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Traduit de l’espagnol par Maité Cao

Introduction

Cet article présente le déroulement de la première étape d’une recherche-action sur les problèmes dérivés d’une consommation excessive d’alcool au sein de l’ethnie mbya-guarani qui habite dans l’État du Rio Grande do Sul (Brésil).

Ce processus a été mis sur pied après que le ministère public fédéral eut ordonné, en 1999, à la FUNASA (Fondation nationale brésilienne pour la santé)[1], d’éliminer les problèmes d’alcoolisme parmi la population indigène du Rio Grande do Sul.

En un premier temps, nous présentons les perspectives de l’étude et les diverses phases du processus. Ensuite, la caractérisation de la culture de la boisson dans le cadre de cette culture spécifique renvoie à la connaissance de ses aspects cosmologiques, où sont décrits la notion de personne et le système de médecine traditionnel guarani-mbya. Le phénomène de l’usage abusif des boissons alcooliques est resitué dans la perspective indigène, puis sont identifiées les multiples causes de l’acte de boire et les conséquences de la consommation d’alcool. Enfin, nous élaborons une réflexion sur le processus, la méthode et l’intervention appliqués au problème étudié.

Cette recherche fait partie d’une série d’expériences effectuées simultanément au sein de plusieurs ethnies indigènes du Brésil. Elle servira à la FUNASA dans le cadre de la définition de méthodologies et de stratégies d’intervention.

La dépendance éthylique chez les ethnies indigènes brésiliennes est un problème grave et en croissance, comme le montrent les profils de morbilité réalisés par la FUNASA depuis l’année 2000. Tous les chefs des districts sanitaires spéciaux indigènes (DSEI)[2] ont signalé les problèmes dérivés du processus d’alcoolisation dans diverses comorbilités, particulièrement celles associées à la violence. Ces problèmes sont aussi reconnus par les leaders indigènes : ainsi, lors de la IVe Conférence nationale sur la santé indigène, les 800 délégués qui représentaient la population indigène ont proposé 13 motions afin d’intervenir dans le processus d’alcoolisation[3].

Dans certaines cultures indigènes, le processus de consommation de boissons alcooliques commence dès l’enfance parce que les parents donnent à boire de la cachaça[4] à leurs enfants. Cette situation est considérée comme un indicateur de la gravité de l’extension du phénomène d’alcoolisation de la société indigène, tandis que, par ailleurs, parmi les mutations culturelles, on observe le mélange des boissons fermentées traditionnelles d’usage rituel avec les boissons distillées, voire leur substitution par ces dernières.

Le processus d’alcoolisation lié à l’usage de boissons distillées a commencé lors des premiers contacts avec les colonisateurs portugais, qui ont introduit la culture de la canne à sucre et les alambics afin de produire de l’alcool. Actuellement, on observe la consommation « (…) préférentielle de cachaça (...) de vin et de bière (...) d’alcool de pharmacie et de désodorisants (…) d’éther, d’alcool combustible[5], de cocaïne, de maconha[6], de merla[7], entre autres (…) » (Oliveira, 2003).

Il demeure encore difficile de connaître l’ampleur du problème en raison du peu d’études réalisées sur les populations indigènes et de la possibilité limitée d’établir des comparaisons entre les études compte tenu des méthodologies et des échantillons de population employés.

Néanmoins, quelques études révèlent des aspects importants qui méritent d’être soulignés : dans un secteur de la population terena (de l’État du Mato Grosso do Sul), on a constaté que les taux de prévalence de la consommation et de la dépendance chez la population âgée de plus de 15 ans, habitant dans les petits villages, n’ont pas démontré de différence significative en comparaison à ceux constatés chez les indigènes migrants qui habitent dans la périphérie urbaine, sauf en ce qui concerne la consommation d’alcool chez les femmes, qui était près de 10 fois plus élevée lorsque celles-ci résidaient en ville (Albuquerque et Souza, 1997)[8]. La prévalence de la consommation de boissons alcooliques observée chez les Kaigang de l’État du Parana est supérieure aux taux constatés chez les Terena (Kohatsu et Oliveira, 1999)[9]. D’autres études, parmi les Maxacali, de Minas Gerais (Torreta, 1997), et les Bororo, du Mato Grosso (Quilles, 2000), montrent aussi une consommation élevée et généralisée d’alcool.

Dans le contexte des relations économiques de la population indigène, la cachaça a été introduite pour servir de monnaie, comme une partie du salaire ou comme système de troc, et ce, tant auprès des travailleurs dans les propriétés agricoles que des nouveaux groupes se consacrant aux activités d’extraction dans la région amazonienne, notamment pour le commerce du bois. Dans cette région, les conséquences du contact avec les garimpeiros[10] sont particulièrement graves.

Pour ce qui est des solutions alternatives en matière de soins de santé, et tout particulièrement dans les interventions thérapeutiques, il subsiste des problèmes stratégiques et méthodologiques qui sont discutés au sein de la Coordination de la santé mentale du ministère de la Santé. Dans le cadre du processus de réforme des services de soins psychiatriques, des centres de soins psychosociaux sont mis sur pied afin de fournir des services d’orientation en matière de soins de santé de base. Ils constituent une solution de rechange à la pratique traditionnelle des hôpitaux psychiatriques en offrant une perspective différente pour comprendre les problèmes de santé mentale et y intervenir. À l’heure actuelle, les hôpitaux ne répondent pas aux caractéristiques culturelles ni aux besoins de la population indigène pour les raisons suivantes : régime d’hospitalisation en coexistence avec des patients souffrant de psychoses et d’autres problèmes mentaux graves ; psychiatres et psychologues sans formation précise pour appliquer une démarche différenciée efficace en vue de la récupération de patients indigènes ; et finalement, traitements basés exclusivement sur des médicaments et des procédés issus de la biomédecine occidentale.

L’expérience menée au Rio Grande do Sul

Le contexte

Dans l’État du Rio Grande do Sul (RS), les Mbya-Guarani occupent 23 secteurs répartis entre des campements temporaires[11] et des villages permanents. Ils forment une population de 180 familles (Garlet et Assis, 1998), pour un total d’environ mille personnes (FUNASA, 2000). Ce sont des immigrants provenant quasi exclusivement de l’Argentine, bien que certains viennent du Paraguay (Vietta, 1992 : 28), d’où ils sont arrivés sous l’encadrement de chefs religieux appelés karaí.

Depuis l’an 2000 se déroule une expérience qui privilégie une approche du problème selon la perspective de l’anthropologie médicale, au moyen d’un travail participatif de recherche-action. Ce processus est conduit par une anthropologue[12] accompagnée d’une équipe d’indigènes. La difficulté a été de comprendre le problème de la consommation d’alcool et de chercher des solutions à partir de l’interprétation et de l’élaboration de propositions par les indigènes eux-mêmes, compte tenu de l’absence de possibilités de soutien externe, notamment en raison du manque de services de santé mentale et de professionnels ayant une formation ou de l’expérience dans le domaine de l’ethnopsychiatrie.

Perspective de l’étude

La perspective anthropologique part du principe que « le problème de l’alcoolisme » parmi la population ne s’explique pas seulement par la disponibilité et la consommation d’alcool, mais aussi par la nécessité de comprendre le processus d’alcoolisation qui se manifeste comme une expression des processus socio-culturels globaux. En d’autres termes, ce n’est pas l’alcoolisme qui est défini comme objet d’étude, mais plutôt le contexte dans lequel l’alcool et le processus d’alcoolisation expriment des fonctions et des relations concernant la société et la culture. C’est-à-dire la façon dont l’ingestion d’alcool définit des modèles sociaux par rapport à l’identité (rôles, genre, etc.) et à l’établissement de normes régissant la manière et le moment de boire.

Cette perspective se distingue du modèle médico-biologique, car elle contribue à articuler le domaine culturel et, par conséquent, les particularités de la pensée et les concepts du monde, qui forment la sphère psychologique aux conditions sociales particulières des relations entre sociétés. Par ailleurs, la perspective anthropologique remet en question la perspective médicale concernant les stratégies curatives et préventives, dans la mesure où elles émanent d’un modèle occidental ethnocentrique qui est appliqué à d’autres cultures, y compris les politiques de prohibition et d’abstinence. Les propositions d’intervention ne relèvent pas du domaine médical, mais visent plutôt l’établissement de stratégies culturelles (autochtones ou locales) afin d’agir sur le problème de concert avec la population elle-même.

Parmi les aspects hiérarchisés par la perspective anthropologique, il faut souligner : l’anxiogénèse liée aux conditions de vie (insécurité découlant de l’économie de subsistance, stress associé à la transculturation, etc.), le processus d’alcoolisation en tant qu’expression symbolique des relations sociales (contradictions politiques et idéologiques), la réaction anomique face à la société environnante (spécialement dans les établissements précaires ou périurbains) et, finalement, l’alcoolisation comme moyen pour débloquer des émotions réprimées.

Un événement bibliographique latino-américain, la communication de Chiappe (1985), a permis de renforcer l’adoption de la perspective anthropologique. On y a évalué l’efficacité du traitement de l’alcoolisme pratiqué par les guérisseurs indigènes de Lambayeque (ville située sur la côte nord du Pérou). Dans cette évaluation, on a observé une diminution de près de 80 % des cas traités au moyen de rituels thérapeutiques indigènes employant le cactus de San Pedro (Trichocereus pachanoi).

La contribution essentielle de l’approche adoptée a été de permettre d’identifier et de caractériser les principes fondamentaux de la culture afin de comprendre le phénomène et la façon dont les facteurs pathogéniques qui agissent dans le cadre de la multicausalité du problème sont définis par la population.

Étapes du processus

L’expérience menée auprès des Mbya-Guarani peut se résumer selon ses différentes étapes :

  • Création d’une équipe de recherche-action, dirigée depuis 1996 par une professionnelle ayant de l’expérience dans les recherches anthropologiques sur la conception de la santé et de la maladie chez les Mbya-Guarani[13] et parmi les chefs indigènes liés à ce processus de connaissances.

  • Élaboration d’un plan de travail et mise en oeuvre d’un ensemble d’actions, à partir de juin 2000, qui sont exécutées jusqu’à maintenant en collaboration avec des chefs spirituels et politiques mbya-guarani et la FUNASA, avec l’appui du ministère public fédéral et du parquet du procureur de la République :

    1. Diagnostic anthropologique participatif sur la manifestation de l’alcoolisme chez les peuples indigènes du Rio Grande do Sul, sous-projet mbya-guarani, en travaillant dans 17 villages mbya-guarani où a été caractérisée la situation alcoolique de ces communautés, selon la typologie suivante : communautés à problèmes (27,7 %) ; communautés qui nient le problème (11,2 %) ; communautés en situation de risque (16,6 %) ; communautés sans problème (44,5 %).

    2. Réunions générales des karaí, des caciques et des chefs mbya-guarani sur l’usage abusif de boissons alcooliques et sur l’alcoolisme, au cours desquelles la situation est redéfinie chaque année, des stratégies d’intervention sont proposées et les résultats atteints font l’objet d’une évaluation annuelle[14].

    3. Dès la première réunion, une stratégie de prévention et d’intervention a été définie, pour laquelle a été formée, en 2001, une équipe itinérante de spécialistes de la guérison, les Xondaro Marãgatu, qui renforcent le travail de counseling des karaí. Cette équipe s’est montrée extrêmement efficace dans l’accompagnement des buveurs à problèmes et dans la tenue de réunions communautaires destinées à prévenir la consommation excessive d’alcool.[15]

Pour chaque étape, des analyses partielles de la recherche ont été effectuées, plus particulièrement sur les interprétations des problèmes réalisées par les chefs et les solutions alternatives proposées.

L’anthropologue, en plus du travail ethnographique, a adopté au départ un rôle dynamisant destiné à maintenir un dialogue permanent avec les chefs afin de comprendre la problématique, dépassant ainsi leur condition de simples informateurs clés. Par ailleurs, il a joué un rôle essentiel d’articulation entre la population et les institutions, tant pour obtenir l’appui financier qui a permis de tenir les réunions (des chefs et de la communauté) que pour faire connaître les progrès du processus, notamment pour favoriser la compréhension, de la part des autorités, de l’univers et de la pensée des Mbya-Guarani. Par la suite, une fois le processus consolidé, l’anthropologue a limité son rôle à l’observation et au soutien des activités, aidant les indigènes qui ont assumé le rôle principal dans ce processus.

Loin de constituer un processus linéaire, tant les relations institutionnelles que celles entre les chefs et la communauté composent un processus complexe, dynamique et continu qui se résume en un ensemble de moments de négociation, d’échange et de prise de décisions, lesquels requièrent une extrême prudence, afin d’établir finalement le dialogue nécessaire pour assurer la continuité du processus.

La « culture de la boisson »

Il existe une diversité de situations d’alcoolisme parmi les communautés mbya-guarani. Cette diversité est influencée par les conditions de vie spécifiques et particulières qui caractérisent chaque communauté.

Ce phénomène peut être situé dans le cadre d’une culture fondée sur le contact, qui s’est développée durant le processus historique de relations inter-ethniques établies entre cette ethnie et la société nationale. À la consommation de boissons alcooliques s’ajoute un ensemble de pratiques et de significations qui constituent un système interethnique, lequel articule les conceptions, le style et les pratiques traditionnelles du groupe à des éléments de la société occidentale qui ont été incorporés à cet univers à la suite de contacts avec elle : langage, nourriture, vêtements, musique, boissons alcooliques, etc.

Quant au résultat de ce processus, on observe une influence directe sur l’organisation sociale et la cosmologie mbya-guarani, car en réduisant le territoire et l’environnement naturel nécessaires au maintien de la ñande rekó (façon d’être), la manière d’occuper l’espace propre aux Mbya et, par conséquent, leur mode de vie se trouvent transformés.

La compréhension de la culture de la boisson exige une connaissance des aspects cosmologiques comme la notion de personne et le système médical traditionnel indigène ; de la façon dont le phénomène de l’usage abusif de boissons alcooliques est resitué à partir de la perspective de la connaissance indigène ; des multiples causes de « l’acte de boire » déclarées par les sujets (individus et chefs) eux-mêmes, des différentes dimensions de ces causes et des conséquences engendrées par la consommation de boissons.

Aspects cosmologiques : la notion de personne et le système médical traditionnel

Le concept de système sociocosmologique est employé ici en tant que catégorie heuristique qui vise la compréhension de l’univers de l’autre, en l’occurrence, les Mbya-Guarani. Dans ce sens, il peut être défini comme un complexe socioculturel, un système symbolique qui est actualisé par les Mbya au fil de leur vie quotidienne.

Le système médical traditionnel constitue un système symbolique qui s’articule et est intimement lié aux notions et aux concepts cosmologiques de cette ethnie. Pour les Mbya-Guarani, les cas de maladie, les explications traditionnelles sur leurs causes (système étiologique) ainsi que la recherche d’un traitement thérapeutique sont imprégnés et filtrés par ce contexte culturel[16].

Le phénomène de l’usage de boissons alcooliques parmi les Mbya-Guarani, à l’instar des phénomènes de maladie, se situe dans le cadre de ce système médical. Pour le comprendre, il est fondamental de considérer certains aspects de leur cosmologie qui permettront de nous situer par rapport à cette problématique : entre autres, puisque chez ce groupe indigène c’est la personne qui est l’objet des maladies, son système étiologique devient le lieu où s’enracinent les interprétations liées à l’usage de boissons alcooliques.

La notion de personne chez les Mbya s’articule autour d’une série de relations cosmologiques qui peuvent être à l’origine d’une bonne santé ou la cause de nombreuses maladies. Les Mbya-Guarani croient que la personne est composée de deux esprits : l’un de nature divine, qui émane directement des dieux cosmogoniques (ou ñe’ë), et l’autre de nature tellurique.

Le ñe’ë,

(...) espèce d’esprit protecteur, s’occupe de la sécurité de l’individu, en veillant sur lui. (...) (Il) fait partie intégrante de son moi. (...) les ñe’ë se caractérisent par leur existence relativement libre, c’est-à-dire qu’ils existent indépendamment du corps, pouvant le quitter, (...) pour se retirer dans des régions lointaines.

Schaden, 1962 : 137-138

Chez les Guarani, le langage occupe une place spéciale[17]. Le ñe’ë, qui a été créé par le langage divin des dieux, possède aussi son propre langage : l’ayvu porã, qui signifie « langage humain » et « fondement de l’origine de l’âme divine ». Les « belles paroles » sont le langage laissé par les dieux à leurs enfants, paroles de l’esprit (ñe’ë) qui s’expriment à travers les cantiques rituels (poraí) et l’institution du conseil, lorsque les karaí, chefs religieux et médecins traditionnels, guident leurs fidèles sur le chemin indiqué par les divinités.

L’âme guarani d’origine divine (ñe’ë ou ñe’eng) est envoyée par les Pères véritables (Ñe’eng Ru Ete) sur la Terre[18], demeure terrestre des imperfections, pour s’y incarner et y vivre. Cette âme divine provient directement des dieux cosmogoniques, et le nom que le Mbya-Guarani reçoit à son baptême est directement lié au Dieu qui est son créateur[19].

Lors du rituel du baptême (ñemongaraí), la provenance de l’âme divine qui est en train de s’incarner et le nom sacré[20] de cette âme, laquelle accompagnera la personne durant sa vie et « maintiendra constant le flux du discours divin »[21], seront révélés au karaí, grâce à sa capacité à entrer en contact avec Ñanderu (Notre Père = Dieu).

Par ailleurs, l’esprit tellurique constitue le principe terrestre de l’âme acquise en même temps que le corps, lorsque l’âme divine s’incarne sur la Terre. Cet esprit est présent durant tout le parcours de la vie d’une personne en raison de sa manière imparfaite de vivre (teko achÿ).

Au cours de la vie, l’« âme tellurique » est désignée par le terme an (principe vital). Au moment de la mort, cette âme devient mboguá (ou angue), résultat de la manière imparfaite de vivre (teko achÿ). Le mboguá est un fantôme très redouté qui erre dans les lieux où la personne est passée durant sa vie. C’est l’ombre, la trace, l’écho de l’être humain[22]. C’est aussi l’un des agents qui causent les maladies.

Si la vie mélange les différents principes qui composent la personne guarani, en faisant d’elle une synthèse dynamique, la mort, en tant qu’événement qui transforme la personne, renferme une force dispersive : l’esprit divin qui provient d’un des paradis divins où se trouvent les dieux cosmogoniques mbya-guarani retourne à sa demeure d’origine ; le corps (te-tê) est enterré et passe par le processus de putréfaction ; et l’âme tellurique reste sur la Terre, errant autour de sa parenté vivante. « Dès qu’elle meurt, la personne se divise. Le corps, l’âme et l’ombre explosent dans des directions diverses et divergentes. »[23]

Par ailleurs, pour les Mbya-Guarani, la mort n’est pas nécessairement la destination finale de la personne. Cela renvoie à l’un des aspects constitutifs de la personne tupi-guarani : la notion de personne tupi-guarani en tant que devenir[24].

L’imminence de la fin du monde annoncée par les prophéties des karaí est l’un des dangers qui tourmentent l’esprit guarani, déchaînant une série d’ondes migratoires à la recherche de la Terre sans Mal (Yvy Marä’ey), c’est-à-dire de la possibilité d’atteindre l’immortalité sans passer par la mort physique.

Pour les Mbya, la recherche de la Terre sans Mal s’effectue à travers une « conduite idéale », qui vise à atteindre l’aguije (plénitude et perfection) et la condition de kandire (maintenir les os frais), ce qui permettra à la personne de monter au paradis divin et ainsi de partager avec les dieux leur condition de divinité. En fin de compte, la séparation hommes–dieux est tracée, mais elle n’est pas définitive ; si elle existe, c’est pour être surmontée[25].

Tant le danger de la catastrophe imminente qui détruira la Terre que la recherche de la Terre sans Mal expriment la place qu’occupe la personne dans le Monde. En ce sens, la pensée guarani est constamment tournée vers l’au-delà et vers un avenir où les Guarani deviendront entièrement divins, car ils partageront avec les dieux la condition d’immortels. « (...) Nous évoluons dans un univers où le Devenir est antérieur à l’Être et lui est insoumis. »[26]

La personne guarani se construit dans la perspective d’un devenir autre, car son destin est de se transformer en être immortel, puisque, d’une certaine manière, elle est déjà dans le monde en tant que créature divine, mais sans bénéficier de la condition d’immortelle. La position de la personne dans la vie se situe entre ces deux aspects de son âme : entre le divin et le tellurique, entre le ñe’ë et le teko achÿ. En outre, à cette condition se trouvent associés les attributs de la mort et de la transitoriété de l’existence, ce qui empêche le Guarani de connaître la plénitude dans ce monde.

La plénitude de la personne ne pourra être atteinte à l’avenir qu’après avoir parcouru un chemin, qu’après avoir dépassé sa dimension teko achÿ. Alors, la personne se transforme en Être immortel, en Divinité pure, en Créature parfaite, car elle a réussi à détruire ce qui la corrompait : la mort, la transitoriété. Ici, la personne se réalise uniquement dans la perspective de devenir une autre, de devenir un Être immortel.

Considérée ainsi, la personne tupi-guarani

(...) n’existe pas comme telle : en tant que Devenir, elle n’est pas ; quant à la relation fluctuante entre les termes, elle est un « entre » (un entre-deux), et non une « entité ». En dissolvant en leur sein les extrêmes (divin – tellurique), les sociétés tupi-guarani, dans leur désarroi ontologique, récusent la finitude, en cherchant à résoudre le problème posé par la mort[27].

En ce qui concerne l’étiologie et les piliers structurants de ce système, nous pouvons observer que, en plus des mboguá, d’autres agents qui causent les maladies sont les aña, considérés comme des êtres démoniaques, qui peuvent enlever ou acheter l’esprit divin d’une personne au moyen de leurs influences nocives.

Les actions contraires aux règles établies par la tradition sont une autre cause de maladies et même de mort. Le facteur central dans l’apparition des maladies, c’est lorsque l’esprit divin s’éloigne de la personne mbya en raison d’une conduite qui va à l’encontre des enseignements laissés par les dieux.

Les maladies causées par les facteurs décrits ci-dessus peuvent seulement être guéries par le karaí, car elles sont considérées comme des « maladies spirituelles ». Selon le Mbya F.B., « (le) karaí est celui qui est en contact avec Ñanderu ». Autrement dit, pour être karaí (ou cuña karaí), la personne doit avoir été inspirée par Ñanderu[28].

Le karaí joue un rôle fondamental dans le système sociocosmologique mbya-guarani en établissant une médiation entre les différents êtres qui habitent son cosmos. La prévention, le diagnostic et la guérison des maladies spirituelles sont des fonctions des karaí. La relation spirituelle que le karaí maintient avec Ñanderu et les esprits qui peuplent le cosmos lui procure la faculté de prévenir les pathologies et de diagnostiquer leurs causes, en découvrant le type de maladie qui afflige le malade. C’est aussi de cette relation spirituelle qu’émane son pouvoir de guérir et de définir la thérapie adéquate pour les patients.

Les autres fonctions du karaí sont les baptêmes, les conseils, les connaissances et le soin des « belles paroles » (ayvu porã), les prophéties et la conduite des rituels religieux.

Pour que la relation entre le karaí, les esprits et Ñanderu se maintienne, il faut une Opy (maison de prière), espace sacré où sont célébrés les rituels religieux et de guérison. À cet effet, il faut disposer de l’espace adéquat pour construire l’Opy, c’est-à-dire de zones qui soient garanties légalement pour l’usage du groupe.

Les rituels sacrés célébrés dans l’Opy permettent de maintenir la relation de la personne avec son esprit divin, source de bonne santé pour les Mbya-Guarani. C’est dans l’Opy que le karaí identifie la maladie et le remède pour la guérir. Sans Opy, il n’y a pas de karaí.

Terre, Opy et karaí sont des éléments interdépendants, car de l’existence de l’un dépend le maintien des autres. Ces éléments constituent les piliers du système médical traditionnel, puisque, en plus d’être les responsables d’établir et de maintenir la bonne relation de la personne mbya-guarani avec son esprit d’origine divine (ñe’ë), ils protègent également les personnes des maux qui pourraient leur causer des maladies – sortilèges, attaques des mboguá, des aña et des maîtres spirituels de la nature – ainsi que des maladies « fabriquées par le monde des Blancs », comme l’usage de boissons alcooliques.

(Re)situer le phénomène de l’usage abusif de boissons alcooliques

Les Mbya-Guarani considèrent l’usage de boissons alcooliques comme un problème qui existe dans certaines communautés, et non comme une maladie de l’individu qui possède une dépendance physique et biologique à l’alcool. Ce problème entraîne toutefois des effets nocifs sur la vie de la personne qui boit et surtout sur la communauté où les gens boivent. En ce sens, selon le point de vue du système médical traditionnel, l’usage de boissons alcooliques peut être considéré comme une maladie, car il génère des déséquilibres dans la vie de la communauté et menace le système socioculturel (ñande rekó)[29]. La maladie constitue ici la situation que crée cette pratique, et qui la crée, dans le quotidien des communautés indigènes.

Pour les Mbya, la personne n’est pas considérée comme un « buveur problème » parce qu’elle boit, mais parce qu’elle crée des problèmes à sa famille et aussi à la communauté. La personne qui ne contrôle pas la « boisson », qui boit jusqu’à la dernière goutte ou jusqu’à tomber inconsciente, n’est pas en mesure de s’occuper de sa famille et de la nourrir, car elle dépense la majeure partie de son argent dans l’achat de boissons alcooliques au lieu de nourriture, sans compter qu’elle peut aussi entraîner sa conjointe ou son conjoint et ses enfants dans la consommation d’alcool. En outre, elle peut devenir violente avec sa famille ou avec sa parenté qui vit dans la communauté, en plus d’avoir toutes sortes d’accidents, ce qui occasionne des dérangements à tout le monde.

Les familles qui habitent dans les campements à côté des routes et dans les villages à proximité des centres urbains sont les plus vulnérables à la consommation abusive d’alcool, en raison du contact plus intense avec la société régionale et de l’accès plus facile aux boissons alcooliques.

Là où il y a usage abusif de boissons alcooliques, les enseignements et la manière d’être des anciens ne sont pas respectés, les rituels traditionnels (prières, chants et danses) ne sont pas actualisés et les « fêtes de Blancs » deviennent des pratiques courantes.

Ces communautés fonctionnent comme des noyaux de diffusion de l’usage de boissons alcooliques, un lieu où les gens apprennent à aimer boire. Cela est dû aux déplacements constants des Mbya : soit pour visiter la parenté, soit pour travailler comme journalier ou pour vendre de l’artisanat à certaines périodes de l’année.

L’acte de boire chez les Mbya-Guarani possède ses moments, ses espaces et ses formes spécifiques de manifestation. Les moments privilégiés pour la consommation d’alcool éthylique dans les communautés où l’on constate un usage abusif de boissons alcooliques sont « les fêtes de Blancs », lors desquelles une grande partie des personnes de la communauté s’adonne à la consommation collective de boissons alcooliques. Ces fêtes sont célébrées généralement dans les communautés ou les bars situés à proximité. Les activités réalisées au cours de ces fêtes sont : les matchs de football, les « bals de Blancs » accompagnés de musique sertaneja[30] et les jeux de cartes avec mises d’argent.

Les multiples causes de « l’acte de boire »

Pour les Mbya-Guarani, l’origine de l’acte de boire constitue un phénomène aux multiples causes interdépendantes. Ces explications causales ressortent du système étiologique. Nous pouvons classer les facteurs qui contribuent à la construction du phénomène de l’usage abusif de boissons alcooliques en quatre groupes :

  1. contact interethnique (causes externes au groupe) ;

  2. problèmes dans l’organisation interne des communautés ;

  3. spiritualité (niveau cosmologique) ;

  4. motivations personnelles.

1. Contact interethnique (causes externes au groupe)

Les Mbya-Guarani considèrent que la cause principale de l’usage abusif de boissons alcooliques est l’inexistence de terres possédant l’environnement naturel approprié pour le maintien de leur manière d’être (ñande rekó). En ce sens, les principaux responsables de la consommation d’alcool chez les Mbya sont les « Blancs » (juruá).

Les chefs mbya signalent que les communautés situées dans les campements implantés à côté des routes se trouvent en situation de risque en ce qui concerne l’usage de boissons alcooliques, car il n’y a pas de terre pour la fondation d’un village (teko’á), la construction d’une Opy et les cultures traditionnelles.

Les pratiques culturelles alcooliques sont favorisées par le contact intense avec la société régionale. En plus de réduire le territoire des Mbya-Guarani en les expulsant de leurs terres, les « Blancs » ont créé une usine qui produit de la cachaça. Ainsi, l’usage de boissons alcooliques en tant que pathologie prend son origine dans le « monde des Blancs », puisque la boisson provient de l’extérieur du village. L’usage de l’alcool est une maladie engendrée par l’usine des Blancs, et cette pratique exerce une influence perverse sur la relation de la personne avec le ñe’ë et Ñanderu.

Lorsqu’elle commence à travailler pour le Blanc, la personne indigène a accès à ses formes de divertissement et tente de les imiter dans les villages. C’est là que débute le processus de dissociation entre les moments de travail et de loisir : le travail dans la colonie durant la semaine, les « bals de Blancs » la fin de semaine.

Le travail à l’extérieur du village constitue l’une des relations sociales interethniques les plus importantes et fondamentales, relation où l’argent sert d’intermédiaire. Selon le karaí M.A.,

(…) le Mbya a appris à boire de la cachaça en 1951, au Paraguay, lorsqu’il a commencé à travailler à l’extérieur pour le juruá. Le patron donnait alors de la nourriture, du vin et de la canne au Mbya. À cette époque-là, ce n’était pas un litre, c’était un baril, et la canne était bue au pichet. C’est là que le Mbya a appris à boire.

La facilité avec laquelle les Mbya ont accès aux boissons alcooliques est un autre facteur qui doit être considéré comme l’une des causes de leur consommation, en tenant compte aussi bien du faible coût de la cachaça que de la proximité des communautés des établissements de vente de boissons alcooliques.

2. (Dés)organisation interne des communautés

Si pour les Mbya-Guarani l’usage abusif de boissons alcooliques constitue un problème et est considéré comme une « maladie », alors pourquoi certaines personnes et communautés sont exposées à cette maladie et d’autres pas ?

Selon la perspective mbya-guarani, les endroits les plus exposés aux problèmes générés par l’usage abusif de boissons alcooliques sont ceux qui n’ont pas d’Opy[31].

L’Opy favorise le lien de la personne avec Ñanderu, celui qui seul les protège du danger de tomber malades et de devenir des cau (buveurs). En ce sens, l’Opy et la dimension rituelle qui lui est associée possèdent un caractère préventif parce qu’elles protègent les personnes des maladies qui les menacent. C’est aussi dans cet espace que les enfants apprennent les chants (poraí) et les danses (jerojy) sacrés. C’est là également qu’ils entendent, à travers les bonnes paroles, les conseils du karaí qui les encouragent à ne pas boire.

Les endroits où il n’y a pas d’Opy se trouvent dépourvus de protection divine et à la merci de nombreux dangers : maladies, décès, bagarres et autres calamités. C’est aussi dans ces établissements que les « fêtes de Blancs » sont devenues des pratiques courantes qui remplacent parfois les rituels traditionnels.

Un autre facteur mentionné par les Mbya qui contribue à l’usage abusif de boissons alcooliques dans certaines communautés est l’absence de karaí. Dans ce cas, il ne peut y avoir d’Opy, car il n’y a personne pour s’occuper de l’église. Ainsi, la communauté est éloignée de Dieu, puisque les rituels traditionnels ne sont pas célébrés et les conseils ne sont pas prodigués.

De même, le manque d’autorité et de légitimité de certains chefs pour guider leur groupe est un autre facteur qui contribue à l’usage abusif de boissons alcooliques. Cela se produit souvent dans les communautés où le chef lui-même boit. Tous ces facteurs se résument de la manière suivante :

(…) le manque d’organisation que les communautés mbya-guarani connaissent actuellement. Autrefois elles avaient une Opy, il y avait des caciques et des karaí dotés d’autorité pour organiser les communautés. Aujourd’hui, si le cacique boit, comment va-t-il exiger des membres de sa famille qu’ils arrêtent de boire ? (F.B., Riozinho)

Un autre élément de ce problème réside dans le processus de dévalorisation vécu par beaucoup de jeunes par rapport aux connaissances des karaí et des personnes âgées, celles qui connaissent le mode de vie des anciens. Il s’agit en somme de la dévalorisation de la tradition elle-même. Ici se dessine un conflit entre les générations : entre les gardiens des traditions et ceux qui veulent bénéficier des supposés avantages du « monde des Blancs ».

Par ailleurs, il y a des communautés qui habitent dans des zones délimitées et qui possèdent un karaí et une Opy, mais où l’incidence de l’usage de boissons alcooliques est élevée. Dans ces cas, la cause signalée serait le manque de conseils :

(…) (ils) n’ont pas l’aide de Dieu. Parce que les gens doivent demander un mot pour Dieu, pour laisser un joli mot, pour se concentrer dans cette personne-là et la sentir, pour exprimer une idée qui soit bien vraie : les gens doivent arrêter un peu de boire, nous allons nous souvenir de notre Dieu ! (J.C.)

Quant à la question de l’autorité du chef, lorsqu’on tente de contrôler l’usage des boissons alcooliques au sein d’une communauté, les buveurs peuvent toujours aller dans d’autres communautés où il est possible de continuer à boire et à « s’amuser ». Pour cette raison, les actions de prévention et d’intervention en matière d’usage de boissons alcooliques doivent être réalisées dans toutes les communautés mbya-guarani.

3. Dimension spirituelle (cosmologique)

Les communautés où le système rituel n’est pas actualisé, c’est-à-dire là où il n’y a pas d’Opy ni de karaí et, par conséquent, là où il n’y a pas de bonnes paroles transmises par l’intermédiaire de l’institution du conseil, les gens demeurent à la merci du danger de tomber malades. Ce danger consiste, entre autres, à devenir un « buveur » (cau).

L’actualisation du système rituel signifie pour les Mbya-Guarani que les gens ont oublié Dieu (Ñanderu) et que, pour cela, Il ne peut plus protéger ses enfants mbya sur cette terre. C’est le motif spirituel principal qui cause diverses maladies : lorsque la personne, ou même la communauté, oublie Dieu. En ce sens, les boissons alcooliques apparaissent aussi dans le discours mbya-guarani comme un test imaginé par les dieux pour mettre à l’épreuve la personne et vérifier si elle est réellement liée aux êtres divins ou non.

En oubliant Ñanderu, l’esprit divin (ñe’ë), la personne reste à la merci de l’influence des esprits maléfiques : les aña (un genre de démon) et les mboguá (esprit des morts). Ces esprits maléfiques profitent du fait que la personne n’est pas liée à Dieu pour l’influencer, en l’incitant à boire et à perdre le contrôle d’elle-même.

Par ailleurs, il est possible d’établir, dans l’acte de boire en tant que tel, une relation spirituelle avec la boisson alcoolique. Soit parce que l’esprit du buveur épouse l’esprit de la boisson alcoolique :

Parce que quand tu bois, tu ne penses pas à là-haut, parce que tu aimes, tu apprécies, tu adores boire. Parce que cette boisson alcoolique a un esprit ! Pourquoi ne veux-tu pas arrêter ? Cette boisson a un esprit, et cet esprit est marié à ton corps. C’est ça le principe ! Quand tu te sens étourdi en prenant de l’alcool, tu te sens libre, tu sens une pulsion de la nature (envie d’une relation sexuelle), tu sens beaucoup de choses. Cet esprit, quand il se marie avec moi, je ne veux pas arrêter un seul instant, il me semble que je ne vais pas réussir à arrêter ! (D. M., Salto do Jacuí)

Soit parce que

(…) la canne, c’est le diable ! Il n’est pas nécessaire de boire beaucoup pour être ivre. La personne boit un peu, et si l’esprit n’aime pas ça, il s’éloigne lentement, et là, l’esprit des morts fait pression sur la personne. C’est pour ça qu’elle est soûle, et non à cause de l’alcool.

4. Motivations personnelles

En plus de tous les éléments qui contribuent à la construction du phénomène, il faut examiner les motivations personnelles qui poussent certaines personnes mbya à boire.

Il s’agit là d’une autre dimension complexe du phénomène, puisque les motivations personnelles sont extrêmement variées et dépendent de la situation spécifique où se trouve chaque personne qui boit. Nous tenterons ici d’exposer les motivations signalées plus particulièrement par les Mbya.

La première de ces motivations est la propre volonté de la personne qui boit : « (…) les gens boivent parce qu’ils veulent, personne ne les oblige. » (J.M., Salto do Jacuí) Ainsi, beaucoup de chefs indigènes répondent à la question « Pourquoi buvez-vous ? » en affirmant que « (…) les Mbya boivent parce qu’ils aiment ça », tout en déclarant qu’il s’agit là d’un défi lancé par les dieux pour éprouver la croyance des Mbya.

Pour d’autres, les Mbya boivent parce qu’ils sont motivés par la recherche de la joie et du plaisir que la consommation de boissons alcooliques procure : ils aiment « boire » pour sentir la « joie », pour être « heureux », pour faire la « fête ». Entre-temps, en raison de ces mêmes sentiments, il devient difficile pour la personne de garder un contrôle sur la quantité de boisson ingérée.

Un autre élément que les Mbya mentionnent dans leurs témoignages est la sensation que la cachaça donne de « l’expérience » à celui qui boit ; autrement dit, une personne qui normalement ne se démarque pas par des pensées et des réflexions savantes peut, après avoir bu, démontrer dans son discours certaines connaissances.

Un autre sentiment qui peut inciter la personne à prendre des boissons alcooliques est la tristesse, tant celle générée par la comparaison entre l’ancien temps et la situation actuelle de certaines familles mbya-guarani, que celle résultant d’un mariage brisé, soit par l’infidélité, soit par la mort, lorsque l’épouse ou l’époux abandonne son conjoint. Dans les deux cas, on boit pour oublier.

Conséquences de la consommation d’alcool

La conséquence que les Mbya-Guarani perçoivent comme la plus importante est celle qui touche leur relation avec le ñe’ë et avec Dieu (Ñanderu). L’acte de boire fait partie du teko achÿ (résultat de la manière imparfaite de vivre), ce qui, en même temps, éloigne du ñe’ë (esprit divin). La personne qui boit beaucoup et qui perd « conscience » agit contre son esprit divin, lequel, en n’ayant pas d’autre choix, s’éloigne d’elle, en la laissant sans protection. Cet éloignement se produit de façon graduelle, dans la mesure où le cau agit en contradiction avec les enseignements de Ñanderu. La pensée du « buveur » devient « lavée » par l’alcool, et il perd peu à peu son « sentiment profond », celui qui le relie à l’esprit. Lorsqu’elle est sans protection, la personne se voit menacée par divers dangers, y compris celui de mourir renversée par une voiture en traversant la route. En somme, la personne ne meurt pas parce qu’elle est sous l’influence de l’alcool, mais plutôt parce qu’elle est dépourvue de la protection de son ñe’ë.

Si le ñe’ë s’éloigne de la personne, les aña (démons) et les esprits des morts (mboguá) qui errent sur la terre s’approchent et exercent alors une influence néfaste qui pousse le cau (buveur) à se bagarrer avec les membres de sa famille, l’exposant ainsi à des risques d’accident.

Un autre problème sérieux est que le buveur adopte alors un comportement sexuel désordonné, car le ñe’ë s’est déjà éloigné de lui et sa pensée est obsédée par le sexe. D’un côté, il y a le danger que la personne enfreigne les règles qui interdisent les relations sexuelles entre les membres de son propre groupe. D’un autre côté, il y a le danger que la personne franchisse les frontières ethniques et cosmologiques existant entre le monde des Mbya et le « monde des Blancs », circonstances qui amènent les Mbya à avoir des relations sexuelles avec les Blancs. Tant dans la première situation que dans la seconde, les enfants nés de ces relations ne peuvent être baptisés ni soignés par le karaí en cas de maladie parce qu’ils sont métis. Lorsqu’un enfant n’a pas de père ou même s’il est le fils d’un Blanc, il ne peut recevoir un nom guarani. S’il n’a pas de nom, c’est parce qu’il ne possède pas de ñe’ë, et il ne peut ainsi bénéficier des services du karaí : c’est une non-personne. Cet être n’est pas lié à Dieu, il vit uniquement parce qu’il existe une « énergie dans le corps », qui en mourant se transforme en mboguá (âme tellurique). Cependant, son destin est la mort, car cet être ne dispose pas de protection divine.

Ainsi, ces facteurs peuvent être à l’origine des cas de malnutrition infantile, car les enfants considérés sans esprit peuvent cesser de recevoir les soins de leurs parents, qui finissent par les abandonner. De plus, nous ne pouvons omettre les autres pathologies qui sont associées à la consommation excessive de boissons alcooliques et qui peuvent être potentialisées par la culture de la boisson observée chez les Mbya-Guarani : diabète, tuberculose, syndrome foetal alcoolique, MTS SIDA, etc.

Un des problèmes les plus sérieux causés par l’usage de boissons alcooliques chez les Mbya-Guarani est la violence entre les membres de la parenté. Généralement, lorsque le mari et la femme sont ivres, aussi bien dans les fêtes qu’au quotidien, les motifs de leurs disputes sont la jalousie et la méfiance. En ce sens, les manifestations de violence affectent les personnes qui sont les plus proches du buveur qui n’a pas de limites ni de contrôle au moment de boire : le buveur impénitent (cau).

Un autre aspect qui doit être considéré est que, lorsque les gens boivent et vont aux « bals des Blancs », leur pensée est orientée vers le sexe (jerokua), tandis que, avec les chants (poraí) et la danse sacrée (jerojy) exécutés dans l’Opy, la pensée de la personne demeure liée à Dieu (Ñanderu) et, par conséquent, à son esprit d’origine divine (ñe’ë). De cette façon, les relations traditionnelles basées sur la parenté et les règles de conduite à l’égard des membres de la famille, celle du conjoint et la sienne, peuvent être brisées. Cela conduit à des situations où les relations affectivo-sexuelles prescrites par la culture sont violées. Par exemple dans les cas d’inceste.

Par ailleurs, il y a des situations où l’on travaille en buvant et où l’on boit en travaillant. Par exemple, lorsque le Mbya fait son artisanat, il peut garder à côté de lui une bouteille de cachaça. Comme disent les karaí : « La canne n’a pas de famille, elle n’a ni père, ni mère, ni frère, ni fils ! La canne est solitaire. »

Nous observons aussi le cas des enfants qui grandissent en voyant leurs parents boire et s’enivrer fréquemment et qui sont témoins, et parfois victimes, de la violence générée par la consommation abusive d’alcool. Il arrive également que des couples qui prennent régulièrement des boissons alcooliques en donnent à leurs enfants afin qu’ils se tiennent « tranquilles » pendant que eux, les parents, s’amusent dans les fêtes.

Ainsi, pour les Mbya, le problème lié à l’usage de boissons alcooliques se situe avant et après l’acte de boire en tant que tel. Avant l’acte de boire, la cause du problème réside dans les conditions de vie précaires de la population mbya-guarani, qui souffre dans plusieurs cas de la faim et du froid et qui, ayant peu d’argent, peut à peine acheter de la cachaça. Après avoir bu, la personne devient violente et agressive, incapable d’être responsable et de s’occuper de sa famille, l’exposant à divers dangers.

Processus, méthodes et intervention

À partir de cette expérience, il apparaît nécessaire d’éclaircir certaines questions concernant le lien qui se dessine entre les exigences requises pour définir une intervention efficace à l’égard de ce problème dans un contexte socioculturel précis et les différentes méthodes élaborées dans le processus de recherche-action.

Bien que nous considérions que l’expérience constitue un processus global de longue durée, il faut distinguer les processus spécifiques qui la composent, compte tenu que les différents acteurs appartiennent à divers secteurs (institutions – population), qui proposent et requièrent des réponses pour mieux comprendre le processus d’alcoolisation et intervenir. Cela suppose l’emploi d’un ensemble de méthodes qui permettent de traiter l’objet et le sujet de la recherche dans des domaines de connaissance spécifiques et dans leurs interfaces avec diverses disciplines.

Dans la réalisation de cette étude, la préférence a été accordée aux méthodes de l’anthropologie et de l’épidémiologie socioculturelles, car nous nous intéressons aux mécanismes de production des maladies à partir de ce que les gens disent et font pour les prévenir ainsi que pour conserver et recouvrer la santé. Par conséquent, nous travaillons avec la méthode inductive à partir de notions et de catégories propres, populaires ou autochtones, relatives à la santé et à la maladie, en adoptant une approche émique de la réalité.

Cela ouvre la voie à l’adoption d’une seconde perspective. Elle s’inscrit dans le cadre de la théorie empirique (grounded theory) proposée par Glaser et Strauss (1967) et reprise par Miles et Huberman (1984), par Lincol et Guba (1985, 1989) et par Patton (1987, 1990). Elle s’inspire de diverses disciplines des sciences humaines et se caractérise par l’importance accordée à l’expérience subjective des gens, plus qu’à leurs comportements. Elle s’intéresse au sens que la population donne à ses expériences et vise à faire émerger le contexte socioculturel sous-jacent aux réalités décrites (Patton, 1990). Puisque son orientation est fortement qualitative, cette proposition méthodologique cherche essentiellement à :

(…) définir les éléments importants et leurs inter-relations dans une situation sociale donnée, et non à partir d’un schéma conceptuel établi formellement a priori, mais plutôt sur le terrain.

Laperrière, 1982 : 35

Durant tout le processus de recherche, la communication et les langages ont été au coeur des préoccupations, dans la mesure où ils évoquent le sens et la signification (Kelly, 1989) et sont capables d’exprimer le sens commun (Bibeau, 1991), devenant ainsi l’une des voies d’accès fondamentales pour la compréhension du monde indigène.

La position adoptée dans le travail ethnographique ne consiste pas à privilégier la pensée scientifique occidentale comme une réponse à la question de savoir comment les autres doivent être compris. Il s’agit plutôt de prendre comme point de départ le problème de la connaissance anthropologique, laquelle se trouve davantage dans la manière dont les données ethnographiques sont recueillies dans les écrits des ethnographies (Bonn, 1980 ; Marcus et Cushman, 1982 ; Clifford, 1983 ; Clifford et Marcus, 1986 ; Strathern, 1987).

Cette idée ressort des positions prises dans le travail sur le terrain et lors de la rédaction du texte ethnographique, c’est-à-dire que l’on assite à la « disparition » explicite de l’ethnographe. Ce dernier réapparaît en tant qu’auteur d’un rapport sur les autres, où la culture n’a pas été appréhendée passivement, mais construite à travers le dialogue et la négociation.

L’intervention couvre les différents niveaux de prévention et les traitements destinés aux buveurs problèmes. Ces interventions ont été élaborées à partir des résultats découlant aussi bien des connaissances locales que de la relation établie avec les chefs spirituels. En d’autres termes, la méthode d’intervention se caractérise par les pratiques dérivées de l’interprétation indigène du problème, elle sert d’appui aux réponses spécifiques que le système médical traditionnel apporte à la conception indigène du monde. Il s’avère toutefois difficile pour les institutions officielles de concevoir un programme fondé sur ces principes, en raison du problème que pose l’évaluation des impacts, des taux et des autres aspects quantitatifs qui sont nécessaires pour valider et connaître l’efficacité de l’intervention.

À cet égard, il faut souligner la nécessité d’élaborer des méthodologies et de nouveaux outils d’accompagnement de ce processus qui permettent d’objectiver le problème. Des outils comme les tests CAGE (Cut down, Annoyed, Guilt, Eye-opener) et AUDIT (Alcohol Use Disorders Identification Test), malgré les tentatives de traduction culturelle, n’ont pas produit de résultats valides chez toutes les ethnies, d’après l’expérience menée actuellement auprès de différentes populations indigènes du Brésil. Le coeur du problème réside dans l’emploi d’outils abrégés tels que les sondages, par comparaison aux entrevues, car les premiers ne réussissent pas à recueillir la dimension sémantique. Il y a d’autre part les caractéristiques spécifiques du problème de la consommation de boissons alcooliques et de la dépendance à l’alcool : les périodes pendant lesquelles les individus diminuent ou augmentent leur consommation varient beaucoup dans le temps, et, par conséquent, il est seulement possible de procéder à une objectivation afin d’établir un profil épidémiologique qui montre des tendances. Mais comme ce profil n’est qu’approximatif, cela n’entraîne pas un raffinement de la surveillance épidémiologique permettant de réajuster les stratégies.

La stratégie intraculturelle permet à la population (personnes, familles et chefs) de dépasser ces limitations dans l’accompagnement individuel et collectif en ayant recours à des normes et au contrôle social communautaire. Nous pouvons constater que, lors de la première année de l’expérience, les buveurs problèmes ont diminué d’environ 80 % dans certains villages, grâce à l’accompagnement individuel réalisé par les karaí. Cela ne signifie pas que ces données peuvent être constantes, ni que nous sommes en présence d’une résultante permanente de tout l’effort accompli. Il faut également souligner qu’il existe des buveurs problèmes qui n’acceptent pas d’être intégrés au processus de counseling, et, même si jusqu’à présent des cas graves nécessitant un traitement spécialisé n’ont pas été signalés, un réseau d’aiguillage pour les soins de santé de base est en train de se former au sein du réseau du ministère de la Santé (centres de soins psychosociaux) afin de s’occuper des cas graves, aussi bien d’alcoolisme que d’autres pathologies mentales.

Cette expérience se poursuivra dans une deuxième étape, qui mettra l’accent sur la définition d’un modèle d’évaluation, notamment des relations institutionnelles, sur la recherche d’indicateurs objectivants des actions indigènes, sur leurs résultats ainsi que sur la viabilité locale de ces processus.