elle afin d’une part de la connaître, mais aussi pour lui permettre par ce dialogue de « redécrire » son histoire dans une perspective d’ouverture sur des possibles (Taylor, 1997).

Ce dialogue se concrétise principalement dans les relations de confiance mutuelle entre deux individus. L’intervention ou plutôt le dialogue se tisse avec l’humilité de l’intervenant face à la prétention de trouver des solutions pour la personne. Puisque la prise de conscience de soi et de ses projets, de ses singularités, de ses goûts, de ses désirs s’effectuent souvent dans le contexte d’échange avec d’autres, dans le dialogue, la personne peut prendre davantage conscience de sa capacité à se réinventer et à se défaire des processus de subjectivisation (Foucault, 1983). Il faut aussi se rappeler comme le souligne Sointu (2006) :

qu’« en effet, les stratégies institutionnalisées ne définissent pas comment les personnes interprètent, vivent des expériences ou agissent dans leur vie. Les acteurs ne font uniquement que suivre des règles. Ils les étirent, travaillent autour d’elles afin de les exploiter à leur propre avantage »

p. 340

Ainsi, les gens bricolent autour des valeurs culturelles et sociales prédominantes pour donner un sens à leur conduite (Sointu, 2006).

Enfin, l’estime de soi et le respect de soi sont essentiels pour que l’individu puisse faire l’expérience de l’autonomie personnelle (Maillard, 2011). L’estime de soi, qui est synonyme de confiance en soi et de respect de sa propre valeur en tant qu’être humain, implique la confiance de l’individu en ses propres capacités à se réaliser dans les limites de ses moyens (Mestiri, 2007). D’où l’importance d’avoir des projets de vie qui sont, de surcroît, renforcés par un regard d’autrui approbateur « afin que mon plan rationnel de vie semble utile sinon d’un point de vue communautaire de moins à l’échelle du groupe auquel j’appartiens » (Mestiri, 2007, p. 21). Les personnes sont prêtes à modifier leurs projets puisqu’elles sont des êtres sociaux voulant se sentir appartenir à un groupe communautaire significatif. Ainsi, selon Mestiri (2007), « […] notre identité n’est jamais définie de manière définitive, puisque les fins que nous adoptons à un moment donné sont par essence provisoires, car nous sommes des êtres de projets » (Mestiri, 2007, p. 37). Pour comprendre ce que représentent les défis de l’individuation, il est nécessaire d’ouvrir un dialogue avec les individus eux-mêmes pour qu’ils puissent témoigner de la façon dont ils arrivent à « se tenir dans le monde » et à traverser les épreuves notamment avec le soutien interne et externe dont ils disposent, les divers rôles qu’ils occupent, l’identité sociale qu’ils construisent et le respect qu’ils attirent (Martuccelli, 2002).

Discussion

Les cinq redéfinitions de ce qui pose problème chez bon nombre de personnes utilisatrices de drogues par injection ont toutes leurs forces et leurs limites respectives. En ce qui a trait aux limites, nous avons démontré qu’il est tout aussi réducteur de caractériser les personnes qui s’injectent uniquement en termes de « vulnérables » ou de « souffrantes » ou de « discriminées » que de les caractériser en des termes de personnes « à risque ». Élargir les définitions du problème au-delà des risques biologiques permet par contre, de penser à d’autres interventions qui pourraient aider socialement diverses personnes UDI en plus de permettre d’inclure d’autres personnes qui ne sont pas des UDI, telles les personnes itinérantes, les consommateurs de crack et les personnes avec des troubles mentaux qui partagent plusieurs caractéristiques communes.

Finalement, se représenter ce qui pose problème chez les personnes UDI autrement que par les risques biologiques ou le paradigme biomédical permet de penser autrement à la réponse sociale, même si ce travail est largement incomplet. Plusieurs autres caractéristiques communes ou redéfinitions des personnes UDI auraient effectivement pu être présentées telles que la personne « dépendante », « déviante », ou « marginale ». Étudier les diverses représentations sociales de ce que les personnes UDI donnent à voir d’elles-mêmes ou les façons dont elles sont socialement perçues aident à mieux saisir l’étendue et la complexité dans laquelle ces personnes doivent interagir avec le monde, avec les multiples images d’elles-mêmes projetées, accolées, interprétées, qui sont symboliquement échangées et transformées dans les différentes interactions sociales.

En nous appuyant sur les travaux de Martuccelli (2002), nous tenons à souligner que les discours uniques, uniformisant et englobant pour expliquer les comportements et luttes communes des individus, notamment ceux qui s’injectent des drogues, ne tiennent plus. Il faut dépasser les catégorisations simplistes et réductrices des individus et reconnaître la coexistence des apparences contraires au sein de la « réalité » constitutive de la personne. Par exemple, le « souci de soi » et de son devenir peut coexister avec une conduite toxicomaniaque (Drumm, McBride, Metsch, Neufeld et Sawatsky, 2005 ; Meylachs, Friedman, Mateu-Gelabert, Sandoval et Meylachs, 2015 ; Olsen, Banwell, Dance et Maher, 2012). Ces dimensions, comme il a été exposé, ont également toutes leurs limites et leurs potentiels de dérives. Explicitement les institutions, c’est-à-dire des collectifs de personnes (ex : la société, la famille, les disciplines professionnelles, les pairs, les groupes culturels) peuvent attribuer des « étiquettes » réductrices aux personnes pour répondre à leurs propres impératifs institutionnels et non pour répondre aux besoins réels de ces personnes (Douglas, 1999). À trop vouloir saisir les individus par les caractéristiques qui les relient à un groupe, on évacue les dimensions les plus singulières et expressives de ce que constituent ces individus (Martuccelli, 2002). De plus, un individu tend socialement à se reproduire et à donner une image récursive de son identité (Butler, 2007). L’« identité » signifie en latin « faire idem » et nécessite un travail identitaire de reproduction de soi qui peut enfermer l’individu dans une identité sociale dont il voudrait pourtant se défaire (Butler, 2007). C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle il faut se garder d’étiqueter les personnes.

Pour éviter les pièges de « santéisation » et de psychologisation du social, il faut aussi agir sur les politiques, puisque l’individu qui traverse une série d’épreuves d’individuation, se tient et est tenu par un ensemble d’éléments souvent complexes qui ne sont pas détachés de forces structurelles et qui contribuent aux inégalités, à la discrimination et aux différentes formes d’exclusions sociales (Martuccelli et de Singly, 2009). Ainsi, nous croyons comme Martuccelli et de Singly (2009), qu’ « il ne sert à rien de lire les grands processus sociaux si on est incapable de comprendre la vie des gens, les manières dont ils luttent, vivent et éprouvent le monde » (p. 7).

Selon Martuccelli et de Singly (2009) :

« Être moderne signifie être pris dans une multitude d’expériences de temporalité et d’espaces différents, de promesses et de dangers constants. La modernité est un auto-développement des potentialités humaines, une expérience vitale unique qui rend capable de se sentir à l’aise au milieu du tourbillon de l’existence »

p. 5

Une réelle réflexion sur les façons de mieux rendre compte des personnes UDI amène nécessairement à délaisser les discours massifiés, les stéréotypes et les préjugés. Elle permet d’expliquer la personne, de la voir dans sa complexité singulière ainsi que dans la complexité de son environnement.

La souffrance et la vulnérabilité sociale interpellent aussi la sollicitude qui, selon Tronto (2009), doit engager plus qu’une attitude d’ouverture et de compassion, mais aussi des gestes concrets par des personnes compétentes et formées. Selon Tronto (2009), des actions concrètes sur la souffrance ne peuvent se réaliser sur un plan sociétal que par la mise en place de politiques sociales liées aux soins (care) complémentaires aux approches médicales curatives et préventives des maladies. Par contre, pour ne pas sombrer dans une « sollicitude caritative », et pour assurer la qualité des soins, il doit s’agir de politiques publiques (Tronto, 2009), ce qui malheureusement n’a pas encore lieu au Québec pour les personnes marginalisées que sont les personnes UDI. De fait, comme leur vulnérabilité et leur souffrance ne sont pas reconnues, ces dernières n’ont pas droit à des soins infirmiers ou sociaux particuliers et adaptés à leur réalité au même titre que d’autres personnes présentant des problèmes de santé chroniques. Le soin aux corps et aux âmes sont ainsi déficients dans un paradigme principalement axé sur l’autoresponsabilisation des individus face aux risques.

Enfin, une prise en compte de la personne comme étant « en devenir » nous semble porteuse d’humanité et d’inscription dans le social. L’humanisation des interactions avec les personnes de la marge passerait en effet par la possibilité pour elles de pouvoir raconter leurs projets ainsi que leurs épreuves d’individuation dans leurs rapports au monde, ce qui permet, pour emprunter des termes de Taylor (1997) de « redécrire » leur vie ou de « réédifier » sa vie. Pour ce faire, il y a nécessité de dépasser les catégorisations sociales qui permettent de distinguer certaines personnes de la norme, et qui servent surtout à justifier les approches disciplinaires, en adoptant une approche pluridisciplinaire et transdisciplinaire (Douglas, 1999 ; Morin, 1999). Pour « penser autrement » et « regarder autrement », il faut en effet éviter les carcans théoriques, disciplinaires et ontologiques. L’ouverture avec une réflexivité critique et une éthique renouvelée est primordiale. Enfin, « agir autrement » implique de dépasser les formules toutes faites entourant les phénomènes et l’expérience humaine.

Les cadres d’interventions normalisés font trop souvent écran et nuisent à la capacité de regarder et de comprendre les singularités des personnes. Alors que leurs épreuves individuelles ne sont pas considérées comme telles, et que les interventions se focalisent sur des facteurs de risque biologiques prédéterminés, la vulnérabilité, la souffrance, les iniquités et la défavorisation sociales, ainsi que les luttes personnelles ne sont pas prises en compte. Aussi, il a lieu d’agir et de penser de façon créative pour intervenir auprès des personnes de la marge tout en misant davantage sur les projets de vie et les conditions de vie signifiantes et valorisantes.

Enfin, il y aura toujours des glissements moralisateurs et répressifs indus, tant qu’il n’y aura pas, d’une part la reconnaissance sociale de la vulnérabilité, souffrance, détresse et répression de ces personnes, et d’autre part un processus d’émancipation par ces personnes elles-mêmes. Or, pour que les personnes UDI puissent s’émanciper, il est nécessaire de mettre en place de conditions sociales essentielles tout en reconnaissant les forces et les aspirations de celles-ci. Ainsi, la réponse sociale aux « problèmes » auxquels sont confrontées les personnes qui s’injectent des drogues dépendra de notre aptitude, en tant que société, à dépasser la perspective sanitaire axée sur les risques biomédicaux.