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Introduction

La drogue : parlons-en avant qu’elle ne lui parle. Le Comité français d’éducation à la santé (CFES) qui placarde cette affiche impérative en 1987 dit tout sans rien dire. « La drogue » est implicitement connue – on se demande bien pourquoi – et elle paraît menacer la famille : le visage d’une jeune victime potentielle doit interpeler les parents. Le manque de communication familiale est dénoncé et on ne peut que s’inquiéter devant ce danger latent. Quelle société fabriquons-nous qui génère la non-communication ? Quelle inquiétude diffuse représentons-nous ? Quelle « drogue » vivons-nous ?

La première grande campagne en France sur les dangers des drogues (CFES, 1987).

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Poser la question des « limites », c’est étudier la société en général, parce que c’est considérer les normes, les tolérances et les intolérances en vigueur à un moment donné. Le terme de « drogue » évolue singulièrement dans l’espace comme dans le temps. D’une société, il affiche les valeurs (savoir-vivre, convivialité, santé), les pratiques (normalité, licéité), les déviances et défiances (dangerosité sociale, risques). Un regard, comme cet enfant, sur les cinq derniers siècles occidentaux, particulièrement en France, montre l’audace, l’envie, le besoin, l’embarras, la peur des sociétés vis-à-vis des produits modificateurs de conscience.

XVIe-XVIIIe siècle : l’intrusion des drogues exotiques dans les sociétés occidentales

Quand André Thevet, moine cordelier d’Angoulême (France), réalise son grand voyage sur les terres nouvellement découvertes, il voit et rapporte les pratiques indiennes en matière de consommation de produits psychotropes Thevet, 1983). Les Indiens fument de grands « tabacos », en langue espagnole des feuilles roulées sur elles-mêmes, pour communiquer avec les esprits ou pour couper la faim lors des campagnes de guerre ou de chasse. Leurs femmes sont interdites de « fume » (Molimard, 2004). Thevet est de plus le premier, semble-t-il, à ramener ladite plante en Europe : « Je puis me vanter d’avoir été le premier en France qui a apporté la graine de cette plante et pareillement semée, et nommée la dite plante l’herbe angoumoisine. » (Thevet, 1571) De leur côté, dans les Andes, les conquistadors découvrent les pratiques indiennes de la mâche de la feuille de coca et ses vertus en matière de résistance à la faim et de dépassement de soi. Cependant, ni les légendes de la coca rapportées par Monardes en 1580 à la cour de Madrid, ni les écrits flatteurs du poète anglais Cowley au XVIIe siècle ne permettent de diffuser l’usage de la coca. Il faut attendre de la faire infuser dans le « bon » vin de Bordeaux pour obtenir un produit goûteux pour les palais européens : c’est le vin Mariani de 1863. On prétend même que trois verres de Coca-Cola du début du XXe siècle , – digne successeur du vin Mariani –, contiennent autant de cocaïne (30 mg) qu’un rail de « coke »[1] !

Des « grandes découvertes » (du maïs à la pomme de terre), les produits psychotropes sont les premiers à circuler. Les Anglais, via la compagnie des Indes, se font bien vite une spécialité, de l’importation d’opium. Les produits « indiens », qu’ils soient de l’ouest (tabac) ou de l’est (opium) s’implantent dans les sociétés, développant tabagies et fumeries. Ils ont d’abord le statut de produits diaboliques : déjà la fumée qui sort des bouches sent le soufre. Mais bien vite la demande sociale déborde l’interdit. Le tabac lui-même est cultivé. Il porte, pour deux siècles, le nom du très cher courtisan de Catherine Médicis, Jean Nicot, la « nicotiane »[2] (Nourrisson, 1999). La reine adopte en effet le produit au milieu du XVIe siècle et le fait adopter à la cour imposant un savoir-vivre tabagique. Désormais la « prise » de tabac par le nez – on dirait aujourd’hui la « sniffe » – devient une affaire d’hommes et de femmes de l’aristocratie et participe au « procès de civilisation » (Elias, 1973).

Quant aux produits alcooliques qui sont fabriqués sur place depuis bien longtemps (la cervoise des Gaulois et le vin des Romains), ils connaissent une grande diversification à partir du XVIe siècle. Le cidre se met à pétiller dans les tonneaux normands et bretons ; le vin se met à bouillir dans l’alambic des Hollandais des Charentes et court désormais les mers et les fleuves sous l’appellation d’alcools et autres spiritueux (Nourrisson, 2013, 1).

Les termes – l’italien « droga », l’anglais « drug », le français « drogue », le hollandais « droog » – qui apparaissent simultanément au XVIe siècle, désignent des dragées plutôt innocentes, voire des médicaments bons pour toutes les affections [3]. Vins et premiers alcools, laudanum chargé d’opium, constituent le fonds de commerce des apothicaires. C’est en tant que panacées que ces produits psychotropes s’imposent aux sociétés. Que l’on pense à la reine Catherine de Médicis qui donne à la cour le tabac qui a su la guérir de ses migraines et soigner le dauphin de sa maladie de peau.

Puis vient la curiosité qui saisit le beau monde et l’attire vers la consommation, voire l’addiction. Par exemple, le chocolat des Aztèques (cocoatl) qui arrive tout fumant sur les tables princières. La comtesse d’Aulnoy en séjour à Madrid en 1679 narre l’épisode :

« Après les douceurs et les sucreries, ils nous offrirent un bon chocolat, servi avec d’élégantes tasses en porcelaine. Il y avait du chocolat froid, chaud, et aussi du chocolat auquel on avait ajouté du lait et du jaune d’oeuf. On me raconta que certaines femmes en buvaient jusqu’à six tasses par jour l’une après l’autre, et cela au moins deux fois par jour. »

D’Aulnoy, 1691, p. 297

Or, le chocolat, d’ailleurs souvent servi par un esclave, véhiculait encore un parfum de sauvagerie et une réputation sulfureuse. Il devient la marque de l’excellence aristocratique au XVIIIe siècle dans les pays catholiques (Schivelbusch, 1991). Voyez les tableaux des peintres de cour comme Van Loo ou Bonnart.

Le chocolat fait société après avoir été un produit diabolique (N. Bonnard (1646-1718).

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Tous les ingrédients de l’intégration se trouvent dans les produits psychotropes : produits de plaisir, exotiques et raffinés, se présentant sous des formes diverses (brut, chauffé, mélangé), et excitant tous les sens (à sentir, voir, toucher, goûter), ils réunissent une bonne société de « gentilshommes », dont ne sont nullement exclus les dames.

« Depuis que les liqueurs sont venues à la mode, (les femmes) se servent de ce prétexte pour boire de tout ce que bon leur semble jusqu’à l’excès ; elles boivent même de l’eau-de-vie tout comme elles feraient de l’eau douce ».

de Sandras, 1702

On pourrait évoquer une addiction mondaine, parfaitement admise, bien plus, encouragée.

Bien des produits se succèdent dans l’histoire et créent une dépendance dans l’illusion de la mode. La littérature, en l’occurrence Baudelaire, le confirme (Milner, 2000) :

« Le désir de l’idéal est si fort chez l’homme qu’il tâche autant qu’il est en lui, de relâcher les liens qui retiennent l’âme au corps. Et comme l’extase n’est pas à la portée de toutes les natures, il boit de la gaieté, il fume de l’oubli et mange de la folie, sous la forme du vin, du tabac et du haschisch. Quel étrange problème ! Un peu de liqueur rouge, une bouffée de fumée, une cuillerée de pâte verdâtre et l’âme, cette essence impalpable, est modifiée à l’instant »

Baudelaire, 1860[4]

La législation n’encadre pas encore ces consommations, car elles ne font pas encore vraiment scandale. Même l’Eglise, zélateur de la tempérance, ne croit plus à la diabolisation du produit. Les « liqueurs » alcooliques coulent déjà dans les gosiers et les premières mesures répressives n’y peuvent rien. L’ordonnance de François 1er, qui réprime sévèrement en 1536 les excès de boisson, n’a jamais été appliquée !

Bien plus, l’usage, même abusif, est signe de savoir-vivre. Par exemple, le tabac, fumé à la Cour d’Angleterre et d’Espagne, est prisé dans la société aristocratique française durant trois siècles. En fait, c’est la démocratisation des consommations qui va poser problème.

XIXe siècle : la démocratisation et l’extension des drogues

Avec la révolution industrielle qui généralise, standardise, fait circuler les produits et abaisse les prix, avec la révolution politique qui démocratise les consommations, les drogues gagnent en popularité : gin et éther en Angleterre, alcools et tabac chaud en France viennent à l’étal des commerçants-débitants (Toxicomanies, 1988 ; Yvorel, 1992). Aucun texte n’impose la vente en pharmacie ni l’ordonnance médicale. Le haschisch est en vente libre. Les cigarettes au cannabis font l’objet, c’est le cas de le dire, d’une publicité insistante : la « cigarette indienne » du docteur Grimaud facilite la digestion, est bonne pour tout, même à soigner le fléau du XIXe siècle, la phtisie pulmonaire !

La première dépendance a été identifiée à l’alcool, un vieux produit régénéré par la distillation et généralisé grâce à la révolution industrielle. C’est alors qu’il se démocratise qu’il devient un produit d’addiction. L’« alcoolisme chronique » a été décrit dans la nosographie médicale par le professeur Magnus Huss au milieu du XIXe siècle : c’est une intoxication du sang par l’alcool qui est d’emblée qualifiée de « progressive » :

« L’alcoolisme chronique consiste en une intoxication progressive, dépendante de l’absorption directe du toxique par le sang ou de l’altération de celui-ci. Ce toxique, agissant soit comme un corps étranger, soit comme désorganisateur, exerce secondairement sur le système nerveux une influence d’abord irritante, puis sédative, puis stupéfiante, mais ordinairement alternative, avant d’être permanente ».

Renaudin, 1853, p. 87

Née dans le milieu de la psychiatrie, la maladie alcoolique fait l’objet d’une grande attention (61 thèses soutenues à Paris entre 1861 et 1910). Toutes les formes – aigües, subaigües et chroniques – de la pathologie psychiatrique ont été alors identifiées (« ivresses anomales » de Garnier, « delirium tremens fébrile » de Magnan, syndrome de Gayet-Werbicke (1881), syndrome de Korsakoff (1889) ; jusqu’à créer la notion de « folie alcoolique » et la placer en tête des « toxicomanies », terme qui souligne la manie, la fringale de consommation de produits désormais considérés comme toxiques (Nourrisson, 2010).

Le débat sur les drogues commence : liberté de consommer par l’individu contre danger pour la société. Cette invention d’une maladie va être tirée aussitôt vers le social, et donc vers le juridique qui régule les liens sociaux, car nous sommes à une époque de très fortes turbulences sociales et politiques. La révolution industrielle crée une catégorie de population surexploitée, les « ouvriers » qualifiés de « prolétaires », et donc une population revendicative. Grèves, émeutes et même révolutions se multiplient et troublent l’ordre public.

Il faut trouver un responsable : ce sera l’alcool qui désorganise l’équilibre interne de l’individu (atteintes nerveuses) et donc l’ensemble des individus qui s’alcoolisent particulièrement, les « ouvriers ». En point d’orgue, l’« année terrible » de 1871, qui voit cumuler la défaite brutale de l’armée française face à l’Allemagne, le siège de la capitale affamée, et la Commune socialiste de Paris. La Commune de Paris en 1871 passe pour un sommet alcoolique et tabagique. Les médecins et les moralistes – ce sont souvent les mêmes – observent avec angoisse la « dégénérescence » des Communards. Ils parlent de « pétrolomanie alcoolique », de « saturnales » répétées, du « temple colossal de l’ivrognerie ». Un courant de pensée philanthropique et moralisateur contre l’abus des boissons alcooliques et contre les excès tabagiques se constitue. Il prend nom de Société Française de Tempérance (1872).

L’historien voit l’alcoolisme être considéré et représenté comme un « fléau »[5] au cours du XIXe siècle et devenir l’archétype de toutes les « grandes causes nationales », pour reprendre le vocabulaire actuel. Qu’elles s’appellent tuberculose, dépopulation, ou même aujourd’hui sida, elles doivent beaucoup à cette socio-pathie « initiale » qu’est l’alcoolisme. Cette pathologie, a priori individuelle, sous sa forme aigüe ou chronique, est considérée dans sa dimension collective. À la différence des autres grands et traditionnels fléaux – depuis la Bible – la famine, la guerre, la peste, qui frappent de manière aussi inattendue que brutale, donc selon une conjoncture donnée, l’alcoolisme crée la gamme des fléaux permanents, structurels en somme, déterminés par le comportement jugé nocif de l’homme[6].

L’alcoolisme définit pour longtemps les critères de reconnaissance de ce type de fléau :

  • Il relève directement du mode de vie de tous ; il est la conséquence de l’abus d’une pratique quotidienne.

  • Il entraîne de graves dommages pour la société, pour « la santé physique, intellectuelle et morale des populations », comme on disait alors (Morel, 1857).

  • Le phénomène entraîne l’ensemble de la société, car il n’a pas de bornes précises. Il se présente à la fois sous une forme visible, – l’ivresse, l’ivrognerie, le delirium tremens –, et se dissimule sous mille noms, de la tuberculose à la paralysie générale… ou le cancer [7]. En même temps Léviathan et Protée, il apparaît à la hauteur de l’individu et défie toute analyse quantitative.

  • Il entraîne une large mobilisation dans une « croisade » - on dit aujourd’hui campagne -, destinée à l’éradiquer, ou du moins à le contenir, par tous les moyens : information, répression, prévention. Ainsi se met en place une politique de santé publique, faite de lois et d’institutions.

L’une des premières représentations de l’hallucinose alcoolique (Legrain-Philippon, 1895).

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Il ne faut pas donc s’étonner du vote de la première loi en France que l’on peut qualifier de sécurité sociale : la Loi contre l’ivresse publique et manifeste et contre l’alcoolisme promulguée le 23 février 1873. Cette loi est l’expression parlementaire du lobby antialcoolique qui se constitue alors : la Société Française de Tempérance deviendra Ligue Nationale Contre l’Alcool (LNCA) en 1905 et porte actuellement le nom d’Association Nationale de Prévention contre l’Alcoolisme et les Addictions (ANPAA). Elle associe dès le début dans son conseil d’administration tous les grands corps de l’État, à commencer par l’Académie de médecine (14 membres), la Justice (procureur de la Cour de cassation), aux hommes politiques (11 députés, dont le Dr Théophile Roussel, l’un des auteurs de la loi). La loi ne s’attaque en fait qu’à l’ivresse (état passager), non à l’ivrognerie (habitude), et à l’ivresse « publique et manifeste » qui dérange, parce qu’elle s’affiche publiquement. Il s’agit bien d’une loi de classe :

« C’est la classe la plus abrutie, la moins éclairée de la société que vous atteindrez par votre loi… Vous voulez frapper l’ivresse publique, parce que l’ivresse publique est celle du peuple, car le peuple n’a pas d’endroit où se retirer et quand il s’enivre, il se montre dans la rue. »

Testelin, 1872

La première loi sur les addictions est donc une loi d’ordre social, répressive. Elle prévoit une échelle des peines : de l’amende, en tribunal de simple police, à l’emprisonnement, au tribunal correctionnel, en cas de récidive. Elle fait du buveur un délinquant possible. Elle crée le délit d’ivresse, qui est bien sûr encore de mise. Il est affiché par la police des débits de boissons.

Le traitement des « buveurs » ne suit pas. En France, la création d’un asile de buveurs est particulièrement tardive (1895) et peu durable (1912). La plupart du temps, l’alcoolique est enfermé avec les « fous ». En revanche, la prévention arrive. Sous forme d’une éducation à la santé dispensée à l’école : en 1895, le ministre de l’Instruction publique, Raymond Poincaré, ordonne un enseignement antialcoolique dans toutes les écoles de la République (Freyssinet-Dominjon, Nourrisson, 2008).

Au fur et à mesure que s’intensifie la consommation de produits psychotropes, de nouvelles maladies sont inventées, de nouvelles maladies mentales sont révélées : en « –isme » sur le modèle alcoolique, éthérisme (1870), morphinisme (1877), tabagisme (1880), puis en « -manie », pour bien souligner un nouveau type de rapport repéré à l’objet de plaisir, opiomanie, cocaïnomanie (1890), en attendant l’héroïnomanie du début de siècle, toute la gamme des « toxicomanies »[8]. Le paradigme en est l’alcoolisme. Bien vite (fin XIXe siècle), les notions d’accoutumance, de dépendance sont précisées.

À chaque fois, au rythme de la démocratisation du produit, la législation transforme la maladie en danger social. Les toxicomanes seraient responsables des rixes (de cabaret), des violences aux personnes, des vols (de pharmacie ou d’argent). L’insécurité publique conduit donc à une politique répressive, plutôt qu’à une législation qui favorise le traitement : l’intoxiqué est un délinquant, non un malade.

XXe siècle : la définition des drogues et la condamnation de leurs usages

De l’usage vient l’abus. À partir des années 1870, les consommations prennent l’allure de la dangerosité sociale. L’alcool et le tabac, puis la morphine, la cocaïne et enfin l’héroïne deviennent des produits nocifs. Plus que les produits, ce sont les usagers qui inquiètent. Après les « alcooliques », la catégorie sociale des « toxicomanes » et autres « drogués » gagne en visibilité pour mieux la condamner. « Dans l’état social actuel, tout état morbide qui tend à se généraliser, c’est-à-dire à toucher progressivement un plus grand nombre d’individus, a son contrecoup plus ou moins fâcheux sur la collectivité tout entière. » (Angevin, 1905, p. 1) Les tableaux cliniques se noircissent et bientôt les politiques de santé publique et d’ordre républicain (ce sont les mêmes) ajoutent la répression à la réglementation, en attendant la prohibition.

La création, on va dire ex nihilo, de « la morphinée » est un bon exemple de disqualification sociale par l’usage jugé abusif d’une drogue (Yvorel, 1992). Les médicaments du bonheur (opium, éther, haschisch) ont commencé leur vie dans la première moitié du XIXe siècle. À partir de 1850, les premiers laboratoires de chimie organique mettent sur le marché les principes actifs des plantes comme la morphine de l’opium[9], tandis que le médecin lyonnais Charles Pravaz invente l’aiguille creuse pour pouvoir réaliser des injections hypodermiques de chlorydrate de morphine, facilement soluble. « L’époque s’abandonne aux drogues », assure l’écrivain Paul Morand, lui-même grand expérimentateur. La « manie » de la morphine semble toucher particulièrement le monde des courtisanes et les femmes du monde (la femme du médecin qui se sert dans l’armoire à pharmacie de son mari) : c’est le temps de la « morphinée »[10]: « Oh ! La douceur de la morphine !/Son froid délicieux sous la peau !/ On dirait de la perle fine / Coulant liquide sous les os ! ». En des termes moins poétiques et plus statistiques, le docteur Rodet diagnostique 335 femmes morphinomanes.sur 1000 cas observés. Le premier tableau des métiers et des conditions donne cette composition : épouses de médecins : 35 (10%) ; infirmières : 7 ; sages-femmes : 2 ; épouses de pharmaciens : 6 ; religieuses : 4 ; épouses de négociants : 12  ; professeurs : 10 ; étudiantes : 1 ; artiste : 5 ; épouses de militaires : 4 ; ouvrières : 47 (13 %) ; employées : 8 ; domestiques : 5 ; filles publiques : 50 (14 %) ; fermière : 1 ; jeune fille : 2 ; sans profession : 156.

De simple consommatrice, la femme est devenue une « hystérique » de la consommation, selon une représentation qui se banalise.

« La sensibilité de la femme est inséparable de son sexe ; l’impression vive que lui donne la vue d’un être aimé ou odieux, une odeur forte ou désagréable, un bruit soudain, la mobilité de son caractère, de son humeur, de ses goûts, de ses penchants, la véhémence passagère de quelques passions, le rôle qu’elle a joué dans l’histoire des joies humaines, tout en elle prouve des organes faciles à exciter »

Caufeynon, 1989, p. 38

C’est ainsi que les premiers toxicomanes passent pour des âmes sensibles, des « dégénérés ». C’est valable pour l’ivrogne mâle comme pour la morphinée : il ou elle excèderait sa nature.

Le siècle commence par la mise à l’écart et la répression (Courtwright, 2008). À l’initiative des États-Unis, des conventions internationales sont élaborées dans les premières décennies du XXe siècle. Centrée d’abord sur l’opium (Conférence de Shanghaï), elles s’étendront à la morphine et à la cocaïne en 1912. La société Coca-Cola est même contrainte à décocaïniser la feuille de coca qu’elle utilise (Nourrisson, 2008). Le Harrison Narcotic Act (1914) aux États-Unis assimile toutes les drogues prohibées à des narcotiques. Le Volstead Act et le 18e amendement (1919) prohibent carrément toute boisson alcoolisée à plus de 0,5°. En France, en 1915, en pleine grande Guerre, l’absinthe, qui titre tout de même à 72°, est prohibée et les substances narcotiques (héroïne, morphine, cocaïne en tête) sont interdites d’usage en 1916[11].

Le tabac résiste longtemps à cette poussée législative. Il faut dire que l’État français en tire un gros profit, car il détient le monopole de sa fabrication et de sa vente de 1810 à 1995. La consommation de tabac chaud a augmenté sans interruption depuis le début du XIXe siècle (Godeau, 2008 ; Nourrisson, 2010). La « fume » ne gêne guère la vie sociale, au contraire, elle la favorise souvent. Depuis 1925, la publicité, à cause des problèmes financiers de l’État, intensifie considérablement sa consommation. La maladie tabagique a été très tôt identifiée (cancer des VAS milieu du XIXe siècle ; cancer du poumon années 1930) ; elle est dénommée « tabagisme » depuis les années 1880. Pourtant aucune législation ne vient limiter la consommation de tabac. Il faut attendre les premiers déficits de la Sécurité sociale pour prendre des mesures : la Loi Veil de 1976 interdit la publicité dans les revues de jeunesse, impose l’ajout d’un avertissement sanitaire de nuisance à la santé sur les paquets de cigarettes, et amorce les premières campagnes de prévention, du genre plutôt jouissif « Prenons la vie à plein poumon ». Puis, en 1991, la Loi Evin interdit strictement toute publicité en faveur du tabac et lancent les campagnes de propagande du « fumer tue ». Des décrets ultérieurs (Décret Bertrand de 2004, Décret Bachelot de 2008, Décret Touraine de 2014) excluent les fumeurs de l’espace public et professionnel.

Avant de prohiber (peut-être) la fume, l’État français l’a encouragée (Régie française des Tabacs, 1930).

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La législation agit désormais tous azimuts. Elle engage une politique de soin, une politique de prévention, une politique d’éducation : des comités d’éducation à la santé et à la citoyenneté sont rendus obligatoires dans tous les établissements scolaires 2e degré depuis 1998 ; des campagnes d’affichage, de publicités télévisées sont enclenchées. Une santé publique est affichée ; une santé publique est revendiquée. « La drogue, parlons-en avant qu’elle ne lui parle ». La communication passe par des organismes parapublics, hier CFES, aujourd’hui Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES). La santé publique fait cohésion sociale et assure la communication intergénérationnelle. Elle garantit le bien-être en société sur des valeurs collectivement partagées. Malheur aux sociétés intoxiquées ; Malheur aux toxicomanes.

Conclusion

Toute société fabrique ses problèmes sociaux à référence économique et technique. La toxicomanie, comme problème social et politique à l’égard des drogués, doit beaucoup à l’alcool et commence avec le XIXe siècle. Auparavant, c’est-à-dire avant la démocratisation des usages, les produits stupéfiants jouissaient d’une aura sociale toute particulière.

Vérité en deçà, erreur au-delà. Tolérance ici, intolérance là. L’usage des normes et le problème de l’excès sont posés dans l’histoire. Qu’est-ce qui fait une drogue ? Qu’est-ce qui fait que l’usager devient un « drogué », un « toxico » ? Un plaisir hier innocent devient aujourd’hui un usage coupable. Et la tolérance passe à la répression, jusqu’à l’exclusion. Les mots viennent à la langue, mais ils finissent par être rejetés du corps social. Les pratiques changent, les politiques évoluent.