Corps de l’article

Introduction

L’adolescence est une période au cours de laquelle le jeune est confronté aux questions existentielles tournant autour de son identité : « Qui suis-je ? À qui ai-je envie de ressembler ? Quelles références, quelles valeurs morales et spirituelles adopter ? » (Jeammet & Bochereau, 2007). Au cours de cette période, l’adolescent oscille entre deux identités : celui qu’il est en famille et celui qu’il est en présence de ses amis (De Singly, 2006). Même si la famille constitue un pilier affectif important pour l’adolescent (Galland & Roudet, 2001), celui-ci est sensible à l’influence de ses amis (Pasquier, 2005). Ainsi, dans cet article, nous proposons une réflexion empirique sur le rôle que jouent les parents pour endiguer l’influence des pairs. C’est à travers le comportement de consommation de cigarettes (manufacturées) et de cannabis qu’il nous est possible d’appréhender ce rôle.

Pour cela, nous concentrons notre réflexion sur deux profils d’usagers que nous définissons en fonction du mode d’évolution de la consommation au cours de l’adolescence. Nous nous sommes appuyés sur les indicateurs de fréquence de consommation proposés par l’Observatoire français des drogues et de la toxicomanie (Spilka, Le Nezet & Tovar, 2012) afin d’identifier les parcours d’évolution et d’établir nos profils.

Nous distinguons :

  • les individus qui se sont limités à un seul usage au cours de la vie : les « expérimentateurs » ;

  • les individus qui ont développé progressivement une consommation régulière de cigarettes et/ou de cannabis (dont la fréquence atteint au moins dix usages de cannabis ou de tabac par mois) : les « consommateurs réguliers ».

Ces deux profils sont intéressants dans la mesure où ils présentent dans notre étude une différence dans leur rapport aux normes parentales. Alors que les expérimentateurs se conforment le plus souvent aux normes de leurs parents, la majorité des consommateurs réguliers de cigarettes et/ou de cannabis préfèrent s’en distancier. Nous verrons que cette différence est notamment due aux pratiques de leurs parents. Cet article interroge le rôle que peuvent jouer les parents dans le développement de la consommation de produits.

Dans une période où l’individu est sensible aux comportements à risque (White, Jobin, McCann & Morin, 2002), les pratiques parentales constituent, en effet, des facteurs qui protègent ou pas l’adolescent du développement et de l’acquisition de ces comportements à risque (Hawkins, Catalano & Miller, 1992 ; Kaminer, 1994 ; Solkhakah & Armentano, 2002). Nous tenterons, dans cet article, d’éclairer, à travers le concept de vulnérabilité, le rôle des parents dans la consommation de produits.

C’est d’ailleurs sous cet angle de la vulnérabilité que de nombreux travaux ont tenté d’apporter des explications aux pratiques de consommation de l’adolescent. Pour certains auteurs, la consommation de cigarettes et de cannabis est l’expression d’une vulnérabilité psychopathologique qui caractérise la période de l’adolescence (Lagrue, 2008). Pour d’autres, elle est l’expression d’une vulnérabilité de l’adolescent face à l’influence des pairs et aux contraintes normatives de la culture adolescente (Petiau, Pourtou & Galland, 2009 ; Pasquier, 2005). Dans cet article, la signification que nous associons à ce concept s’appuie sur l’analyse des entretiens avec les jeunes. La vulnérabilité concerne ici non pas l’état de l’adolescent, mais une situation causée par des facteurs externes, en particulier les facteurs parentaux. Nous verrons dans quelle mesure les pratiques parentales peuvent produire de la vulnérabilité et de quelle manière la notion de vulnérabilité peut éclairer le parcours de consommation de cannabis et de cigarettes au cours de l’adolescence. Nous démontrerons que la consommation de substances apparaît être la conséquence de relations parentales et d’un environnement éducatif peu adaptés (trop stricts, trop laxistes, conflictuels) souvent pénalisants pour l’adolescent et qui encouragent les jeunes à préférer les normes de leurs pairs au détriment de celles de leurs parents.

L’article se divise en trois parties. La première partie apporte un cadrage théorique essentiel à la formulation de notre problématique et de nos hypothèses.

La seconde partie de l’article présente notre méthode d’enquête, soit une enquête qualitative que nous avons menée auprès de lycéens. De nature exploratoire, notre démarche consiste, entre autres, à appréhender, à travers l’étude des représentations qu’ont les jeunes des pratiques parentales, les mécanismes qui sont en cause dans la distanciation de la norme parentale.

Nous présentons les résultats de cette enquête empirique dans la troisième partie, qui se décompose en trois sous-parties. Dans la première, nous décrivons la configuration familiale dans laquelle se placent les consommateurs réguliers et les expérimentateurs. Cette partie, plutôt introductive, reprend le cheminement intellectuel à l’issue duquel nous suggérons d’utiliser la notion de vulnérabilité pour décrire la configuration familiale des consommateurs réguliers. La seconde sous-partie décrit les différentes situations de vulnérabilité. Enfin, nous terminons l’article par une discussion de nos résultats et de notre matériel empirique.

Consommer ou non la cigarette, le cannabis : facteurs parentaux, influence des pairs

La notion de vulnérabilité reste assez floue : « Le mot lui-même souffre d’un trop-plein sémantique puisqu’il évoque aussi bien la dépendance ou la fragilité que l’insécurité, la centralité, la complexité, l’absence de régulations efficaces ou la faible résilience – et ce ne sont là que quelques exemples » (Theys, 1987).

En sociologie, la notion de vulnérabilité apparaît avec le concept d’autonomie et de responsabilité. Elle est aujourd’hui couramment utilisée pour désigner un état de fragilité, une propension à subir des dommages ou une faible capacité à faire face à des événements désastreux. Cette notion peut renvoyer à une perte d’autonomie, à l’incapacité d’agir (Bataille, 2003). Elle s’oppose ainsi à la notion de résilience qui désigne la capacité d’agir et de réagir. Appliquée à la population adolescente, cette notion est synonyme de dépendance, de sentiment d’impuissance, de faiblesse. La vulnérabilité de l’adolescent est souvent associée aux comportements à risque pour la santé ou aux troubles psychiques. Elle côtoie la notion de désaffiliation, d’exclusion sociale (Castel, 1995) et désigne aussi bien des problèmes d’adaptation, des problèmes sociaux, familiaux, d’éducation (Zweig, 2003) que des facteurs génétiques, psychiques (Lagrue, 2008). Mannon (1979) décrit l’adolescence comme une période de grande vulnérabilité intellectuelle et somatique où les pulsions sont mal maîtrisées. Cependant, l’objet de la définition de la vulnérabilité n’est pas, dans cet article, l’adolescent dont les capacités cognitives sont limitées. La notion renvoie ici à une forte sensibilité à l’influence des pairs durant cette période (Pasquier, 2005).

L’adolescence est, en effet, connue pour être « l’âge de l’amitié » (Bidart, 1997). Les amis véhiculent, à travers l’apparence ou les goûts musicaux, les normes et les codes de la culture adolescente (Dubet & Martucelli, 1996). Cet univers culturel se définit en opposition aux normes parentales et sociales, plutôt tournées vers le modèle de la réussite scolaire et de l’intégration sociale (Peretti-Watel, 2001a). Ainsi, à l’inverse du discours public et parental qui réprouve l’usage de la cigarette et du cannabis pour leurs conséquences sanitaires ou sociales (Choquet, Hassler, Morin, Falissard & Chau, 2008), le comportement est banalisé, voire normalisé dans la culture juvénile (Aquatias, Maillard & Zorman, 1999) : s’abstenir de fumer du cannabis est assimilé à un comportement déviant (Menghrajani, 2006).

De nombreux travaux confirment l’influence des pairs dans l’essai et le développement à l’adolescence de la consommation des substances psychoactives (Becker, 1985 ; Belcher & Shnitzky, 1998 ; Marcelli, 1999 ; Peretti-Watel, 2001b). Derrière celle-ci, souvent réprouvée et interdite, aussi bien dans le discours public que dans le discours parental, se cache un besoin de l’adolescent de s’intégrer au groupe de pairs (Bauman & Ennett, 1996) ou de revendiquer son adhésion aux normes culturelles des pairs (Coggans & McKellar, 1994). Consommer la cigarette ou le cannabis traduit une volonté de l’adolescent de se construire une identité à distance du système normatif parental (Buelga & Mutsitu, 2006). Même si l’influence du groupe de pairs est à l’origine des premiers essais de substances psychoactives, la famille demeure primordiale dans sa façon d’endiguer ou de favoriser l’influence des pairs (Velleman, Templeton & Copello, 2005). Dès lors, la notion de vulnérabilité fait appel ici à la responsabilité éducative des parents et elle interroge les pratiques parentales. Certains travaux démontrent que l’influence des pairs sur les comportements de consommation, notamment de cannabis, est la conséquence d’une absence de supervision, d’encadrement parental (Glendinning, Shucksmith & Hendry, 1997 ; Tuttle, Melnyk & Loveland-Cherry, 2002). D’autres démontrent que l’abus de substances est lié à une éducation rigide (Dias, 2002).

Dans la littérature, le contrôle familial, l’affection, la cohésion, la communication et le soutien familial protègent du comportement à risque (Loeber, Yin, Anderson, Schmidt & Crawford, 2000 ; Nicholson, 2000 ; Wainright & Patterson, 2006).

En revanche, la rupture ou l’absence de liens affectifs ainsi que la présence de conflits entre l’adolescent et ses parents peuvent conduire au développement d’une consommation quotidienne de cannabis (Marcelli & Braconnier, 2000). L’absence ou le mauvais rapport avec le père sont, par exemple, des facteurs associés à un haut niveau de consommation de cannabis ainsi qu’à une dépendance chez les filles et les garçons âgés de quinze à dix-neuf ans (Chedid, Romo & Chagnard, 2008).

Deux facteurs parentaux semblent donc déterminer les pratiques de consommation :

  • les pratiques éducatives d’encadrement, de contrôle – le fait que le foyer parental impose et fixe des limites, des règles, des normes, ou qu’il ne le fasse pas (Claes, 2004) ;

  • le climat familial, notamment la qualité de la relation avec les parents – le fait que le foyer parental réponde ou pas aux besoins affectifs de l’adolescent.

Explorons, le temps de cet article, ces facteurs parentaux : comment peuvent-ils orienter le comportement de l’adolescent à l’égard de la cigarette ou du cannabis ?

Problématique

En tant que lieu de production de liens, de règles, de normes, de dialogue informatif (échanger des informations sur les drogues) et de dialogue interactif (échanger des émotions, des affects) (Marcelli & Braconnier, 1998), le foyer parental permet à l’adolescent de s’adapter aux bouleversements physiques et psychiques qu’il traverse (Claes, 2004 ; Baumrind, 1975 ; Maccoby & Martin, 1983). Dès lors, il est censé protéger directement ou indirectement l’adolescent de l’influence de ses pairs et de la prise de risques.

Le développement de la consommation de tabac et de cannabis à l’adolescence signifie alors, de ce point de vue, qu’à un moment donné, le foyer parental a « dysfonctionné » au sens où il n’a pas joué auprès du jeune son rôle protecteur. Ce dysfonctionnement traduit une situation où le dialogue avec les parents a été interrompu et le processus de transmission de normes parentales[4] est « tombé en panne ». Ce dysfonctionnement s’exprime par une préférence des adolescents pour les normes des pairs plutôt que pour celles de leurs parents.

C’est autour de la déficience des parents dans leur rôle de repère normatif auprès de l’adolescent que nous resserrons la problématique. Contrairement aux travaux qui établissent un lien entre la dégradation de la relation parents-enfants, le laxisme parental et la consommation de substances psychoactives, nous tentons de savoir comment les parents en arrivent, à un moment donné, à ne pas constituer une référence normative pour leur enfant. Comment le concept de vulnérabilité peut-il être mobilisé pour traduire, interpréter cette situation ? En d’autres termes, dans quelle mesure la déficience des parents rend-elle les jeunes vulnérables au développement de la consommation ? Pour le dire encore autrement, dans quelle mesure la consommation de cigarettes et de cannabis, généralement interdite ou déconseillée par les parents, est-elle la conséquence d’une situation de vulnérabilité au sens d’une déficience de l’influence et du rôle parentaux (Dubar, 2000) ?

Hypothèses

Partant de l’idée selon laquelle les consommateurs réguliers sont ceux qui choisissent de se conformer aux normes des pairs au détriment des interdits et des normes parentales, nous supposons que le foyer parental n’a pas été un repère normatif pour l’adolescent consommateur. Certains facteurs peuvent l’expliquer.

Ce refus des normes parentales naît dans certaines configurations éducatives. Des travaux ont démontré que le laxisme parental est associé à une consommation de grandes quantités de substances psychoactives (Brody, Flor, Hollett-Wright, McCoy & Donovan, 1999).

Certains parents estiment que s’ils lèvent les interdits et se montrent plus laxistes, leur adolescent s’opposera moins. Nous supposons, au contraire, que c’est plutôt devant des pratiques éducatives défaillantes (absence de règles, de contrôle parental) que les adolescents vont mobiliser les normes des pairs pour réorganiser leur système de valeurs : pour eux, les parents ne représentent pas une instance éducative à partir de laquelle ils orientent leurs comportements.

Dans la littérature, on relève que les familles monoparentales et recomposées exposent plus fréquemment les adolescents à l’acquisition de comportements à risque (Choquet, Hassler, Morin, Falissard & Chau, 2008). Nous pouvons donc poser l’hypothèse de la survenue d’événements familiaux tels que le divorce ou la recomposition familiale comme des conditions de production d’une situation de vulnérabilité. Précisons que, pour nous, ce n’est pas tant la nature des événements familiaux qui est à l’origine d’une vulnérabilité que la situation éducative ou relationnelle que ces événements génèrent. Nous supposons, en effet, que ces événements familiaux sont des moments privilégiés qui permettent aux jeunes de tester l’aptitude de leurs parents à exercer leur rôle de soutien affectif et que c’est lorsque les adolescents ne trouvent pas ce soutien affectif dans les moments difficiles que le foyer parental en tant qu’espace relationnel (d’échange, de soutien, de conseil) perd de sa crédibilité à leurs yeux. Dans cette configuration, les parents ne constituent pas un point de repère, un modèle à suivre ; ces adolescents refusent de se conformer et d’adhérer aux règles et aux normes parentales, préférant plutôt s’en démarquer. L’adhésion aux normes du groupe de pairs, à travers la consommation régulière de cigarettes ou de cannabis, serait alors une réponse à une situation de vulnérabilité qui place les adolescents par rapport à des parents qu’ils estiment peu convaincants.

A contrario, nous supposons que les adolescents qui se sont limités à l’expérimentation organisent et construisent leur système de valeurs et de normes en fonction des principes normatifs parentaux. Convaincus par des pratiques éducatives parentales marquées par un ajustement entre restrictions et marge de liberté, ils entretiennent de bonnes relations avec leurs parents. Le dialogue parents-enfant et la proximité affective favorisent, comme le souligne Pascal Assailly (2001), l’adhésion et le respect des normes, des règles ou des interdits parentaux par l’adolescent.

Le fait de trouver un soutien affectif auprès de ses parents lors des périodes difficiles à surmonter (passage au collège, divorce ou remariage des parents, etc.) ou d’évoluer dans un environnement éducatif équilibré (ni strict, ni laxiste) protège l’adolescent d’une situation de vulnérabilité. Les parents constituent un repère, une ressource normative que l’adolescent mobilise pour se définir et orienter son comportement, et cette configuration relationnelle et éducative le protège d’une consommation régulière de substances.

Tout l’enjeu de notre travail réside dans l’exploration du rôle du groupe familial et du groupe de pairs en tant que lieux de transmission de normes dans le comportement de l’individu (Banduras, 1977). Nous nous intéressons particulièrement, dans cet article, aux sentiments personnels que nous ont décrits les adolescents et à leurs représentations des pratiques parentales.

Pour explorer les conséquences de certaines pratiques éducatives sur le parcours de consommation des jeunes, la méthode qualitative par entretiens biographiques nous est donc apparue comme étant la méthode d’enquête la plus appropriée. L’effet des pairs et des pratiques parentales sur le comportement du jeune n’a, en effet, de sens que lorsque nous le replaçons dans la trajectoire de vie de l’individu.

Méthode qualitative

Mode et conditions de recrutement des répondants

Notre argumentaire repose sur l’analyse de la perception des jeunes à l’égard des pratiques parentales et de leur expérience familiale. C’est parce que l’adolescent est le meilleur informateur pour décrire sa réalité familiale (Claes, Lacourse & Bouchard, 1998) que nous avons choisi d’interroger directement les jeunes. Contrairement aux parents, impliqués dans leur fonction parentale et n’ayant pas le recul nécessaire pour juger de leurs propres pratiques, les adolescents sont sensibles aux problèmes liés aux relations familiales ou aux pratiques éducatives (Hartos & Power, 2000 ; Cloutier & Groleau, 1987).

Pour participer à l’enquête, les volontaires devaient correspondre à un profil particulier : ils devaient être âgés de quinze à vingt ans et avoir connu au moins une expérience d’usage de cigarette ou de cannabis.

Même si nous savons qu’interroger seulement des jeunes scolarisés ne nous permet pas d’appréhender la diversité de la réalité sociale, car nous délaissons alors les jeunes qui ont quitté le système scolaire ou qui sont sur le marché du travail, nous avons tout de même fait ce choix, car il nous permettait d’interroger des jeunes ayant les mêmes conditions de vie, c’est-à-dire encore scolarisés et vivant sous le toit parental. Ainsi, nous pouvions comprendre pourquoi, au sein d’une population ayant des caractéristiques relativement proches, les comportements vis-à-vis des substances psychoactives diffèrent.

La collecte des données s’est déroulée de janvier à juillet 2011. Le recrutement des sujets a été fait à la sortie de certains lycées de la région parisienne : les lycées à Limay et à de Magnanville (dans les Yvelines) et un lycée à Créteil.

Nous avons misé sur la méthode « boule de neige » pour constituer notre échantillon (Bertaux, 1997) : chaque participant est chargé par nos soins de solliciter la participation de ses amis et il peut ainsi introduire un ou plusieurs futurs sujets. Notre choix de recruter les lycéens à l’extérieur de leur établissement scolaire avait pour but de marquer notre indépendance institutionnelle. Aborder le sujet du cannabis avec les lycéens peut être, pour ces jeunes, un sujet délicat, voire tabou. Nous espérions, en recrutant les lycéens en dehors de leur vie scolaire, les encourager à participer à l’enquête et à révéler plus facilement leurs pratiques de consommation.

Lors de notre appel à la participation, nous avons d’ailleurs expliqué les motifs de l’entretien en indiquant qu’il s’agissait d’une étude en sociologie sur les habitudes de vie des jeunes. Nous n’avons pas employé le terme d’enquête qui peut prêter à confusion (enquête de police, enquête de lycée, enquête de santé à visée incriminante ou évaluative) et avons utilisé le terme d’étude ou de travail universitaire.

Comme toute activité de recherche avec des êtres humains, notre enquête soulève des questions éthiques relatives au respect des jeunes participants et à leurs droits. Tout au long de notre enquête, nous avons appliqué les principes éthiques du comité d’éthique de la recherche afin de répondre aux enjeux relatifs au consentement, aux droits et à la vie privée des participants. Ce protocole vise aussi à informer les participants de la confidentialité des données, de l’anonymat, de leurs droits, des conditions matérielles de l’enquête. Il veille à ce que les répondants participent volontairement à l’enquête, qu’ils aient connaissance des conditions matérielles de l’enquête et une compréhension complète de l’objet de la recherche afin d’obtenir leur consentement éclairé. Les jeunes possèdent, en effet, la compétence nécessaire pour comprendre les enjeux d’une recherche (Masson, 2004[5] ; Skelton, 2008[6]). Pour obtenir un consentement éclairé de la part des participants, il nous faut présenter l’objet de notre recherche. Nous indiquons qu’il s’agit d’une étude qui prendra la forme d’une discussion, d’un échange interindividuel au cours duquel nous discuterons de leur vie et de leurs expériences de consommation de substances. Nous mentionnons les grands thèmes qui peuvent émerger de la discussion afin qu’au moment de l’enquête, les participants ne soient pas surpris ou embarrassés par certaines questions relevant de leur vie privée (famille, événements marquants, consommation de substances, etc.). Après cette phase introductive, nous évoquons les termes du contrat de l’entretien. Nous insistons sur l’importance de l’honnêteté des réponses pour que notre analyse ne soit pas biaisée. Nous précisons que nous ne porterons aucun jugement sur les propos émis et qu’il n’y a donc pas de bonne ou de mauvaise réponse. Dans ce contrat, nous présentons leurs droits aux participants ainsi que les conditions de l’enquête, en précisant le caractère volontaire et non obligatoire de la participation, et nous leur signalons leur droit de refuser ou de se rétracter. Parallèlement, nous insistons sur le caractère anonyme et confidentiel de l’entretien, en précisant que le nom de famille et l’adresse de domiciliation ne sont pas utiles pour l’enquête et en proposant aux participants d’utiliser un pseudonyme s’ils le souhaitent. Nous faisons également état des conditions matérielles de l’entretien en mentionnant l’utilisation, avec leur accord, d’un dictaphone. La durée de l’entretien annoncée (entre cinquante minutes et une heure) fut l’une des conditions de leur participation : les jeunes nous ont systématiquement demandé la durée de la discussion avant de nous donner leur accord. Nous avons fait état des conditions matérielles de notre entretien en précisant que nous utiliserons avec leur accord un dictaphone afin de pouvoir réécouter ultérieurement l’entretien. Nous consignons leur accord ou leur refus dans nos notes de terrain. Pour les mineurs (moins de dix-huit ans), nous exigeons une autorisation des parents. Pour obtenir le consentement des parents ou des tuteurs légaux, nous remettons aux volontaires un communiqué adressé à leurs parents précisant l’objet de la recherche ainsi que les termes de l’enquête (anonymisation des données, dictaphone, durée de l’entretien, diffusion des résultats de la recherche). Le consentement des parents est consigné par écrit grâce à un formulaire qu’ils doivent remplir et signer et que les participants doivent présenter le jour de l’entretien.

Nous avons mené la totalité des quarante-quatre entretiens. L’échantillon de cette enquête est le résultat des différentes opportunités qui se sont offertes à nous. Nous comptabilisons un total de treize points d’origine.

Nous avons mis fin à notre enquête empirique lorsque nous n’avons plus obtenu d’informations nouvelles sur le thème. L’échantillon est composé de vingt-trois filles et vingt et un garçons âgés de dix-sept à dix-neuf ans.

L’origine sociale des répondants est relativement homogène : 85 % de jeunes ont des parents cadres ou exerçant des professions intermédiaires et 15 % des parents ouvriers. Ils vivent tous en région parisienne : 30 % des répondants vivent dans les Yvelines, 65 % dans la ville de Saint-Maur-Créteil et 15 % à Argenteuil, la majorité d’entre eux habitant dans des zones pavillonnaires en milieu urbain.

Cette enquête ne prétend pas évoquer et représenter l’ensemble de la population lycéenne. Elle n’intègre pas de sous-groupes de populations spécifiques de consommateurs réguliers tels que les jeunes déscolarisés, ceux exerçant une activité professionnelle ou vivant en couple, les jeunes vivant en milieu rural ou issus de classes sociales défavorisées. Pourtant, il aurait été intéressant d’approfondir notre réflexion en tenant compte du milieu social ou du lieu de résidence afin d’explorer leur impact sur le comportement de consommation des jeunes.

Les thématiques abordées

Les entretiens ont duré chacun une cinquantaine de minutes en moyenne et ont été réalisés dans des endroits choisis par les sujets, dans lesquels ils se sentaient à l’aise : dans un parc, à leur domicile, dans un fast-food (McDonald’s ou Quick), dans un café, etc.

Chaque entrevue s’est déroulée autour de trois grandes thématiques.

Tout d’abord, nous avons abordé les entretiens en nous intéressant à la situation scolaire du jeune, puis à son lieu d’habitation, à la composition de sa famille, à la situation conjugale de ses parents (Avec qui vis-tu ? As-tu toujours vécu avec tes deux parents ? As-tu toujours vécu dans cet appartement ? Depuis quand ne vis-tu plus avec ton père ? Etc.). Cette première catégorie thématique apporte non seulement des éléments objectifs de cadrage sociodémographique et économique, mais permet également d’amorcer une première approche sur les questions relatives au climat familial et aux relations au sein de la famille.

La seconde catégorie thématique porte sur les personnes avec lesquelles l’individu est lié (Huinink, 2000). Nous avons interrogé la qualité de la relation avec les responsables légaux (parents biologiques, beaux-parents, etc.), avec les membres de la fratrie et avec les amis. Ces questions permettent de savoir de qui, entre ses parents, ses amis ou les membres de sa fratrie, le sujet se sent le plus proche. Nous avons aussi demandé au répondant (Ego) son opinion à l’égard de la cigarette, du cannabis ainsi que celle de ses amis ou des membres de sa famille, ce qui nous informe sur le système de normes et de valeurs (amis ou parents) auquel Ego se réfère. Les questions suivantes sur les pratiques de consommation de ses amis et des membres de sa famille nous permettent de repérer le modèle de comportement dont le jeune s’inspire.

Enfin, un troisième groupe de questions porte sur la consommation de cigarettes et de cannabis par Ego et l’évolution de sa consommation au fil des années. Il s’agit, entre autres, d’observer l’articulation entre le parcours de consommation de cannabis et le parcours tabagique. En effet, des études démontrent qu’il y a une interaction entre la consommation de tabac et celle de cannabis : la consommation de cigarettes favorise le passage à la consommation de cannabis et inversement (Patton, Coffey, Carlin, Sawyer & Lynskey, 2005).

Méthode d’analyse

Nous avons retranscrit l’ensemble des entretiens et avons effectué une analyse de contenu du matériel recueilli pour en dégager les thèmes récurrents (Ghiglione & Matalon, 1978).

Dans un premier temps, nous avons effectué une analyse de chaque entretien afin de rendre compte des dynamiques par lesquelles les événements biographiques s’articulent (Blanchet & Gotman, 1992). Cette méthode donne l’occasion d’étudier le contexte familial et socioculturel, les événements ou les changements qui se sont produits au moment où l’individu est passé de l’essai à une consommation régulière. Ainsi, il est possible de déterminer à quels facteurs le jeune a été sensible au moment où il a modifié sa consommation. Dans un second temps, nous avons procédé à une analyse horizontale afin de rechercher une cohérence thématique d’un sujet à un autre.

Ce type d’analyse, qui appréhende les convergences ou les divergences autour d’un même thème, contribue au final à la création de profils de consommateurs selon la situation familiale.

Résultats de l’enquête

Les déterminants familiaux à l’origine d’une situation de vulnérabilité : des parents peu crédibles aux yeux de l’adolescent…

Pour comprendre la préférence normative des consommateurs réguliers et celle des expérimentateurs, étudions d’abord la perception qu’ils ont de leur relation avec leurs parents et des pratiques éducatives parentales. Selon le mode de consommation (essai ou usage répété) ou le choix du produit (tabac ou cannabis), nous retrouvons certaines constantes dans les histoires familiales.

Alors que le discours des expérimentateurs (tabac et cannabis) se déroule sous le mode de la satisfaction – ils apprécient la complicité avec leurs parents ou avec l’autorité parentale –, le discours des consommateurs réguliers se fait sous le mode de la critique négative. Ces derniers remettent plus souvent en question les pratiques éducatives parentales qu’ils jugent « absentes », « laxistes », « trop rigides », « trop strictes » (c’est-à-dire marquées par des interdits, la restriction et le contrôle des sorties et du temps passé devant la télévision, etc.), ou « contradictoires »[7]. Ils parlent de pratiques « bancales », « injustes », « inefficaces » ou « mauvaises ». Ils déplorent aussi plus souvent que les expérimentateurs une déficience dans la relation parentale : un manque de « communication », de « soutien » ou de « conseil ».

L’absence d’échange avec les parents, l’absence d’encadrement, de contrôle parental ou l’incohérence des principes éducatifs des parents entre eux sont autant de facteurs qui apparaissent comme un obstacle dans le processus de transmission et d’assimilation des normes et des règles parentales. En effet, ce sont très souvent ces jeunes qui développent une attitude de remise en cause, de contournement de ces normes et valeurs :

Ma mère, c’est une hystérique, elle ne fait que crier surtout pour des choses inutiles, elle ne se fatigue jamais. À force de l’entendre crier, ça devient normal pour moi, ça devient un fond sonore. Je ne la calcule plus maintenant.

Hugo, 18 ans, en première littéraire

Alors que la consommation régulière de cigarettes ou de cannabis résulte d’une logique de désinscription vis-à-vis des normes parentales, le comportement limité à l’essai semble plutôt exprimer un ancrage aux normes et au modèle parentaux.

En effet, en étudiant les raisons que les expérimentateurs fournissent pour expliquer leur choix de se limiter à un simple essai de la cigarette ou du cannabis, nous constatons que la logique de régulation renvoie à une double crainte : la crainte de la sanction parentale et la crainte de la déception parentale.

La crainte de la sanction parentale apparaît dans une configuration éducative marquée par une constante négociation entre les parents et l’adolescent et un ajustement entre la liberté et la restriction :

Chez moi, j’ai une large marge de liberté, mais ça ne veut pas dire que c’est la fête tout le temps ! Non, au contraire, mes parents ne sont pas du genre à céder facilement. Il faut avoir de bons arguments [...]. Ce n’est pas que je respecte à la lettre tout ce qu’ils me disent, mais je préfère écouter leurs conseils, suivre leurs recommandations, parce que je pense que ce n’est pas pour m’embêter qu’ils m’interdisent certains trucs, comme le fait de ne pas toucher aux drogues. [...] J’ai essayé le cannabis et la cigarette, oui. Mais bon, après, ce n’est pas trop mon délire. Mes parents n’ont pas tort quand ils disent que ça peut rendre accro. C’est vrai parce que mes copains le sont déjà !

Lucas, 18 ans, en terminale professionnelle technique

La crainte de la déception parentale apparaît lorsque la relation parentale est marquée par la proximité affective, la complicité, l’échange, le conseil ou l’écoute :

Je suis complice avec ma mère. Je peux me confier à elle, c’est sûr. On sort souvent ensemble [...]. Ma mère, c’est un peu mon modèle. [...] Plus tard, je voudrais être complice avec mes enfants comme je le suis avec ma mère ! C’est important, je trouve. [...] J’ai fumé peut-être deux cigarettes dans ma vie. Mais, j’ai préféré ne pas continuer. J’avais trop peur que ma mère le découvre. Je n’ai pas envie de la décevoir !

Léa, 17 ans, en terminale économique et sociale

Parce qu’elle peut inspirer la crainte (de la déception ou de la sanction parentale) chez l’adolescent, l’attitude éducative et affective des parents semble être la condition la plus pertinente pour comprendre son assimilation des normes et du modèle parentaux.

À l’inverse, la distanciation de la norme parentale rend compte d’un dysfonctionnement du rôle parental. Le laxisme (c’est-à-dire l’absence de contrôle, d’encadrement) est souvent déploré et remis en cause par les adolescents, remise en cause qui semble décrédibiliser les parents comme instance éducative et leur autorité n’est pas suffisante pour inciter l’adolescent à se conformer aux injonctions :

Mes parents, ils sont très cools. En fait, comme je suis fille unique, ils cèdent facilement, c’est facile de les embrouiller ! Mais bon, après, quand il est question de drogue, là ils essaient de cadrer les choses. [...] Ils me disent d’arrêter, mais bon, si j’ai envie d’arrêter, j’arrêterai de moi-même !

Fériel, 17 ans, en terminale économique et sociale

Notons aussi que le rejet des valeurs et de l’autorité parentale apparaît dans une configuration de déficience relationnelle. C’est en effet parce que les parents n’exercent pas auprès de leur enfant le rôle de soutien affectif dans les moments difficiles à surmonter qu’ils perdent à ses yeux leur crédibilité ou leur légitimité[8]. Le foyer parental ne représente pas un espace relationnel dans lequel il peut trouver un soutien affectif. Cette absence de légitimité parentale incite l’adolescent à trouver, notamment auprès de personnes sur lesquelles il peut compter, un ancrage normatif extrafamilial, un soutien affectif :

Mes parents ne sont jamais là quand j’ai besoin d’eux, surtout depuis qu’ils ont ouvert leur boutique de vêtements. Je ne peux compter que sur mes copains. Alors, je n’ai pas de comptes à leur rendre, qu’ils le sachent ou non [qu’il fume le cannabis], c’est la même chose !

Zacharie, 18 ans, en terminale économique et sociale

Mais alors, comment l’adolescent en arrive-t-il à délégitimer ses parents et leur système normatif ?

L’analyse des entretiens permet de vérifier l’hypothèse selon laquelle la survenue d’événements familiaux tels que le remariage d’un parent, la recomposition familiale ou le divorce (notamment lorsque celui-ci ne s’est pas effectué à l’amiable) participe au processus de « délégitimation » parentale. Nous constatons, par ailleurs, que ce n’est pas la nature même de l’événement qui rend son expérience émotionnellement marquante, mais la difficulté de l’adolescent à gérer et à s’adapter aux changements que ces événements induisent :

J’avais treize ans quand ils se sont séparés. Je l’ai vécu mal, je ne comprenais pas pourquoi ! [...] J’en veux à mes parents parce qu’ils n’ont pas vu que je souffrais, j’en veux grave à ma mère. [...] Ma mère, elle n’était pas là pour me rassurer. Elle n’a pas été présente quand j’avais besoin d’elle. [...] C’était elle qu’il fallait à chaque fois rassurer. Je l’ai prise à la petite cuillère !

Kimberley, 16 ans, en seconde

Nous comprenons ici que l’incompétence de l’adolescent à gérer les changements n’est pas uniquement la sienne. Elle renvoie à l’incapacité de ses parents à être présents dans les moments difficiles et à fournir à leur enfant les bons outils pour qu’il puisse trouver des réponses aux questions qu’il se pose et qui pèsent sur sa conscience.

Prenons l’exemple de certaines situations de recomposition familiale. L’arrivée dans le foyer familial d’un beau-père ou d’une belle-mère et d’un « demi-frère » ou d’une « demi-soeur » (le fils ou la fille du beau-parent), surtout s’il est du même âge, bouleverse les habitudes de vie de l’adolescent. Ce bouleversement provoque une réorganisation de sa vie et de son espace privé. Il doit désormais partager sa chambre, la salle de bains, etc. Le fait d’avoir dû passer de l’état d’enfant unique à une famille nombreuse apparaît être, dans les discours recueillis, une expérience d’autant plus éprouvante que les parents ne sont pas présents pour soutenir et accompagner leur enfant dans cette épreuve. Cette défaillance parentale délégitime les parents dans leur rôle de soutien, mais aussi en tant que modèle à suivre.

Les sujets expriment cette absence de légitimité en critiquant les choix que leurs parents ont effectués au cours de leur vie. Ils leur reprochent de s’être remariés « trop vite » après leur divorce. Ils affirment aussi qu’ils ne veulent pas se marier comme leurs parents pour ne pas faire subir un divorce à leur enfant :

Je trouve que ma mère s’est remariée trop vite, ce n’est pas normal je trouve ! Ça, c’est le genre de truc que je ne pourrais pas faire, surtout à mes enfants, parce que c’est lourd à supporter quand même, ils ne s’en rendent pas compte ! Déjà, en ce qui me concerne, je ne veux pas me marier comme mes parents, donc à ce niveau il n’y aura pas de problème, c’est réglé !

Esther, 17 ans, en terminale scientifique

Cette défaillance semble également pénaliser les parents en tant qu’instance éducative. C’est parce que les parents sont absents lorsqu’ils en ont besoin que les adolescents délégitiment toute forme d’autorité provenant de leur(s) parent(s), en contournant les règles, les normes parentales, en bravant les interdits :

En ce moment, ma mère veut se rapprocher de moi, elle veut me donner des conseils sur mes copains, mes études ! Mais, moi, je n’oublie pas ce qu’elle m’a fait. Au début, quand mes parents ont divorcé, elle ne m’a pas calculée, elle a été égoïste. Elle m’avait envoyée en pensionnat histoire de se débarrasser de moi, elle voulait faire sa petite vie peinarde de son côté. [...] Elle sait que je fume du cannabis. Elle me fait la morale, mais elle peut dire ce qu’elle veut ! C’est mon problème, pas le sien !

Sally, 18 ans, en terminale économique et sociale

Des adolescents dans l’incertitude

Dans une période de quête identitaire, mais aussi de sens, de valeurs (Jeammet & Bochereau, 2007), l’adolescent a besoin de rester dans un environnement affectif et culturel stable, c’est-à-dire dans « des cadres plus familiers, donc plus sécurisants que les horizons de l’assomption de soi » (Zafran, 2010). Dès lors, nous suggérons que la délégitimation ou la « décrédibilisation » des parents par l’adolescent le placerait, dès l’instant de la délégitimation, en situation momentanée d’incertitude normative. La situation d’incertitude naîtrait lorsque le foyer parental ne constitue pas un pilier affectif ou lorsque les règles parentales sont floues (absence de règles, de normes), bancales (pratiques éducatives contradictoires, parents qui s’impliquent peu dans la sphère familiale) ou trop restrictives (« trop strictes », « centrées sur le contrôle ») et prendrait fin au moment où le jeune trouve de nouveaux repères normatifs. Entre ces deux périodes, l’adolescent est dans l’incertitude et part en quête de repères normatifs, de modèles extrafamiliaux. Il interroge alors ses groupes d’appartenance à la recherche de nouveaux ancrages culturels.

Il ne s’agirait donc pas ici d’une absence ou d’une perte totale de normes ou de repères moraux, mais plutôt d’une situation au cours de laquelle le jeune remanie son système de valeurs et de normes.

Cette définition fait écho à celle que proposent Kokoreff et Rodriguez qui définissent l’incertitude normative des sociétés d’individualisme de masse non pas comme une dissolution des repères, mais comme une mutation normative (Kokoreff & Rodriguez, 2005). C’est à ce moment précis où l’adolescent se trouve dans une incertitude normative que ses amis jouent un rôle important en lui apportant, par rapport à une famille dysfonctionnelle, des réponses pour gérer cette situation.

Dans cette configuration, les valeurs, les normes des amis prédominent et le comportement vis-à-vis de la cigarette et du cannabis semble prendre un nouveau tournant :

Ma mère est décédée. Du coup, mon père me laisse faire ce que je veux. Il veut que je vive ma jeunesse pour ne pas que je sois frustrée. [...] Je n’ai pas tellement de limites. [...] C’est vrai que ça manque un peu de cadre ! Je préférerais qu’il soit un peu plus autoritaire. [...] Je me sens plus proche de mes amies que de mon père. Je me sens bien quand je suis avec mes copines. Bon, en même temps, c’est un peu normal ! Je ne vais pas discuter de mes mecs ou de mes règles avec lui… Mais, en fait, en général, on ne discute pas tellement. Avant que ma mère décède, on était proches. Mais là, depuis quelques années, on ne se comprend plus, dès qu’on se parle, ça tourne au vinaigre. [...] Oui, mon père est au courant que je fume des joints, il les a découverts dans ma chambre. Sa réaction ? Il a été surpris, il les a jetés. Il a fait genre de me punir. Je ne devais plus sortir avec mes copines quelque temps ! Ça ne m’a pas empêchée de continuer ! C’est un délire qu’on se tape avec les potes ! [...] Je fume encore la cigarette, mais là, avec mes copines, on essaie d’arrêter parce qu’on commence à être accros !

Sandra, 17 ans, en terminale sciences technologiques de gestion

Nous avons vu, tout au long de cette partie, que le foyer parental qui ne parvient pas à un moment donné à favoriser l’adhésion de l’adolescent au système parental de valeurs et de normes doit être considéré comme un foyer dysfonctionnel. Poursuivre l’usage de la cigarette ou du cannabis après l’essai est symbolique et marque à la fois la distanciation de l’individu vis-à-vis du système normatif de ses parents et son adhésion aux normes culturelles de ses pairs (Marcelli, 1999).

C’est à partir de ce cadre de réflexion que la notion de vulnérabilité prend tout son sens. Cette notion offre une clé de lecture permettant de théoriser la situation de dysfonctionnement parental.

Fumer des cigarettes ou du cannabis révèle une situation de vulnérabilité

L’objet de notre définition n’est pas l’adolescent en tant qu’individu disqualifié socialement ou dont les capacités cognitives ou d’actions sont limitées ou affaiblies.

La signification que nous associons au concept de vulnérabilité concerne non pas l’état de l’adolescent au moment où il développe sa consommation de cigarettes ou de cannabis, mais plutôt les conditions familiales dans lesquelles il se trouve au moment où il décide de poursuivre après l’essai ou d’intensifier la fréquence d’usage. Ajustée à la problématique de la quête identitaire dans laquelle l’adolescent est entraîné, la vulnérabilité dont nous parlons est celle de l’adolescent lui-même, et elle résulte d’un dysfonctionnement involontaire et inconscient dans le rôle parental de transmission d’un système de valeurs, de références normatives, et d’un modèle identitaire.

Les adolescents vulnérables sont ceux qui ont évolué dans un environnement éducatif mal adapté (trop strict, trop laxiste) et souvent pénalisant pour leur développement (Claes, 2004). La famille est dysfonctionnelle malgré elle parce qu’elle n’a pas su répondre aux attentes et aux besoins de l’adolescent à des moments précis de sa vie. Elle n’a pas pu offrir à l’adolescent des repères normatifs stables et clairs auxquels se référer pour agir, mais aussi pour se définir. La notion de vulnérabilité est inhérente à la notion de délégitimation, de décrédibilisation parentale.

Appliquée à la problématique identitaire de l’adolescent, la notion de vulnérabilité exprime deux situations différentes selon l’échelle d’observation. Dans le contexte idéologique médical ou sécuritaire, cette notion peut être connotée négativement. Le dysfonctionnement parental peut être traduit comme une condition handicapante pour l’adolescent puisqu’il l’empêcherait d’atteindre le modèle social de réussite scolaire et le modèle de citoyen qui respecte les lois juridiques et les normes sociales. La situation de vulnérabilité désignerait alors une inefficacité des parents dans l’exercice de leurs fonctions éducatives et affectives. Toutefois, cette conception mésestime, voire occulte, la logique d’action du consommateur régulier.

À l’échelle de l’adolescent, cette notion met surtout en évidence le bricolage d’univers symboliques par l’adolescent pour faire face à une situation d’incertitude normative. Bien que la situation de vulnérabilité dépasse l’adolescent, cela ne signifie pas qu’il subit passivement son environnement familial. Il gère cette situation et y réagit. En manipulant du symbolique, la consommation de cigarettes et de cannabis lui permet de donner du sens à sa vie, d’organiser son système de valeurs dans un moment où le modèle, le système normatif parental, est « bancal » à ses yeux.

Le choix de poursuivre la consommation de tabac ou de cannabis, pourtant déconseillée, réprouvée ou interdite par les parents ou par la norme sociale, semble être la conséquence d’une situation de vulnérabilité, c’est-à-dire de délégitimation parentale. Cependant, ce choix révèlerait surtout une tactique de gestion de l’adolescent pour faire face à une situation d’incertitude.

Nous verrons dans la partie suivante que les adolescents semblent développer des tactiques différentes (à travers le choix du produit ou le mode de consommation) en fonction de la situation d’incertitude dans laquelle ils se trouvent.

Cigarette ou cannabis : se limiter à l’essai ou poursuivre la consommation ?

L’analyse du profil des consommateurs de cigarettes et de cannabis s’avère intéressante dans la mesure où le statut social et juridique de ces produits est relativement différent. Contrairement à la cigarette, qui est en vente libre et dont l’usage bénéficie d’une permissivité sociale, le cannabis est illégal et son usage par les adolescents est fortement réprouvé tant dans le discours public que parental.

C’est parce que les parents sont moins permissifs à l’égard du cannabis que de la cigarette – « Ils acceptent plus l’idée que je fume la cigarette que le cannabis. » (Marion, 18 ans, en prépa littéraire.) – que nous pouvons considérer le choix du produit comme étant révélateur du niveau d’attachement aux normes et aux règles parentales : l’usage du cannabis exprime le besoin de l’adolescent de revendiquer son rejet, son total désaccord avec les principes normatifs parentaux et de se démarquer radicalement du système normatif parental :

De toute façon, qu’ils [les parents] le sachent ou non, ça m’est égal. Mon père, il gueule parce qu’il sait que j’en fume [du cannabis]. Mais, je le laisse brailler !

Morgane, 17 ans, en terminale littéraire

En revanche, le choix de la cigarette désigne le même besoin de se démarquer du système normatif parental, mais sans pour autant trop s’en éloigner :

La cigarette, ça passe. Tout le monde fume la cigarette. Même mes parents. Au pire, si mes parents découvrent que je fume et qu’ils veulent que j’arrête, j’arrêterai.

Océane, 17 ans, en terminale économique et sociale

L’analyse du style éducatif (strict, laxiste, autoritaire) et de la qualité de la relation avec les parents (complicité, absence d’échange, conflictuelle) est essentielle pour mieux comprendre le rapport des jeunes aux normes parentales. En nous appuyant sur la façon dont les répondants perçoivent ces dimensions parentales, nous avons pu dégager trois types « d’expériences familiales » selon le type de vulnérabilité qu’elles produisent. L’expérience familiale varie selon que le foyer parental remplit ou non ses fonctions, et nous suggérons qu’elle génère des situations d’incertitude différentes qui déter¬mineraient, à travers le produit et le mode de consommation, le choix de l’adolescent de se désinscrire partiellement ou totalement du système normatif parental.

La première catégorie d’expérience familiale est marquée par un dysfonctionnement total. Nous retrouvons les consommateurs réguliers de cannabis et les adolescents les plus vulnérables. Le foyer parental de ces derniers est délégitimé, il n’est pas crédible, car il ne joue ni son rôle d’encadrement ni son rôle affectif. Les relations entre les parents et l’adolescent sont conflictuelles ou absentes (absence de communication, d’échange, de conseil, de soutien) ou bien se caractérisent par une surprotection de la part des parents (maman/papa-poule). De même, le système éducatif est également déficient. Les pratiques éducatives sont jugées trop « strictes », « laxistes », « contradictoires » ou « absentes » et elles sont source de conflits entre parents et enfant.

Prenons pour exemple le cas précédemment cité de Sandra, consommatrice régulière de cannabis dont le père est permissif et avec lequel elle entretient une relation distante et conflictuelle. Il semblerait que l’accumulation de ces deux situations fasse que le foyer parental ne représente « pas du tout » un cadre affectif et un repère normatif pour l’adolescente. Le choix de consommer du cannabis exprime son besoin de revendiquer une démarcation vis-à-vis de son père non pas plus forte que celle des fumeurs de cigarettes, mais dans une situation de plus grande incertitude normative.

Dans la situation d’un dysfonctionnement partiel, nous retrouvons les fumeurs de cigarettes. Les consommateurs réguliers se situent à un niveau d’incertitude moins élevé que les fumeurs de cannabis. Ils sont moyennement vulnérables. Les parents représentent « un peu » un modèle pour eux. Les parents, soit par leur relation avec leur enfant, soit par leurs pratiques éducatives, demeurent un repère pour l’adolescent qui, toutefois, se place dans une double inscription normative. Il est à la fois attaché aux normes parentales et aux normes de ses pairs. Les fumeurs de cigarettes révèlent au cours des entretiens qu’ils refusent de consommer le cannabis pour ne pas décevoir leurs parents. Pour certains d’entre eux, c’est la qualité de la relation avec leurs parents, marquée par une « complicité », la « communication », un « soutien », des « conseils », qui les maintient dans le système normatif parental. Pour d’autres, ce sont les pratiques éducatives de leurs parents qu’ils jugent « efficaces », « justifiées » ou « justes » qui les ont convaincus. Ceux-ci apprécient l’autorité du père et les pratiques éducatives « ni strictes ni laxistes » :

Je suis proche de ma mère et de ma soeur. On nous appelle les triplées. [...] Je trouve que, par rapport aux parents de mes copines, mes parents sont stricts ! Par exemple, je ne peux pas utiliser Internet quand je le veux ! Bon, après, je les comprends. Ça peut vite dériver vers l’abus. Mes copines, elles, elles restent des fois toute la nuit devant leur écran ! Et, le matin, elles arrivent en cours toutes cernées ! [...] Je fume la cigarette de temps en temps avec mes copines. Mes parents ne le savent pas, mais je sais que mon père n’est pas trop pour, ma mère non plus. Mais bon, c’est de temps en temps, ça ne peut pas me tuer du jour au lendemain ! C’est plus quand je suis avec mes copines. Après le bac, c’est sûr, j’arrêterai !

Louisa, 18 ans, en terminale économique et sociale

Nous proposons une troisième catégorie d’expérience familiale dite fonctionnelle, marquée par une absence de dysfonctionnement. Nous y retrouvons les jeunes qui se sont limités à des pratiques d’essai de cigarette ou de cannabis. Il s’agit des jeunes non vulnérables. Ces derniers ont évolué dans un contexte relationnel et éducatif favorable.

Ils sont complices et communiquent avec leurs parents qui les conseillent, les soutiennent dans les moments difficiles, et ils font l’éloge des pratiques éducatives de leurs parents. Il s’agit, comme dans la catégorie d’expérience familiale précédente, de pratiques « ni strictes ni laxistes », marquées par l’autorité parentale. Si ces jeunes ont préféré se limiter à l’essai, c’est parce qu’ils ne ressentent pas le besoin de se conformer aux normes de leurs amis, de faire comme les amis.

Nous estimons que le père ou la mère constituent un modèle à partir duquel ces jeunes définissent leur ambition professionnelle ou leur projet familial. Rappelons l’exemple de Léa qui s’est limitée à deux expériences tabagiques pour ne pas décevoir sa mère et rompre la bonne entente qui existe entre elles.

À travers ces profils, nous découvrons que plus l’adolescent est en situation de vulnérabilité, c’est-à-dire en situation d’incertitude parce que ses parents constituent peu ou pas du tout un repère normatif, plus il va ressentir le besoin de passer par des pratiques illégales, voire extrêmes, pour se démarquer. Le foyer parental des fumeurs de cannabis apparaît être totalement dysfonctionnel, c’est-à-dire qui ne constitue pas une ressource normative pour l’adolescent, dysfonctionnement qui favorise le développement de la consommation de substances illégales. Parmi les consommateurs réguliers de cannabis (n = 19) de notre échantillon, une majorité (n = 17) vit dans une famille totalement dysfonctionnelle. En revanche, c’est dans les familles fonctionnelles ou semi-fonctionnelles que nous trouvons les expérimentateurs de ces produits ou les jeunes qui préfèrent rester dans la légalité en consommant la cigarette. Parmi les répondants qui se limitent à l’essai de cigarette et de cannabis (n = 11), la quasi-totalité (n = 10) vit dans une famille fonctionnelle, et parmi les consommateurs réguliers de cigarettes (n = 13), les trois quarts (n = 9) vivent dans une famille marquée par un dysfonctionnement partiel. Nous ne constatons pas de différence entre les filles et les garçons[9]. Quel que soit le sexe, les jeunes semblent réagir de la même façon face au même type de situation familiale.

Discussion

Nous ne prétendons pas que notre argumentaire représente ou rende compte de la réalité de l’ensemble de la population adolescente. La taille de l’échantillon et le profil des répondants (jeunes urbains scolarisés) sont insuffisants pour pouvoir prétendre à une telle représentativité. Il s’agit plutôt ici d’un fragment de la réalité sociale, élaboré à partir d’informations collectées sur le terrain. Bien que nous ne puissions pas généraliser nos propos, cette étude offre au lecteur un outil conceptuel original visant à éclairer l’impact du rôle des parents dans les comportements des adolescents.

Très souvent, la littérature décrit l’environnement familial comme étant un facteur de développement de l’usage de substances psychoactives (Hawkins, Catalano & Miller, 1992). Cependant, très peu d’études tiennent compte de la façon dont les jeunes interprètent cet environnement.

C’est en partant du point de vue des répondants que nous avons pu comprendre leurs interrogations, leurs difficultés, mais aussi leurs espoirs. Il est certain que l’adolescence est une période de construction identitaire qui passe par une opposition, une révolte, une remise en cause des normes parentales (Jeammet & Bochereau, 2007). Nous avons pu démontrer, tout au long de cet article, que la façon dont l’adolescent mobilise le foyer parental comme repère normatif s’établit en fonction de ses propres expériences familiales et, plus particulièrement, de son interprétation subjective des relations qu’il entretient avec ses parents ou de leur méthode éducative. Cette interprétation détermine en retour la façon dont il réagit aux normes parentales.

Nous comprenons alors que la consommation de substances psychoactives n’est pas seulement un marqueur d’identification au groupe de pairs, elle est aussi une réponse de l’adolescent par rapport à une situation de vulnérabilité. La consommation de substances semble, dès lors, être le résultat de la rencontre entre une situation de vulnérabilité produite par une configuration familiale et une capacité de l’individu à agir sur cette situation.

À notre connaissance, très peu d’études ont tenté d’appliquer la notion de vulnérabilité dans la problématique identitaire. En proposant une nouvelle définition sociologique de la vulnérabilité, nous ouvrons le débat autour de la notion de vulnérabilité chez les adolescents.

Située à un carrefour pluridisciplinaire, la définition que nous proposons englobe à la fois la problématique identitaire de l’adolescent et la configuration familiale dans laquelle il se trouve, et cette étude ouvre des pistes de réflexion intéressantes.

En effet, la signification que nous attribuons à la notion de vulnérabilité tient compte de deux dimensions parentales (la qualité relationnelle et le style éducatif). Cependant, elle n’interroge pas d’autres facteurs familiaux, comme la relation avec les membres de la fratrie, souvent associés aux comportements de l’adolescent (Mohamed, 2007). De plus, une étude ciblant les différences entre les filles et les garçons serait enrichissante, car les capacités d’action diffèrent selon les sexes. Une analyse élargie de la notion de vulnérabilité sous l’angle du sexe, mais aussi de la taille et de la composition de la fratrie, ou encore des attentes parentales (en interrogeant les parents sur les qualités qu’ils attendent de leurs enfants) permettrait de dresser des profils types des situations de vulnérabilité selon les caractéristiques de l’individu.

Conclusion

Cet article confirme le rôle des parents comme facteur exposant au développement de la consommation de cigarettes et de cannabis à l’adolescence. Les parents interviennent notamment dans la façon dont l’adolescence réagit à l’influence des pairs. Il démontre que la seule façon qu’ont les parents d’endiguer l’influence des pairs est de représenter aux yeux de l’adolescent un point de repère crédible. Alors que les consommateurs réguliers de cannabis ou de cigarettes n’ont pas trouvé au sein du foyer parental un modèle identitaire crédible auquel se conformer, les expérimentateurs se caractérisent plutôt par leur inscription dans le système normatif parental.

En rendant compte des compétences parentales dans les domaines éducatif et relationnel, cet article montre que la vulnérabilité n’est pas intrinsèque à l’adolescent, mais qu’elle résulte d’une situation créée par ses parents. Toutefois, cela ne signifie pas que le jeune subit passivement les pratiques de ses parents : il gère et réagit à la situation. La consommation de cigarettes et de cannabis, en tant que manipulation du symbolique, peut être interprétée comme un moyen de l’adolescent d’organiser son système de valeurs, notamment lorsque le système normatif de ses parents apparaît être « bancal » à ses yeux.