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Introduction

Cet article vise à présenter les enjeux, les méthodes et les résultats d’une action durable et coordonnée visant la diffusion de pratiques de prévention secondaire parmi les professionnels en relation avec les jeunes Français consommateurs de substances psychoactives (SPA).

Pendant presque une décennie (2005-2013), les auteurs ont animé cette action dans un double cadre associatif, en premier lieu l’Institut de promotion de la prévention secondaire en addictologie (IPPSA) et en soutien l’Association francophone de diffusion de l’entretien motivationnel (AFDEM), en collaboration avec les responsables de l’éducation nationale en charge de la santé des élèves. Il a semblé utile de présenter ce travail pour en définir les originalités, les leçons et les limites. Eu égard au caractère éminemment pragmatique de la démarche, où chaque étape a été définie non pas a priori mais en raison des résultats des étapes précédentes, il est difficile de décrire le travail accompli sans recourir à une forme de récit, inhabituel dans une revue scientifique. Nous voulons cependant décrire dans cette introduction ce qu’ont été le contexte, les principes et les références de notre action.

Contexte institutionnel

La France a mis en place au bénéfice des jeunes qui fréquentent les établissements scolaires de l’enseignement secondaire un dispositif de prévention sanitaire fondé sur la présence dans chaque établissement d’un(e) infirmier(ière) scolaire et d’un médecin scolaire, ce dernier se partageant entre plusieurs établissements. La vocation de ce dispositif est notamment le repérage des troubles, l’éducation pour la santé, la gestion des problèmes de santé urgents, et le conseil auprès de l’établissement et des parents. La prévention des conduites de consommation entre parmi les objectifs généraux de ce dispositif.

En ce qui concerne le traitement des conduites addictives, il existe dans le pays un dispositif de prise en charge ambulatoire qui se partage entre les consultations externes des hôpitaux et le réseau des Centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA). Ces derniers résultent du rapprochement des structures spécialisées dans la prise en charge des toxicomanies illicites avec celles qui étaient chargées des problèmes d’alcool et de tabac. Ce rapprochement, décidé en 2002, a été rendu opérationnel dans la décennie qui a suivi, même s’il existe encore de nombreux sites spécialisés dans l’un ou l’autre versant des conduites addictives. Dans cette même décennie ont été créées les consultations jeunes consommateurs (Direction générale de la santé, 2004). Conçues d’abord comme une réponse à la forte prévalence de la consommation de cannabis parmi les jeunes Français, elles ont été redéfinies comme les lieux de soin de l’abus de substance chez les 13-25 ans, et sont le plus souvent des portes d’entrée offertes par les CSAPA (plus rarement les hôpitaux) à leur clientèle jeune. Elles peuvent recevoir également les parents.

L’IPPSA a été fondé en 2005 pour maintenir un cadre de travail sur la prévention secondaire en France après l’achèvement de l’étude collaborative menée dans le cadre de l’OMS sur les conditions de dissémination du RPIB alcool à l’échelle d’un pays (WHO, 2006). Il a pour objectifs de mener toutes formes de recherche (quantitative, qualitative, évaluation, recherche-action) et toutes formations concourant au développement de la prévention secondaire des dommages liés à la consommation de SPA. Il est lié par convention à deux réseaux actifs dans le champ des addictions : le Réseau des établissements de santé pour la prévention des addictions, qui regroupe des hôpitaux et des cliniques ; et la Fédération addiction, qui est un regroupement national de CSAPA, rejoints par des unités hospitalières de liaison en addictologie et des médecins généralistes engagés dans ce champ.

L’AFDEM est depuis 2003 une association internationale présente sur trois continents, qui regroupe les personnes qui, formatrices à l’entretien motivationnel (EM) ou intéressées à sa diffusion, ont en partage la langue française et les valeurs portées par l’EM. Elle est le principal acteur de la formation à l’EM en France.

Contexte scientifique et données françaises sur la prévention secondaire

La prévention secondaire est un mode de prévention qui privilégie le repérage des situations à risques (ou à dommages débutants) afin de faciliter des interventions précoces destinées à empêcher l’apparition ou l’aggravation des dommages (Organisation mondiale de la santé). Elle est quelquefois appelée aussi prévention ciblée (Gordon, 1983). En addictologie, cette pratique a été principalement illustrée par l’expérimentation, la validation et la dissémination du repérage précoce et des interventions brèves (RPIB) destinés aux consommateurs d’alcool à risques. Le RPIB a été promu par l’OMS sur la base de nombreuses études montrant son efficacité et son rapport coût-efficacité très positif (Kaner et al., 2009 ; Wutzke, Shiell, Gomel et Conigrave, 2001). Les interventions brèves sont efficaces pour réduire la consommation d’alcool de consommateurs non dépendants de ce produit et réduire le risque d’émergence de maladies affectant la qualité et la durée de la vie. Elles sont réalisables par les médecins généralistes, les infirmières et d’autres acteurs de santé, comme les médecins du travail.

En France, un programme de dissémination extensive du RPIB chez les médecins généralistes a été décidé par la direction générale de la santé en 2006, mais s’est arrêté sans que l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) puisse compléter le bilan global trois ans plus tard (OFDT, 2009). Les médecins du travail sont probablement en France le milieu professionnel où les instruments du RPIB ont le mieux diffusé jusqu’à présent : plus du quart de ce corps professionnel déclare pratiquer le repérage des consommations à risque chez les salariés qu’ils suivent et réaliser des interventions brèves si nécessaire à l’issue de ce repérage (Michaud, Demortière, Ménard et Richard, 2012). Les instruments de repérage qu’ils citent sont le questionnaire AUDIT (Gache, Michaud, Landry, Accietto, Arfaoui, Wenger et Daeppen, 2006), le FACE (Dewost, Michaud, Arfaoui, Gache et Lancrenon, 2006), quelquefois encore le DETA, une traduction proposée par Rueff (1989) du CAGE américain (Mayfield, McLeod et Hall, 1974). Les deux premiers instruments cités ont pour point commun de permettre un « tri » entre trois niveaux d’intervention et donc de déterminer un groupe médian où les interventions brèves sont indiquées. Le dernier, plus ancien et dichotomique (« problème d’alcool » présent ou pas), ne donne pas d’orientation sur la conduite à tenir (intervention brève ou prise en charge prolongée) dans la mesure où il ne donne pas d’indication sur le niveau de dépendance actuelle.

Prévention secondaire chez les jeunes

Appliqué aux adolescents et jeunes adultes, le concept de prévention secondaire en addictologie ne saurait s’intéresser au seul alcool, mais à l’ensemble des substances psychoactives (SPA). En effet, chez les adultes, c’est son poids dans la santé physique (et la réticence universelle des médecins à aborder le sujet avec leurs patients) qui fait isoler l’alcool dans la démarche de l’OMS et des autres promoteurs du RPIB (Saunder et Aasland, 1987 ; OMS, 2009). Mais chez les jeunes, les usages associés de tabac, d’alcool et de cannabis sont fréquents et, ensemble ou chacun pour son compte, ces produits (et d’autres plus rares) font peser à court, moyen et long termes des risques graves sur la sécurité et la santé : accidents, difficultés développementales et éducatives, troubles du comportement, émergence de dépendances, etc. C’est pour tenir compte de ces faits que des cliniciens-chercheurs québécois du groupe de recherche Recherche et intervention sur les substances psychoactives-Québec (RISQ) ont développé un outil de repérage (ou évaluation simple du niveau de risque) qu’ils ont nommé DEP-ADO (Landry, Tremblay, Guyon, Bergeron et Brunelle, 2004) et qui s’intéresse à l’ensemble des SPA. Les qualités psychométriques confirmées de la DEP-ADO (Ghazi et al., 2007) l’ont désignée pour servir en France, comme au Québec, d’outil partagé entre intervenants de première ligne et professionnels de deuxième recours. Elle a en effet pour vocation de distinguer parmi les situations trois niveaux de risque : risque faible ou nul (« feux verts »), risque moyen, sans dommage majeur, susceptible de bénéficier d’une intervention brève réalisée par l’intervenant de première ligne (« feux jaunes »), risque élevé, avec dommages notables et/ou dépendance justifiant une intervention spécialisée (« feux rouges »). La DEP-ADO, qui se remplit en autoquestionnaire, en face-à-face ou côte à côte, s’avère de plus un instrument de dialogue entre le professionnel et le jeune utilisable sur un mode motivationnel. Il permet à celui-ci d’évoquer non seulement ses consommations, mais aussi ce qu’il perçoit de leurs conséquences ; il sert à l’intervenant à orienter vers la réduction du risque en s’appuyant non sur les arguments d’autorité de l’adulte qui sait, mais sur les perceptions du jeune lui-même.

Approche motivationnelle de la réduction des risques attachés aux SPA

Donner à un intervenant un outil de repérage n’aurait ni conséquences pratiques ni sens éthique s’il ne recevait en même temps des moyens d’intervention. Jusqu’à récemment, la seule intervention possible était d’adresser à un « spécialiste ». Le refus explicite ou de facto du jeune donnait un sentiment d’impuissance qui menait l’intervenant à rationaliser son absence de pratique de repérage. La prévention secondaire donne les moyens de sortir de ce cercle vicieux : les interventions brèves permettent d’avoir une action efficace auprès des jeunes consommateurs. Leur contenu n’est pas organisé comme celles qui ont été formalisées pour les médecins et l’alcool : il ne s’agit pas de cibler un produit particulier, mais des conduites de consommations protéiformes. Il faut donc élargir la part motivationnelle de l’intervention et moins se centrer sur le conseil comportemental.

L’entretien motivationnel est une approche de la relation de soin (ou d’aide) qui se fonde sur les motivations et les ressources propres du sujet pour favoriser un changement bénéfique pour la santé (Miller et Rollnick, 2013). Né dans le champ de l’addictologie, il s’est diffusé dans l’ensemble des secteurs pour lesquels l’aide au changement est au centre des objectifs : comportements de santé, maladies chroniques, aide sociale, justice, éducation, prévention primaire et secondaire… Une littérature abondante évalue son efficacité dans tous les domaines cités ci-dessus, et il est devenu dans de nombreux pays une pratique appuyée sur la preuve, notamment en ce qui concerne les interventions auprès des adolescents (Rubak, Sandbaek, Lauritzen et Christensen, 2005 ; Barnett, Sussman, Smith, Rohrbach et Spruijt-Metz, 2012). Arrivé en France tardivement, il s’y est cependant rapidement répandu, et plusieurs milliers de personnes ont aujourd’hui bénéficié de formations dans le pays. Il a pour inconvénient essentiel d’être une pratique exigeante et difficile à acquérir car il contrarie l’attitude d’expertise que les professionnels ont eu tant de mal à installer. C’est pourquoi les changements réels de pratique professionnelle après formation sont modérés et peu durables, sauf si sont mis en place de renforcements réguliers (Miller, 2004). Son acquisition n’en est pas pour autant moins indispensable, car il est un élément essentiel de l’efficacité des interventions de conseil (Jensen, Cushing, Aylward, Craig, Sorell et Steele, 2011).

Problématique de l’action de l’IPPSA

Dix ans après leur création et leur intégration dans les missions des CSAPA, les CJC peinent à rencontrer leur public potentiel, malgré un « réservoir » très important de jeunes consommant de l’alcool de façon dangereuse, mettant en place une dépendance au tabac ou menaçant leur maturation neuropsychique avec une consommation élevée de cannabis (Obradovic, 2009). Le recrutement des CJC est principalement fondé surtout sur deux paramètres qui ont peu à voir avec les motivations intrinsèques des consommateurs : l’activité policière et judiciaire et l’inquiétude parentale (Obradovic, 2009). Ces deux paramètres ont également peu à voir avec la santé publique, l’inquiétude parentale étant moindre par exemple si les parents fument également du cannabis (Bahr, Hoffmann et Yang, 2005), ce qui ne protège pas le jeune des risques. Nous avons donc considéré, pour augmenter la pertinence globale du dispositif et établir un pont entre besoin d’aide et offre d’aide, de mettre en place des actions fondées sur des intervenants de première ligne (opérateurs du soin, de la prévention et de l’aide auprès des jeunes), et sur les professionnels de deuxième recours qui animent les CJC. La diffusion des pratiques de prévention secondaire offrait un champ d’actions conjointes entre les deux niveaux de recours, permettant de rapprocher les représentations des pratiques de consommation, des risques attachés et des réponses possibles aux situations.

Démarche méthodologique et résultats

Pour cette action de longue haleine, l’IPPSA a réalisé à chaque étape des évaluations sur un mode recherche-action, associant le plus souvent des données quantitatives et des données qualitatives, entretiens en profondeurs et groupes de discussion. Les outils utilisés avaient été validés par ailleurs ; pour ce qui concerne la DEP-ADO, les échanges fréquents avec les collègues québécois du RISQ ont permis de maintenir une congruence entre les approches des deux côtés de l’Atlantique.

Déroulement des actions de l’IPPSA au bénéfice du public jeune

Ce travail s’échelonne sur une durée de 8 ans et s’est articulé en trois phases (tableau 1). Il a commencé en 2005 dans la région Île-de-France pour s’étendre à partir de 2010 à plusieurs autres régions métropolitaines. Il s’est intéressé tout d’abord aux infirmières et médecins scolaires, puis aux professionnels des CJC.

Tableau 1

Phases de l’action de l’IPPSA au bénéfice du public jeune

Phases de l’action de l’IPPSA au bénéfice du public jeune

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La phase I a été centrée sur la réalisation de l’étude randomisée contrôlée ROC-ADO (Hadj-Slimane, Lécallier et Michaud, 2009). Cette étude a été réalisée chez les élèves consommateurs de SPA de l’enseignement secondaire avec l’aide des médecins et des infirmières scolaires. Elle a testé l’hypothèse qu’un repérage systématique des situations de risque à l’aide de la DEP-ADO produirait une augmentation des demandes auprès des consultations jeunes consommateurs et de nouveaux entretiens auprès des intervenants de première ligne. Le groupe de comparaison (composé de jeunes appartenant à des classes appariées dans chaque établissement participant) recevait un livret appuyant une intervention orale en classe et délivrant les adresses des CJC relais.

Après une étude de faisabilité réalisée en 2005 dans les seuls Hauts-de-Seine (ouest de Paris), qui avait permis d’ajuster le contenu des formations à la DEP-ADO, à l’entretien motivationnel et au protocole de l’étude, ROC-ADO a été menée dans trois des quatre départements d’Île-de-France constituant l’académie de Versailles. Elle a donné l’occasion d’impliquer huit CJC, de former (en trois jours) 76 membres du personnel de l’éducation nationale et d’inclure 2120 jeunes âgés de 12 à 20 ans, dont 1045 dans le groupe intervention. Quinze élèves présentaient une consommation considérée comme à haut risque et 27 à risque intermédiaire dans le groupe intervention. Un seul jeune s’est présenté à une CJC dans les trois mois suivant l’inclusion (jeune appartenant au groupe intervention ; différence entre groupes non significative). Vingt autres jeunes (18 du groupe intervention et 2 du groupe témoin, p < 10-3) étaient revenus parler avec l’infirmière ou le médecin scolaire. En conclusion de cette étude, le repérage systématique, sur convocation à l’infirmerie scolaire, suivi d’une intervention brève motivationnelle n’a pas amélioré l’orientation vers les CJC, mais a permis d’ouvrir plus souvent le dialogue avec des élèves en demande d’accompagnement (Lécallier, Hadj-Slimane, Landry, Bristol-Gauzy, Cordoliani et Michaud, 2012).

Nous avons ensuite mené une recherche qualitative, sous la forme de questionnaires à questions ouvertes destinés aux personnes formées et d’un groupe de discussion, traités en analyse de contenu. Dans les questionnaires, le caractère acceptable et adapté de la DEP-ADO, tant du point de vue du professionnel que de celui de l’élève, était relevé ; plusieurs intervenantes craignaient une sous-estimation du risque par la DEP-ADO ; peu de participantes (20 %) ont continué à l’utiliser après la fin de l’étude. La formation à l’EM répondait aux difficultés jusqu’à présent rencontrées dans l’abord du conseil vis-à-vis des SPA. Mais la difficulté du changement de pratique était aussi relevée. Quant au groupe de discussion, il a permis de mesurer la difficulté ressentie d’adresser aux CJC, peu connues, stigmatisées « toxicomanie », vécues comme peu accessibles au téléphone et difficiles à consulter seul pour un jeune adolescent (transports, timidité, craintes sur la confidentialité, les sanctions…) (Lécallier 2007 cité dans Lécallier et al., 2012).

Nous avons ajouté, parmi les hypothèses pour expliquer les résultats limités de l’étude, la non-fidélité de l’intervention à l’approche motivationnelle quand augmente le niveau de risque perçu par le professionnel, dont le « réflexe correcteur » est d’autant plus sollicité que la situation paraît urgente. Cette « pression de l’urgence » se traduit par un retour de la position d’expertise prescriptrice, contre-productive en termes de résultat. Miller et Rollnick insistent sur l’importance de contrôler la congruence des pratiques professionnelles avec l’EM après formation avant de juger de son efficacité (Miller & Rollnick, 2013).

C’est ce qui nous a amenés à étudier les possibilités d’améliorer l’efficacité des formations. Le deuxième axe de cette phase a donc porté sur l’amélioration du résultat des formations en termes de changement de pratique professionnelle et d’intégration effective de l’EM dans les entretiens cliniques. Nous avons mené pour cela une étude randomisée contrôlée à l’occasion d’une formation d’infirmières scolaires du Val-d’Oise, nommée PAPRICA (pour Projet d’Accompagnement des Personnels de santé de l’éducation nationale au Repérage et à l’Intervention de Conseil auprès des Adolescents). Elle a consisté à comparer les compétences acquises en EM par deux groupes d’infirmières scolaires, qui recevaient soit au décours immédiat de la formation soit de façon différée de quatre mois une supervision de leur pratique de l’EM, délivrée sous la forme de quatre séances de deux heures en groupes de trois ou quatre personnes. La congruence des pratiques d’entretien avec les principes et les comportements de l’intervenant définissant l’EM a été mesurée par cotation de pseudo-entretiens (avec une « patiente standardisée ») enregistrés ; la cotation a été faite en utilisant une grille ad hoc internationalement validée, le MITI – Motivational Interviewing Treatment Integrity (Moyers, Martin, Manuel, Hendrickson et Miller, 2005), dans sa forme révisée 3.1.

Cette étude réalisée en 2009-2010 et en cours de publication (Lécallier, soumis), a montré, malgré les effectifs faibles, des améliorations des savoir-faire des personnes formées lors de la supervision, que celle-ci intervienne immédiatement après la formation ou de façon différée. Ceci a été mesuré sur des données reliées à l’esprit de l’EM (posture professionnelle plus collaborative, meilleure valorisation de l’autonomie) comme sur des savoir-faire concrets (diminution des questions, augmentation de l’écoute réflective). Il en ressort en conclusion que des mesures simples en apparence, comme ces quatre sessions de deux heures, peuvent améliorer la capacité effective à faire de l’EM après formation – alors que les mesures immédiatement après formation confirmaient les données de la littérature internationale, qui montrent à la fois un niveau moyen faible et une grande variabilité de compétences en EM après un séminaire.

Au cours de la phase II, nous avons recommencé à former des médecins et des infirmières scolaires de l’académie de Versailles, en ouvrant une perspective nouvelle, celle de la création de ressources de formation au sein de l’éducation nationale. Là encore, la difficulté est la transmission des savoir-faire de l’entretien motivationnel. Les formations à mettre en place doivent viser une acquisition de l’ensemble des caractéristiques de l’entretien motivationnel (des valeurs, de l’attitude générale que Miller et Rollnick désignent par le terme « esprit ») et non réduire l’apprentissage aux seuls aspects techniques. Ceci oblige à avoir une exigence pour les formateurs à la mesure de la difficulté de la transmission aux cliniciens. Le processus pour les formations de formateurs est partagé par les deux regroupements internationaux MINT et AFDEM : participants ayant déjà la preuve d’un bon niveau de savoir-faire clinique en EM, souvent déjà impliqués dans sa diffusion, et formations de trois jours (MINT) ou trois jours et demi (AFDEM), assurées par des formateurs aguerris utilisant les mises en situation, chaque apprenti formateur se mettant tour à tour en position de mener des exercices d’apprentissage auprès de ses collègues de formation. Nous avons donc proposé de former des infirmières et médecins scolaires volontaires, issus des formations déjà accomplies dans l’académie de Versailles, pour devenir « coformateurs » au côté des formateurs de l’IPPSA. En mai 2010 nous avons formé dix personnes sur deux journées aux procédures de formations et aux exercices utilisés, puis elles ont été associées aux formations qui ont eu lieu dans les quatre départements de l’académie de Versailles. Chacune a participé à au moins une formation ultérieure et deux d’entre elles (un médecin et une infirmière) ont participé à une formation de formateurs de l’AFDEM tenue en 2011 et sont devenues de ce fait capables de réaliser des formations de manière complètement autonome.

Lors de cette phase, tirant les leçons des résultats de ROC-ADO et des recherches qualitatives qui accompagnaient cette étude, nous avons également orienté nos recherches sur l’amélioration du lien entre intervenants de première ligne et professionnels de deuxième recours, c’est-à-dire entre infirmières et médecins scolaires (IMS), d’une part, et consultants des CJC, d’autre part. Certains CSAPA n’ont pas attendu cette recherche pour travailler à ces liens, et leur regroupement professionnel le plus représentatif, la Fédération addiction, s’est assigné comme objectif le développement par les CSAPA des « interventions précoces » (Morel et Couteron, 2008). Nous discuterons ci-dessous ce qui lie et ce qui sépare ce concept et celui de la prévention secondaire comme nous le développons.

Pour renforcer les liens entre CJC et IMS nous avons proposé une nouvelle organisation des formations associant les deux publics professionnels de premier et deuxième recours sur une base géographique concentrique (« bassins d’éducation » autour de la CJC). L’idée est de dépasser les barrages en créant ou renforçant des liens à travers une expérience partagée de formation active. Testée à la fin de la deuxième phase, cette pratique a été au coeur des développements de la phase III.

Celle-ci s’est ouverte avec la création d’une communauté de pratique destinée aux professionnels formés, visant à conforter le résultat des formations et à l’inscrire dans la durée, en luttant contre la tendance naturelle du retour au statu quo ante quelques mois après la formation. Il s’agit d’un site Internet dédié au maintien du lien, au partage d’expérience, au soutien mutuel des personnes ayant participé aux formations à la DEP-ADO et à l’EM. Créée en octobre 2011, elle a été systématiquement présentée et proposée aux participants des formations qui ont eu lieu depuis, en Bretagne, Picardie, Nord-Pas-de-Calais, à Paris et à La Rochelle, entre 2011 et 2013 ; soit 340 personnes au total. Parmi ces 340 personnes, 210 s’y sont effectivement inscrites, mais cette communauté de pratique a dû être fermée faute de financement en juin 2013. Pour les mêmes raisons il n’y a pas eu de mesure d’impact rigoureuse de cette activité, malgré l’intérêt allégué des professionnels qui s’y exprimaient.

Nous restons malgré ce recul dans une perspective de généralisation à l’échelle nationale. Elle a d’une certaine façon été commencée avec la création de la communauté de pratique à l’occasion de la dissémination régionale des formations : en effet, cette communauté de pratique était nationale, et pouvaient s’y inscrire toutes les personnes formées, quelle que fût leur région d’origine.

Elle se poursuit avec la recherche de solutions pour créer des ressources internes stables dans les milieux où oeuvrent les professionnels de santé de l’éducation nationale et CJC. Actuellement seules deux personnes sont en capacité de former de façon autonome dans toute l’éducation nationale, et à notre connaissance moins de 10 CSAPA comptent au sein de leurs équipes un ou plusieurs formateurs à l’EM. En Rhône-Alpes depuis 2014 l’IPPSA a préparé des IMS et des professionnels des CJC à se former comme formateurs en les supervisant par téléphone ou Skype® (moyen de supervision que l’IPPSA, en lien avec l’AFDEM, a déjà expérimenté avec des élèves sages-femmes). Ce développement est porté par le Réseau des établissements de santé pour la prévention des addictions (RESPADD).

Discussion et perspectives

La logique voudrait que cette dynamique de formation continue soit reproduite pour l’ensemble de l’éducation nationale, en tache d’huile. Cela nécessite qu’elle entre officiellement dans la politique de ce ministère. La formation au sein de l’éducation nationale pourrait aussi se produire dès les stages d’intégration des nouveaux intervenants en santé. Beaucoup des participants aux formations réalisées ont exprimé le regret de ne pas avoir disposé de cette approche dès le début de leur carrière à l’EN.

L’outil que nous avons promu pour le repérage et le mode d’intervention motivationnelle que nous avons contribué à élaborer pour le contexte scolaire ont changé de statut dans le public professionnel cible pendant la période considérée, et pas seulement du fait de notre travail. La notoriété de la DEP-ADO s’est accrue dans le milieu des CJC, notamment grâce à la promotion qu’en fait, en lien avec l’IPPSA, la Fédération addiction (Fédération addiction, 2013), mais ni cet outil ni l’EM ne semblent être particulièrement diffusés lors des interventions des CSAPA dans les établissements d’enseignement secondaire. Une première raison en est que la demande provenant des établissements scolaires porte encore souvent sur la réalisation d’interventions d’information en classe, bien que cette forme de prévention primaire n’ait jamais fait la preuve de la moindre efficacité, voire puisse avoir des effets péjoratifs (NIDA, 2001) Nous relevons aussi des appréciations différentes sur le partage des rôles en ce qui concerne les besoins d’aide des jeunes consommateurs. La Fédération addiction invite par exemple à développer ce qu’elle nomme les interventions précoces. Elle encourage sous cette dénomination les équipes des CSAPA, et notamment les CJC, à des interventions d’information, d’écoute, d’évaluation et d’orientation dans les lieux fréquentés par les jeunes, pour favoriser l’intervention des professionnels de second recours auprès des jeunes consommateurs, quels que soient les niveaux de risque. Dans la perspective de l’IPPSA, notamment fondée sur les résultats de l’étude ROC-ADO, mais aussi sur des arguments de fréquence des situations à risque, c’est au premier recours que reviendrait la responsabilité du repérage, du premier travail motivationnel, du choix entre l’accompagnement « ici » (au collège, au lycée, voire au service médical de la faculté) et l’orientation « là-bas » (vers la CJC). En effet, si 10 % des adolescents consomment de façon régulière du cannabis et 10 % ont des conduites répétées de consommation aiguë d’alcool, si plus d’un tiers d’entre eux fument du tabac, alors les besoins de conseil débordent largement la capacité d’un dispositif spécialisé. D’autre part, il est hautement vraisemblable que les jeunes sont moins effrayés par une conversation avec l’infirmière scolaire ou universitaire qu’avec un psychologue ou un éducateur spécialisé de CSAPA, même si ceux-ci sont formés à l’entretien motivationnel. Notre argument n’a pour l’instant aucune implication pratique : peu de CJC sont débordées, et seule une minorité d’infirmières et de médecins scolaires sont formés au repérage et aux interventions. Mais si l’on cherche à mettre en place sur le long terme un dispositif pertinent, il convient de ne pas oublier qu’il est plus intéressant de recevoir une intervention brève motivationnelle à l’infirmerie scolaire que d’être adressé pour une « prise en charge » dans une CJC où on ne se rendrait pas.

Un des obstacles non résolus dans une logique d’organisation pragmatique reste la question de l’intensification du repérage. Même s’il est légitime de considérer que la DEP-ADO a montré sa pertinence dans le service de santé de l’éducation nationale, il est certain qu’une fois les formations achevées elle est sous-employée par les professionnels mêmes qui l’ont trouvée pertinente. La communauté de pratique a été conçue entre autres pour maintenir la motivation au repérage et donner des indications pratiques sur comment s’y prendre, à quels moments il est plus facile de proposer un repérage, comment utiliser les réponses dans l’intervention qui s’ensuit. Mais il reste que les infirmières et plus encore les médecins scolaires, moins nombreux qu’elles, n’ont pas toujours la disponibilité pour mener un repérage suivi d’une intervention même minimale. C’est ce qui leur semblait le principal obstacle, d’après leurs propos recueillis lors des groupes de discussions suivant ROC-ADO. Pour le dépasser en restant dans la perspective de renforcement de l’autonomie du sujet, fût-il adolescent, plusieurs expériences d’utilisation de la DEP-ADO sont connues sur un autre mode que le face-à-face. La première, qui a été utilisée la première fois en France au début des années 2000 est l’utilisation de la DEP-ADO comme support d’intervention collective, avec distribution aux élèves qui la remplissent pour eux-mêmes, puis présentation du mode de calcul du score et du sens des différents scores et niveaux de risque. Les jeunes sont invités à la fin de la séance à s’adresser si cela leur paraît souhaitable au professionnel de leur choix, dans le premier ou le deuxième recours. Aucune évaluation de cette pratique compatible avec une intervention motivationnelle secondaire n’est malheureusement publiée.

Une autre approche possible pour surmonter les difficultés est celle de la borne interactive de prévention (BIP) mise au point par l’IPPSA. Elle permet elle aussi une auto-évaluation en permettant, à l’initiative du sujet, de répondre au questionnaire correspondant à sa tranche d’âge (DEP-ADO jusqu’à 18 ans, avec test pour la tranche 18-25 pour laquelle elle est en cours de validation, AUDIT au-delà et jusqu’à 65 ans, ou EDDA si l’on a plus de 65 ans) et de recevoir une réponse créée par un algorithme de traitement des informations données par le répondant. En ce qui concerne la DEP-ADO, cette BIP a été testée dans trois sites scolaires et universitaires et a reçu un nombre élevé de réponses dans chacun de ces sites. Il n’est pas possible à ce jour de déterminer faute d’étude ad hoc si ce dispositif augmente le recours dans les lieux de prévention ou de soin.

Conclusion

L’approche développée par l’IPPSA en vue d’adapter des outils de la prévention secondaire à la réalité des établissements d’enseignement secondaire a pour vocation d’atteindre là où ils sont dans leur immense majorité les jeunes de 13 à 18 ans, âges où, passées les premières expériences, l’installation d’un mésusage de SPA peut avoir des conséquences durables sur le parcours de vie. Elle vise à tenir compte aussi de l’extraordinaire plasticité des comportements à l’adolescence, en s’appuyant sur les ressources de la prévention secondaire. Celles-ci visent à renforcer les capacités du sujet à modifier son comportement en se fondant sur ses objectifs propres et sur l’alliance avec un adulte bienveillant et respectueux de son autonomie. Les outils concrets qui permettent cette pratique préventive efficace sont la DEP-ADO, questionnaire de repérage qui permet de déterminer sans devenir un spécialiste de l’addictologie le niveau de risque et l’intervention ajustée à ce niveau ; et l’entretien motivationnel, qui permet d’aider le jeune à pencher vers des comportements de santé plus favorables. L’usage de l’une et de l’autre nécessite une formation, qui prend la forme de séminaires collectifs, « présentiels », et de supervision clinique qui peut utiliser Internet. Elle nécessite aussi un engagement institutionnel fort du côté de la santé (comme opérateurs : les CSAPA et leurs CJC, et comme instances politiques et administratives : Mission interministérielle de lutte contre la drogue et les conduites addictives et Direction générale de la santé), comme du côté du ministère de l’Éducation nationale. Car sans une politique affichée dans ce sens il ne sera pas possible de créer un groupe de formateurs disponibles pour une dissémination générale. Le plan d’action 2013-2015 de la MILDECA prévoit de « favoriser le développement de partenariats aux fins de renforcement de l’intervention précoce en CJC » (MILDT, 2013), mais nous recevons essentiellement aujourd’hui des demandes provenant des régions. L’intérêt de la plus récente de ces demandes, celle de l’Agence régionale de santé de Rhône-Alpes, est qu’elle intègre maintenant le besoin de supervision après les séminaires de formation, et qu’elle a pour objectif d’aller jusqu’à la formation de formateurs issus du terrain. L’avenir dira si ces nouvelles expériences pourront donner aux responsables de la santé publique français, au niveau des ministères, le désir de généraliser une approche globale, visant à compléter l’intervention des soignants en addictologie par des approches plus simples et plus extensives réalisées par le premier recours, qui peut ainsi servir de porte d’entrée à l’intervention spécialisée, lorsque celle-ci est nécessaire. C’est la vision de l’intervention précoce que l’IPPSA a formée peu à peu dans cette décennie d’activité.