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Où sont passés les héritiers de Stanton Peele ? Les nouvelles tendances de l’intervention en dépendance

Depuis la découverte, il y a environ 200 ans, du potentiel addictif de la consommation de certains produits psychotropes, la prise en charge sociosanitaire du toxicomane n’a cessé d’évoluer en s’inspirant des croyances et des découvertes concernant ce nouveau champ d’intervention (Yvorel, 1992). Au fil du temps, des concepts tels que l’alcoolisme, la toxicomanie et la dépendance ont évolué, en s’efforçant de recouvrir une réalité clinique dont les contours sont continuellement appelés à se déplacer. Bien qu’ils renvoient à des expériences individuelles et subjectives équivalentes, ces différents concepts impliquent néanmoins des mises en forme et des modélisations théoriques qui vont se modifier au gré des contextes dans lesquels ils seront utilisés. C’est ainsi que le concept de toxicomanie proposé par Dollard Cormier au cours des années 1980 sera très différent de l’héroïnomanie telle que décrite par Dole et Nyswander dans les années 1960. Soulignant le caractère fluide et polymorphe de ces concepts, certains auteurs vont même aller jusqu’à évoquer le manque de « consistance » de la catégorie du toxicomane (Zafiropoulos et Delrieu, 1996). À ceux qui clament qu’il y aurait autant de toxicomanies qu’il y a de toxicomanes, on pourrait répondre qu’il y a en fait autant de théories de la dépendance qu’il y a de théoriciens, et qu’il y a autant d’interventions qu’il y a d’intervenants. D’où la nécessité de s’interroger sur l’évolution des théories et des pratiques en matière d’intervention auprès des utilisateurs de drogues.

Au gré de ces fluctuations théoriques et cliniques, l’intervention en dépendance s’est donc transformée en privilégiant, selon les cultures et les époques, différentes dimensions renvoyant chacune à différentes stratégies de soins. Considérée pendant longtemps sous le registre de la régulation morale, l’inébriété ou l’ivrognerie fut graduellement prise en charge dès la fin du 19e siècle par les médecins et les spécialistes du comportement, pour lesquels le toxicomane se reconnaissait principalement par la présence de traits ou de caractéristiques individuelles pathologiques. S’inscrivant principalement dans le registre médical, la toxicomanie est alors considérée comme un dérèglement physiologique qui peut être inné ou suscité par un usage prolongé ou abusif du produit. Le toxicomane est appréhendé avant tout comme un malade. S’instaure alors, surtout à partir du milieu du 20e siècle, un dispositif thérapeutique d’inspiration médicale pour répondre aux besoins des individus aux prises avec des problèmes de toxicomanie. La réponse thérapeutique s’articule alors principalement autour de la désintoxication, et la sortie de la toxicomanie passe nécessairement par l’arrêt définitif de la consommation. L’intervention auprès des toxicomanes se donne alors pour horizon normatif la quête de l’abstinence.

Dans le dernier quart du 20e siècle, on assiste toutefois au Québec à une remise en question du modèle médical, alors que la toxicomanie est de plus en plus considérée comme le symptôme d’une mésadaptation sociale. Le toxicomane passe graduellement du statut de malade à celui d’individu en déficit d’adaptation. Cette nouvelle façon de penser la toxicomanie allait dès lors conduire à la mise en place d’interventions plus orientées vers la rééducation et la réhabilitation des toxicomanes. On assiste alors, au cours des années 1970 et 1980, à un renversement de perspective dans le champ de l’intervention en toxicomanie, alors qu’une poignée de cliniciens et de chercheurs vont se dissocier du modèle médical qui était alors prédominant, pour considérer la toxicomanie dans une perspective davantage sociale et psychologique. S’opère alors ce qui sera décrit plus tard comme le grand virage psychosocial.

L’apport des travaux de Stanton Peele : le cycle de l’assuétude

C’est à cette époque (1970-1980) que le psychologue américain Stanton Peele, figure marquante s’il en est de cette révolution psychosociale, propose un nouveau modèle pour penser la toxicomanie (Peele et Brodsky, 1975 ; Peele, 1985). Selon ce modèle, le fait qu’un individu devienne toxicomane ne saurait s’expliquer uniquement par des variables individuelles. Les dimensions sociales et culturelles, lesquelles sont appelées à jouer un rôle important dans le développement de la toxicomanie, sont dès lors prises en compte par les nouvelles générations d’intervenants nord-américains. La dépendance est un mode de vie acquis, et les prédispositions à la toxicomanie vont fluctuer au gré des conditions sociales dans lesquelles les individus sont appelés à évoluer. Peele décrit alors la société contemporaine comme étant une addicted society, puisqu’elle prédisposerait plus que jamais les individus à développer un rapport de dépendance à une multitude de produits et d’activités (Peele et Brodsky, 1975). En insistant sur l’importance de la dimension sociale, Peele allait ainsi inaugurer une nouvelle perspective clinique permettant désormais d’appréhender le toxicomane comme un individu évoluant dans un contexte social plus général.

Se démarquant clairement du modèle médical, Peele soutient que le toxicomane n’entretient pas une dépendance à la drogue, mais plutôt une dépendance à l’expérience antalgique que lui procure le produit. L’attrait pour le produit n’est donc pas tant suscité par le plaisir qu’on en retire, que par le fait que les effets psychotropes permettent d’engourdir un malaise ou un mal de vivre déjà existant. L’aspect dynamique de ce modèle est alors mis en évidence à travers ce que Peele définira comme le « cycle de l’assuétude », c’est-à-dire le processus par lequel certains individus en viennent à développer une relation malsaine par rapport à leur objet de dépendance. Ainsi, ce qui caractérise avant tout la toxicomanie, ce ne sont pas tant les propriétés pharmacologiques du produit ou les caractéristiques individuelles du toxicomane, mais bien la nature de la relation qui s’instaure entre l’usager et son objet de dépendance.

(A)n addiction exists when a person’s attachment to a sensation, an object or another person is such as to lessen his appreciation and its ability to deal with other things in his environment, or in himself, so that he has become increasingly dependent on that experience as his only source of gratification.

Peele et Brodsky, 1975, p. 61

Selon ce modèle sera donc considéré comme dépendant tout individu qui entretient avec son objet de dépendance un rapport qui, à la longue, détériore sa qualité de vie et l’empêche de vaquer à ses occupations quotidiennes. Comme mentionné plus tard par le sociologue Robert Castel, « le toxicomane avéré est celui qui organise une part essentielle de sa vie personnelle et sociale autour de la recherche et de la consommation d’un ou plusieurs produits psychotropes » (Castel, 1998, p. 24-25). Cette nouvelle façon de penser la toxicomanie vient alors bousculer la croyance selon laquelle la dépendance aux drogues se mesure essentiellement à la fréquence et à la quantité de drogue consommée.

Le grand virage psychosocial au Québec

Dès le début des années 1980, Louise Nadeau contribue significativement à la diffusion des travaux de Peele au Québec en faisant traduire certains de ses textes en français (Peele, 1982). Rendant accessibles à un plus large public les idées de Peele, cette diffusion allait contribuer à définir la toxicomanie selon de nouveaux critères. Dans l’avant-propos de la traduction du texte de Peele (1982), Nadeau souligne le dérangement que provoquent ces nouvelles idées dans la perspective traditionnelle en vigueur à l’époque.

Le texte de Peele possède l’avantage de ne pas être un texte définitif : il interroge ; il met de l’avant des faits qui jettent du sable dans les engrenages parfaitement huilés du modèle traditionnel ; il propose certaines solutions ; mais surtout, il permet une nouvelle lecture de la réalité.

Nadeau dans Peele, 1982, p. 7

En remettant en question le concept traditionnel de la toxicomanie, cette approche allait dès lors influencer de façon importante les pratiques d’intervention. Les travaux de Peele permettent en effet aux intervenants d’appréhender la réalité du toxicomane à partir d’un nouvel appareillage théorique, ce qui se traduira par la mise en place de nouveaux outils d’intervention et de nouveaux objectifs cliniques.

À la même époque, le psychologue Dollard Cormier de l’Université de Montréal allait lui aussi s’engager dans une remise en question de la conception essentiellement médicale de la toxicomanie. S’inscrivant dans la perspective de la psychologie phénoménologique expérientielle, il dénonce alors la fragmentation et la compartimentation des approches qui prévalent à l’époque dans le champ de l’intervention auprès des toxicomanes. Il identifie alors le traitement psychosocial comme l’une des nouvelles modalités d’intervention au Québec (Cormier, 1984a et 1988). Il propose alors, à l’instar de Peele, de considérer la toxicomanie comme un mode d’adaptation privilégié, qui répond à un contexte existentiel donné. En se basant sur les principes de l’approche systémique, il pose l’alcoolisme comme un style de vie. Pour s’avérer efficace, toute intervention doit donc s’attarder aux différentes dimensions qui composent ce style de vie, soit les dimensions physiologiques, psychologiques et sociales.

Pour l’intervenant, c’est du même coup chercher à sortir de l’ornière creusée par la tradition du morcellement malade/maladie/monde pour rejoindre l’interprétation que fait l’alcoolique de son niveau relationnel, de ses représentations de lui-même et d’autrui qui alimentent l’agencement rigide de son comportement et l’encagent dans la perte de sa liberté à l’égard d’autres façons d’être et dans lesquelles l’alcool prendrait une autre place.

Cormier, 1984b, p. 10

S’inspirant de cette nouvelle façon de considérer la toxicomanie, de nouvelles pratiques d’intervention seront dès lors instaurées sous le couvert de cette nouvelle prise en charge psychosociale.

Lors d’une conférence donnée devant les membres de l’Association des intervenants en toxicomanie du Québec (AITQ) en 1985, Céline Mercier pose les bases de ce que représente alors au Québec l’approche psychosociale. Cette nouvelle approche est dès lors décrite comme une approche multidimensionnelle et éclectique, dont la principale force réside dans le fait qu’elle ouvre sur une variété de savoirs. Mercier (1985, p. 121) propose alors trois postulats, reproduits intégralement ici, qui en constituent les fondements :

  1. Les facteurs psychologiques, culturels et sociaux influencent l’émergence, la forme et l’évolution des toxicomanies. C’est sur ces facteurs qu’il faut intervenir si on veut modifier les habitudes de consommation ;

  2. Les comportements de surconsommation ou de consommation inadéquate ont une composante psychologique et une composante sociale ;

  3. Même sous ses dimensions les plus physiologiques, la dimension biochimique ne rend pas entièrement compte du phénomène de la toxicomanie ; la dépendance est à la fois physique et psychologique ; les effets physiques de la dépendance sont eux-mêmes en quelque sorte « médiatisés » par des facteurs psychologiques et sociaux.

Cette approche est dès lors présentée de façon très explicite comme une réplique à l’hégémonie du modèle médical qui caractérisait encore à l’époque le champ de l’intervention en toxicomanie.

L’impact de l’approche psychosociale

L’approche psychosociale est bien davantage qu’un cadre théorique, puisque la consolidation de ce modèle aura un impact important sur les modalités mêmes de l’intervention auprès des toxicomanes. Cet impact se mesure entre autres par la reconnaissance d’une multitude d’objets de dépendance et par la diversification de la liste des objectifs cliniques. À cet égard, la popularité accrue pour ce modèle implique des enjeux à la fois théoriques, normatifs et cliniques.

Si on accepte l’idée que l’on peut devenir accro à une expérience, on doit aussi accepter l’idée que l’on puisse développer une assuétude à l’égard non seulement de substances psychotropes, mais aussi à toute une gamme d’activités qui permettraient à l’individu d’endormir une détresse sociale ou un certain mal de vivre. Le modèle de l’assuétude de Peele permet en effet de considérer que des individus puissent développer un rapport de dépendance à l’égard d’objets aussi variés que les relations amoureuses, le sport, la nourriture, les jeux de hasard et même la thérapie. On reconnaît dès lors la multiplication des objets de dépendance et la nécessité de mettre en place un dispositif de soins pour répondre à ces diverses manifestations de la dépendance.

Cette conception de la dépendance aura aussi un impact considérable sur la façon de penser les objectifs et les cibles de l’intervention en toxicomanie. La principale cible de l’intervention n’est plus la consommation en soi, mais plutôt les conditions psychosociales qui sont à la source de ce rapport problématique entre l’individu et le produit. Ce modèle permet ainsi de mieux comprendre pourquoi certains toxicomanes, bien qu’ils réussissent à s’abstenir de consommer leur drogue de prédilection, vont néanmoins demeurer coincés dans le cycle de l’assuétude en substituant cet objet de dépendance à un autre. En replaçant le toxicomane dans un contexte de vie plus large, on peut dès lors élargir la gamme des objectifs cliniques en intégrant des critères plus généraux que ceux relatifs à la consommation. Le nouvel agenda clinique ne concerne plus essentiellement l’arrêt de la consommation, mais permet aussi d’intégrer des objectifs tels que l’amélioration de la qualité de vie et une plus grande stabilité sociale. Si on réussit à éliminer les facteurs individuels et sociaux qui prédisposent l’individu à entretenir un rapport de dépendance à la drogue, on devrait être en mesure de briser le cycle de l’assuétude dans lequel il est enlisé. En répondant à ces nouveaux besoins, on permet alors à l’individu de modifier la nature de la relation qui le lie à son objet de dépendance, lui permettant à la limite de continuer à consommer, mais pour des motifs jugés moins problématiques.

C’est dans cet esprit que Dollard Cormier défendra l’idée que l’abstinence ne devrait plus constituer le seul critère d’évaluation des effets du traitement, puisque la sortie de la toxicomanie peut dans bien des cas correspondre à ce qu’il définit comme l’apprentissage d’une consommation contrôlée (Cormier, 1989). L’approche psychosociale se pose alors comme symbole d’une résistance par rapport à la grande place occupée à l’époque par la philosophie du mouvement des Alcooliques Anonymes, lequel préconisait entre autres que le salut du toxicomane devait nécessairement passer par l’abstinence.

De façon plus concrète, cette reconnaissance d’un modèle qui se situe à la jonction des paradigmes du psychologique et du social (Mercier, 1988) allait coïncider avec des transformations majeures dans le champ de l’intervention en toxicomanie au Québec. L’influence de ce modèle allait alors se manifester sous diverses formes. Cette remise en question du dogme de l’abstinence allait tout d’abord permettre une plus grande diversité dans l’offre de traitement. Elle allait entre autres permettre la mise en place, à partir de la fin des années 1980, des stratégies de réduction des méfaits telles que les sites d’échange de seringues et les programmes de prescription de drogues de substitution de la seconde génération (Quirion, 2006). Au niveau de l’institutionnalisation des services, la mise sur pied dans les années 1970 d’un réseau public de services de lutte à la toxicomanie sous la tutelle des services sociaux allait assurément contribuer à remettre en question le monopole des médecins en matière d’intervention et de soins auprès des utilisateurs de drogues (Brisson, 2000). Certains éléments « corporatifs » sont ainsi à considérer dans l’analyse que nous faisons de l’évolution de la pensée en matière de traitement au Québec. La remise en question du pouvoir traditionnellement accordé aux médecins et la reconnaissance de nouveaux experts issus des sciences sociales (psychologues, sociologues, criminologues, travailleurs sociaux) vont devenir des enjeux importants en ce qui concerne la mise en place de nouvelles modalités d’intervention. En ce qui concerne la formation professionnelle, des programmes en toxicomanie sont créés dans les universités québécoises, dont l’enseignement s’inscrira dans une perspective résolument biopsychosociale. Cette réorganisation des services et des savoirs allait dès lors favoriser, au même titre sinon davantage que l’influence de Peele, la mise en place d’un réseau de programmes d’inspiration psychosociale.

Ces transformations sur le plan politique et institutionnel vont ainsi conduire les intervenants à penser différemment la prise en charge du toxicomane. Des notions telles que la réinsertion sociale, la dépendance psychologique et le boire contrôlé font leur apparition dans le jargon des cliniciens. Ce nouveau jargon ne s’impose cependant pas sans heurt et sans controverse. Le cycle de l’assuétude, tel que développé par Stanton Peele, devient un outil conceptuel très à la mode au sein des agences et des organismes voués à la prévention et au traitement de la toxicomanie. Les travaux américains sur l’efficacité des traitements offerts en externe exercent également une influence décisive. Autant de signes qui témoignent, en filigrane, de l’influence du modèle psychosocial sur les pratiques d’intervention des années 1970 et 1980.

L’approche psychosociale aura ainsi permis, au Québec comme ailleurs, de reformuler en des termes différents les enjeux inhérents à la prise en charge sociosanitaire des toxicomanes. Le rôle de l’intervenant sera aussi appelé à se transformer pour tenir compte de cette nouvelle façon de concevoir la toxicomanie.

Transformations récentes et nouvelles tendances

Le passage du temps permettant souvent de remettre en perspective certains événements marquants du passé, on peut se questionner aujourd’hui sur les impacts à plus long terme de ce virage psychosocial dans le champ de l’intervention en toxicomanie. À la lumière des développements les plus récents en matière de recherche et d’intervention clinique, on peut en effet s’interroger sur la pérennité de la perspective psychosociale lancée il y a quelques décennies. Cet exercice rétrospectif constitue en fait un prétexte pour établir un portrait actuel de l’intervention auprès des personnes toxicomanes.

Tout récemment, dans un article publié dans la prestigieuse revue Addiction, Sellman (2009) propose un bilan de 40 années de recherche sur l’intervention en matière de dépendance. Il énumère alors ce qu’il considère comme les « 10 most important things known about addiction ». Ce bilan de la recherche reprend à la fois des éléments relatifs à l’étiologie des dépendances et aux modalités d’intervention. Entre autres choses, l’auteur souligne que la dépendance est avant tout un comportement compulsif qui implique des dimensions neurobiologiques, mais aussi environnementales et génétiques fort complexes. Par ailleurs, les gens qui se présentent en traitement présentent souvent des problématiques multiples, et les différentes stratégies d’intervention offertes peuvent conduire à des résultats similaires. Un traitement individualisé, qui ratisse large en ce qui concerne les cibles d’intervention et qui est dispensé dans un cadre thérapeutique empathique, présente des chances de succès plus grandes. L’auteur note également que le fait de changer et de consolider ces changements demande un temps considérable, et qu’en ce sens, il importe de prendre le client là où il se situe et de consolider son engagement par des attitudes ciblées qui évitent les stratégies de confrontation.

Ce numéro double de la revue Drogues, santé et société présente un bilan des pratiques contemporaines. Il propose d’aborder la question des transformations récentes et des grandes tendances qui marquent aujourd’hui le champ de l’intervention en toxicomanie. À la lumière des développements récents qui ont pu se manifester dans ce champ, nous convions les lecteurs à une réflexion critique et théorique à la fois sur la pérennité de la perspective psychosociale en toxicomanie et sur les nouvelles tendances et modalités se profilant en matière d’intervention. Soulignant le caractère multidimensionnel de l’intervention thérapeutique, nous avons regroupé des auteurs qui s’inscrivent dans des perspectives variées, permettant ainsi de combiner dans un numéro double des contributions portant sur les dimensions cliniques, scientifiques, politiques et sociales de l’intervention en toxicomanie.

L’objectif de ce numéro spécial de la revue Drogues, santé et société est donc de réunir des contributions originales qui devraient nous permettre d’évaluer ce qu’il reste aujourd’hui, en 2010, de l’héritage du modèle psychosocial qui s’est développé il y a plus de 30 ans. À une époque où le champ de la toxicomanie est constamment remis en question au gré des avancées dans le domaine de la génétique et des neurosciences, que reste-t-il de l’héritage des pionniers de l’approche psychosociale ? Quelles sont les nouvelles tendances et les avenues prometteuses qui se dessinent dans le champ de l’intervention auprès des toxicomanes ? Quels seront les impacts de ces nouvelles tendances tant au niveau des usagers de drogues que des intervenants appelés à travailler avec eux ?

Présentation des articles

Les articles réunis dans le cadre de ce premier numéro permettent de mieux cerner la nature et l’ampleur des transformations qui ont pu se manifester dans le champ de l’intervention en toxicomanie au cours des dernières décennies. Ils dégagent les grandes tendances qui caractérisent aujourd’hui ce champ d’intervention en constante mutation. Afin de bien rendre compte de la diversité de ces tendances, nous avons tenté de regrouper ces articles à partir des principales dimensions qui ont marqué l’évolution du dispositif de soins en toxicomanie. Ces principales dimensions sont (1) les avancées scientifiques, (2) le développement de nouveaux outils cliniques, et (3) l’évolution du contexte politique de prise en charge des toxicomanes.

1) Transformations au niveau scientifique

Bien qu’il y ait toujours eu un délai entre les avancées scientifiques et les retombées cliniques de ces découvertes, le développement de modèles théoriques et les résultats de recherches empiriques ont toujours influencé les pratiques d’intervention. Si ce fut le cas au cours des dernières décennies, comme en témoigne l’impact du modèle psychosocial, c’est probablement encore plus évident aujourd’hui, alors que nous sommes passés à l’ère de l’évaluation des pratiques et de l’intervention basée sur les données probantes. On peut donc rattacher certaines tendances nouvelles en intervention à des avancées dans le champ de la recherche scientifique.

C’est d’ailleurs ce que nous rapportent Jutras-Aswad, Bruneau et Hurd dans leur article qui traite de l’impact des découvertes les plus récentes en neurobiologie sur les nouvelles pratiques d’intervention en toxicomanie. On y décrit la portée clinique de ces nouvelles découvertes, en insistant sur le fait que ces avancées dans le domaine des neurosciences ont permis de mieux comprendre les mécanismes neurobiologiques qui contribuent à rendre certains individus plus vulnérables à la rechute. Ces découvertes récentes ont contribué à l’émergence de ce qu’ils définissent comme un nouveau paradigme en matière de toxicomanie, alors que l’intérêt pour les modulations biologiques à court terme a été remplacé par une plus grande attention portée au fonctionnement physiologique à long terme des toxicomanes. Les neurosciences ne s’intéressent plus exclusivement aux symptômes du sevrage à court terme, puisque l’on est en mesure désormais de mieux comprendre et donc de mieux répondre aux problèmes relatifs à la vulnérabilité à plus long terme (craving). Or, ces nouvelles découvertes auront un impact important sur l’évolution des stratégies de soins en toxicomanie.

En adoptant une position résolument plus critique, Amnon Jacob Suissa nous offre une contribution dans laquelle il expose les pièges et les limites d’une médicalisation de l’intervention en toxicomanie. Optant pour une perspective constructiviste, l’auteur souligne que le concept de dépendance est appelé à évoluer selon les époques, offrant ainsi différentes façons d’appréhender les problèmes liés à la consommation de drogues. Or, la médicalisation de la dépendance, c’est-à-dire le recours à un mode de gestion du phénomène qui privilégie une approche et un cadre médical, implique des enjeux et des impacts considérables. L’un des impacts les plus significatifs de la médicalisation de la dépendance semble être la restriction du pouvoir d’agir de la personne. C’est pourquoi l’auteur propose de remplacer l’approche exclusivement médicale par une approche psychosociale, qui tout en permettant d’établir un dialogue entre les diverses disciplines, permet aussi de mieux comprendre une variété impressionnante d’activités humaines en contexte de dépendance.

Placés côte à côte, ces deux premiers articles témoignent bien, chacun à leur manière, de l’émergence et de la consolidation d’une tendance importante dans le champ de l’intervention en dépendance, soit le retour en force des approches biomédicales. Cette tendance soulève alors de nombreux questionnements quant à l’évolution des pratiques d’intervention à plus ou moins long terme. Peut-on y voir un retour en force du modèle de maladie, qui tente de ramener la question de la toxicomanie à ses dimensions exclusivement physiologiques ? Doit-on envisager que le concept de dépendance psychologique soit appelé à disparaître au profit d’une explication principalement physiologique de la dépendance ? De façon plus brutale, doit-on appréhender une mise au rencart de l’approche psychosociale ? Doit-on y voir, au contraire, une avancée significative qui permettra éventuellement de déboucher sur des outils d’intervention encore plus performants ? Qu’il soit considéré comme porteur de promesses ou de menaces, toujours est-il que cet important virage neurobiologique aura un impact important sur la façon dont l’intervention en dépendance sera appelée à évoluer dans un avenir proche.

2) Transformations au niveau des outils cliniques

Le travail des intervenants en toxicomanie requiert évidemment que soit mise à leur disposition toute une gamme d’outils et de programmes. Or, au fil du temps, ces outils d’intervention seront appelés eux aussi à évoluer, influencés à la fois par des considérations scientifiques, politiques et techniques. Ces nouveaux outils vont alors offrir aux intervenants de nouvelles façons d’exercer leur pratique, tant au niveau de l’évaluation que de la prise en charge thérapeutique de la clientèle. C’est ainsi qu’on a pu assister, au cours des deux dernières décennies, à une multiplication des grilles d’évaluation, des techniques d’intervention et de programmes destinés à la clientèle manifestant des problèmes de dépendance.

Dans leur article, Dufour et Roy abordent la question de la mise en place de services d’intervention de crise destinés à une clientèle de joueurs excessifs. Ces auteurs rapportent que les conséquences engendrées par le jeu compulsif peuvent conduire les individus à une importante détresse psychosociale et à des situations de crise. Ils insistent donc sur la nécessité de répondre à cette vulnérabilité des joueurs en instaurant des programmes et des services d’intervention de crise. Cette contribution illustre l’un des impacts importants du virage psychosocial, qui est celui de l’élargissement du concept de dépendance à de nouveaux objets comme le jeu de hasard. Cette contribution permet aussi de mettre en évidence que les nouvelles initiatives en matière d’intervention recouvrent désormais un spectre plus large d’objectifs cliniques que ceux directement liés à la consommation. Les nouveaux programmes d’intervention semblent en effet saisir la question de la toxicomanie dans une optique plus globale, en traitant à la fois les problèmes de dépendance, mais aussi les problèmes plus généraux qui touchent cette clientèle. À ce titre, on peut dès lors considérer que l’héritage psychosocial est toujours vivace dans la façon dont on établit encore aujourd’hui les cibles de l’intervention.

Un autre aspect technique qui a pris un essor considérable, c’est celui du recours à la motivation dans le cadre de l’intervention auprès des toxicomanes. Au cours des deux dernières décennies, on a vu en effet se multiplier les programmes et les techniques d’intervention dont l’une des principales composantes est l’entretien motivationnel. Dans ce contexte d’une importance clinique accrue pour la motivation, on comprend que la question de l’intervention sous contrainte ait pris une signification particulière. C’est dans cet esprit que Orsi et Brochu proposent une recension des écrits qui portent sur la disposition au changement de toxicomanes qui participent à des traitements sous contrainte. Cette revue de littérature permet alors aux auteurs de constater que, bien que la motivation interne semble susciter de meilleurs résultats cliniques que la motivation externe, le recours à la coercition juridique permettrait dans certains cas de stimuler cette motivation interne et de faciliter la rétention des participants en traitement. Ces auteurs soulignent aussi que les concepts de contrainte et de motivation sont en fait marqués par une forte connotation subjective, et qu’il est donc important de bien réfléchir à la façon dont on les utilise à des fins d’intervention.

Une autre innovation technique importante des 20 dernières années est le développement et le perfectionnement des outils pour évaluer l’efficacité des programmes de traitement. On a en effet assisté à une multiplication des instruments permettant de mieux mesurer l’impact des pratiques d’intervention, ce qui permet dès lors d’améliorer les programmes de façon à en maximiser les effets bénéfiques. L’article de Landry et coll. aborde justement ce nouvel aspect de la recherche, puisqu’il propose un bilan d’un certain nombre de recherches évaluatives qui ont été menées par des chercheurs du RISQ au cours des 15 dernières années. Les recherches présentées ont toutes porté sur l’évaluation de l’impact du traitement offert dans des centres de réadaptation publics et privés du Québec. Les résultats de ces recherches indiquent que les participants ont en général amélioré leur état, tant au niveau de la consommation de psychotropes que des autres sphères de leur vie. Le type de recherche mené par les chercheurs du RISQ illustre assez bien la façon dont l’approche psychosociale a pu contribuer à redéfinir le champ de l’évaluation des pratiques, alors que l’efficacité des programmes ne se mesure plus seulement du point de vue de la consommation, mais aussi au niveau de l’amélioration générale des conditions de vie des participants. À cet égard, on constate que la quête de l’abstinence n’est assurément plus le seul critère à prendre en considération pour mesurer l’impact d’un programme de traitement.

3) Transformations au niveau politique

En parallèle avec les transformations qui se sont manifestées sur le plan scientifique et technique, on constate aussi que le champ de l’intervention auprès des toxicomanes a été marqué par des transformations politiques. L’intervention en toxicomanie est en effet appelée à se transformer au gré des fluctuations institutionnelles et politiques plus globales, lui conférant ainsi une dimension normative au même titre que les autres formes d’intervention sociale. Par exemple, la crise du providentialisme et l’émergence d’une nouvelle rhétorique de gestion des risques auront pour effet de modifier le rôle traditionnellement octroyé aux agences publiques, ce qui se traduira par des transformations dans la façon dont seront désormais formulés les cibles et les objectifs de l’intervention clinique auprès des utilisateurs de drogue. Bien qu’il s’agisse d’une dimension moins explorée par les chercheurs, la dimension politique de l’intervention en toxicomanie comporte néanmoins des enjeux importants au niveau de la pratique.

Dans le cadre de son article, Caroline Jeanmart s’intéresse à l’impact du cadre normatif sur les pratiques des intervenants. Plus précisément, elle propose d’analyser l’impact de la réglementation concernant la délivrance et la prescription de produits de substitution sur les pratiques des médecins généralistes belges. À travers une recherche qualitative qui combine à la fois des entrevues individuelles et des entrevues de groupe auprès de médecins, elle en arrive à démontrer comment les politiques publiques peuvent limiter la marge de manoeuvre des professionnels de l’intervention. L’instauration de règles pour encadrer les pratiques des intervenants pourrait ainsi se traduire par la mise en place d’un système de contraintes venant limiter l’autonomie des intervenants, pouvant même constituer dans certains cas un frein à la pratique. On constate ainsi que la résistance de certains médecins ne proviendrait pas tant de leur réticence à propos du recours aux produits de substitution, mais bien des contrôles instaurés par les agences gouvernementales. Les résultats de cette recherche soulignent alors que les pratiques d’intervention auprès des toxicomanes doivent être analysées en prenant en compte à la fois les facteurs individuels et les facteurs structurels.

Les enjeux politiques de l’intervention sont particulièrement frappants lorsqu’on s’attarde aux différentes stratégies qu’on regroupe sous le vocable de réduction des méfaits. Ces enjeux sont apparus de façon plus évidente autour de l’ouverture en 2003 d’Insite, le premier site d’injection supervisée au Canada. Il s’agit en fait du seul endroit en Amérique du Nord où des personnes toxicomanes peuvent se présenter en possession de leur drogue afin de pouvoir s’injecter dans un contexte sécuritaire et sous surveillance médicale. Or, l’implantation de ce site a suscité un débat houleux quant à la légitimité politique et éthique de ce type de pratique. Dans le cadre de son article, François Gagnon présente les résultats d’une analyse discursive des énoncés produits autour de l’implantation et du fonctionnement d’Insite à titre de technologie gouvernementale particulière. Optant pour une perspective foucaldienne, l’auteur démontre comment différentes logiques ont été problématisées autour de l’implantation de cette stratégie particulière de gestion des drogues. Il explore entre autres comment la logique propre à la réduction des méfaits (soit la logique de périllisation) aurait permis de renforcer les logiques prohibitionniste et thérapeutique pourtant considérées comme concurrentes. Cette contribution permet dès lors de mettre en évidence les enjeux politiques et normatifs qui sont appelés à mettre en forme les stratégies de prise en charge des individus toxicomanes.