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Introduction

La question théorique du déni en alcoologie est souvent invoquée lors de formations ou dans les échanges entre professionnels de santé. Elle nous est apparue tellement éloignée de la pratique clinique auprès de sujets relevant de troubles liés à l’usage d’alcool, que prendre un temps pour repenser ce point particulier et fondamental de l’alcoologie nous a semblé indispensable.

Rencontrant au quotidien depuis plusieurs décennies des malades de l’alcool en milieu hospitalier, y compris dans les suites immédiates ou différées d’intoxications éthyliques aiguës (d’ivresses − Menecier et al., 2009 ; Rotheval et al., 2009), la négation des troubles est exceptionnelle. Cette rareté suppose que les conditions de la rencontre et l’abord de la personne concernée soient un minimum adaptés, respectueux et empathiques. Par contre la négation, sous une appellation générique de déni, apparaît souvent énoncée et redoutée par les professionnels de santé.

Le déni, si souvent invoqué en alcoologie, est-il une réalité inhérente à la présentation d’un sujet relevant de trouble lié à l’usage d’alcool, c’est-à-dire est-il une émanation du soigné ? Ou à l’inverse, ne peut-on pas l’envisager comme une construction soignante, une rationalisation convaincante (et évitante) afin de ne pas entrer en relation avec des malades de l’alcool perçus comme déroutants, tels qu’ils semblent apparaître à de nombreux soignants.

Et si le déni n’existait que dans les craintes ou les constructions de professionnels de santé, en difficulté dans leur exercice clinique avec des sujets mésusant d’alcool ? C’est le parti pris caricatural, voire extrême, que nous avons retenu pour proposer un point de vue synthétique sur la question du déni ou plutôt de la dénégation dans les soins aux personnes relevant de troubles liés à l’usage d’alcool.

Généralités, aspects théoriques

Pour aborder ce sujet et soulignant l’importance du choix des mots, un glossaire des principaux termes désignant les concepts envisagés et leur traduction américaine est proposé au Tableau 1. Il s’agit de correspondance de termes selon les définitions précisées au fil du texte, mais pas de rapprochements entre concepts ou théories. Il ne semble pas pouvoir exister de variation des désignations francophones entre Europe et Amérique du Nord, pour des termes choisis et définis par leurs auteurs, soit en français, soit avec des traductions consensuelles.

Des difficultés à communiquer avec l’alcoolique

« Les alcooliques, ça ne me dit rien » (Chassaing, 2010 ; Clavreul, 1987 ; De Mijolla et Shentoub, 1973). Au-delà du jeu de mots et derrière cette phrase prise au premier degré, sortie de son contexte et du questionnement sur l’abord psychanalytique des alcooliques, plusieurs développements peuvent être considérés. Ce n’est pas parce qu’un sujet en difficulté avec l’alcool s’exprime peu ou ne dit rien, qu’il n’en pense pas moins. Et si son expression est faible, il convient de se méfier des raccourcis qui en feraient trop rapidement un négligent, un idiot ou même un dément. Plus immédiatement, s’il ne parle pas autant ni comme on le voudrait, peut-être n’est-ce pas parce qu’il ne le veut pas, mais parce qu’il ne le peut pas. C’est peut-être là pourquoi il s’alcoolise...

Les origines d’un discours faible, voire inaudible, même sur sollicitation, des sujets relevant de troubles liés à l’usage d’alcool peuvent être multiples, diversement nommées selon les référentiels, autorisant un rapprochement de vues psychopathologiques et addictologiques, neuroanatomiques ou psycho-dynamiques. En regard de l’apparente méconnaissance de leurs troubles, de la négligence supposée devant une faible expression des sujets, diverses hypothèses apparaissent autour de la négation de la question par celle ou celui qui en relève, dans divers registres allant de l’anosognosie au déni (Desrouesné, 2009).

Envisageant l’éventail des différents concepts qui ont pu être convoqués à propos de cette apparente négation du trouble par le supposé malade, diverses catégorisations sont envisageables entre abords neurologiques ou psychodynamiques, parmi lesquelles nous aborderons d’abord ce qui les distingue du seul déni.

Versant neurologique d’une négation

Les notions générales de méconnaissance ou de négligence ont de multiples acceptions ou références théoriques, rendant difficile leur compréhension immédiate sans précisions. Pour la négligence par exemple, le panel est large depuis son sens neurologique initial (de négligence spatiale chez les cérébrolésés − Desrouesné, 2009) jusqu’à la notion de défaut d’attention ou de soins, de violence ou de maltraitance sans force, remise en exergue après la canicule de 2003 en France (Fiat, 2004). À l’extrême, la méconnaissance ou la négligence de soi se retrouvent lors d’atteintes cognitives avérées dites démentielles : c’est-à-dire lors d’atteintes de maladies d’Alzheimer ou pathologies apparentées (hors part alcoolique). Cela concerne autant des formes de démences dites corticales (touchant les fonctions instrumentales puis se globalisant), que des atteintes plus spécifiques dites sous-corticales (avec ralentissement idéomoteur et profils neuropsychologiques spécifiques, conservant certaines aptitudes cognitives), même si elles sont moins facilement identifiées. Quant aux démences alcooliques (ainsi nommées par défaut), dont certaines formes ne sont pas aussi irréversibles que le voudraient des descriptions anciennes (Menecier et al., 2006), elles surajoutent un niveau de complexité, pour peu que l’on envisage l’alcool comme cause, comme facteur de révélation précoce ou comme facteur d’aggravation des diverses atteintes cognitives, y compris lors de la maladie d’Alzheimer (Harwood et al., 2010).

L’anosognosie est notamment retrouvée autour de maladies d’Alzheimer et apparentées ou lors de certains troubles psychotiques. Elle est envisagée comme une absence de reconnaissance de la maladie ou des troubles (De Timary, Ogez, Van den Bosch, Starkel et Toussaint, 2007). Envisagé comme une négation ou une méconnaissance, selon son caractère total ou partiel, d’un déficit moteur dans sa définition initiale (Désrouesné, 2009 ; Seron et Van der Linden, 2000), son emploi peut être étendu au domaine neurologique et cognitif.

Ensuite, il convient ne pas oublier l’apathie, les troubles de la motivation ou de la conation, présents dans la dépression ou les démences, mais que l’on peut aussi rencontrer en dehors (Hazif-Thomas et Thomas, 2014 ; Thomas et Hazif-Thomas, 2008). Expression négative de troubles exécutifs et reflet d’une hypofrontalité, sa grande fréquence en association à des troubles addictifs et surtout avec l’alcool doit être connue (Danel, Karila et Mézerette, 2007).

Les notions moins précises de régression (narcissique), de désadaptation psychomotrice, pas seulement réservées aux circonstances de suites de chutes de sujets âgés, peuvent aussi être envisagées (Saunière et al., 2003). Il en est de même pour les éléments constitutifs de la dépression, avec parfois des objectivations en neuroimagerie, tels que l’aboulie, l’inhibition psychomotrice, l’apragmatisme.

À l’extrême et à l’évidence, avant de parler de négation, il conviendra enfin d’avoir écarté toutes les atteintes sensorielles profondes avec désafférentation secondaire ; toutes les situations somatiques instables, où les premières préoccupations sont ailleurs, comme lors de douleurs chroniques envahissantes par exemple. Il en va de même pour tous les troubles de la vigilance quelle qu’en soit l’origine, y compris lors de prise de médicaments psychotropes ou de prise d’alcool, dans leurs effets immédiats (d’intoxication aiguë). Enfin, cela concerne aussi en dehors du champ sanitaire, les conséquences psychologiques de la désafférentation sociale, envisagée à l’extrême pour les exclus, peuvent apparaître dans des tableaux d’allure déficitaire aux origines multiples (Fieulaine, Apostolidis et Olivetto, 2006 ; Maisondieu, 1997).

Versant psychodynamique d’une négation

Au-delà des notions d’inspiration neurologique, avec éventuels supports neuroanatomiques, il convient d’envisager certains concepts spécifiques, d’apparence psychodynamiques, classiquement convoqués en alcoologie. Ils sont régulièrement envisagés « devant les difficultés qu’ont les patients à communiquer en mettant en mots leurs souffrance » (Descombey, 2004a). Dans l’abord des difficultés d’expression et de communication des malades de l’alcool, leur proximité clinique avec le déni a été soulignée (Boulze, Launay et Bruere-Dawson, 2008a ; Moins, 2010). Leur rapprochement veillera cependant à ne pas de tout vouloir amalgamer au risque de confondre les registres.

L’apsychognosie initialement décrite par P. Fouquet, comme un « état psychopathologique spécifique résultant de l’action lytique de l’alcool sur le cerveau » (Fouquet, 1963), est liée à une surconsommation régulière d’alcool. Elle est dominée par un trouble de la conscience réflexive de soi, et surtout, apparaît réversible même après des années d’alcoolisation. Dès sa description initiale, P. Fouquet situait cette notion nouvelle entre « deux manifestations classiques et extrêmes de l’alcoolisme : […] l’ivresse […] et l’encéphalopathie alcoolique avec état démentiel » (Fouquet, 1963), précisant la nécessité de distinguer les manifestations de l’ivresse de la psychopathologie de l’alcoolisme. Ni apparentée à un syndrome démentiel ni à un syndrome confusionnel, cette négligence du fait psychique, s’exprime selon des modalités individuelles Elle a été précisée comme pouvant être « colorée par les éléments propres de la personnalité de chacun » (Boulze, Launay et Bruere-Dawson, 2008a). C’est-à-dire qu’elle peut prendre des apparences variables selon le profil de personnalité de chaque malade de l’alcool. Source d’explication des divers problèmes théoriques posés par l’alcoolisme, notamment du déni (Moins, 2010), l’apsychognosie a aussi été rapprochée de la pensée opératoire et de l’alexithymie. Elle est associée à une asomatognosie (méconnaissance de son corps), une anosognosie (méconnaissance de sa maladie somatique ou psychique) et une athanatognosie (méconnaissance de sa propre mort, « accélérée par lui-même » - Descombey, 1994 ; Fouquet, 1963).

La pensée (ou fonctionnement) opératoire (Marty, 1990), décrite comme une considération factuelle des éléments de vie, des symptômes, envisagés comme des choses (Descombey, 1985 ; Pirlot, 2008). Considérée comme une « pensée consciente [...], sans lien avec une activité phantasmatique [...], double et illustre l’action [...] dans un champ temporel limité » (Marty et M’Uzan, 1963), la pensée opératoire semble se compléter dans le concept d’alexithymie (Landron, Defontaine-Catteau, Bedoret, Henniaux et Chasseguet-Smirgel, 1999), sans pour autant être confondue (Fortier, 1988). L’alexithymie, incapacité ou grande difficulté à l’expression verbale des émotions (Farges et Farges, 2002) est le concept le plus souvent retrouvé actuellement (Boulze, Launay et Bruere-Dawson, 2008a). Il convient de la distinguer de la dépression (Farges et Farges, 2002), même si elle peut en être un des éléments. Une approche neuropsychologique a voulu la relier à un défaut de transfert d’information interhémisphérique (Seron et Van der Linden, 2000).

Les altérations de la lecture de l’esprit, dans le cadre de la plus récente notion de théorie de l’esprit (theory of mind : TOM) constituent une alternative parfois avancée. Cette alternative concerne la possibilité d’inférer des états mentaux à autrui ou à soi-même, mais aussi de les comprendre : c’est-à-dire imputer des représentations mentales sur ce que l’on pense ou ce que pensent les autres (Seron et Van der Linden, 2000). Envisagée ici dans sa dimension réflexive, de regard sur soi-même, cette approche intègre une notion de lecture de l’esprit (mind-reading), qui peut être totalement altérée (cécité mentale – mind-blindness), ou partiellement altérée, renvoyant à la précédente notion de négligence (Georgieff, 2005a ; 2005b). Ce regard porté sur les déficits cognitifs de l’alcoolisme et de la cognition sociale considère la négligence comme un déficit de théorie de l’esprit (et de l’empathie réflexive ou autoempathie – Georgieff, 2008), secondaire à une atteinte du cortex préfrontal (Uekermann et Daum, 2008). Cette approche constitue une nouvelle conception de la négligence que P. Fouquet envisageait dès sa description initiale de l’apsychognosie (Fouquet, 1963).

Dans un registre proche, il est possible de reconsidérer la notion complexe de faible insight (ou de faible capacité d’insight), au sens littéral de défaut de vision intérieure, d’introspection (Derouesné, 2009), de défaut de perception et de conscience de son propre trouble (Bourgeois, 2002). Envisagé en psychiatrie (Jaafari et Markova, 2011) ou en addictologie (De Souza, Romo, Excoffier et Guichard, 2011), l’insight se rapproche de la conscience de soi et des théories de l’esprit (Bourgeois, 2002). De multiples définitions et échelles d’évaluation de l’insight existent (Jaafari et Markova, 2011), rendant complexe la délimitation de la notion de faible insight, elle-même rapprochée de l’anosognosie, du déni, de la dénégation, de la méconnaissance, de la négligence, eux aussi parfois abordés distinctement entre addictologie et psychiatrie. (Bourgeois, 2002 ; Jaafari et Markova, 2011). Une certaine limite nosographique, à vouloir délimiter des concepts et préciser leurs appellations, semble atteinte ici.

Au-delà de l’inventaire de concepts

Les rapprochements faits ne constituent pas qu’un inventaire à la Prévert, un fourre-tout sans logique ni cohérence, ni même un mélange irréfléchi de champs épistémologiques variés, pas toujours miscibles. À l’inverse, l’individualisation de chacune de ces notions, leurs distinctions, mais aussi leur mise en perspective sont utiles (De Timary, Ogez, Van den Bosch, Starkel et Toussaint, 2007), pour ne pas appeler démence alcoolique ou Korsakov, toute altération apparemment cognitive (Boulze, 2008b). Ce travail est aussi utile pour ne pas non plus se retrancher derrière une éventuelle incapacité à communiquer du sujet en difficulté avec l’alcool, autorisant de fait le soignant à désinvestir la relation. La majorité des situations énumérées sont le plus souvent fonctionnelles et potentiellement régressives, plutôt que figées dans le temps. Leur nombre plutôt qu’un obstacle, participe à éviter les raccourcis diagnostiques, sources de défaitisme des soignants. Surtout, ce listing délimite en négatif, les contours du déni, à travers ce qu’il n’est déjà pas.

Après avoir écarté ce qui ne serait pas du déni

Quelle place pour le déni en alcoologie

Au-delà du panorama de concepts alternatifs au seul déni, il est possible d’aborder ce que peut être le déni (la dénégation). Nous proposons même de considérer la question des dénis, tant leurs présentations, leurs origines et leurs évolutions peuvent varier, sans pouvoir être réduites en une seule entité globalisante.

Dans une appellation générique, le déni a heureusement succédé en tentant de remplacer par une notion générale de négation, toutes les dénominations de « mauvaise foi de l’alcoolique » (Osterman et Rigaud, 2001 ; Rueff, 1995), de mensonge... En alcoologie, le buveur si souvent qualifié par une mauvaise foi, sa dissimulation des troubles à des soignants qui pourraient l’en soulager, devrait accepter de se confier : d’avouer. « L’alcoolisme est une des rares maladies que le malade cache à son médecin » (Gache, 2000), alors que la question est plus complexe que cette idée prise au premier degré.

Apparemment simple à concevoir, le déni est complexe à délimiter en quelques mots. Il est controversé dans sa définition et même dans son existence. L’aborder par tout ce qu’il n’est a priori pas, est un mode d’approche par défaut, pouvant permettre de cheminer jusqu’à se demander si le déni n’existait que dans les craintes des soignants ? Cette hypothèse a déjà été avancée en envisageant le déni comme un « fourre-tout qui souligne l’impuissance des soignants face au patient » (Bardou, Vacheron-Trystram et Cheref, 2006). Le recours au déni dans le langage soignant, désigne selon I. Belz-Celia (2013) ce qui, chez le patient, lui ferait refuser de se raconter, d’« avouer » (son alcoolisme), comme une forme de rationalisation projective face à un ressenti d’impuissance des professionnels et d’impasse relationnelle (Belz-Ceria, 2013 ; Gangner et Rocher 2003).

Le déni

Le déni regroupe tous les mécanismes de défense, de minimisation, de rationalisation, d’évitement ou d’occultation d’une réalité tangible par le discours d’un sujet. « Action de refuser la réalité d’une perception vécue comme dangereuse ou douloureuse pour le moi » (Ionescu, Jacquet et Lhote, 2012), rappelant l’ancrage initial de ce terme dans le vocabulaire de la psychanalyse. Le déni a été envisagé comme une conception psychopathologique de la méconnaissance (Derouesné, 2009), il en existe de multiples définitions, variables entre psychiatrie (Bardou, Vacheron-Trystram et Cheref, 2006) et alcoologie (Zellner et Labrune,1999). Initialement, mode de défense selon Freud « consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante », le déni ne porte pas seulement « sur une perception externe (scotomisation)… » (Descombey, 1994 ; Laplanche et Pontalis, 1967). La scotomisation, tache aveugle, fait référence à l’autoanalyse de Freud, où une lacune à propos des rapports entre l’homme et les toxiques dans son oeuvre est rapprochée à l’absence de considération de ses propres addictions (cocaïne, tabac - Descombey, 2004b). La dimension protectrice du déni l’inscrit parmi les mécanismes de défense, tout en devant le distinguer d’autres mécanismes parfois rapprochés : refoulement, forclusion, ... (Ionescu, Jacquet et Lhote, 2012).

Initialement apparenté à un mécanisme psychotique, sans devoir être réservé à son seul champ (Ionescu, Jacquet et Lhote, 2012), il s’oppose, toujours selon Freud, au refoulement névrotique dont la dénégation serait le reflet (Descombey, 1994). Le déni en alcoologie a aussi été envisagé comme un clivage du moi (De Mijolla et Shentoub, 1973), entre un secteur non alcoolique (« de fonctionnement commun, névrotique ») et un secteur alcoolique (« où s’opère, facilitée et accrue par l’alcool, la confusion du dehors et du dedans, du subjectif et de l’objectif, du passé et du présent » – Descombey, 1994). Une telle représentation de la partition du moi est ainsi énoncée par différents auteurs, rejoignant les débats toujours ouverts sur l’existence ou non d’organisation psychique spécifique, voire de personnalité alcoolique ou préalcoolique (Boulze, 2011), avec notamment la notion de « part alcoolique du soi » (Monjauze, 2011).

Le déni a ensuite vu ses définitions et ses champs d’application se multiplier au-delà de la psychanalyse. Si une définition psychiatrique demeure autour « d’un phénomène de refus de prendre en compte une part de la réalité externe inacceptable » (Bardou, Vacheron-Trystram et Cheref, 2006), plusieurs formes ont été voulues être précisées Chacune de ces sous-catégorisations relève « d’élaborations psychopathologiques multiples » : psychose, paranoïa, hystérie, perversion … (Bardou, Vacheron-Trystram et Cheref, 2006 ; Ionescu, Jacquet et Lhote, 2012 ; Perrier, 1975 ). Des formes de déni névrotique (ou mineur) ont aussi été proposées (Perry, Guelfi, Despland et Hanin, 2004), dans une approche empirique des mécanismes de défense, au-delà des rattachements théoriques initiaux.

Le déni a pu être envisagé comme un symptôme psychiatrique individuel, mais aussi comme un élément inscrit dans la dynamique familiale et groupale autour de l’alcoolique (Zellner et Labrune, 1999). Le déni alors envisagé collectivement, peut recouper les notions de pacte dénégatif (envisagé comme contreface du contrat narcissique − Aulagnier, 1975 ; Kaes, 1989), d’alliance dénégatrice (Couchoud, 2002), de communauté de déni (Kaes, 1989), qui peuvent concerner un individu ou une institution. « Un tel pacte soutient le lien par l’accord inconscient conclu entre ses sujets sur le refoulement, le déni, le rejet des motions insoutenables motivées par le lien » comme cela a été souligné (Kaes, 1989). Ce pacte sur le négatif, « organisateur et défensif » (Kaes, 1989), peut être imaginé parmi des groupes de buveurs, mais aussi être envisagé entre les soignants. Il souligne la possibilité d’organisations non conscientisées entre professionnels ou familiers, autour de l’alcoolique.

La dénégation

La distinction est essentielle entre déni et dénégation ou négation selon les traductions des écrits de Freud, (Laplanche et Pontalis, 1967), qui apparaît comme une atténuation du déni. Le déni relèverait plutôt de défense massive et archaïque, alors que la dénégation serait un mécanisme plus nuancé (Bardou, Vacheron-Trystram et Cheref, 2006), dans leurs approches psychanalytiques. « La dénégation qui donne l’impression à l’observateur d’amputer une partie de la pensée du sujet, correspond à une occultation de l’esprit » (Le Gouès, 2000). Dans ce registre, sans être absente ni annihilée, la pensée du sujet est inapparente, inaccessible au tiers qu’est le soignant. La dénégation est un mécanisme de défense actif tout au fil de la vie, de manière variable selon les personnalités, rappelant les propos d’I. Boulze sur l’apsychognosie (Boulze, Launay et Bruere-Dawson, 2008a).

L’alcoologie puis l’addictologie semblent préférer le terme de dénégation (Clavreul, 1987 ; Malka, 1983), à laquelle recourt le sujet s’alcoolisant, qui dans une forme de « pudeur » (Craplet, 2003) passera sous silence divers éléments (Perea, 2002), sans vraiment y croire, plutôt qu’à celui de déni, comme une conviction ancrée à laquelle il adhérerait fortement. M. Craplet a développé la notion de « pudeur » face à la honte ou la culpabilité du buveur, secondaires à des troubles du comportement sous l’emprise de l’alcool, face à l’obscénité de médecins cherchant à faire avouer combien et comment il boit… (Craplet, 2003). Cela même si les distinctions nécessaires entre honte et culpabilité en alcoologie méritent d’être précisées (Geneste et Plane 1999 ; Monjauze, 2011). L’hypothèse que le déni peut servir à éviter la honte a été soulignée par Monjauze (2011). Ainsi peut-on toujours s’interroger sur le statut du déni : « est-il pudeur, mensonge ou méconnaissance ? » (Perea, 2002).

J. Clavreul insistait sur le risque d’erreur à attribuer à la honte ou au refus de changer la dénégation de l’alcoolique (Clavreul, 1987), alors qu’il y voit une ébauche de relation dialectisée, une ébauche d’interprétation et de symbolisation. Pour cet auteur, la dénégation peut même donner un sens à la consultation avec l’alcoolique (Clavreul, 1987). Cependant, dans une approche psychanalytique postérieure, J.-P. Descombey a voulu souligner le mésusage d’emploi et la non-pertinence de la dénégation dans la clinique de l’alcoolisme, rappelant que dans la théorie freudienne la notion de dénégation est solidaire de celle de refoulement (Descombey, 1994). Cet auteur a alors introduit le terme de pseudodénégation : « S’il ne s’agit ni de dévoilement partiel du refoulé, ni de refoulement partiel au sens classique, ni des avatars du retour du refoulé comme les symptômes, les rêves..., de quoi s’agit-il avec cette négation ? » (Descombey,1994). Les nuances apportées selon les auteurs, les secteurs du soin, les périodes de l’histoire de la psychanalyse ou de l’alcoologie, voire les continents, ont pu complexifier la reconnaissance et la diffusion du terme de dénégation, au profit de la plus simple appellation de déni.

Les dénis

Curieusement (ou pas), la littérature semble distinguer (avec une ignorance mutuelle), déni en psychiatrie et déni en alcoologie. Le déni de l’alcoolique est une notion qui peut sembler ubiquitaire dès que l’on échange entre soignants ou à l’écoute des entourages (Levivier, Casanova, Perea et Ceria, 2011). Mais paradoxalement, il est assez peu abordé dans la littérature spécifique ni dans les traités d’alcoologie puis d’addictologie, si ce n’est parfois sous des formes proches (et atténuées) d’ambivalence, de dissimulation ou de minimisation, de caractère défensif, de résistance au changement et même d’absence de désir de changer !

En premier lieu, F. Perrier a envisagé le déni de l’alcoolique comme un « déni de soi donné à soi-même » (Perrier, 1975). Puis, le déni a été précisé selon diverses formes ou dimensions en alcoologie (Zellner et Labrune, 1999) : déni de la consommation d’alcool, déni de la quantité d’alcool absorbée (« je bois comme tout le monde ou comme vous et moi »), déni de la maladie alcoolique (et de ses atteintes somatiques ou psychiques), déni de la dépendance alcoolique (« je peux m’arrêter quand je veux » − Maisondieu, 1992), déni du fonctionnement psychique (apsychognosie − Fouquet, 1963)... Enfin, non seulement individuel, le déni peut aussi être collectif (en référence aux communautés de déni - Kaes, 1989). Surtout, le déni a été envisagé comme constitutif et symptomatique de la maladie alcoolique, qui l’aurait en quelque sorte intégré. Il peut même en constituer un indice fort du diagnostic positif (Veissière, 2001). À l’opposé et en son absence, un aveu trop direct et massif d’une dépendance alcoolique, a pu faire proposer aux cliniciens de s’interroger sur la réalité même du trouble lié à l’usage d’alcool (Osterman et Rigaud, 2001).

Le déni en alcoologie a aussi voulu être quantifié, détaillé en stades par des échelles (Goldsmith et Green, 1988). Il peut s’étaler depuis « je ne bois pas d’alcool », à « je peux me débrouiller seul », au fil de la reconnaissance du trouble addictif, jusqu’à l’acceptation passive, puis la participation active à des soins. Théorisé en étapes ou en stades, il rétrocèderait au fil des soins, avec une apparente proximité avec les stades du changement (Prochaska et DiClemente, 1982 ; Rahioui, 2006). Dans ce rapprochement, il se s’effacerait avec des soins comme « un symptôme constitutif de l’alcoolisme » qui rétrocède (Charon et Van Woensel, 2000).

Inversement le rôle protecteur du déni en tant que défense, plutôt que comme entrave aux soins, sous-tend d’autres approches thérapeutiques décentrées de sa seule disparition. Ces alternatives sont essentielles à concevoir entre : accompagnement, soutien, réduction des risques ou des méfaits, adaptations des objectifs thérapeutiques aux souhaits du patient et pas seulement aux désirs des soignants, remettant partiellement en cause l’hégémonie de l’abstinence alcoolique (Menecier, Verny, Fernandez et Ploton, 2016).

L’analogie ou la référence aux modèles transthéoriques de la disposition au changement et de ses stades selon Prochaska et Di Clemente (1982) n’est pas toujours envisagée, ni explicitée (Csillik, 2012). Ce rapprochement d’aspect transgressif, est cependant possible, reflétant la variabilité des référentiels utilisés. Au fil des années et des théories prééminentes dans le domaine, depuis les inspirations psychanalytiques (surtout en Europe, même si elles sont moins présentes depuis quelques années) jusqu’aux références cognitivo-comportementales (émergentes voire dominantes actuellement), il est possible de remarquer que la place du déni dans les écrits se restreint jusqu’à disparaître au profit de la motivation et des stades de changement. Le déni aurait-il été éradiqué par l’entretien motivationnel ? Plus simplement doit-il s’effacer au profit de la motivation et des stades de changements ? Hormis le caractère positif de cette seconde approche (plutôt que la négativité du déni), cette évolution peut autant relever de glissements théoriques que de variabilité à des références valorisées, pouvant aller jusqu’à dénier le déni, négliger la négligence !

Les fonctions du déni (et de la dénégation)

La dénégation, ou plus génériquement le déni, peut autant relever d’un mouvement défensif vis-à-vis d’un processus interne que de riposte aux messages venant d’autrui (Descombey, 1994). Dans le second registre, la confrontation directe des propos du patient avec des faits objectifs le contredisant augmente avant tout les résistances au changement (Charon et Van Woensel, 2000). Ainsi les stratégies cliniques d’approches et de réponses au déni, ne passent pas par un rapport de force, perdu d’avance, mais par d’autres alternatives. L’enjeu est alors moins la victoire du soignant à faire céder l’autre et à faire avouer le mésusage d’alcool (déjà connu) que l’ébauche d’une possible alliance thérapeutique, sans rapport de force ni ruse, afin de déjouer une présupposée perfidie de l’alcoolique.

Par son déni, le soigné est réputé occulter les signes de sa pathologie et de ce fait limiter l’action des soignants qui ne peuvent le reconnaître comme redevable d’intervention (Parette, Hourcade et Parette, 1990). Cette approche renvoie la responsabilité du défaut de soin à un malade qui ne le demande pas assez explicitement et qui ne facilite pas la tâche des professionnels. Elle reflète une vision archaïque de la relation soignant-soigné, où prédomine la projection sur le soigné de la responsabilité des difficultés du soignant. À la honte souvent ressentie par le soigné mésusant d’alcool (Maisondieu, 1992), peut ainsi se surajouter la culpabilité de compliquer la tâche du soignant (Geneste et Plane 1999).

Du côté des soignants, l’invocation du déni des soignés a pu aussi être envisagée comme « une sorte de sauvetage qui enferme : une tentative de nommer, d’inscrire dans le discours, quelque chose qui résiste à y entrer » (Belz-Ceria, 2013). Cette auteure souligne la rareté en alcoologie du déni tel que formulé par la psychanalyse. Elle s’interroge sur « l’énigme du déni à tout-va, qui prend une place stérilisante » dans le discours et les actions des professionnels de santé. Le déni arriverait lorsque le discours des soignés n’est pas conforme à l’attendu, face au défaut d’aveu de l’alcoolisme, « c’est-à-dire qu’il énonce ce que l’on sait déjà ». Le déni apparaît alors « comme une bouée de sauvetage, pour parler de ce que le patient ne dit pas » (Belz-Ceria, 2013).

Les conséquences du déni dans les soins

Dans la particularité du soin avec un patient qui présente des conduites addictives, « la relation de soin est traversée, par le doute sur la parole et la volonté du sujet rencontré. Cette défiance dégrade le cadre de soin et les possibilités thérapeutiques » (Reyre et al., 2010). Ce contexte d’incertitude fragilise le cadre thérapeutique et bride les possibilités d’une relation de soin. Face à cela, « créer un climat de confiance pour favoriser l’émergence d’une alliance thérapeutique » (Rigaud, 2006), est une perspective qui ne peut pas naître de la confrontation, mais que cet auteur propose de faire émerger d’une avance de la parole (Osterman, 2001), comme une approche alterne à l’entretien motivationnel.

Quels que soient les registres considérés, les conséquences du déni et de ses formes sur la relation de soin sont multiples. Le déni semble déjà altérer la relation de soin et même plus simplement remettre en cause la possibilité d’échange verbal. Il empêcherait le soigné de se livrer complètement au soignant, en n’acceptant pas de se dévoiler d’entièrement. Ainsi le patient ne se soumettrait pas autant que souhaité, dans une forme d’emprise à laquelle il devrait adhérer (Menecier, Plattier, Rotheval et Ploton, 2016). Cette attente peut être considérée comme particulièrement paradoxale dans le domaine des addictions, où le soin cherche inversement à favoriser et développer l’autonomie, la diminution de la dépendance (au moins à l’alcool), et une libération mainte fois théorisée.

Le déni en alcoologie concerne un malade qualifié de « pas comme les autres » (Ancel et Gaussot, 1998 ; Clavreul, 1971). Il est différent des autres malades, de par sa maladie qui a même été considérée comme chimérique (Maisondieu, 2004) pour ne pas simplement rappeler qu’elle est autoinfligée comme certains auteurs ont pu la qualifier (Saunders, Hawton, Fortune et Farrell, 2012). Autant de raisons pour que les soignants se détournent de ces situations. Le déni surajoute alors, de par sa réalité ou son invocation, une raison supplémentaire pour ne pas s’occuper des alcooliques, et ainsi compliquer leur accès au soin, renforcer le défaut de traitement : le treatment-gap en alcoologie (Kohn, Saxena, Levav et Saraceno, 2004).

Si le déni à un caractère protecteur pour le soigné, son recours n’a rien de traumatisant ni de délétère pour le soignant. Le déni défensif, naît de l’interaction avec le soignant : il naît donc de la manière avec laquelle le professionnel aborde le malade (ainsi désigné). Dans cette approche, plutôt qu’une production du soigné, le déni est d’abord induit par le soignant, qui le crée. Mais alors pourquoi est-il tant redouté par celui même qui le génère ? Une part d’explication peut provenir d’une considération différente de la place du déni et de sa fonction pour le professionnel. Plutôt qu’être craint par les agents, le déni peut être envisagé dans le discours soignant comme une incantation, une forme de prophétie autoréalisatrice, afin de permettre aux soignants de s’exonérer de la charge du soin avec un malade complexe comme le sujet mésusant d’alcool. Cette hypothèse est d’autant plus envisageable que le malade de l’alcool (parmi d’autres malades), a une grande capacité à se conformer à l’image et à la représentation que l’on se fait de lui. Se comportant comme on le regarde ou comme on le suppose, ne peut-il pas développer toute la négation de ses conduites qu’on lui attribue par excès, simplement parce qu’on l’en affuble ?

Même d’allure excessive et non étayée, une telle éventualité ne peut pas être exclue. Elle ne se veut pas simplement culpabilisante pour le professionnel, rappelant son origine a priori inconsciente, sans immédiate intentionnalité de nuire. Cette hypothèse peut cependant permettre de repenser autrement les soins en alcoologie, remettant en cause la place excessive du déni chez les soignants. Même provocatrice, cette conception ne veut pas non plus oublier (ni dénier) la dimension protectrice du déni pour un sujet en souffrance avec l’alcool.

Exemple illustratif issu de la pratique clinique

La place de la dénégation dans la rencontre avec des sujets relevant de troubles liés à l’usage d’alcool, ne nous semble pas essentielle en clinique. Surtout elle nous apparaît moins présente chez les soignés lorsque l’abord soignant est adéquat, qu’elle n’apparaît dans le discours de professionnels en quête de raisons pour éviter une question de santé atypique et déroutante comme celle des addictions (Menecier, 2015).

Ce point de vue précédemment développé sur un plan théorique, s’illustre dans nos pratiques, autant que nos pratiques se développent sur ces partis pris. L’aller-retour permanent entre repères théoriques issus de la formation initiale ou continue et l’expérience clinique développée avec les malades, nous semble à la base d’une recherche clinique telle que nous l’envisageons. Dans cette approche, il ne nous semble jamais possible de préciser laquelle des deux parties inspire prioritairement l’autre. Il s’agit plutôt d’une synergie intégrative au service des pratiques, des réflexions sur les pratiques et des conceptualisations théoriques.

Une procédure de rencontre systématique, proposée au lendemain d’hospitalisations pour intoxications éthyliques aiguës (IEA) est en place dans le Centre Hospitalier depuis 18 ans (Menecier et al., 1998). Nous avons pu recueillir, au fil des pratiques comme de recherches, une riche matière autour de rencontres en alcoologie (Menecier et al., 2008 ; Menecier et al., 2009 ; Menecier, Debatty, Menecier-Ossia, Simonin et Ploton, 2012). Ces rencontres proposées, ont la particularité de ne pas seulement émaner d’une demande du sujet, mais participent à une forme « d’aller vers ». Dans ce contexte, la question du déni pourrait être prépondérante, mais l’analyse des données recueillies prospectivement à l’issue de chaque rencontre, ne retrouve que très peu de réticences à parler d’alcool. Elles ne fait qu’exceptionnellement référence au déni, aussi bien lors d’une analyse rétrospective des données (Menecier et al., 1998), qu’une analyse prospective sur un an (Menecier et al., 2008 ; 2009), ou sur 10 ans (Menecier, Debatty, Menecier-Ossia, Simonin et Ploton, 2012).

Même si le déni du patient est souvent considéré comme un obstacle à la relation de soin, et se retrouve régulièrement mis en avant par des tiers, dans notre expérience il ne fait pas barrage à la rencontre. Les patients sont loin d’être tous dans un déni total (où ils nieraient tout en bloc) et le déni de l’alcool, se rencontre assez peu. La dénégation apparaît peut-être davantage si une recherche d’aveux, ou d’objectivation d’une réalité déjà connue (de consommation d’alcool), de « vérité », est entreprise autour des circonstances d’alcoolisation. Quoi qu’il en soit, la négation des difficultés et des conséquences de l’alcoolisation est parfois rencontrée sous forme de minimisation ou de réassurance (Rotheval et al., 2008).

Chaque forme de négation (quelle que soit son appellation) est une défense à respecter, qui fait partie du fonctionnement psychique et autour de laquelle il est possible d’échanger. La parole peut circuler en périphérie de l’éventuelle dénégation, autorisant la poursuite de l’échange clinique et laissant l’entretien se développer. Pas plus qu’une autre défense, la négation et ses formes n’empêchent ni la relation clinique ni la conduite d’entretien.

Malgré tous ces aléas, une grande majorité de patients s’empare de la possibilité d’un espace de parole et trouve là une occasion de parler librement de leur rapport à l’alcool. Alors, ils font souvent part de leur soulagement, d’un apaisement après l’entretien et remercient leur interlocuteur, même après une simple information, pour avoir pris du temps et permis une parole : « c’est la première fois que je peux en parler », « pourquoi on ne m’en a jamais parlé » (Rotheval et al., 2008). Le déni ne prédomine vraiment pas en tant qu’obstacle, mais peut simplement faire partie de la rencontre.

Le déni du soignant à côté du déni du buveur

À défaut d’éradiquer le déni, il est aussi possible de le retourner, en considérant sa place chez le soignant (ou le proche) plutôt que chez le buveur. Plusieurs des concepts précédemment envisagés peuvent ainsi être renversés, n’étant plus considérés pour le soigné, ils deviennent des contrepoints reflétant divers registres de la négligence des soignants envers les sujets en difficulté avec l’alcool.

Ce déni que Descombey a développé comme réaction contre-transférentielle des thérapeutes face à l’alcoolique, sous-tend la répétition des contre-attitudes, le plus souvent négatives, qu’il a pu lister (Descombey, 2004a). Parmi elles apparaît le déni, pouvant prendre de multiples formes et pouvant tour à tour être un déni de l’alcoolisation, un déni de la réalité psychique du patient, un déni de la souffrance (« parfois abrité derrière l’écran du supposé plaisir recherché dans l’alcool »), ou un déni lorsque « l’on ne s’intéresse qu’à la partie non alcoolique du fonctionnement » (abordant les comorbidités psychiques ou physiques, mais pas les pratiques addictives - Bergeret et al., 1972 ; Descombey, 2004a ; Mialon-Fouilleul, 2006).

Individuel dans une première approche, le déni des soignants peut aussi se développer collectivement, s’élaborer au-delà des rencontres, comme un organisateur institutionnel. Alors la référence à la notion de pacte dénégatif entre soignants, peut élargir et compléter l’approche individuelle par un regard groupal sur les équipes de soin (Kaes, 1989).

En milieu hospitalier, notamment pour les infirmiers, les tâches techniques et le rôle prescrit sont souvent valorisés par les encadrements comme une première nécessité. Dans le même temps, les tâches médicales se sont diversifiées tout en se spécialisant, avec une part d’activité administrative croissante et un ressenti de pressions diverses entre les malades, les entourages, les équipes de soins, les directions d’établissement… La situation des soignants ne s’est pas améliorée dans leur travail quotidien, avec de multiples demandes, incitations, sollicitations ou pressions. « Aujourd’hui les soignants n’ont plus le temps de penser. Or, les réflexions institutionnelles, collectives, servaient de poumon à des agents confrontés à un objet difficile et angoissant » (Brient, 2007). Ces propos publiés au sujet du soin psychiatrique concernent chaque dimension d’un soin relationnel qui existe dans tous les secteurs de la santé. Dans toute situation où des agents sont confrontés à des pathologies difficiles, ils peuvent se retrouver « démunis, rencontrant le doute, voire l’angoisse, ce qui peut les conduire à la fuite ou à l’établissement de mécanismes de défense, qui empêchent une position soignante » (Brient, 2007). Le déni peut à l’évidence en faire partie, et perdre un rôle protecteur pour devenir délétère envers celui dont le soignant devrait avant tout se préoccuper : le soigné.

Conclusion

Redouté par les professionnels de santé, le déni (et plus précisément la dénégation), n’est pas l’apanage des sujets mésusant d’alcool. Aussi bien dans la revue de littérature proposée, qu’au travers de l’illustration clinique issue de nos pratiques de soin en alcoologie, cette question peut être envisagée différemment. Elle nous semble moins apparaître comme une émanation du soigné (un aléa de présentation gênant la relation), que comme un aménagement à la fois craint, mais aussi induit par les soignants. La détermination d’une origine au déni n’est jamais exclusive de l’autre, au profit de possibles renforcements mutuels et de coconstruction, la part respective de l’une ou l’autre des origines n’étant pas non plus simplement mesurable.

Inversant l’origine du déni du soigné au soignant, cette réflexion ne veut surtout pas être culpabilisante à son tour pour les professionnels, ni projectives à leur égard, de la complexité du soin en alcoologie. Pas plus indispensable pour le soigné que pour le soignant, le déni (la dénégation), en tant que défense développée ou redoutée, mérite d’être considérée pour ne pas simplement chercher à la faire céder au détriment de celui qui y recourt.