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Introduction

Les conventions internationales sur les drogues permettent aux pays signataires de traiter hors du cadre du droit pénal la possession simple[1] des drogues, de même que de référer des usagers problématiques en traitement en lieu et place de la sanction (Dupras, 1998 ; Krajewski, 1999). Cette décriminalisation de la possession simple peut se faire sans aucune autre sanction ou encore par une dépénalisation, soit le traitement de cette infraction par des sanctions en dehors du pénal, par exemple des travaux communautaires, des amendes, des programmes d’éducation et des offres de traitement (choix de la plupart des pays). Cette décriminalisation peut être également de facto, c’est-à-dire que l’acte demeure criminel, mais dans les faits, n’est plus criminalisé (ex. : les Pays-Bas), ou encore une décriminalisation de jure, c’est-à-dire que l’on enlève cette infraction du Code criminel pour la mettre sous d’autres instances administratives où les sanctions ou offres de traitement sont similaires à la dépénalisation (ex. : Portugal).

Il importe de préciser que dans le droit des différents pays, les termes dépénalisation et décriminalisation n’ont pas la même définition, et cela est vrai même à l’intérieur de l’Europe (OEDT, 2005). De plus, la distinction entre la possession simple et la possession pour trafic n’est pas la même dans plusieurs lois, ce qui fait que des politiques similaires ne signifient pas nécessairement les mêmes pratiques sur le terrain. Enfin, dans un même pays, des résistances peuvent se manifester à cette décriminalisation chez la police et les juges, ce qui amène des mises en oeuvre différentes selon les régions, surtout si la distinction entre l’usage et le trafic n’est pas claire. C’est pourquoi il importe d’identifier le contexte de la politique de décriminalisation de la possession simple dans les différents pays pour en comprendre les effets.

Dans cet article, nous tenterons d’évaluer si le choix d’une décriminalisation de la possession simple de l’ensemble des drogues adopté par plusieurs pays a conduit vers moins d’usage du pénal à l’égard des usagers et plus de soins aux usagers problématiques. Pour ce faire, nous prendrons en considération l’influence du contexte politique, social, économique, juridique et judiciaire du pays dans lequel a eu lieu ce choix. Cela permettra ainsi d’identifier les éléments qui peuvent accroître ou diminuer les bienfaits de ce choix juridique.

Nous présenterons d’abord les fondements théoriques d’examen de ce choix et les critères méthodologiques qui ont guidé le choix des pays qui font l’objet de notre examen. Par la suite, nous présenterons les pays européens qui ont choisi cette politique et examinerons leur traduction juridique et les éléments contextuels qui sont venus en moduler la mise en oeuvre. Nous ferons de même par la suite avec les pays d’Amérique latine qui ont fait ce choix, montrant la spécificité de leur situation. Nous terminerons en présentant le bilan qui se dégage de ce tour d’horizon quant aux éléments contextuels qui viennent moduler les bienfaits et les méfaits de ce choix. Cela permettra d’identifier les éléments nécessaires à une politique de décriminalisation de la possession simple des drogues pour qu’elle constitue une étape vers une politique en matière de drogues inscrite en santé publique où le droit pénal est un dernier recours.

Les critères d’examen théoriques et méthodologiques de cette politique

Considérations théoriques

Une politique publique est l’articulation par l’État ou ses institutions de principes directeurs pour orienter des actions cohérentes dans un secteur. La criminologie critique considère qu’un usage récurrent du droit pénal pour maintenir en place une politique publique signifie un échec de son contenu résultant soit d’une absence de consensus chez les personnes touchées par la politique, soit d’un manque de supports étatiques adéquats pour en assurer l’implantation. Considérer le droit pénal comme une composante inhérente à l’implantation d’une politique plutôt que comme une mesure d’exception revient à accepter, dans le fondement même du rôle de l’État, la légitimité de la violence pour forcer les gens à s’insérer dans ses décisions (Pires, 1995). C’est dans ce courant de la criminologie critique que se situe cet article.

Dans cette perspective théorique, la décriminalisation de certaines infractions apparaît positive, car elle permet de remplacer les sanctions du droit pénal par d’autres manières de traiter le problème. Cela peut signifier l’insertion de mécanismes pour diminuer ce problème à l’intérieur de politiques sociales spécifiques, ou encore que ces infractions relèveront désormais, en tout ou en partie, du droit administratif ou civil. Il ne s’agit pas ici de nier les problèmes, mais de les aborder de manière plus efficace avec des outils autres que le droit pénal (Hulsman et Bernat de Célis, 1982).

En matière de drogues, depuis le début des années 1980, un discours antiprohibitionniste a vu le jour et réclame des politiques sur les drogues orientées vers la promotion de la santé, respectant les droits de la personne. Ces politiques utilisent le droit pénal en dernier recours (Beauchesne, 2006a). En effet, les approches prohibitives et punitives en matière de drogues se sont révélées incapables de réduire les problèmes de santé publique liés aux drogues. Non seulement elles augmentent la violence que vivent les usagers et les citoyens à cause du marché illégal, mais elles entraînent également un surpeuplement des prisons (Beauchesne, 2006b ; Commission globale de politique en matière de drogues, 2016).

À cet égard, la décriminalisation de la possession simple de l’ensemble des drogues est généralement perçue par les personnes qui se réclament du discours antiprohibitionniste comme une étape importante permettant de diminuer l’usage du pénal à l’égard des usagers et d’ouvrir un dialogue bénéfique en matière de prévention, de même que d’accroître la capacité d’entrée en contact avec les usagers problématiques en besoin de soins (Colle, 2000). Pour atteindre ce dernier objectif, sans nécessairement souscrire au discours antiprohibitionniste, nombreux sont les chercheurs et intervenants qui appuient les stratégies de réduction des méfaits en matière de drogues et qui voient en cette avenue une étape positive pour les mettre en place.

Ces stratégies ont commencé à s’inscrire dans des politiques de santé publique en matière de drogues au cours des années 1980, à la suite de la publication de données indiquant que le partage de seringues chez les usagers de drogues par injection (UDI) contribue à la propagation du VIH (Riley, 1994). Les ministères de la santé de plusieurs pays ont alors mis en place des programmes d’échanges de seringues et de drogues de substitution, ainsi que d’autres stratégies permettant de mieux rejoindre les usagers en besoins de soin. Ces stratégies de réduction des méfaits en matière de consommation de drogues illicites s’institutionnalisent à l’intérieur des politiques pour contrer l’expansion du VIH (Fischer, 2005). Cet objectif strictement sanitaire du politique dans la justification des stratégies de réduction des méfaits lui permet de faire abstraction des méfaits de la prohibition et de la répression de même que des inégalités sociales. Ce discours sanitaire sous-entend que les méfaits que vivent les toxicomanes sont exclusivement liés aux drogues illicites et aux choix faits par ces consommateurs (Carrier et Quirion, 2003 ; Fallu et Brisson, 2013 ; Gillet et Brochu, 2006 ; Massé, 2013). Ainsi, dans plusieurs pays, la décriminalisation de la possession simple de l’ensemble des drogues est apparue à plusieurs intervenants comme une voie importante à considérer. Cette position est également celle de plusieurs institutions onusiennes, que ce soit l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’ONUSIDA, ou encore le Haut-Commissariat des Nations Unies des droits de l’homme (Eastwood, Fox et Romarin, 2016).

Ainsi, les deux grandes attentes à l’égard de la décriminalisation de la possession simple de l’ensemble des drogues sont une diminution du recours aux sanctions pénales à l’égard des usagers et une meilleure capacité de rejoindre les usagers problématiques pour réduire les méfaits de leur consommation. Ce seront les deux critères utilisés pour évaluer les bienfaits et méfaits sur le terrain des pays qui ont choisi cette voie. Comme nous allons le voir, la décriminalisation de la possession simple de l’ensemble des drogues dans un contexte global prohibitionniste rend la cohérence des pratiques sur le terrain difficile, et les usagers peuvent même y subir davantage de répression. De plus, un accroissement des soins aux usagers problématiques n’est pas un corollaire automatique de ce choix. L’exemple de pays européens et latino-américains qui ont fait ce choix juridique servira à illustrer ces affirmations.

Considérations méthodologiques

Dans les recherches, le nombre de pays ayant décriminalisé la possession simple des drogues varie énormément selon les perspectives adoptées pour comptabiliser ce choix. Certains auteurs incluent dans leur calcul les pays où certaines régions uniquement d’un pays ont adopté cette politique (certains États américains considèrent la possession simple comme une infraction mineure), ou encore les pays où des possibilités de décriminalisation de la possession simple existent uniquement pour certaines drogues, essentiellement le cannabis (la Belgique, trois des provinces australiennes, la Jamaïque, la Suisse). D’autres comptabilisent les pays où la possession simple demeure criminelle, mais où il existe une « possibilité » d’éviter la criminalisation sous certaines conditions (ex. : les programmes de diversion australiens depuis 1999[2] ; les programmes de prescription d’héroïne en Suisse).

Dans cet article ne seront retenus que les pays qui ont opté nationalement pour la décriminalisation de la possession simple, sans qu’aucune condition ne s’applique pour y avoir accès. Notez par ailleurs que certains pays entrant dans ce créneau ont été exclus par manque de données scientifiques suffisantes sur leur situation pour permettre de comprendre l’influence des différents contextes politiques, économiques, sociaux, juridiques et judiciaires de leur mise en oeuvre. Ce fut le cas des pays suivants :

  • L’Arménie qui a décriminalisé la possession simple de toutes les drogues en 2008. Cette infraction est maintenant à l’article 44 du Code des infractions administratives.

  • Le Chili qui a décriminalisé la possession simple en privé en 2005. Toutefois, c’est à l’accusé de prouver qu’il s’agit de possession simple. En juillet 2015, cette situation a changé pour les usagers de cannabis où une loi a fixé les quantités pouvant être considérées en tant que consommation personnelle (10 grammes et 6 plants).

  • La Croatie dont la décriminalisation de la possession de « petites quantités » de drogues pour usage personnel n’est plus criminalisée depuis le 1er janvier 2013, mais punissable par une amende. Ce sont aux tribunaux à décider si les quantités sont suffisamment petites pour entrer dans la catégorie de possession pour usage personnel. Les tribunaux peuvent également décider d’un traitement obligatoire. L’usage de drogues illicites en public est interdit et punissable par une amende.

  • L’Estonie dont la décriminalisation a eu lieu en 2002 pour de « petites quantités », celles-ci étant déterminées par les tribunaux et généralement considérées comme 10 fois une dose individuelle. Les personnes arrêtées pour de « petites quantités » de drogues peuvent recevoir une amende, des travaux communautaires, etc.

  • Le Paraguay, un important producteur de cannabis, a décriminalisé la possession d’un maximum de 2 grammes de cocaïne et d’héroïne et de 10 grammes de cannabis pour possession simple en 1988 (loi 1340). Toutefois, pour bénéficier de cette décriminalisation, les personnes doivent s’enregistrer en tant qu’usagers de ces drogues si elles sont arrêtées. De plus, si leur consommation est jugée problématique, elles peuvent recevoir l’obligation d’un traitement.

Enfin, la Russie ne sera pas considérée dans cette analyse. Même si en 2004 ce pays a décrété que ceux qui avaient moins qu’une « grande quantité » de drogues pouvaient recevoir des sanctions administratives uniquement (article 228 du Code criminel), les chercheurs s’accordent à dire que cette politique n’est pas appliquée sur le terrain. En fait,

la Russie est un des environnements les plus punitifs à l’égard des usagers de drogues. Le gouvernement a banni les traitements à la méthadone et les programmes d’échanges ne peuvent être implantés que s’ils peuvent prouver qu’ils préviennent la transmission du VIH. […] Les abus aux droits de l’homme contre les usagers de drogues sont bien documentés, de même que les méthodes de « traitement de la dépendance » où des personnes sont battues, affamées, attachées pendant de longues périodes à leur lit, pouvant subir des décharges électriques ou encore des brûlures. La brutalité policière et l’intimidation contre ceux qui utilisent des drogues ont amené les Nations Unies à manifester leurs préoccupations à l’égard de telles pratiques.

Eastwood, Fox et Rosmarin, 2016 : 30. Notre traduction

A contrario, deux pays recevront une attention particulière. Il s’agit des Pays-Bas, parce qu’ils furent longtemps considérés comme le pays phare à cet égard et le Portugal, dont le modèle novateur d’implantation de cette politique est devenu la référence pour de nombreux partisans de la décriminalisation de la possession simple de l’ensemble des drogues.

En Europe

L’Italie – 1975

En Italie, vers le milieu des années 1970, le « monde de la drogue a changé. Deux principaux types de consommateurs apparaissent : les jeunes des banlieues victimes d’exclusion (parmi lesquels se recrutent la plupart des dealers) et les étudiants politiquement déçus et frustrés » (Cottino et Prina, 2008 : 351). C’est dans ce contexte qu’à la suite « de longues et profondes discussions entre des scientifiques, des intervenants, des politiciens, des organisations communautaires et des gens ordinaires » (Di Gennaro, 1994 : 676. Notre traduction), entrait en vigueur le 22 décembre 1975 la Loi 685 qui dépénalisait la possession d’une modica quantità de l’ensemble des drogues. Cette « modeste quantité » n’était pas définie dans la loi dans le but de laisser un certain pouvoir discrétionnaire au juge. Cela fut de courte durée. La Cour suprême de cassation vint rapidement donner plus de précision à cette « modeste quantité », car la jurisprudence montrait que son évaluation était très variée selon les juges. Une « modeste quantité », dit la Cour, correspond à « deux ou trois fois la dose quotidienne » (Di Gennaro, 1994 : 677. Notre traduction). Ainsi, on voulait éviter que des juges plus répressifs en la matière ne qualifient de trafiquant un usager qui n’avait qu’une quantité très minime de drogue, ou encore qu’on laisse aller un petit trafiquant en le plaçant sous cette loi.

Les dispositifs de la loi furent par la suite élargis afin d’éviter au maximum l’emprisonnement des usagers qui acceptaient de suivre un traitement, même si d’autres délits pouvaient être impliqués en lien avec leur consommation problématique (petits vols, désordres publics, etc.) (Cesoni, 1999). Comme ces services de traitement étaient inégalement distribués selon les régions et globalement en nombre insuffisant, les juges concluaient plusieurs de ces cas en acquittant des personnes en besoin de soins. Des désordres publics occasionnés par la présence de ces usagers sans soin, mais désormais plus visibles sur la place publique, vont attiser la grogne populaire qui, exploitée politiquement (principalement par le leader du parti socialiste Bettino Craxi), amènera un retour temporaire à la pénalisation de la possession simple en 1990 avec la Loi 162 (loi Iervolino-Vasalli) (Arno, 1991 ; Cesoni, 1999 ; Cottino et Quirico, 1995).

Selon les dispositions complexes introduites par la nouvelle loi, la détention pour usage personnel pouvait faire l’objet de traitements fort différents.

La loi prévoyait d’abord que la détention, pour usage personnel, d’une quantité de substance restant au-dessous d’une « dose moyenne journalière » fixée pour chaque substance (par décret du ministre de la Santé), était frappée de sanctions administratives appliquées par le Préfet.

Ces sanctions pouvaient être remplacées, pour les deux premières fois, par la soumission volontaire à un traitement thérapeutique et socioréhabilitatif.

Après deux applications des sanctions administratives, ou en cas de refus ou d’interruption du traitement, l’usager devait être envoyé devant le juge pénal. Celui-ci infligeait alors de nouvelles sanctions, à la qualification juridique incertaine. Par ailleurs, l’intervention policière s’intensifiant en relation directe avec le nombre d’antécédents individuels, les dispositifs ainsi dessinés ne pouvaient que mener à l’application de sanctions pénales.

Le non-respect de ces sanctions (fort probable, en considération du type de sanctions prévues et des caractéristiques des usagers, notamment d’héroïne) était puni pénalement

Cesoni, 1999 :223

S’ensuivent rapidement une surcharge des tribunaux et une présence importante de toxicomanes séropositifs en prison qui avaient besoin de soins. De plus, plusieurs préfets montraient de la résistance à appliquer la loi. Enfin, le « suicide d’usagers de cannabis en prison a affolé le gouvernement. Des révisions partielles de la loi ont alors atténué la rigueur des dispositions en vigueur » (Cesoni, 1999 :223).

En avril 1993, un référendum populaire a amené l’abrogation des « normes qui incriminaient la détention pour usage de stupéfiants et celles qui limitaient le choix thérapeutique du médecin (l’utilisation de produits de substitution et de la méthadone en particulier) » (Pisapia, 1996 :113). On remplace alors les sanctions pénales de la loi de 1990 par des sanctions administratives. C’est donc la population qui a forcé le gouvernement à maintenir la dépénalisation grâce à leur capacité de se prononcer par référendum (Arno, 1994). L’implantation progressive de stratégies de réduction des méfaits a par la suite amené un meilleur encadrement des soins aux usagers problématiques (Campedelli, 1996 ; Cesoni, 1999).

En 2006, un décret (loi Fini-Giovanardi) sous la présidence de Berlusconi vient diminuer « la quantité maximale de substance que l’on est autorisé à détenir pour un usage privé sans conséquence pénale. Il revient à la police de choisir, au cas par cas, la voie de la sanction seulement administrative ou la présentation du contrevenant devant la justice » (Cottoni et Prina, 2008 : 354). L’idée derrière cette loi est que si le consommateur ne va pas se faire traiter, il sera sanctionné. De plus, on devient plus sévère à l’égard de la possession du cannabis et de la culture à des fins personnelles. Le résultat est que, selon les activités policières dans chaque région, l’attitude de l’usager et sa « repentance », selon les nouvelles médiatiques qui contribuent à certains discours alarmistes, selon la nationalité de l’usager (les « étrangers » étant plus aisément arrêtés que les Italiens), selon sa classe sociale (les plus pauvres étant plus susceptibles de se faire arrêter), selon l’évolution des politiques européennes avant tout prohibitionnistes, l’usager subira une sanction pénale ou pas. Ces diverses variables ont fait en sorte que, de 2006 à 2014, les sanctions pénales ont augmenté pour possession simple, et ce, même pour le cannabis dont le gouvernement de Berlusconi avait triplé les peines prévues (Liberties.EU, 2016).

En février 2014, la Cour constitutionnelle italienne a abrogé la loi de 2006, la déclarant inconstitutionnelle sur la base que la gravité des peines doit correspondre à la gravité des délits, ce qui n’était plus le cas avec cette nouvelle loi, particulièrement pour ce qui est des peines en matière de cannabis. Si la Cour remet en cause la sévérité des peines inscrites dans la loi de 2006, particulièrement pour la culture de cannabis à des fins personnelles, elle ne remet toutefois pas en question la légitimité de cette criminalisation (Eastwood, Fox et Rosmarin, 2016 ; Liberties.EU, 2016).

En somme, en Italie, la décriminalisation de la possession simple des drogues s’est modulée au gré des aléas politiques et est demeurée tributaire des variables locales tant sur le plan économique, politique, social que culturel qui ont amené non seulement une plus ou moins grande répression selon les régions, les activités policières et les juges, mais également une sélection de la clientèle qui pourra bénéficier de sanctions administratives ou encore devra subir des sanctions pénales. Enfin, malgré le déploiement de stratégies de réduction des méfaits, le toxicomane happé par le système pénal pourra en subir les conséquences s’il ne se conforme pas à ses exigences.

Les Pays-Bas – 1976

En réaction aux changements importants des modes de consommation de drogues dans les années soixante, le gouvernement néerlandais crée la Commission Hulsman (1968-1971) et la Commission Baan (1968-1972). Ces deux commissions, qui incluent dès le départ les usagers de drogues dans leurs réflexions (Gomart et Martineau, 2000), recommandent que la question des drogues relève d’abord et avant tout du réseau de la santé et des services sociaux et que l’on ajuste les politiques en conséquence (Cohen, 1997). Les recommandations de ces commissions amènent une modification en profondeur de la politique sur les drogues aux Pays-Bas, tant au niveau de la loi (Loi sur l’opium en 1976) que de la gestion des méfaits de la consommation sur le terrain[3].

Le premier volet de recommandations de ces commissions porte sur les drogues dont les usages qui se sont développés comportent moins de risques, soit le cannabis et ses dérivés[4]. Comme les risques viennent principalement des conditions d’approvisionnement qui mettent l’usager en contact avec des milieux clandestins où circulent des modes de consommation de drogues plus à risques, les commissions recommandent de séparer le marché du cannabis et ses dérivés des autres marchés de drogues.

Le second volet a trait aux usagers de drogues qui ont développé des modes problématiques de consommation. Il s’agit de mettre en place des stratégies d’aide qui les marginalisent le moins possible. Le suivi de ces recommandations amènera la politique de normalisation où « il faut considérer les problèmes de drogues comme des problèmes sociaux normaux plutôt que comme des problèmes inhabituels exigeant un traitement extraordinaire » (Dolin, 2001 :4).

Bien sûr, le fait que ces deux commissions aient globalement les mêmes recommandations a accru la pression sur le gouvernement néerlandais pour en faire le suivi. Il serait toutefois faux de croire que cela constitue la cause principale de cette nouvelle politique. Plusieurs études et documents officiels provenant du gouvernement néerlandais lui-même expliquent que l’État tient pour principe général de politique publique qu’il doit intervenir le moins possible dans les questions religieuses ou de morales privées. Son rôle sur ces questions se limite à la mise en place des stratégies nécessaires lorsque la sécurité des citoyens est en jeu (Cohen, 1997 ; Derks et van Kalmhout, 1998 ; Keizer, 2001). Cette tradition de politique publique explique également l’appui des citoyens aux changements que le gouvernement a mis en place à cette époque.

Contrairement à l’Italie, les Pays-Bas se retrouveront dans la ligne de mire internationale avec le choix de cette politique à deux volets qui a amené la décriminalisation de facto de la possession simple de l’ensemble des drogues. La raison vient du fait que le gouvernement néerlandais défend ouvertement sa stratégie sur la scène internationale, non pas comme un allègement juridique, mais en tant que politique globale nécessaire pour le bien-être des usagers. En 1989, le ministre de la Justice néerlandais, appuyé par son ministre de la Santé, profite de la Conférence des Nations Unies sur les Toxicomanies et le trafic de drogues illicites pour expliquer les objectifs de la politique sur les drogues de son pays :

La protection de la santé et du bien-être général de même que l’amélioration de la santé de ceux qui sont déjà devenus toxicomanes doivent être notre premier but. Nous avons toujours gardé à l’esprit que le problème de l’abus des drogues est fondamentalement et principalement une question de santé et de bien-être social. De notre point de vue, ce n’est pas un problème qui relève en premier lieu de la police et du droit pénal. Nous croyons en la nécessité de prévenir autant que possible une situation dans laquelle plus de dommages sont causés par les procédures judiciaires que par l’usage des drogues lui-même.

Nous donnons ainsi la priorité aux services dont la fonction première est l’amélioration de la santé et l’intégration sociale des toxicomanes, sans nécessairement mettre fin à la toxicomanie, parce que plusieurs toxicomanes ne sont pas prêts ou pas encore capables de mettre fin à leur habitude

Ruter, 1990 :191. Notre traduction

Ces propos heurtent de plein fouet la politique des autres pays (Boekhout van Solinge, 1998). La visibilité des coffee shops, des lieux où on peut venir consommer ou acheter des produits de cannabis, fait le reste. Voyons l’évolution de la mise en oeuvre des deux volets de cette politique.

La politique de séparation des marchés : mise en oeuvre

À la suite du changement apporté à la Loi sur l’opium, qui relève désormais du ministère de la Santé, une directive est envoyée aux différentes communes, conformément aux traditions nationales de la procédure pénale. Cette directive recommande de ne pas poursuivre en justice les cas relatifs à la drogue dans les trois circonstances suivantes :

  • La possession de petites quantités de n’importe quelle drogue, car l’usage de drogue ne doit pas être traité comme un crime et l’assistance nécessaire doit être donnée aux usagers qui en ont besoin ;

  • La vente de cannabis ou de haschich en petites quantités dans un coffee shop ou par une personne avec un permis (il s’agit ici d’une personne qui a été autorisée à vendre de petites quantités de ces drogues dans des maisons de jeunes. Ce type de permis disparaîtra avec l’expansion des coffee shops au début des années quatre-vingt) ;

  • La production, la vente ou la possession de moins de 30 grammes de cannabis (Bullington, 1994).

Notons qu’il s’agit d’une recommandation et non d’une obligation « dans un appareil administratif fortement décentralisé au profit des autorités locales (particulièrement en ce qui concerne la politique sur les drogues) » (Keizer, 2001 :1). De plus, aux Pays-Bas, selon le principe d’opportunité, le Procureur en chef peut s’abstenir d’intenter des poursuites s’il juge que c’est dans l’intérêt public. C’est ce qui va, en fait, amener le développement des coffee shops qui ont commencé à s’ouvrir dès 1976. Quand leur nombre a augmenté, le Procureur, utilisant le principe d’opportunité, a jugé que pour répondre à la politique de séparation des marchés, il valait mieux leur imposer des conditions de fonctionnement plutôt que de les fermer (Jansen, 1994). Il fut alors décidé de les considérer comme des horeca, soit des établissements de restauration rapide dans lesquels la vente de boissons alcoolisées est interdite. Les coffee shops doivent ainsi répondre aux mêmes exigences de gestion et d’hygiène que les horeca (Gomart et Martineau, 2000). Ce principe d’opportunité, jumelé à l’autonomie locale, explique qu’uniquement le quart des 467 communes permettront l’implantation de coffee shops, surtout les plus urbaines, même si l’ensemble d’entre elles souscriront à la décriminalisation de facto de la possession simple de l’ensemble des drogues.

En 1983, l’Allemagne de l’Ouest et la Suède déposent une plainte à l’ONU contre les Pays-Bas pour non-respect des conventions. Après enquête, on reconnaît que la Loi sur l’opium répond aux exigences des conventions et que son mode d’implantation relève de l’intégration aux procédures nationales telles que le permettent les conventions (Blom et van Mastrigt, 1994 ; Bullington, 1994 ; van de Wijngaart, 1991 ; van Vliet, 1990).

En 1995, les ministères de la Santé, de la Justice et des Affaires étrangères des Pays-Bas (1995) évaluent cette nouvelle politique sur les drogues pour voir s’il y a lieu de la modifier. Leur rapport, déposé au Parlement en septembre de la même année, s’intitule La politique en matière de drogues aux Pays-Bas. Continuité et changement. Il reconnaît les bienfaits de la politique néerlandaise et recommande de poursuivre dans cette voie. Il soulève toutefois trois problèmes en ce qui a trait à la séparation des marchés,

Le premier est le narcotourisme qui se traduit par une panoplie de nuisances publiques dans certaines régions, surtout frontalières, nuisances auxquelles des citoyens en colère ont demandé de mettre fin. Pour corriger ce premier problème, le rapport recommande que les communes aient l’autorité de fermer les coffee shops qui causent des nuisances publiques.

Le second problème est que ce narcotourisme s’est également traduit par du trafic de cannabis et de ses dérivés vers d’autres pays entraînant la grogne des pays voisins, particulièrement la France. Une certaine criminalité s’est développée dans l’environnement de ce trafic, attirant également le mécontentement des citoyens. Pour corriger ce deuxième problème, le rapport recommande comme première mesure que la quantité de cannabis que l’on puisse sortir d’un coffee-shop soit désormais limitée à 5 grammes plutôt que les 30 grammes fixé au départ[5]. De cette manière, espère le rapport, cela réduira l’intérêt d’un certain narcotourisme qui fait également du trafic. La deuxième mesure recommandée par le rapport est qu’un maximum de 500 grammes de cannabis soit en stock dans les coffee shops (il n’y avait pas de plafond auparavant). Cela restreindrait encore plus les quantités disponibles pour un approvisionnement à l’étranger, réduisant les tensions avec les pays voisins.

Le troisième problème soulevé par le rapport est lié à l’approvisionnement des coffee shops. Il est clair qu’il est de plus en plus difficile pour le gouvernement néerlandais de protéger ses citoyens lorsqu’ils vont dans d’autres pays pour l’approvisionnement. Cette activité est ainsi passée au fil des années à des ressortissants de ces pays, ce qui facilite l’entrée d’autres drogues dont les consommations sont plus à risques, de même que l’utilisation des Pays-Bas comme lieu de transit pour faire du trafic vers d’autres pays. Ce marché crée en retour une criminalité violente que subissent les citoyens de certaines régions. Pour corriger ce problème, le rapport recommande que les coffee shops ne puissent s’approvisionner qu’en Nederweit (cannabis néerlandais), production locale de bonne qualité avec plusieurs variétés bien contrôlées. Le Nederweit local ne constitue alors que 50 % de l’approvisionnement des coffee shops. Le rapport estime que si environ 35 000 producteurs à domicile cultivaient quelques plants supplémentaires de nederweit à l’intention des coffee shops, cela pourrait couvrir la demande intérieure. Ces producteurs existent déjà, la culture pour usage personnel étant acceptée jusqu’à un maximum de six plants[6]. Le Procureur pourrait tolérer cette production supplémentaire en utilisant le principe d’opportunité. Cet approvisionnement uniquement au niveau local permettrait beaucoup plus aisément à la police de lutter contre les trafiquants qui viennent transiter au pays, en plus de réprimer les producteurs locaux dont les quantités dépassent la consommation personnelle en identifiant plus nettement la production destinée à l’alimentation des coffee shops. De plus, cela diminuerait la violence que certains citoyens subissent à cause du trafic de drogues.

Ce rapport a le mérite de soutenir la politique néerlandaise malgré les critiques des autres pays. Toutefois, en demandant une lutte plus intense contre le trafic, il oublie que cela ne va plus se jouer dans l’action des polices communales qui varient leurs pratiques selon les décisions de leur commune et leur connaissance du marché. Cela va se jouer dans les ententes de plus en plus serrées entre les pays européens pour faciliter la collaboration des polices nationales dans la lutte contre le trafic, ententes inscrites dans la philosophie répressive de la prohibition (Chatwin, 2003 ; Elvins, 2003 ; Fjaer, 1998 ; Kurzer, 2001).

Je pense tant au European Committee to Combat Drugs (CELAD) du Conseil de l’Europe qu’au European Monitoring Centre on Drugs and Drug Addiction (Lisbonne), au European Drugs Unit d’Europol dans le cadre de l’Union européenne et aux plans européens en matière de drogues

Vervaele, 1998 :59

D’ailleurs, en 1996, la préparation du document européen sur la politique en matière de drogues, Action commune, s’est faite sans la participation d’aucun fonctionnaire du ministère de la Santé néerlandais, uniquement ceux de la Justice et des Affaires étrangères, et ce, même si la Loi sur l’opium relève du ministère de la Santé. En fait, les accords européens en matière de justice et de collaboration policière vont amener dans les années 1990 un déplacement très net des budgets de la politique sur les drogues néerlandaise du ministère de la Santé à celui de la Justice (Gomart et Martineau, 2000). La conséquence en sera un accroissement de la sévérité des peines en matière de drogues, peines qui ressembleront de plus en plus à celles de leurs voisins en dehors des zones de tolérance établies (Chatwin, 2003).

Dès septembre 1996, ces ententes européennes, le rapport de 1995 et les plaintes des citoyens mènent le gouvernement néerlandais à adopter de nouvelles directives accentuant les poursuites judiciaires en cas de détention de cannabis au-dessus de 5 grammes et de culture de plus de six plants de cannabis. Il renforcera également les sanctions de la Loi sur les nuisances publiques. L’application de ces directives sera particulièrement intensive dans les zones frontalières. Le gouvernement va également resserrer la politique de fonctionnement des quelque 1 000 coffee shops qui doivent désormais obéir aux règles suivantes :

  • Interdiction de vendre des quantités de cannabis et dérivés supérieures à 5 grammes par jour et par personne ;

  • Interdiction de vendre des drogues illicites autres que le cannabis et ses dérivés ;

  • Interdiction de faire de la publicité pour les drogues illicites ;

  • Interdiction d’occasionner des nuisances pour le voisinage ;

  • Interdiction de vendre de la drogue aux mineurs (jeunes de moins de 18 ans) et d’admettre des mineurs dans l’établissement ;

  • Interdiction d’être à moins de 250 mètres d’une école (depuis 2008).

La transgression de ces interdits par les propriétaires et les gérants de coffee shops entraîne généralement des poursuites administratives qui peuvent aller jusqu’à la fermeture de l’établissement. Il peut aussi y avoir des sanctions pénales, particulièrement s’il y a vente d’autres drogues que celles permises. La quantité de cannabis disponible en magasin est aussi plafonnée à 500 grammes. Enfin, les communes peuvent imposer des règles complémentaires aux coffee shops pour prévenir les nuisances publiques (limiter les heures d’ouverture, fixer leur localisation à certains quartiers, leur nombre, etc.). Depuis avril 1999 (Loi Damoclès, amendement 13b de la Loi sur l’opium), les coffee shops peuvent même être fermés si les communes n’en désirent plus chez eux, et ce, bien qu’ils se soumettent aux règles en place (Garretsen, 2003 ; van Ooyen-Houben, 2008 ; Wouters, Benshop et Korf, 2010). En conséquence de ces mesures, les coffee shops ne seront plus que 700 en 2007 (Korf, 2013).

Pour regagner en crédibilité et s’assurer de la conformité de leurs pratiques aux règles gouvernementales, les coffee shops se sont regroupés pour former une association de détaillants de cannabis, le Bond van Cannabis Detallisten (BCD). L’adhésion à l’association est rendue visible au public par un insigne officiel du BCD sur la porte. Cette association espère voir ainsi disparaître les coffee shops qui ne suivent pas les règles, contribuant elle-même à les faire fermer.

Elle ne désire pas non plus que l’approvisionnement soit limité au Nederweit local, tel que recommandé par le rapport de 1995, même si cette source d’approvisionnement a été augmentée pour éviter les circuits criminalisés (Gomart et Martineau, 2000). La clientèle n’est plus comme dans les années soixante-dix, composée majoritairement de jeunes, mais se compose maintenant de personnes de tout âge et de tous les milieux socioéconomiques et professionnels. Le BCD explique que, de la même manière que les restaurants se font compétition entre eux en variant l’ambiance et le choix du menu offert, ils ne veulent pas que tous les coffee shops soient contraints au même menu. Ils sont des commerces qui visent la rentabilité et, pour cela, s’adaptent aux goûts des clients qu’ils desservent, cherchant à attirer la clientèle par le menu offert. Le BCD refuse également la proposition gouvernementale de 2003 de restreindre la clientèle des coffee shops aux Néerlandais. Le BCD explique que non seulement cela réduirait considérablement la clientèle de certains établissements, mais créerait aussi un commerce clandestin pour desservir les étrangers. Le gouvernement semble avoir été sensible à la seconde raison et n’a pas poussé plus loin cette demande. L’idée refera toutefois surface en 2010 et se traduira par une loi en 2012 (voir plus loin).

Malgré ces nouvelles lois et une lutte plus intense contre le trafic, un commerce illégal de cannabis s’est tout de même installé, surtout dans les années 2000 avec l’arrivée de la technologie cellulaire. Des personnes cultivant plus que les quantités permises vont commencer à faire de la livraison à domicile, ce qui était pratique pour les personnes dont la commune n’a pas de coffee shop, pour les personnes d’âge mineur, ou encore celles qui voulaient en ramener dans leur pays illégalement. C’est ainsi que les arrestations pour trafic ont considérablement augmenté depuis le début des années 2000, des centaines de cultures « personnelles » étant détruites chaque année, certaines étant de plus de 400 plants. Pour diminuer ce trafic, on a interdit d’avoir deux moyens techniques de culture (lampes, tentes de cultures, etc.), car on estime que cela ne peut être qu’à des fins commerciales (Korf, 2013). Enfin, en 2012, deux nouveaux critères auxquels les coffee shops devaient adhérer furent ajoutés dans la Loi sur l’opium. Leur définition en tant que club privé de même qu’un critère de résidence pour leurs membres. Plus précisément, les coffee shops ne pouvaient donner l’accès à leurs lieux et vendre du cannabis qu’à leurs membres qui ne pouvaient être que des résidents des Pays-Bas et ils devaient tenir une liste à jour des membres enregistrés à leur club. Par ces critères, le gouvernement essayait de faire en sorte que les coffee shops demeurent petits afin qu’il soit plus aisé de les contrôler, particulièrement aux frontières, où certains coffee shops étaient de véritables entrepôts destinés au trafic illicite[7] et pouvaient recevoir des milliers de touristes à la fois.

L’entrée en vigueur de cette loi eut lieu le 1er mai 2012 et on commença à l’appliquer dans trois provinces du Sud, comptant étendre à toutes les provinces la réglementation en 2013. Ce procédé par étape allait permettre de comparer l’effet de cette loi par rapport aux régions où elle n’était pas appliquée. Dans les régions touchées par ces nouvelles règles, les coffee shops s’y sont conformés. Résultat : la principale activité de la police était de combattre le trafic illégal de cannabis qui était allé croissant depuis les débuts de l’application de la loi. En novembre 2012, le critère de club privé fut aboli, car de nombreux Néerlandais avaient déserté les coffee shops, refusant de s’enregistrer et préférant s’approvisionner sur le marché illégal. Le critère de résidence fut quant à lui maintenu et étendu à tout le pays, mais depuis janvier 2013, les autorités locales peuvent décider ou non de l’appliquer (autonomie locale et principe d’opportunité)[8]. Le résultat en est une réglementation variée à l’heure actuelle pour les coffee shops, dépendant de la région où l’on se trouve aux Pays-Bas. Par exemple, pour réduire les désordres publics causés par le narcotourisme et le trafic illégal, certaines communes, surtout en régions frontalières, ont décidé d’appliquer le règlement, d’autres pas. Parmi celles qui ont décidé d’appliquer le règlement, peu sont enclines à sévir s’il n’y a pas de désordre public.

La majorité des communes n’appliquent pas la réglementation pour trois raisons. La première est que plusieurs communes ne sont pas certaines qu’on peut ainsi juridiquement restreindre l’entrée d’un commerce aux résidents des Pays-Bas uniquement[9]. La seconde est leur crainte que l’application de ce règlement ne cause encore plus de nuisances et coûte beaucoup de ressources policières par le trafic illégal qui se développerait pour répondre à la demande des touristes, elles qui ont peu de problèmes de ce côté. Effectivement, certaines communes qui avaient choisi d’appliquer le règlement sont revenues en arrière. Plus de désordres étaient venus de l’application de ce règlement que la situation auparavant puisque les touristes, qui dans les premiers temps avaient diminués, sont revenus malgré le règlement (van Ooyen-Houben, Bieleman et Korf, 2016). La troisième est que dans certaines communes, il y a peu de tourisme, donc elles n’en voient pas l’intérêt.

Les coffee shops connaissent tout de même le ressac de ces politiques, puisque le marché illégal a considérablement augmenté et que de nombreux citoyens néerlandais s’y approvisionnent désormais, pas uniquement les touristes, car le cannabis est moins cher et souvent livré à domicile. En 2016, ils sont à peine 600, plusieurs ayant fermé leurs portes par manque de clientèle (van Ooyen-Houben, Bieleman et Korf, 2016).

Un autre débat a accaparé le Parlement ces dernières années, soit le contrôle du taux de THC dans le cannabis. Dans la Loi sur l’Opium de 1976, l’huile de cannabis fut placée dans la Catégorie I (où se trouvent les autres drogues, le cannabis et ses dérivés étant dans la Catégorie II), parce que l’on jugeait la concentration de THC trop élevée pour être traitée en matière de santé publique comme les autres dérivés du cannabis. En 2013, à la suite d’une proposition d’un comité sur la question, un projet de loi fut déposé pour ajouter dans cette catégorie les souches de cannabis avec une teneur en THC de plus de 15 %. Le but de ce projet de loi était double. Réduire le risque de ces produits plus concentrés au nom de la santé publique (principe de précaution, car ce ne sont pas tous les utilisateurs qui consomment ces produits concentrés), et surtout réduire la culture et l’exportation de ces catégories de cannabis concentrés en THC vers d’autres pays.

Le projet est toujours à l’étude, mais ne semble pas vouloir aboutir, car plusieurs difficultés se présentent pour établir des contrôles adéquats. Tout d’abord, les coffee shops ne sont plus seuls à vendre le cannabis, surtout dans les grandes villes, puisque sont venus s’ajouter des maisons et coursiers livrant le cannabis, tel que mentionné. Ensuite, plusieurs consommateurs, sans avoir un usage problématique, préfèrent les souches de cannabis à plus de 15 %, comme certaines personnes préfèrent un alcool plus concentré à la bière ; ils risquent d’aller s’approvisionner sur le marché illégal. Enfin, il serait difficile de contrôler la multitude de cultures à des fins personnelles. On constate toutefois qu’à la suite des débats en lien avec cette proposition, les coffee shops ont réduit leur offre de cannabis avec une concentration au-dessus de 15 % de THC (Van Laar, Van der Pol et Niesink, 2016).

Ce premier volet de leur politique permet de constater que les Néerlandais furent novateurs dans la recherche d’une séparation des marchés en l’inscrivant dans une politique plus globale de réduction des méfaits. Toutefois, il demeure difficile pour un pays d’être plus libéral que ses voisins en la matière, et les problèmes soulevés par le rapport de 1995 en sont l’illustration. Également, la croissance de la répression policière nationale ces dernières années rend l’approvisionnement des coffee shops difficile, car la police est de plus en plus active à lutter contre le trafic et les cultures commerciales. Pour aider les coffee shops, les maires de 60 villes néerlandaises ont demandé en 2000 au Parlement de permettre un approvisionnement réglementé du cannabis en utilisant le principe d’opportunité, ce qui régulariserait la situation des coffee shops, tout en diminuant la criminalité liée à l’approvisionnement illégal. La population donne son appui à cette proposition, considérant qu’une réglementation de l’approvisionnement réduirait la violence liée au marché illégal (Belackova, Maalsé, Zabransky et Grund, 2015). Le Parlement juge toutefois difficile d’accéder à cette demande tout en respectant les conventions internationales et surtout les ententes européennes (Keizer, 2001). Cette demande fut réitérée en novembre 2015, car le marché illégal de cannabis va croissant et, pour une partie, est associé à la vente d’autres drogues, ce qui constitue une brèche importante de la séparation des marchés et contribue à l’augmentation de nuisances publiques (Eastwood, Fox et Rosmarin, 2016). Le gouvernement ne trouve toujours pas qu’il peut aller si loin au regard de ses engagements internationaux et européens.

Ainsi, la politique de séparation des marchés devient de moins en moins viable aux Pays-Bas, car le cannabis n’étant pas légal, le gouvernement ne peut en réguler la qualité, la concentration, l’approvisionnement, etc. De plus, le gouvernement actuel est peu ouvert à une bataille contre les politiques européennes et tous les accords pour combattre le trafic de drogues, afin de créer un espace réglementé d’approvisionnement des coffee shops.[10] Enfin, le marché illégal de cannabis offre souvent des prix plus bas que les coffee shops, ce qui fait que même les Néerlandais s’y approvisionnent de plus en plus, diminuant la viabilité des coffee shops, déjà affectés par la diminution du tourisme étranger.

Bien sûr, ces changements ont des impacts sur le deuxième volet de la politique.

La normalisation : mise en oeuvre

En un sens, l’approche de normalisation n’est pas nouvelle aux Pays-Bas. D’une part, la tradition n’est pas de répondre aux problèmes sociaux par la loi pénale. D’autre part,

la politique de santé pour les toxicomanes se base sur une longue tradition de santé publique datant des années 1920, notamment présente dans les grandes villes. La municipalité offrait des services sanitaires aux gens qui n’avaient pas accès au système sanitaire normal, comme les marginaux, les alcooliques et les SDF [sans domicile fixe]. Quand le problème de la drogue s’est manifesté dans les années 1960-1970, les consommateurs de drogue y étaient ajoutés comme une nouvelle catégorie de clients des services sanitaires

Boekhout van Solinge, 1998 :72

Les premiers éléments du volet de normalisation qui furent mis en place sont des stratégies pour accroître l’information des usagers sur les drogues, notamment en ce qui a trait aux modes de consommation et à leurs risques, de même qu’au développement de ressources tant pour ceux qui désirent arrêter ou réduire leur consommation que pour ceux qui n’y sont pas prêts. Les services offerts aux toxicomanes ont peu d’orientation médicale ou psychiatrique. La question des soins à donner à ces usagers est conçue non seulement comme la réduction des problèmes d’usage, mais inclut également l’aide pour leur trouver un logement, leur donner une formation ou un travail, ou encore un revenu minimum. Elle suppose également de les accompagner dans l’amélioration de leurs rapports familiaux et sociaux, approche qui était déjà celle pour les usagers problématiques d’alcool.

Pour établir des liens avec les UDIs qui permettent de mener à bien ces stratégies, dès 1976, se forment les Junkybund (associations d’UDIs). Ces structures d’échange entre les pairs servent de liens entre les institutions et les usagers. Elles permettent également de repérer rapidement ceux qui vendent des produits frelatés à risques que les associations signalent à la police. En échange, la police tolère le petit trafic de produits de bonne qualité (van de Wijngaart, 1991). Cette collaboration entre les Junkybunds et la police fait en sorte que les drogues illicites qui circulent sont généralement de bonne qualité et à bas prix aux Pays-Bas, car il y a moins d’intermédiaires.

Cette politique de normalisation, vite connue des usagers d’autres pays, a attiré des milliers d’UDIs qui se sont installés aux Pays-Bas, profitant des structures de soins et évitant la répression chez eux. Cette situation a rapidement créé des nuisances publiques dans les grandes villes. La distribution de soins à tous les UDIs, néerlandais ou pas, s’est aussi vite révélée trop onéreuse dans le budget de la santé publique (Korf, 1994). Pour résoudre ce problème, le gouvernement a expulsé un certain nombre d’entre eux, notamment les usagers en situation d’irrégularité, de même que ceux causant des nuisances ou perpétrant des délits. Quant aux autres, le gouvernement ne peut leur interdire l’entrée aux Pays-Bas, mais le problème s’est grandement résorbé au fur et à mesure que les pays européens ont implanté des stratégies de réduction des méfaits pour prévenir le VIH ; la plupart des UDIs sont maintenant retournés chez eux.

En 1985 est produit le rapport Engelsman issu du Groupe de travail interdépartemental sur l’alcool et les drogues. Il analyse la politique de normalisation, intégrant la nouvelle donne apportée par la question du VIH chez les usagers de drogues par injection. À la suite de ce rapport, le ministère de la Santé considère qu’une aide médicale plus spécialisée doit être mise en place pour prévenir la propagation du VIH (Keizer, 2001). C’est ainsi que dans les années quatre-vingt, des services médicaux se jumellent aux services communautaires. S’ensuit une série d’expériences communautaires et médico-sociales qui, lorsqu’elles se révèlent bénéfiques, deviennent des politiques. C’est le cas, par exemple, des sites d’échange de seringues en place dès 1984 et de la distribution de méthadone à différents seuils (traitement, maintenance, ou pour prises sporadiques dans la rue) par les médecins généralistes, distribution devenue politique en 1988. Cette médicalisation tardive de la question des drogues explique par ailleurs que les Pays-Bas, en 1997, ont copié l’expérience suisse de prescription d’héroïne qui n’était pas en place chez eux, même s’ils prescrivaient déjà de la morphine (Derks, 1995 ; Van Brussel, 1995). Les premiers essais commencent en 1998 et ces programmes s’inscrivent dans une politique en 2002. Ils vont également suivre et non précéder les autres pays sur la question du cannabis à des fins thérapeutiques.

Le rapport gouvernemental néerlandais de 1995, Continuité et changement, produit à la suite de l’évaluation des résultats du volet de normalisation, en reconnaît les bienfaits dans la diminution des problèmes de drogues. Les Pays-Bas, comparativement aux autres pays, connaissent un taux comparable ou plus faible de consommateurs problématiques de drogues, de consommateurs mineurs, d’overdoses ou de personnes séropositives. Le rapport constate toutefois que les services développés pour prévenir les méfaits des drogues synthétiques sont déficients, que la montée de la consommation d’ecstasy chez les jeunes est inquiétante et que beaucoup de produits sont frelatés. Les citoyens se plaignent également des nuisances causées par les mégadancings ouverts 24 heures et qui regroupent ces usagers. Enfin, il est clair que les Pays-Bas sont un grand producteur d’ecstasy pour exportation, ce qui est interdit par la loi et n’améliore pas les relations avec les pays voisins. Le rapport demande plus d’actions policières pour détruire ces laboratoires clandestins et plus de fermeté dans l’application des règlements à l’égard des lieux ou des personnes qui causent des nuisances publiques.

En réponse à cette demande, le gouvernement néerlandais crée en 1997 une unité spéciale sur les drogues de synthèse afin de repérer les laboratoires clandestins et demande plus de fermeté de la part de la police en matière de nuisances publiques (Uitermark et Cohen, 2005). Pour répondre aux critiques sur la présence de produits frelatés et la faiblesse de la prévention, le ministère de la Santé développe un service de laboratoires ambulants présents dans les raves et autres lieux de consommation afin d’offrir aux usagers de tester leur drogue pour en connaître le contenu, s’assurant ainsi d’éliminer les comprimés frelatés et dangereux pour la santé, et profitant de la situation pour donner des conseils en prévention des risques. En cas de produits frelatés à haut risque, ces analyses des laboratoires ambulants permettent aussi de déclencher rapidement une alerte à ce sujet.

L’approche de normalisation néerlandaise, qualifiée aujourd’hui de réduction des méfaits, n’a pas eu besoin de l’excuse de la prévention du VIH pour aller vers les usagers. Pour cette raison, son enjeu central n’est pas la protection des « bons citoyens » contre les usagers problématiques de drogues, mais l’intégration sociale des usagers de drogues par un jumelage du communautaire, du médical (si nécessaire), et un dialogue avec les usagers et les citoyens. Dans le cadre européen, cette politique doit composer avec une répression renforcée, ce qui rend de plus en plus difficiles certaines stratégies de normalisation sur le terrain (Uitermark et Cohen, 2005). Ainsi, ces dernières années, la répression s’est accrue grandement à l’égard des toxicomanes impliqués dans la criminalité aux Pays-Bas. On leur offre un traitement, des refuges, des résidences spécialisées et, si cela ne fonctionne pas, ce qui est nouveau, ils peuvent être mis en traitement forcé sous autorité judiciaire.

En somme, la répression touche de plus en plus les usagers problématiques en lien avec leur participation au marché illégal. La croissance de ce marché illégal diminuant la séparation des marchés a aussi créé de nouveaux problèmes de santé publique. En fait, il est de plus en plus difficile de maintenir des politiques cohérentes en santé publique où répression et traitement, marché illégal et prévention, se conjuguent péniblement.

L’Espagne – 1983

En Espagne, de 1980 à 1983, dans la foulée de la promulgation de la nouvelle Constitution démocratique de 1978, une réforme du Code pénal fut entreprise. Le nombre d’infractions a diminué et sur la question des drogues, la décision fut prise que la possession simple ne serait pas criminalisée[11]. Tout comme en Italie, l’appréciation de la différence entre la possession simple et la possession en vue d’en faire le trafic est laissée à la discrétion des juges, ce qui donne des décisions assez variables sur ce qui constitue de la possession simple. Tout comme en Italie également, s’ensuivirent certains désordres publics liés au manque de services qui ont tardé à être mis en place à la suite de cette décision législative. Malgré ces problèmes de désordres publics, des sondages indiquent que 90 % des Espagnols souhaitent que le gouvernement ne change pas la loi à ce sujet. Cela mène ce dernier à trouver une voie en dehors du pénal pour résoudre le problème. Il utilisera la Loi sur la protection de la sécurité urbaine pour imposer des sanctions administratives contre la possession simple de drogues dans les lieux publics (amendes, confiscation des instruments pour consommer, etc.). Ces sanctions sont toutefois suspendues si la personne connaît des problèmes de consommation et accepte de se soumettre à un traitement, et ce, même si elle a commis des délits pour s’approvisionner. En parallèle, le gouvernement, augmente l’offre de soins pour les usagers problématiques. En 1997, des sondages indiquent que 90 % des Espagnols sont satisfaits de la solution trouvée par le gouvernement et de l’implantation des services pour aider les usagers en besoin de soins. Cet appui populaire est le résultat d’une campagne adéquate pour expliquer les bénéfices de l’aide plutôt que de la répression et permet à l’Espagne de poursuivre dans cette voie (Cesoni, 2000).

Une nouvelle Loi sur la sécurité des citoyens adoptée le 26 mars 2015 est toutefois venue changer la donne. Cette loi très répressive a pour objet la reprise de contrôle de la place publique par le politique à la suite de multiples manifestations et protestations liées à la crise économique, aux scandales de corruption, aux déportations jugées excessives, etc. (Misery, 2015). Outre la limitation de toute manifestation sur la place publique et du droit des journalistes à rapporter ces manifestations[12], les sans-papiers, les personnes pratiquant la prostitution, de même que les usagers de drogues sont aussi touchés. D’une part, la possibilité de suivre un programme de désintoxication à la place d’une amende a disparu, d’autre part, les amendes pour consommation, possession et culture personnelle ont considérablement augmenté quand les personnes sont interpellées sur la place publique. Il s’agit en partie ici d’une réaction contre le développement des Clubs de cannabis au sujet desquels le gouvernement conservateur au pouvoir depuis 2011 s’oppose aux gouvernements régionaux et aux villes qui les laissent se développer (Marks, 2015).

Les clubs de cannabis en Espagne

En 2016, il y a davantage de clubs de cannabis social (CCS) en Espagne qu’il y a de coffee shops aux Pays-Bas. On en compte en fait presque le double (entre 900 et 1 000). Les CCS, qui ont commencé autour de 1995 et ont adopté un modèle commun en 2001, sont des associations d’usagers dont les membres s’organisent eux-mêmes pour s’approvisionner en cannabis plutôt que de se tourner vers le marché illégal. Si les gens choisissent de devenir membres des CCS, c’est pour avoir un approvisionnement plus sécuritaire et des produits de meilleure qualité, tout en ne se retrouvant pas dans l’illégalité, car il s’agit de culture personnelle organisée collectivement.

Même si les CSS peuvent avoir certaines spécificités d’opération, le concept est basé sur un certain nombre de principes commun : les associations sont officiellement enregistrées, aucun profit n’est fait, le cannabis est fourni à un circuit privé d’adultes qui sont des usagers réguliers de cannabis, et la culture du cannabis sert uniquement à desservir la consommation personnelle des membres du club. La quantité consommée est plutôt petite, avec une limite annuelle prédéterminée pour chaque membre (la production est reliée à ces quantités nécessaires aux membres). Une information à propos des effets potentiellement négatifs du cannabis est donnée afin de les minimiser

Belackova, Tomkova et Zabransky, 2016. Notre traduction

Pour devenir membre d’un CCS, il faut être âgé de 18 ans et plus (21 pour certains) et secondé par une personne qui est déjà membre. En général, les CCS ne permettent pas à des non-résidents de devenir membres et ne font pas de publicité, même s’il est connu que certains CCS (particulièrement à Barcelone) s’affichent auprès des touristes, qui peuvent être des membres invités. Les frais pour être membre sont entre 10 et 30 euros, et certains d’entre eux ne chargent aucuns frais. Les membres paient tous les ingrédients, les instruments et les terres pour cultiver. Comme la quantité cultivée se base sur l’estimation de consommation des membres chaque mois, les CCS disent s’insérer dans la loi espagnole sur les drogues, puisqu’il s’agit de culture personnelle organisée collectivement. De plus, le cannabis cultivé est revendu aux membres sans profits (avec quelques exceptions). Ils ne font donc pas de trafic de drogues. La forme de cannabis est généralement l’herbe de cannabis, même si quelques clubs font aussi de la résine (haschich ou autres). Il y a également dans plusieurs de ces bureaux une aire de consommation, ce qui est permis puisque ce n’est pas public, ces clubs étant privés. Les conditions de culture sont contrôlées pour s’assurer de la qualité du cannabis et on évalue la teneur en THC pour bien informer les membres sur le produit (Arana et Montanés Sanchez, 2011).

Pour éviter une accusation de trafic, la distribution du cannabis aux membres se fait dans les bureaux de l’association, où seuls les membres ont accès, et généralement en petites quantités (pour quelques jours – comptant généralement entre 3 et 5 grammes/jour, même si on fait des exceptions pour des usages thérapeutiques). Les membres sont seuls responsables s’ils se font prendre sur la place publique pour détention ou trafic de cannabis, car même si la possession simple n’est pas criminalisée en Espagne, on ne peut posséder de cannabis dans un espace public. D’ailleurs, avant même la nouvelle Loi sur la sécurité des citoyens de 2015, la majorité des arrestations dans les espaces publics sont pour des usagers et non des trafiquants de cannabis. De plus, pour éviter les sanctions, ils doivent accepter un traitement, ce qui a gonflé artificiellement le nombre d’usagers de cannabis en besoin de traitement (Arana et Montanés Sanchez, 2011). La nouvelle loi de 2015 n’a pas arrangé les choses, d’autant que la décision de savoir s’il s’agit de possession simple relève de l’appréciation de la police. De plus, si des clubs se font voler leur plantation, ils ne peuvent se tourner vers la police pour faire enquête. En fait, particulièrement avec la police fédérale, c’est la police elle-même qui peut détruire leurs cultures et causer des ennuis aux CCS, et la nouvelle Loi sur la sécurité des citoyens les encourage dans cette direction.

Ce qui rend difficile l’adoption d’une réglementation susceptible de régulariser la situation des CCS, c’est que les trois niveaux de gouvernement sont impliqués et n’ont pas la même perspective dans le dossier. Le gouvernement local est responsable de l’acceptation de l’emplacement et de la salubrité des lieux, le gouvernement régional est responsable de la question des permis et de ce qui se passe à l’intérieur du club, et le gouvernement fédéral est responsable de leur situation au regard du Code criminel. Ce dernier, conservateur et majoritaire, est contre la présence des CCS.

Ces conflits entre le gouvernement fédéral et les gouvernements locaux ont même un écho devant les tribunaux. Cela s’est traduit, entre autres, par la cause du club Pannagh dans la région basque, un des clubs pionniers, militant actif pour la normalisation et l’expansion des clubs de cannabis. En 2011, à la suite d’une saisie policière de 17 kilos à ce club, le juge de première instance de la cour de Bizkaia rejette l’accusation de trafic de drogue et ordonne que la drogue soit retournée au Club, car leur fonctionnement ne contrevient pas à la loi. Toutefois, le Procureur a fait appel et demandé un total de 22 ans d’emprisonnement pour cinq membres du club et près de 2,5 millions d’euros d’amende. En décembre 2015, le Tribunal suprême a finalement condamné quatre membres de l’association à des peines de 1 an et 8 mois de prison chacun en plus d’imposer des amendes qui totalisent 250 000 euros, et ce, malgré le fait que la cour reconnaisse que l’association était sans but lucratif – ce qui signifie que cela n’était pas du trafic. Deux membres qui étaient en train d’empaqueter le cannabis lors de la saisie policière seront condamnés à 6 mois de prison. Le club Pannagh n’est pas le seul à subir les foudres des tribunaux nationaux ; ce fut le cas également des associations Ebers, de Bilbao et Three Monkeys.

Encore une fois, on peut voir comment, dans un contexte prohibitionniste, les forces politiques, juridiques, policières, selon les conjonctures plus ou moins conservatrices, vont venir créer un environnement paradoxal pour les usagers où le contact avec la police sur la place publique, même sans intention de trafic, peut être risqué. Les conflits entre les différents niveaux de gouvernements et les pratiques policières variées selon les régions et les niveaux politiques de la police, font également en sorte de rendre vulnérables les CCS, surtout depuis l’arrivée du gouvernement conservateur en 2011. La nouvelle Loi sur la sécurité des citoyens de 2015 est en effet venu durcir les sanctions à l’égard des usagers pris pour possession simple sur la place publique, tout en diminuant la possibilité d’un traitement pour ceux qui en ont besoin. De plus, ces dernières années, l’idéal coopératif des CCS fait place à certains endroits, particulièrement à Barcelone, à des CCS plus commerciaux, similaire aux coffee shops néerlandais, mais demeurant un club privé : « il y aurait en Catalogne 20 CCS qui comptent plus de 1 000 membres et 2-3 qui en comptent plus de 10 000 » (Zobel et Marthaler, 2016 :55). « Ces clubs se multiplient rapidement, car les entrepreneurs dans le marché du cannabis perçoivent des opportunités de profits en admettant des milliers de membres, incluant les étrangers. Pour répondre à la demande, ces clubs dépendent du marché illégal du cannabis, ou encore de cultivateurs professionnels. (Decorte et Pardal, 2017 : chap.19. n.p. Notre traduction.). Ainsi, il semble que la philosophie de départ s’étiole au profit de la soif de profits liés à ce marché.

Les CCS se répandent malgré tout dans différents pays européens et même ailleurs. En Europe, une bonne partie d’entre eux sont membres d’ENCOD (Coalition européenne pour des politiques justes et efficaces en matière de drogues[13]), une ONG européenne. Cette expansion est principalement liée au fait que la prolifération des CCS en Espagne n’a pas attiré les critiques des organismes de contrôle de l’ONU sur les conventions en matière de drogues ; ainsi, le modèle apparaît conforme aux obligations internationales des pays. Ce mode d’approvisionnement évite également le contact avec le marché illégal. Enfin, le modèle privilégié inclut la réduction des méfaits par de l’information et de l’aide, au besoin (Marks, 2015). De plus, le statut d’association sans but lucratif de ces CCS amène un fonctionnement plus démocratique qui permet au consommateur d’avoir son mot à dire sur ce qui sera cultivé, la manière de la faire, etc. C’est pourquoi de nombreux CCS revendiquent, si une légalisation de la marijuana a lieu dans leur pays, de pouvoir continuer leurs activités. Ils craignent que la légalisation ne signifie la commercialisation à grande échelle du produit et l’ajout d’ingrédients chimiques pour accélérer cette culture, donc une diminution de la qualité du produit. En d’autres termes, « le désir d’avoir plus de contrôle sur le mode de production et le produit final est une importante motivation pour préserver des cultures de cannabis locales, à petite échelle et sans but lucratif » (Decorte, 2015 :127. Notre traduction.).

Pologne – 1985

La première loi dédiée à la question des drogues fut votée en 1985, période tumultueuse où la Pologne en était à négocier plusieurs libertés politiques. Elle était à l’avant-garde en ne considérant pas la possession simple comme une infraction criminelle et la dépendance était vue comme une maladie demandant des soins médicaux. C’est ainsi qu’a commencé à se développer une infrastructure de soins. Toutefois, les soins médicaux n’étaient donnés qu’à ceux qui recherchaient l’abstinence complète, considérant l’usager problématique comme responsable de la situation dans laquelle il s’était mis, ce qui était, en fait, la reproduction du discours soutenu par l’Église catholique et l’idéologie communiste (Malinowska-Sempruch, 2016 ; Malinowska, 2017 ; Summers et Plywaczewski, 2012).

Après la chute du mur de Berlin en 1989, les mafias russes utilisent de plus en plus la Pologne comme voie de passage pour leurs trafics de drogues, ce qui constitue un des facteurs contribuant à la participation de plusieurs Polonais à ce marché lucratif, principalement en tant que courriers.

En 1995, Lech Walesa est battu par Aleksander Kwasniewski, jeune chef d’un parti fondé sur les « ruines du parti communiste » et fort conservateur. En 1997, le gouvernement réforme la Loi sur les drogues jugée trop permissive et responsable de la montée de la violence liée au marché illégal de la drogue. Malgré le durcissement des sentences pour trafic, « cela n’empêchera pas la croissance des organisations criminelles de profiter du marché polonais encore non saturé de drogues » (Summers et Plywaczewski, 2012 : 235. Notre traduction.). La possession simple est criminalisée avec un compromis qui est passé de justesse lors du vote en chambre, l’article 48(4) : si la quantité de drogues pour possession personnelle est petite, on peut décider de ne pas poursuivre au pénal (article 48 (4)), cette petite quantité n’étant pas précisée. Cet article ne tiendra toutefois la route que trois ans, après quoi le gouvernement le remplace par l’article 62 en 2000 qui réintroduit des sanctions criminelles pouvant mener à l’incarcération pour possession simple, quelles que soient les quantités. Il dit vouloir réduire le trafic de même que le nombre de jeunes qui commencent à utiliser des drogues illicites. Il était d’autant plus motivé dans cette direction qu’une campagne vigoureuse de parents appelait au durcissement des lois avec pour slogan : « Il vaut mieux être en prison qu’au cimetière », faisant ici allusion au taux d’infection au VIH chez les usagers de drogues par injection. Ainsi, même si la loi, par les articles 72 et 73, permet d’offrir un traitement et de suspendre la sanction pénale si la personne le fait, cette procédure est peu utilisée.

Le résultat de ce changement de loi ne se fait pas attendre. Si, au cours de l’année 2000, le pays comptait environ 2 000 personnes judiciarisées pour simple possession, en 2006, elles étaient plus de 30 000  : « 56 % des cas pour possession de cannabis et 60 % de ceux pour possession d’amphétamines avaient moins d’un gramme. Cela va sans dire que moins de 5 % des cas étaient en possession de plus de 20 grammes » (Malinowska-Sempruch, 2016 : 34. Notre traduction ; Summers et Plywaczewski, 2012).

Est-ce que le durcissement de la loi a eu l’effet escompté ? Pas du tout. En 2012, l’ancien président Kwasniewski qui a signé cette loi reconnaît les méfaits qu’elle a produits, tant en termes de répression que de santé publique. En fait, Aleksander Kwasniewski est aujourd’hui commissaire de la Global Commission on Drug Policy - GCDP, groupe international revendiquant la légalisation de l’ensemble des drogues avec un objectif de santé publique, et essaie d’influencer son pays dans cette direction (Alimi, 2015 ; GCDP, 2016).

Le nouveau gouvernement polonais élu en 2005 a réussi à modifier quelque peu la situation en 2009 avec l’adoption de l’article 62a qui permet au Procureur de suspendre les procédures si les quantités sont « négligeables ». Toutefois, cela ne change pas le travail de la police, puisque cette décision appartient au Procureur et à ce jour, les décisions à cet effet sont très variables selon les régions et les procureurs (Malinowska-Sempruch, 2016).

La Pologne présente donc un autre cas de valse politique qui se fait au détriment de l’usager et des soins pour ceux qui en ont besoin, car le contexte prohibitionniste s’inscrit aisément dans un discours gouvernemental fondé sur la « loi et l’ordre ».

République tchèque – 1990

À la suite de la chute du régime communiste en 1989, plusieurs amendements au Code criminel de la République Thèque furent faits, dont la décriminalisation de la possession simple de drogues, y incluant la culture de cannabis à des fins personnelles[14]. Le développement de la consommation durant les années 1990 va toutefois générer plusieurs débats politiques et médiatiques et plusieurs voix réclameront un retour à la répression pour dissuader les gens de consommer des drogues. Cela va donner lieu en 1998 à un amendement nébuleux dans le Code criminel (Loi no 112/1998) qui introduira de nouveau des sanctions pour possession simple à compter de 1999. Pourquoi nébuleux ? La loi crée des sanctions pénales uniquement pour ceux dont la quantité en possession est « plus que minime. Aucun autre critère ne vient déterminer cette quantité laissant ainsi l’interprétation de celle-ci aux tribunaux » (Mravcik, 2015 : 705. Notre traduction.). Cette loi ne changea strictement rien à la consommation, n’a apporté aucun bienfait en santé publique, et son application se révéla extrêmement coûteuse pour le pays. La signification ambigüe de ce que représente une quantité « plus que minime » générait énormément de controverses. Enfin, le fait que les sentences étaient les mêmes, quelle que soit la drogue en cause, était aussi remis en question. C’est pourquoi, en 2001, le gouvernement demande au ministère de la Justice et au ministère de la Santé de classer les drogues selon leur risque social et pour la santé afin de préciser ce dernier élément : « Initialement, les drogues furent groupées en trois catégories, puis cela fut réduit à deux – le cannabis et les autres drogues » (Mracvcik, 2015 : 705. Notre traduction.). C’est ainsi qu’en 2009, la loi fut réécrite en conséquence, entrant en vigueur en janvier 2010 (Loi no.40/2009). Les sanctions étaient plus petites pour le cannabis que les autres drogues si la quantité possédée était « plus que minime ». De plus, on fit la même distinction des sanctions entre les drogues (par exemple, cannabis /champignons) pour la culture à des fins personnelles, si la quantité était « plus que minime ».

Enfin, pour mettre fin aux controverses, le gouvernement promulgue un Règlement (no 467/2009) pour préciser la signification de « plus que minime » dans la loi, soit plus de 2 grammes de méthamphétamine, 1,5 gramme d’héroïne, 1 gramme de cocaïne, 4 tablettes d’ecstasy de 0,4 g de MDMA, 5 tablettes, buvards, comprimés ou micropointes de LSD, 15 grammes de marijuana séchée, 5 grammes de haschich et 40 grammes de champignons entiers hallucinogènes. La culture jusqu’à un maximum de cinq plants de cannabis n’est pas considérée comme une infraction criminelle, mais peut être passible d’une amende allant jusqu’à 600 euros. Dans la pratique, toutefois, si l’on s’en tient à ce maximum de cinq plants, c’est une politique de tolérance qui prévaut (Belackova, Maalsé, Zabransky et Grund, 2015). Cette décriminalisation, pour ne pas apparaître ‘douce’, s’est traduite par des sentences minimales de prison pour le trafic de drogues, incluant le cannabis, ce qui a accru la répression pénale (Belackova et coll., 2017).

En juillet 2013, à la suite d’une cause contestant le Règlement no 467, la Cour constitutionnelle donne raison au plaignant et vient annuler ce Règlement, car uniquement la loi pénale et non un Règlement du gouvernement peut donner lieu à des sanctions pénales. En mars 2014, de manière à uniformiser la pratique des tribunaux, la Cour Suprême adopte à l’unanimité la définition d’une quantité « plus que minime » qui doit généralement se comprendre comme une quantité qui, selon la dangerosité de la drogue concernée pour la santé, « est plusieurs fois supérieure à la dose quotidienne d’un usager typique. De plus, dans l’évaluation des cas, les tribunaux doivent prendre en considération si l’individu en est à son premier usage ou si c’est un usager régulier de longue date et d’autres facteurs pouvant constituer une menace à la santé publique » (Mracvcik, 2015 : 706. Notre traduction). En annexe de cette décision, la Cour Suprême remet les quantités telles que précisées dans le Règlement 467 en tant que « guide » pour les juges, en abaissant même la quantité considérée minime pour les méthamphétamines à 1,5 gramme et pour le cannabis séché à 10 grammes. Ce dernier élément est présentement contesté devant les tribunaux, car on désire revenir à la mesure de cinq plants de cannabis pour culture personnelle.

Toute cette saga vient témoigner du manque de consensus sur la question de la décriminalisation de la possession simple qui s’est traduit par une marge de manoeuvre étroite pour éviter la sanction pénale. En fait, les experts mandatés par le gouvernement pour l’aider dans sa prise de décision à chaque fois se divisaient en deux groupes : ceux qui considéraient que la prise de drogue en soi était problématique, et ceux qui considéraient que l’essai de drogues faisait partie de la vie normale, tout comme avec les drogues légales. « Tandis que les deux paradigmes se retrouvent dans les déclarations de même que dans les pratiques des politiques en matière de drogues de plusieurs pays, l’avantage du premier groupe est qu’il bénéficie du support institutionnel des conventions internationales où la majorité des ressources sont consacrées à la répression pénale de la production, de l’approvisionnement et de la possession des drogues prohibées » (Nekola et Moravek, 2015 : 232. Notre traduction).

L’Allemagne – 1994/1998

Traditionnellement, en Allemagne, le principe d’opportunité[15] permet de ne pas poursuivre la petite délinquance lorsque l’on juge que le pénal est inapproprié. C’est ainsi qu’en 1992, des länder allemands dépénalisent la détention de petites quantités de drogues pour consommation personnelle (Albrecht, 1996). Cette dépénalisation devient nationale lorsque la Cour Constitutionnelle allemande, le 9 mars 1994, soutient dans une décision que la possession simple de drogues ne mérite pas « l’indignation éthico-morale du droit pénal » (Albrecht, 1998 :84). Comme il y a une tendance générale à abandonner les poursuites pénales dans les cas de petite délinquance, cela doit également s’appliquer à la possession simple de drogues. Le 26 janvier 1998, la Loi sur les Stupéfiants est modifiée en suivi de ce jugement pour indiquer clairement que le Procureur peut s’abstenir de prononcer une peine si le délit de drogue est considéré comme mineur, peu importe que le contrevenant « cultive, produit, importe, exporte, porte en transit, acquiert, autrement dit, obtient ou possède en quantité insignifiante des narcotiques pour usage personnel » (OEDT, 2005 : 16).

À la suite de cet amendement, les quantités tolérées et les pratiques policières varient d’un Land à l’autre. Globalement, en ce qui a trait au cannabis et dérivés pour consommation personnelle, la décriminalisation de la possession simple est chose acquise, de même qu’en ce qui a trait à l’héroïne, due à la présence de programmes de réduction des méfaits. Toutefois, la tolérance policière et judiciaire est très variable selon les régions lorsqu’il s’agit de simple possession de cocaïne ou de drogues synthétiques, particulièrement l’ecstasy (Böllinger, 2004 ; Reuband, 2008 ; Eastwood, Fox et Rosmarin, 2016). Bien que la dépénalisation soit à géométrie variable, elle a facilité l’implantation de stratégies de réduction des méfaits et a amené une certaine modification des mentalités à l’égard du phénomène de la drogue vers plus de tolérance (Böllinger, 2004).

Le Portugal – 2001

Suite à la sortie d’un régime politique dictatorial qui a duré près d’un demi-siècle (1926-1974), la consommation de drogues au Portugal était de moins en moins conçue comme un crime et de plus en plus comme une maladie. Cela s’est traduit par un Décret (no 430/83) en 1983 qui distinguait nettement les infractions pour trafic et celles pour possession, les premières étant fortement sanctionnées tandis que les secondes recevaient des sanctions plutôt symboliques (Da Agra, 2009 ; Gonçalves, Laurenço et Da Silva, 2015 ; Laqueur, 2015). En 1998, le gouvernement a mandaté un groupe d’experts pour écrire ce que devaient être les lignes directrices d’une politique nationale en matière de drogues. La situation était urgente, car les données européennes indiquaient « que le Portugal avait le plus haut taux de cas de VIH reliés aux usages de drogues et le second taux de prévalence d’usagers de drogues par injection (UDIs) séropositifs. De plus, avec la croissance d’UDIs à l’héroïne, s’installaient des marchés de drogues à ciel ouvert où les drogues étaient consommées dans des endroits publics » (Laqueur, 2015 : 750. Notre traduction). Cela a abouti à l’adoption en 1999 de la Stratégie nationale de lutte à la drogue (Da Agra, 2009 ; Hugues et Stevens, 2010 ; Hughes, 2017).

Cette stratégie orientée sur la santé publique a suscité beaucoup de débats chez les parlementaires à propos des coûts qui allaient en découler. En effet, cette politique n’était pas qu’une déclaration théorique sur ce que l’on voulait faire. Elle approuvait, entre autres, l’ouverture d’un réseau national de centres de traitement de la toxicomanie, car elle « reconnaissait explicitement que le toxicomane était une personne malade, non un criminel, et affirmait l’inefficacité des sanctions criminelles pour réduire l’usage » (Laqueur, 2015 : 750. Notre traduction). De plus, elle élargissait la mise en place de programmes de réduction des méfaits en plus de créer de nouvelles bases pour les programmes de prévention et d’accroître la formation des intervenants. C’est dans la poursuite de cette Stratégie qu’en novembre 2000, le gouvernement portugais approuvait la décriminalisation de l’usage et de la possession simple de toutes les drogues illicites, possession simple étant entendue comme une quantité moindre que 10 jours de consommation (Loi 30/2000 où la possession simple équivaut à 1 gramme d’héroïne, 1 gramme d’ecstasy 1 gramme d’amphétamines, 2 grammes de cocaïne ou 25 grammes de cannabis). Cette loi est entrée en vigueur le 1er juillet 2001. Désormais, l’acquisition et la possession de drogues (tant les drogues illicites que les drogues utilisées sans prescription médicale), qu’elles soient publiques ou privées, étaient des infractions administratives sanctionnées par les nouvelles Commissions de dissuasion de la toxicomanie (CDT) et la police peut, si nécessaire, détenir les usagers inculpés pour s’assurer qu’ils comparaîtront devant ces CDTs. Les médecins également peuvent demander qu’une personne se présente aux CDTs (Laqueur, 2015). Hugues et Stevens (2010 : 1002) en décrivent leur fonctionnement ainsi :

Les CDTs sont des comités régionaux de trois personnes, appuyées par des avocats, des travailleurs sociaux et des professionnels de la santé. Les personnes en infraction d’usage sont amenées par la police à ces CDTs qui vont par la suite discuter avec celles-ci pour comprendre les motivations et les circonstances entourant cette infraction ; c’est ce qui leur permettra de décider de la sanction qui peut être des heures de travaux communautaires, une amende, la suspension professionnelle d’une licence ou l’interdiction de fréquenter certains lieux. Toutefois, leur but premier est de dissuader la personne de faire usage de drogue et d’encourager les personnes dépendantes à suivre un traitement. À cette fin, ils déterminent si les individus devant eux sont dépendants ou non. Pour les personnes dépendantes, ils peuvent recommander qu’en lieu et place de la sanction, la personne suive un traitement ou un programme éducatif. Pour les personnes non dépendantes, ils peuvent ordonner la suspension provisoire des procédures, leur demander de se rapporter au poste de police, leur demander de recevoir des soins psychologiques ou de suivre des programmes d’éducation, ou leur imposer une amende[16]. Les membres des CDTs sont soutenus par le personnel à l’emploi de l’Instituto da Droga e da toxicodependência (IDT, Institut sur les drogues et la dépendance), l’agence gouvernementale centrale sur les drogues.

Ces CDTs sont directement reliés au réseau national des centres de traitement de la toxicomanie, et à divers services en santé publique (santé mentale, soins hospitaliers, etc.) (Goulao, 2016). Il faut spécifier que les traitements ne sont pas obligatoires ; on offre à la personne une place en traitement en lieu et place de la sanction et on tente de l’amener dans cette direction. Si elle ne veut pas, ce sont des sanctions administratives diverses qui peuvent s’appliquer, ou parfois même la suspension des procédures en attendant de voir s’il n’y a pas d’autres services qui pourraient agir sur le terrain pour amener cette personne en traitement. Ce dernier dispositif est le plus souvent utilisé, « seulement 6 % des mesures appliquées constituent une sanction » […]. Telles qu’elles ont été conçues, les Commissions ont une fonction plutôt sociosanitaire que punitive » (Da Agra, 2009 :44 ; Hughes, 2017).

C’est toute cette infrastructure mise en place avant de décriminaliser qui a fait sourciller les parlementaires sur les coûts. Quinze ans plus tard, cette infrastructure, en partie financée aujourd’hui par les profits du jeu (Goulao, 2016), produira une réduction des coûts sociaux et de santé publique estimée à environ 12 % en comparaison avec la situation antérieure (Gonçalves, Laurenço et Da Silva, 2015). L’autre élément à souligner est que, découlant du fait que l’usage soit encore une infraction, quoiqu’administrative, cela a fait en sorte qu’il n’y a pas eu de narcotourisme qui a suivi cette décriminalisation. Enfin, si de facto ou de jure, dans plusieurs pays européens, on ne criminalise plus beaucoup la possession simple de cannabis et que plusieurs usagers d’autres drogues sont référés à divers services de santé publique, le Portugal, comme les recherches le soulignent, a su traduire ces mesures dans un système plus organisé et enraciné dans des réseaux. Cette réalité diminue le caractère aléatoire des décisions policières et judiciaires sur la simple possession selon les régions et assure un suivi plus systématique en santé publique pour les personnes en besoin de soins.

Un autre élément positif très important de la politique portugaise sur les drogues passe presque inaperçu. La loi 30/2000, en prolongation du décret de 1983, vient clairement faire la distinction entre les infractions majeures et mineures : si des personnes sont trouvées en possession d’une quantité de drogues excédant 10 jours d’approvisionnement, elles peuvent être, soit accusées de trafic, soit de possession en vue de trafic, cette dernière infraction ayant des sanctions beaucoup moins lourdes. Cette distinction « repose sur plusieurs facteurs : le type de drogue illicite ; la présence de « circonstances aggravantes », telles vendre de la drogue à des mineurs ou participer dans une organisation structurée de trafic de drogues » (Laqueur, 2015 : 752. Notre traduction). L’effet sera majeur. Depuis 2001, le nombre de personnes inculpées de trafic et incarcérées a diminué de moitié. Ainsi, même si cette nouvelle loi n’a pas changé le nombre de contacts formels entre la police et les citoyens sur la question des drogues, ce qui a changé est le suivi donné à ces cas (Laqueur, 2015).

Demeure toutefois un débat très houleux dans la communauté scientifique quant à l’évaluation des effets de la politique portugaise, à savoir si cette loi fut efficace à diminuer l’usage de drogues, particulièrement les usages problématiques. Pour répondre à cette question, il y a une guerre sur les statistiques qui sont valables et celles qui ne le sont pas pour faire ces mesures et décider des bénéfices de la politique portugaise (Gonçalves, Laurenço et Da Silva, 2015, Huques et Stevens, 2010, 2012 ; Laqueur, 2015). Que l’on se pose la question de l’évolution de la consommation de drogues illicites et de ses marchés au Portugal, ne constitue pas un problème. Ce sont des informations pertinentes et utiles. Qu’on analyse ces taux de consommation et cette présence du marché pour commenter l’efficacité de la loi portugaise, est cependant très problématiques. De nombreuses études ont depuis longtemps montré que les taux de consommation sont indépendants des lois qui n’arrivent qu’à faire varier les produits quand la répression devient plus efficace sur l’un d’entre eux et que les marchés varient selon des variables environnementales beaucoup plus complexes que la loi. Une loi doit se mesurer sur les objectifs annoncés, et ceux de la loi 30/2000 étaient de diminuer la répression sur les usagers et de référer davantage de personnes aux soins nécessaires en santé publique. En ce sens, elle est un succès, car on peut dire, statistiques à l’appui, que la réduction de la répression et l’expansion des programmes de traitement, de prévention et de réintégration sociale au Portugal ont réduit les méfaits que peuvent vivre les usagers de drogues illicites, problématiques ou non, de même que les décès liés à la drogue (Da Agra, 2009 ; Hugues et Stevens, 2010 ; Hughes, 2017).

Un autre débat quant à la politique portugaise est lié au caractère moral et normatif des CDTs envers les usagers de drogues, particulièrement les usagers de cannabis. Si le Portugal a médicalisé la question de l’usage, il n’a pas légalisé les drogues. Il a simplement décriminalisé la possession simple pour permettre une meilleure prise sociosanitaire sur les usagers problématiques et moins de répression pour les usagers en général. Rappelons également que la très grande majorité des usagers ne reçoivent aucune sanction. Même s’il peut être désagréable de justifier un usage que l’on juge non problématique devant une Commission, cela demeure probablement le prix à payer pour que le Portugal reste conforme aux Conventions internationales et aux ententes européennes tout en ne criminalisant plus l’usager et en maximisant les soins aux usagers problématiques. Ce n’est pas l’idéal de la normalisation qui ne peut être obtenue que par la légalisation, et encore, ce n’est pas automatique. De plus, la politique portugaise, à l’heure actuelle, se porte mieux en matière de cohérence de ses pratiques que la plupart des pays européens. Enfin, c’est un des seuls pays à avoir réussi une politique de décriminalisation à l’échelle nationale, c’est-à-dire dont les pratiques de répression et de santé publique ne sont pas extrêmement variables selon les régions du pays, ou selon le bon vouloir de chacun dans le dossier. Toutefois, les coupures budgétaires des dernières années ont rendu certaines offres de services plus difficiles (da Purificação Anjos, 2016).

En somme, si le Portugal ne représente pas un modèle idéal si on désire mettre fin à la guerre à la drogue pour s’orienter en santé publique, en contexte prohibitionniste, il est probablement le pays européen qui, à l’heure actuelle, va le plus loin dans l’intervention auprès des usagers de manière à diminuer leur répression et à augmenter les soins de ceux qui en ont besoin, le tout avec cohérence et à l’échelle nationale. Cela s’explique entre autres du fait que leur choix juridique s’est fondé sur trois secteurs-clés impliqués dès le départ dans la réflexion sur la décriminalisation de la simple possession et l’élargissement des soins aux usagers qui en ont besoin : les acteurs de la justice, de la santé, et du politique. Ceci a contribué à un consensus sur l’ensemble des recommandations de la Stratégie nationale adoptée en 1999 et à l’apport des fonds nécessaires pour leur implantation cohérente sur le terrain (Hughes, 2017).

L’Amérique latine

Dans ce continent, les descriptions des diverses situations de décriminalisation de la possession simple des pays seront plus courtes, parce qu’elles se font écho. Une analyse plus générale des causes de l’impact globalement négatif de la décriminalisation de la possession simple en Amérique latine conclura cette section. Cela expliquera les constats dramatiques en matière de répression, particulièrement des usagers, comme démontré par l’importante étude du Transnational Institute (TNI) et du Washington Office on Latin America (WOLA) qui portait sur la situation de huit pays au regard des lois sur les drogues, de la répression et de la situation dans les prisons : l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, la Colombie, l’Équateur, le Mexique, le Pérou et l’Uruguay (Metaal et Youngers, 2011), résultats qui font écho à l’étude sur le même sujet du Research Consortium on Drugs and the Law (Chaparro, Pérez Correa et Youngers, 2017) qui recoupe ces mêmes pays auxquels il faut ajouter le Costa Rica.

En 1972, l’Argentine – sous la supervision américaine (Garat, 2016) – tint une rencontre avec l’ensemble des pays sud-américains pour une harmonisation des politiques sur les drogues qui aboutit en 1973 à l’Accord sud-américain sur les drogues et substances psychotropes (ASEP). Cet accord criminalisait l’usage et la possession des drogues illicites. Tous les pays l’ont signé et ont établi une loi dans leur pays en suivi de cet accord. L’Uruguay l’a fait également, avec une différence toutefois : il n’a pas criminalisé la possession simple de drogues. Cela s’explique par le Bureau spécial qui fut créé pour conseiller le politique sur le contenu de la loi (Loi 14.294). Un Bureau où siégeaient plusieurs médecins et la professeure et avocate Adela Reta qui considérait que l’usager de drogues était une personne malade en besoin de soins. La police antinarcotique s’est tout de même permis quelques arrestations pour possession simple et ceux qui étaient référés aux soins l’étaient dans une institution psychiatrique qui n’était pas vraiment prête pour cela, ce qui rendait les traitements assez inefficaces (Garat, 2016). Au cours des années 1980, tout comme les autres pays, la population subissait la propagande contre les drogues avec, entre autres, tous les mythes sur les dangers de la marijuana et ses effets, et réclamait que les peines s’étendent à la possession simple ; en même temps un autre groupe important, des jeunes, mais également de nombreux professionnels et experts, réclamait de meilleurs soins pour les usagers problématiques et la légalisation du cannabis. Devant cette division sur la politique des drogues à privilégier, le Congrès mit en place une Commission nationale pour étudier la question en 1987. À la suite de cette Commission, en 1988, un Bureau national des drogues fut créé non seulement pour combattre le trafic de drogues, mais également l’usage « abusif » par de la prévention et des soins. Le statut de ce Bureau est prestigieux ; c’est une structure supraministérielle qui relève directement du président de la République et qui rassemble plusieurs ministères (de l’Intérieur, des Affaires étrangères, de l’Économie et de la Finance, de la Défense nationale, de l’Éducation, de la Santé publique, du Tourisme et des Sports et du Développement social) pour composer une politique globale en matière de drogues. Toutefois, « une de ses principales difficultés est qu’il dépend de l’allocation de chacun de ces ministères pour établir son budget et implanter les différents volets de sa politique sur les drogues » (Garibotto, 2011 : 82. Notre traduction). Un exemple typique est le volet santé : le Bureau comprend la nécessité de soins pour diminuer les consommations problématiques et implanter des stratégies de prévention, mais son budget ne lui permet absolument pas d’en faire sa priorité. Ce Bureau a su tout de même implanter plusieurs stratégies de réduction des méfaits au cours des années 2000. De plus, les politiques nationales de lutte au trafic annoncent explicitement viser la participation dans les niveaux intermédiaires et élevés du trafic de drogue et ne pas mettre leur énergie sur les petits joueurs du marché. L’Uruguay est un lieu de transit important pour le marché des drogues. En 1998, la loi sur les drogues de 1974 était réécrite (Loi 17.016) affirmant clairement que la possession d’une petite quantité de drogues pour usage personnel était tolérée (article 30). L’évaluation de ce qui constituait une quantité pour usage personnel fut laissée à la discrétion du juge, ce qui a rendu (et rend encore) les suivis assez variables sur ce que constitue une quantité pour usage personnel (Garat, 2016). Les données sur les prisons en 2009 montrent qu’il y a plusieurs cas avec de très petites quantités. Le problème est qu’il y a très peu de sentences en dehors de la prison pour les infractions en matière de drogues et plusieurs de ces personnes furent arrêtées lors de rafles policières plus importantes. C’est pourquoi, contrairement aux autres pays d’Amérique latine, les détenus pour infractions en matière de drogues ne constituent que 11 % de la population carcérale. Il demeure tout de même qu’en 2009, la surpopulation dans les prisons était de 138 % et leurs conditions déplorables sont similaires aux autres pays d’Amérique latine.

Le Costa Rica a décriminalisé la possession simple en 1988 (Loi 7093). Ce pays est une exception par rapport aux autres pays d’Amérique Latine qui ont décriminalisé la possession simple puisqu’aucune quantité n’a été spécifiée pour définir ce qui constitue une possession pour usage personnel et la décriminalisation est réelle. En effet, suite à cette loi, pour décourager la police de faire des accusations pour de petites quantités de drogues pour usage personnel, le Bureau du Procureur général a rejeté systématiquement ces accusations. Toutefois, en suivi de directives institutionnelles, si une personne est prise à consommer dans les endroits publics, elle subira une fouille et sa drogue sera saisie même s’il s’agit d’une petite quantité et qu’il n’y aura pas d’arrestations (Chaparro, Pérez Correa et Youngers, 2017). Quant aux stratégies de réduction des méfaits suite à ce changement de loi, les données trouvées sont insuffisantes pour en faire une évaluation convenable.

Le Pérou, important producteur de coca, en 1991, a décriminalisé la possession simple de toutes les drogues. En 2003, la loi fut modifiée pour donner des spécifications sur ce qu’était la possession simple pour certaines drogues afin de s’assurer que cela ne donnait pas lieu à des passe-droits sur des possessions de drogues qui devraient être considérées comme de la possession en vue de trafic : la possession simple peut aller jusqu’à 5 grammes de pâte de coca, 2 grammes de cocaïne et 8 grammes de THC, pas au-delà (Transnational Institute, 2015). Pourtant, le quart de la population carcérale est lié à des infractions aux lois sur les drogues dont 60 % pour des quantités minimes. Les sentences sont très lourdes dans le Code criminel péruvien pour possession en vue de trafic (1 à 8 ans d’incarcération), sans compter la détention préventive qui peut être très longue. Ainsi, ces infractions contribuent grandement à la surpopulation carcérale : « En décembre 2009, en dépit d’une infrastructure pouvant accueillir 24 961 personnes, le Pérou a une population carcérale de 44  735 personnes » (Garrido, 2001 : 75. Notre traduction.). Après les délits sur les biens, ce sont les délits sur les drogues qui sont les plus grandes causes de cette surpopulation carcérale et certains secteurs de la population péruvienne sont particulièrement touchés : « les pauvres, les paysans, les jeunes, les indigènes et les métis de classe défavorisée. Les quelque 12 000 Péruviens incarcérés pour des infractions sur les drogues le sont souvent sans avoir été condamnés [la majorité étant en détention préventive], avec aucune spécification sur le type d’infraction [bris de l’habeas corpus[17], et sans possibilité de faire appel pour réduire leur sentence » (Garrido, 2011 : 71. Notre traduction). Cette situation s’explique, d’une part, par le fait que les tribunaux sont si en retard dans le traitement des causes que 39 % uniquement de la population incarcérée a reçu un jugement et une condamnation, les autres attendant leur procès. Ces proportions de la clientèle incarcérée en détention préventive au regard de celle qui a été jugée « sont dans la moyenne en Amérique latine » (Garrido, 2011 : 76. Notre traduction). C’est ce qui fait qu’un grand nombre de personnes sont incarcérées pour simple possession et ne pourront faire valoir leur cause qu’au moment d’être jugées. Ceci est sans compter que pour les délits de drogues, la police a un pouvoir de détention de 15 jours au lieu du 24 heures habituel des autres délits. D’autre part, au Pérou, comme dans plusieurs pays d’Amérique latine, l’habeas corpus et le droit d’appel sont supprimés quand il s’agit d’infractions en matière de drogues, de même que le droit à des sentences autres que la prison. Ainsi, la répression domine encore largement les pratiques sur les infractions en matière de drogue au Pérou malgré la décriminalisation de la possession simple et des milliers de personnes sont incarcérées pour des infractions mineures, même l’usage, dans des conditions de détention où les droits des détenus sont très faibles, les soins manquent cruellement et où la surpopulation génère beaucoup de violence (Garrido, 2011 ; Ponce, 2016). Pourquoi autant d’usagers en prison malgré la décriminalisation de la possession simple ? Le peu de contrôle de l’activité policière, particulièrement de la Policia Nacional Peruana – PNP, fait en sorte que la corruption et l’abus de pouvoir de la police sont fréquents et la drogue permet aisément de porter des accusations contre des personnes appartenant à certains groupes sociaux, accusations que l’on peut retirer en échange d’argent ou de biens. De plus, cette corruption s’étend également à l’administration des tribunaux et des prisons (Garrido, 2011 ; Ponce, 2016).

Au début des années 1990, la Colombie apportait des réformes importantes à son système judiciaire. La Constitution de 1991 incluait maintenant une Charte des droits qui a amené les tribunaux constitutionnels à faire valoir ces droits fondamentaux dans le droit pénal, dont certaines décisions ont affecté le traitement des infractions en matière de drogues. En 1994, la Cour constitutionnelle (Jugement C-221) a jugé inconstitutionnels les articles de la loi 30 de 1986 qui punissaient la possession pour usage personnel : « Selon la Cour, imposer une pénalité telle que l’arrestation ou l’amende à des adultes qui décident de consommer des drogues est abusif de la part de l’État qui doit intervenir de manière appropriée avec ses citoyens pour protéger leur droit à la santé et, de plus, cela viole leur droit à l’autodétermination » (Uprimny et Guzman, 2016 : 91. Notre traduction). Cette décision de la Cour a généré de nombreuses controverses. Toutefois, en suivi de ce jugement, dans les années qui suivirent, la répression pénale à l’égard des usagers a diminué quelque peu au profit du traitement et de stratégies de réduction des méfaits. En parallèle, à la suite de la « disparition » des grands cartels de la drogue (plutôt leur déplacement au Mexique), plusieurs petits groupes se formèrent pour les remplacer dans le marché avec la participation, entre autres, des guérilleros de la FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et de groupes paramilitaires. Ainsi, la violence a repris de plus belle autour de ce marché. En 2009, des amendements constitutionnels venaient à nouveau prohiber la possession pour usage à des fins personnelles afin, disait-on, de mieux réprimer ce marché. Toutefois, l’esprit de ces amendements n’était plus le retour à la répression pure et dure contre les usagers, car on reconnaissait au consommateur le droit au traitement. Il s’agissait davantage d’un outil de travail pour remonter des filières du marché. En 2012, un décret (no 1566) venait réaffirmer que le système de santé devait fournir un traitement aux usagers qui avaient des problèmes de dépendance. Toutefois, ces programmes sont encore peu nombreux, généralement en milieu urbain, et leur qualité n’est pas toujours adéquate. Ainsi, on peut dire qu’en Colombie, la décision de la Cour constitutionnelle en 1994 a pu amener certaines mesures de santé publique aux usagers qui ont besoin de soins, et que l’esprit prohibitionniste a quelque peu diminué à l’égard de la possession simple. Toutefois, en dehors de cet espace spécifique des infractions, on retrouve en Colombie le même scénario de répression qu’au Pérou et ailleurs en Amérique latine où les prisons sont surpeuplées et composées en bonne partie de gens purgeant des sentences liées aux infractions sur les drogues, infractions qui sont généralement mineures. En effet, on estime à 98 % le nombre de petits trafiquants chez les personnes en prison pour infractions en matière de drogues, dont une bonne partie d’entre eux, en fait, ne sont que de simples usagers (Uprimny et Guzman, 2011). Le peu de contrôle de l’appareil pénal, le fait qu’il soit surchargé, la corruption policière, etc. sont tous des éléments qui viennent réduire l’effet bénéfique de cette décriminalisation en termes de répression et de soins. De plus, dans le cadre du Plan colombien mis en place sous la pression des États-Unis en 1994 et soutenu par eux, la Colombie, en 2014, demeurait le seul pays à continuer de détruire des champs de coca en les inondant par avion de produits chimiques toxiques au détriment de la santé des populations (problèmes de peau, avortement, cancer) et de leur environnement (Rincon-Ruiz, Correa, Leon et Williams, 2015). Le président Juan Manuel Santos Calderon[18] a finalement annoncé la suspension de ce programme de fumigation des champs de coca en 2015 (Uprimny et Guzman, 2016). En 2017, une délégation de cultivateurs de coca en Colombie fut envoyée en Bolivie pour voir quelles sont les manières dont on pourrait permettre la culture de coca comme en ce pays. Cela fait suite aux accords de paix du gouvernement avec les FARC le 26 septembre 2016. Dans ces accords, on reconnaît que les tentatives d’éradication de la coca et d’instauration de cultures autres ont échoué, la rentabilité de ces cultures n’étant pas là. Les cultivateurs de coca ont alors demandé que le gouvernement s’assure de la rentabilité d’autres cultures ou encadre la production de coca pour mieux la contrôler (Romani Yanof, 2017).

La situation en matière de contrôle des drogues est tout aussi répressive au Brésil (Vargas et Misse, 2008). Toutefois, sous la présidence du président Lula da Silva, les lois sur les drogues sont réformées en 2006 (Loi 11343) au nom de l’importance du respect des droits fondamentaux, spécialement « au regard de l’autonomie et de la liberté (art.4, I), de la reconnaissance de la diversité (art.4, II) et de la nécessité d’une approche à multiples volets (para. IX) » (Boiteux, 2011 :34. Notre traduction.). Si les infractions sur le trafic se sont durcies, la simple possession de toutes les drogues fut dépénalisée et cette loi reconnaît la pertinence d’adopter une politique de réduction des méfaits à l’égard des usagers. Dans le cadre de cette réforme, les sanctions pour la possession simple sont, pour une première infraction, un avertissement sur les effets des drogues, une deuxième infraction, un service communautaire, une troisième infraction, des mesures éducatives obligatoires (ce qui inclut les programmes de traitement, si nécessaire) (Brown, 2008 ; Pires et Cauchie, 2007). La culture pour usage personnel ne peut plus être considérée comme du trafic, même si cette culture est partagée par plusieurs personnes, si la recherche de profit n’est pas en cause. Cela introduit ainsi une distinction entre les différentes infractions. Toutefois, les critères de ce qui constitue de la possession simple et une culture personnelle ne sont pas très clairs dans la loi. Par conséquent il revient aux autorités policières ou judiciaires de décider ce qui en est (Brown, 2008). Si on décide que c’est du trafic, alors là on se retrouve avec des peines encore plus sévères dans cette loi qu’auparavant, ce qui fait écho aux autres pays Amérique latine (Vargas et Misse, 2008). Une étude sur les quatre années qui suivirent cette réforme montre que les décisions sur ce qui constitue une consommation personnelle ou une culture sans but lucratif pour usage personnel varient énormément selon les juges et que 60 % des infractions pour trafic de drogues à Rio de Janeiro demeurent des petits vendeurs individuels qui ne sont membres d’aucune organisation (Boiteux, 2011). En septembre 2010, une cause contestant le fait que ces petits trafiquants n’avaient pas droit à des peines alternatives, uniquement la prison, fut portée en Cour Suprême. Celle-ci statua qu’il était inconstitutionnel que de petits trafiquants reçoivent des peines aussi lourdes sans possibilités d’alternatives à l’enfermement. Toutefois, elle reconnaissait que les décisions sur des sentences alternatives à l’enfermement devaient être du cas par cas. Il est trop tôt pour voir si cette décision de la Cour a eu un effet sur les milliers de petits trafiquants dans les prisons brésiliennes, en provenance surtout des classes pauvres, et si cela diminuera la surpopulation carcérale actuelle, dont une bonne partie est dans l’attente de son procès. Si cela a un effet, ce serait vraiment bénéfique, car les prisons demeurent un des lieux privilégiés de recrutement pour opérer le marché illégal des drogues, surtout que « des chefs de gangs » gèrent souvent leur entreprise illicite de l’intérieur des murs de la prison par le biais de leur cellulaire (Brown, 2008 : 432. Notre traduction). Un effet bénéfique de la loi de 2006 est toutefois déjà palpable, soit la reconnaissance de l’importance des stratégies de réduction des méfaits :

Des stratégies de réduction des méfaits sont utilisées au Brésil depuis la fin des années 1980, et, à partir de 1994, le ministère de la Santé les a admises pour faire face à l’épidémie de SIDA ainsi qu’à d’autres maladies transmises par le sang et les rapports sexuels. Depuis le début de l’adoption de ces stratégies et jusqu’à récemment (la situation ne s’est modifiée qu’avec la loi de 2006), certaines de ces stratégies, notamment la distribution de seringues, continuaient d’être interprétées par la police et par la justice comme étant du trafic, et de nombreux agents oeuvrant pour la réduction des méfaits ont été arrêtés et traduits en justice

Vargas et Misse, 2008 : 386

Malgré ces avancées, ce n’est pas la cohérence des pratiques qui règne, car la politique brésilienne à l’égard des usagers oscille toujours entre répression et soins, en grande partie pour plusieurs des raisons mentionnées antérieurement dans le cas des autres pays (Rodriguez et Caiuby Labate, 2016).

En 2008, pour désengorger les prisons et opter pour un virage en santé publique, l’Équateur a annoncé un pardon pour les petits trafiquants qui avaient servi au moins 10 % de leur sentence, et a demandé que l’on considère les usagers problématiques comme un problème de santé publique plutôt que criminel. Et puis, en 2013, le Conseil national pour le contrôle des stupéfiants et substances psychotropes a établi que moins de 10 grammes de cannabis, 1 gramme de cocaïne et 0,1 gramme d’héroïne (entre autres drogues) n’étaient plus passibles d’une sanction criminelle. En 2014, l’Organic comprehensive Criminal Code (COPI) a établi une échelle de sentences pour le trafic (auparavant, peu importe la quantité, le trafic était punissable de 12 à 16 ans de prison). À la suite de ce changement, 2000 personnes furent libérées de prison, car l’Équateur a mis en application rétroactivement ce changement. Les données quant à l’application sur le terrain de la question de simple possession sont toutefois contradictoires pour le moment et le Conseil national songe à revisiter le statut juridique de cette infraction (Eastwood, Fox et Rosmarin, 2016).

En Argentine, le jugement Arriola de la Cour Suprême a déclaré inconstitutionnelles les peines très lourdes attachées à la possession simple des drogues en 2009, car ces peines n’étaient pas jugées proportionnelles au délit comme le demande le droit argentin. Toutefois, aucun suivi politique n’a été fait en réformant la loi pour donner d’autres directives qui modifieraient les activités policières et les pratiques des tribunaux en clarifiant ce qui constitue de la possession simple. Il faut dire que les pressions de plusieurs groupes qui militent pour un adoucissement des sentences du Code criminel en matière d’infractions sur les drogues et travaillent à réduire la répression à l’égard des usagers connaissent un succès mitigé, dû en partie à l’opposition féroce de l’Église catholique qui a une très grande influence politique dans ce dossier (Corda et Rossi, 2016). Pourtant, il y avait de quoi faire. En 2009, près du tiers des personnes étaient incarcérées pour des infractions liées aux drogues et une grande partie de ces personnes l’étaient clairement pour possession simple, plusieurs étant en détention préventive. Globalement, la situation des personnes enfermées pour des infractions liées aux drogues en Argentine, leur traitement par les tribunaux et l’activité policière en ce secteur font écho aux autres pays d’Amérique laine. Le résultat est que dans les prisons on retrouve peu de grands trafiquants et beaucoup d’infractions mineures en matière de drogues dont de nombreux usagers, qu’il y a une montée en nombre des femmes et des étrangers incarcérés depuis les 20 dernières années, et les classes défavorisées sont plus vulnérables à ces accusations et susceptibles de se retrouver en prison (Corda, 2011 ; Correa, Uprimny et Chaparro, 2016).

En août 2009, le gouvernement du Mexique décriminalisait la possession de petites quantités de drogues (ley de narcomenudeo)[19] et recommandait que les personnes en besoin de soins reçoivent un traitement, incluant les traitements à la méthadone. L’intention politique était de désengorger le système pénal, de diminuer la violence et la corruption policières que subissent les usagers[20] et d’augmenter les soins (Hernandez, 2011 ; Shapiro, 2010)[21]. Toutefois, les réformes apportées par cette loi peinent à s’implanter. En 2011, uniquement 18 % des personnes satisfaisant les critères pour un traitement y avaient accès, car ces derniers étaient financièrement inaccessibles ou tout simplement absents. Il faut dire que l’on estime à plus d’un demi-million le nombre d’usagers de drogues par injection au Mexique (Shapiro, 2010). Un investissement massif en santé publique aurait été nécessaire pour répondre aux besoins des usagers problématiques. En 2012, une enquête dans les prisons mexicaines indique qu’encore 38 % des personnes incarcérées pour des infractions en matière de drogues le sont pour simple possession, car la résistance de la police et de plusieurs juges maintient la criminalisation des usagers dans certaines régions (Werb, 2014). En parallèle, le Mexique connaît une des pires périodes de violence de son histoire en grande partie liée au trafic de drogues (30 000 morts entre 2006 et 2010) qui a amené un durcissement des pénalités pour les infractions en matière de drogues au nom de la lutte à ce trafic (Hine-Ramsberger, 2011 ; Shapiro, 2010). Malgré cela, comme les autres pays latino-américains, ceux qui subissent la prison sont essentiellement de petits joueurs dans le marché (quand ils en sont des participants) et proviennent des classes sociales les plus pauvres, plusieurs attendant leur procès pendant des mois. La corruption de la police et les bonus de l’administration pour augmenter le nombre d’arrestations en matière de drogues renforcent cette situation, car il est aisé pour les grands joueurs du marché d’éviter les accusations (très peu d’accusations pour trafic, transport ou exportation de drogues) et la pression pour plus d’arrestations amène la multiplication des arrestations pour des infractions mineures, la possession de cannabis en vue de trafic étant la plus importante. La violence du marché qui se perpétue accentue l’insécurité de la population et diminue la confiance dans le système de justice pénale (Hine-Ramsberger, 2011). La loi d’août 2009 pour punir davantage les petits vendeurs ne va qu’accentuer cette tendance et la décriminalisation de la possession simple est clairement peu appliquée : « De 2009 à mai 2014, 140 860 personnes furent arrêtées dont 52 074 pour usage de drogues (ce qui formellement n’est pas un crime) » (Correa, Uprimny et Chaparro, 2016 : 30. Notre traductio.). Et les conditions de détention font écho aux situations précédentes des autres pays.

En Bolivie, même si le gouvernement de Carlos Mesa a conclu des accords avec les producteurs de coca des départements du Cochabamba afin d’implanter une série de réformes leur permettant de créer des coopératives de cultivateurs, la sévérité des sanctions en matière de drogues ne diffère pas vraiment des autres pays latino-américains (Grisaffi, 2016). La Loi 1008 qui régit à la fois la feuille de coca et les drogues contrôlées fait peu de distinction en matière de gravité des infractions :

Selon l’analyse en 1995 de la Commission des droits de l’homme de la Chambre des députés, la Loi 1008 établit un système de justice parallèle au système de justice pénale en matière de drogues se caractérisant par des sentences extrêmes, entre autres par la suppression du droit fondamental à une défense pleine et entière, ce qui va à l’encontre des droits constitutionnels. […] Dans bien des cas, les jugements sous la Loi 1008 se terminent par des sentences au-delà de 30 ans de prison, le maximum pouvant être donné selon la constitution bolivienne, et la présomption d’innocence est évacuée dans les décisions de détention préventive, […].

Giacoman, 2011 : 22. Notre traduction

De plus, la Bolivie détient le record, après la Libye, en termes de personnes en détention préventive, par rapport aux personnes condamnées, soit 85 % des personnes en détention préventive chez les personnes en prison (Chaparro, Pérez Correa et Youngers, 2017 :12). Ainsi, ce n’est pas parce que la Bolivie a tenu tête à l’ONU pour préserver un espace pour les habitudes traditionnelles de mastication de la coca, qu’elle diffère des autres pays en termes de répression en matière de drogues, de conditions de détention et de clientèles incarcérées.

Pour comprendre cette répression féroce en matière de drogues dans les pays latino-américains, il faut mettre en contexte l’implantation de ces pratiques juridiques, policières et judiciaires répressives.

Pour se conformer aux Conventions internationales sur les drogues, dans les années 1960, ces pays, comme plusieurs autres, ont criminalisé certaines drogues. Toutefois, au fil des années, ils ont durci les sanctions, à la fois sous la pression de certains régimes autoritaires, mais également sous la pression du gouvernement américain qui attachait son assistance économique et certains bénéfices commerciaux à leur durcissement de la répression, preuve qu’ils s’inscrivaient adéquatement dans la « guerre à la drogue ».

En Amérique latine – d’où proviennent la cocaïne et une partie de l’héroïne et du cannabis consommés aux États-Unis –, Washington a utilisé son influence politique et ses politiques d’aide au développement et commerciales pour s’assurer de la collaboration dans ce que l’on désigne par la « guerre à la drogue ». À la fin des années 1980, le gouvernement américain a demandé l’implantation de lois très répressives en matière de drogues qui incluaient des sentences exemplaires et des sentences minimales – et plusieurs des réglementations qui furent mises en place, en fait, vont au-delà des exigences des Conventions internationales sur les drogues. Dans certains cas, comme la Loi 1008 en Bolivie, le gouvernement américain a même écrit les premières versions de la loi. Au cours des années 1990, les États-Unis utilisaient de manière routinière les statistiques d’arrestations et de saisies de drogues pour évaluer les niveaux de coopération des pays d’Amérique latine à la guerre à la drogue. C’est ainsi que Washington a exporté ses modèles de répression très dure en matière de drogues et ses sentences minimales dans toute la région

Metaal et Youngers, 2011 : 9. Notre traduction

Cette intervention américaine pour le durcissement des lois fut particulièrement intense dans les pays andins (Giacoman, 2011). C’est ainsi que de nombreuses peines en matière de drogues sont plus sévères que l’homicide et distinguent peu le niveau de participation au marché illégal. De plus, dans la plupart des pays faisant partie de l’étude du TNI/WOLA, les personnes accusées d’infractions en matière de drogues n’ont pas droit aux sanctions alternatives à la prison. Cela a rapidement mené dans tous ces pays à une surpopulation carcérale : « La situation pénitentiaire fédérale en Argentine est particulièrement frappante : alors qu’en 1985 uniquement 1 % de la population carcérale était là pour des infractions liées aux drogues, en 2000, c’était le cas de 27 % des détenus » (Metaal et Youngers, 2011 : 5. Notre traduction). De plus, pour se montrer vraiment combatifs dans cette guerre à la drogue, une véritable justice parallèle au système pénal s’est développée où de nombreux droits sont bafoués. Par exemple, il y a l’abus de la détention préventive en matière d’infractions liées aux drogues, certaines personnes pouvant attendre jusqu’à 4 ans avant d’être jugées. « Dans cinq des huit pays étudiés – Bolivie, Brésil, Équateur, Mexique et Pérou – la détention préventive est obligatoire dans le cas des infractions liées aux drogues, peu importe si l’infraction est mineure ou majeure. Cela classe ainsi automatiquement l’ensemble de ces infractions au même titre que le meurtre, le viol, le kidnapping, indépendamment du degré de participation au marché illégal » (Metaal et Youngers, 2011 : 6. Notre traduction). L’habeas corpus est suspendu dans le cas des infractions liées aux drogues dans plusieurs pays, ce qui fait que les gens sont incarcérés sans savoir l’accusation qui pèse contre eux ni les preuves que l’on a en main. Au Mexique, on peut même être détenu jusqu’à 80 jours sans déposer d’accusations formelles. Enfin, dans ces procédures, la présomption d’innocence n’existe pratiquement plus.

Le deuxième facteur est la corruption qui permet aisément aux têtes du marché de la drogue d’éviter la répression. Dans les huit pays de l’étude du TNI/WOLA, la très grande majorité des personnes en prison pour des infractions liées aux drogues le sont pour des infractions mineures, soit entre 75 % et 98 % selon les pays. Il y a très peu de « rois de la drogue » en prison et quand ils y vont, ils servent souvent des sentences beaucoup plus courtes que celles que subissent les détenus en prison pour des infractions mineures. « Même dans les pays qui ont lancé des campagnes majeures contre les trafiquants de drogues – tels la Colombie et le Mexique – le nombre de trafiquants derrière les barreaux demeure minuscule » (Metaal et Youngers, 2011 :9. Notre traduction). La conséquence de cette situation est que cela renforce le marché illégal, car la prison est un haut lieu de recrutement, ce qui est aisé considérant que bien des détenus ont tout perdu par cette incarcération. De plus, la majorité des femmes incarcérées dans ces pays pour des infractions liées aux drogues le sont principalement parce qu’elles étaient des « courriers » ; cela vient détruire des familles entières, car la plupart d’entre elles ont des enfants. Enfin, les infractions liées aux drogues sont la plus grande cause d’incarcération des étrangers qui, « selon leur statut, font souvent face à des difficultés de communication, car ils connaissent mal ou peu la langue du pays, ont peu accès à des conseillers juridiques et pas de support familial » (Metaal et Youngers, 2011 : 6. Notre traduction).

Enfin, « en Amérique latine où la police et les autres institutions pénales sont connues pour leurs pratiques souvent biaisées, laisser la police et les tribunaux définir ce qui relève de l’usage et de la possession simple fait en sorte que les droits fondamentaux de nombreux consommateurs de drogues sont niés et qu’ils subissent de l’extorsion, de la violence physique et des détentions arbitraires » (Correa, Uprimny et Chaparro, 2016 : 36. Notre traduction).

Ainsi, même si plusieurs pays latino-américains ont ou songent à décriminaliser la possession simple de l’ensemble des drogues, leur vulnérabilité dans les accords commerciaux et l’aide au développement qui demandent qu’ils souscrivent aux Conventions internationales et affichent une grande répression contre la drogue, la corruption politique et policière, la faiblesse de l’administration de la justice, de même que le sous-développement, font que pour le moment cette décriminalisation génère plus de répression et peu de soins en santé publique pour réduire les méfaits des consommations problématiques (Correa, Uprimny et Chaparro, 2016).

Il est important de comprendre ces facteurs. Ils expliquent les raisons pour lesquelles plusieurs leaders et ex-leaders de ces pays croient que pour sortir, du moins partiellement, de cette situation extrêmement répressive en matière de drogues et diminuer la violence du marché illégal, la légalisation des drogues accompagnée par l’aide au développement pour avoir une capacité de s’orienter en santé publique avec de la prévention et des soins est la seule solution (Latin American Commission on Drugs and Democracy, 2009). Un pays seul n’y arrivera pas considérant tous les trafics et leurs chemins de passage, d’où l’alliance que l’on tente actuellement entre pays latino-américains pour sortir de cette spirale de violence et de répression. Toutefois, cette alliance pour légaliser les drogues en modifiant les Conventions internationales doit recevoir l’appui des pays occidentaux, particulièrement des États-Unis ; ce sont eux qui non seulement mènent le bal sur les accords commerciaux et l’aide au développement lié au suivi de ces Conventions et à la répression qui en découle, mais ils sont les principaux consommateurs des drogues issues des marchés illégaux de ces pays. La présidence d’Obama, qui a clairement montré plus de passivité dans ce dossier, a permis à plusieurs pays latino-américains qui désirent des changements aux Conventions de se faire entendre à l’Organisation des États américains (OEA) et à l’ONU (Alimi, 2015 ; Bagley, 2013, Insulza, 2013a/b, Metaal, 2012 ; Mendiburo-Sequel et coll., 2017). Histoire à suivre avec les changements de gouvernement de plusieurs pays de l’OEA, y inclus aux États-Unis.

En attendant, pour diminuer cette répression, de nombreux chercheurs recommandent aux pays d’Amérique latine de ne plus faire une justice parallèle en matière d’infractions sur les drogues, où les droits fondamentaux sont bafoués. Ils désirent que des alternatives à l’incarcération existent, que les sentences soient proportionnelles au délit, que les sentences minimums obligatoires soient abolies, que la détention préventive ne soit plus automatique en attendant son procès[22], que l’on travaille à offrir davantage de soins aux usagers problématiques et que l’on considère la possibilité d’une amnistie ou de pardons pour toutes les personnes incarcérées pour usage ou possession minime de drogues, ce qui désengorgerait les prisons et préparerait vraiment le terrain de réformes pour aller dans d’autres directions que la répression en matière de politiques sur les drogues (Chaparro, Pérez Correa et Youngers, 2017 ; Correa, Uprimny et Chaparro, 2016 ; Metaal et Youngers, 2011).

Apprentissages pour une décriminalisation de la possession simple des drogues qui génère des bienfaits

Ce bref tour d’horizon sur les pays qui ont choisi de décriminaliser la possession simple de drogues montre que cette option demeure une voie très limitée et très fragile dans un environnement prohibitionniste.

Qu’en est-il des attentes quant à une réduction de l’usage du pénal ? Presque à toutes les fois qu’un pays est allé dans cette direction, les gouvernements ont jugé nécessaire d’augmenter en même temps les peines pour possession en vue de trafic et pour trafic, afin de montrer à la population, aux États-Unis, à l’Union européenne, qu’il ne s’agissait pas d’être laxiste en matière de drogues. Le résultat est que comme les quantités pour possession simple sont souvent peu définies ou très petites, plusieurs usagers se retrouvent maintenant dans le système pénal avec de lourdes peines (Eastwood, Fox et Rosmarin, 2016). Ce contexte prohibitionniste fait aussi en sorte que dès que les médias ou la population réclament des peines et qu’arrive un gouvernement dominé par une philosophie répressive où « la loi et l’ordre » sont privilégiés, ces politiques sont rapidement changées ou tellement diminuées, qu’elles ne veulent plus rien dire. Enfin, le contexte prohibitionniste fait également en sorte que la plupart des pays qui sont allés dans cette direction, pour montrer que c’est toujours un acte socialement inacceptable, se sont sentis obligés de remplacer les sanctions pénales par des sanctions administratives, choix qui là encore conserve la stigmatisation de l’usager de ces drogues.

L’autre justificatif à cette voie juridique est qu’elle offre davantage la capacité d’offrir des soins aux usagers problématiques. Cette fois, il faut que, d’une part, le développement économique permette cette offre de soins, ce qui n’est pas le cas dans plusieurs pays, et d’autre part, que les gouvernements soient disposés à investir dans un réseau de services cohérents et efficaces, ce qui n’est pas toujours le cas, même dans les pays occidentaux, d’où de grandes disparités de services et de soins selon les régions.

C’est ainsi que plusieurs chercheurs (Commission globale de politique sur les drogues, 2016 ; Eastwood, Fox et Rosmarin, 2016) considèrent que certaines conditions doivent s’appliquer pour que la décriminalisation de la possession simple de l’ensemble des drogues constitue une étape positive vers moins de pénal et plus de soins aux usagers problématiques.

  • Dans la loi, la possession simple doit être définie de manière à inclure toute détention de drogues dont le but n’est pas le trafic à des fins commerciales, et non reposer sur des quantités arbitraires qui ne permettent pas d’inclure l’ensemble des usagers.

  • La police, sur le terrain, devrait pouvoir prendre un certain niveau de décisions à partir de lignes directrices de manière à être capable d’éviter à l’usager toute la procédure pénale, ou même la détention préventive pour que l’on décide par la suite si c’est ou non de la possession simple. Il est important d’éviter la procédure pénale aux usagers, car un casier judiciaire

    peut avoir une multitude de « conséquences indirectes » négatives qui touchent à l’emploi, à la formation, au logement et à la vie familiale d’un individu. Ainsi, aux États-Unis, les condamnations pour crimes liés aux drogues – parmi lesquels la possession de certaines substances –peut conduire à : l’interdiction de servir comme juré, la privation du droit de vote dans certains États, l’expulsion d’un logement public, le refus d’aides financières pour les études supérieures, l’annulation ou la suspension du permis de conduire, l’expulsion et parfois la séparation permanente de la famille pour ceux considérés comme des « non-citoyens », l’exclusion de certains emplois et le refus de prestations sociales. Au Royaume-Uni, des recherches montrent qu’un casier judiciaire pour un délit lié au cannabis pourrait réduire de 19 % le revenu gagné pendant toute une vie.

    Commission globale de politique en matière de drogues, 2016 :20
  • Il ne doit pas y avoir de sanctions alternatives (amendes, travaux communautaires, etc.) pour simple possession (ex. : Pays-Bas), la punition, qu’elle soit pénale ou administrative, conservant la stigmatisation de l’usager et compliquant l’aide à l’usager problématique. Il ne doit pas davantage y avoir de traitements obligatoires en lieu et place de la sanction, car les personnes ne sont pas nécessairement prêtes à un traitement qu’elles risquent alors aisément d’échouer, ou n’en ont pas nécessairement besoin, mais le feront pour éviter la sanction. De plus, les chercheurs sont très critiques à l’égard d’un système d’amendes pour remplacer la sanction pénale, tel que cela existe dans certaines provinces australiennes. Cela peut devenir impossible à payer pour certaines classes sociales défavorisées, souvent plus visibles à la police, ou encore élargir le filet pénal parce que les amendes sont perçues comme une source de revenus pour l’État.

  • S’il ne s’agit pas de possession simple, la possession en vue de trafic doit distinguer le niveau de participation au marché dans l’usage du pénal et prendre en considération le fait qu’il y ait eu ou non de la violence dans cette participation. Il s’agit, d’une part, de conserver la peine proportionnelle au délit, d’autre part, de prendre en considération des usagers problématiques qui peuvent être en mode survie par leur participation au marché pour répondre à leur approvisionnement en drogues.

Ainsi, « Quand la décriminalisation est implantée de manière effective, elle peut permettre d’amener plus de personnes qui utilisent des drogues de manière problématique en traitement, réduire les coûts du système de justice pénale, améliorer la santé publique, et éviter pour de nombreux usagers les effets dévastateurs d’un casier judiciaire. » (Eastwood, Fox et Romarin, 2016 : 7. Notre traduction).

Toutefois, comme nous l’avons vu, répondre à ces conditions en contexte prohibitionniste ou encore avec des institutions de justice faibles, qui peuvent se jumeler à des lacunes de soins de santé et des problèmes de développement, est un idéal difficile à remplir pour une décriminalisation de la possession simple qui constitue une étape réussie vers moins de pénal et davantage de soins. À la suite de cette décriminalisation, il faut que les gouvernements acceptent (ou puissent) investir considérablement dans la prévention et le traitement.

Conclusion

En somme, tant que les Conventions internationales sur les drogues obligeront cette politique prohibitionniste, il y a peu de place pour une philosophie différente des politiques sur les drogues. Bien sûr, quelques cas de légalisation du cannabis modifient la situation pour cette drogue, mais il n’est pas certain que cela va signifier une véritable modification du contexte prohibitionniste. On peut très bien vouloir légaliser le cannabis en considérant qu’il s’agit d’une erreur dans le cas de cette drogue au regard d’un système prohibitionniste qui, par ailleurs, est jugé légitime. Dans ce cas, cela ne crée aucune pression politique d’élargir la gamme des soins pour les usagers problématiques, et encore moins d’assurer un environnement sécuritaire par la légalisation des drogues en modifiant les Conventions internationales. Ce contexte prohibitionniste dominant affaiblit l’ensemble des stratégies d’aide et de prévention, car la prévention se joue sans normalisation de l’usage, et l’aide se joue dans la répression et la violence du marché illégal que subissent plusieurs usagers, de même que l’absence de contrôle sur les produits qui y circulent.

Faisant écho aux voix des antiprohibitionnistes, nous sommes d’avis que, même si la décriminalisation de la possession simple des drogues est correctement mise en place, elle constitue « certes une étape fondamentale qui va dans la bonne direction pour une réforme de la politique en matière de drogues, mais elle ne reste qu’une étape. Afin d’atténuer les risques causés par des réponses punitives dangereuses et inefficaces en matière de drogues, les gouvernements doivent se résoudre à réglementer les drogues illicites, de la production à la distribution » (Commission globale de politique en matière de drogues, 2016 : 33).