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Introduction

La relation entre les intervenants en milieu de soins et leurs clients est souvent le lieu de profondes incompréhensions et de tensions entre les valeurs d’autodétermination et de prise en charge, de droits civils de la personne et de bienfaisance, de liberté et de sécurité. En raison des derniers développements dans la société occidentale, laquelle met davantage l’accent sur les initiatives du client, la relation thérapeutique s’en trouve modifiée. Ce changement est particulièrement perceptible dans la relation avec les personnes souffrant de problèmes de santé mentale et d’abus de substances. Par exemple, le souci de l’autonomie des clients entre désormais en conflit avec les ordonnances de traitement et de garde en établissement ; en contradiction aussi avec la pression des membres de la famille en faveur d’une approche plus paternaliste dans la distribution des soins ; et parfois avec le modèle des soins prodigués par les équipes de suivi intensif dans la communauté. Ainsi, les intervenants en milieu de soins sont souvent divisés entre une approche paternaliste et une approche facilitant l’appropriation du pouvoir. Comme le souligne Bonsack (2005), la question consiste à savoir « comment favoriser l’appropriation (empowerment) par les usagers sans les abandonner à eux-mêmes lorsqu’ils ont besoin de soins ? Et comment les amener aux soins sans abus de pouvoir ? » Cependant, les discussions approfondies chez les professionnels de la santé sur les enjeux éthiques entourant la consommation et la coercition sont difficiles. Le but de cet article est double  : montrer que la pratique du suivi intensif dans la communauté et l’éthique sont étroitement liées l’une à l’autre et fournir des pistes de réflexion sur quelques enjeux éthiques qui se présentent à l’intérieur du programme de suivi intensif dans la communauté autour de la coercition et des conduites abusives de consommation dans un contexte de réduction des méfaits.

La coercition et le respect de l’autonomie

Même si tous s’entendent pour agir en vue du bien-être du client, personne ne s’entend sur les moyens d’y parvenir ni sur la définition à donner à la coercition (Davidson et Campbell, 2007 ; Wertheimer, 1993) à la bienfaisance, à la liberté et à l’autonomie. La coercition est traditionnellement définie comme une pratique qui se tient à l’opposé de l’autonomie (Hiday, Swartz, Swanson et Wagner, 1997). Dans les soins de santé mentale, elle consiste à limiter la liberté des personnes qui sont agressives et violentes envers autrui ou pour elles-mêmes (Wynn, 2003). Plusieurs auteurs pensent qu’il est difficile de se munir d’une définition qui permettrait de couvrir l’ensemble des situations impliquant une forme de coercition (Curtis et Diamond, 1997 ; Lidz, 1998 ; Wertheimer, 1993), tandis que d’autres auteurs croient qu’on peut se doter d’une définition plus large et flexible, qui suggère que la coercition dans les services de santé mentale survient lorsqu’une personne en position d’autorité ne tient pas compte des choix d’une autre personne (Blanch et Parrish, 1993 ; O’Brien et Golding, 2003 ; Szmukler et Appelbaum, 2008). Cette notion peut désigner plusieurs situations  : l’utilisation de la force physique à l’encontre des désirs d’une autre personne, la manipulation en ne disant pas, par exemple, la vérité, l’exercice de différentes formes d’influence, de pression, de persuasion, de menace, ou encore l’offre de récompenses en faveur de comportements attendus.

De plus, l’expérience subjective de la coercition est différente autant chez les intervenants que chez les personnes malades (Lucksted et Coursey, 1995). Dans tous les cas, il s’agit d’introduire le « bien » dans la vie des gens à l’aide de la force. Sauf que dans notre société postmoderne hyperindividualiste, il y a peu de gens qui s’entendent pour dire ce qu’est le « bien ». Par conséquent, même si les intervenants sont mus par de bonnes intentions, cela ne permet pas d’affirmer qu’ils contribuent, en raison de leur conception du bien, au bien-être des personnes souffrant d’un trouble mental. C’est pourquoi l’utilisation de coercition demeure un sujet controversé (Husum, Finset et Ruud, 2008).

Ce manque de consensus entourant la coercition et le bien n’empêche pas d’offrir une justification morale de la coercition. La coercition, comprise comme l’utilisation de l’autorité pour restreindre l’autonomie d’une autre personne, trouve sa justification morale dans le paternalisme. Celui-ci consiste à interférer avec la liberté d’action d’une personne pour des raisons qui se réfèrent au bien-être, au bonheur, aux besoins de cette personne (Dworkin, 1972). J.S. Mill, philosophe anglais du XIXe siècle, disait que la restriction de la liberté d’une personne pouvait être justifiée lorsqu’il y avait un potentiel, par cette personne, de nuire aux autres ou à soi-même (1990). Ce principe permet, encore aujourd’hui, autant au Québec que dans d’autres juridictions, aux cliniciens d’agir de manière bienveillante envers le client qui présente un danger grave et imminent pour lui-même ou autrui en ayant recours à des mécanismes adaptés. Si nous acceptons la prémisse voulant que la consommation abusive est nuisible pour la personne elle-même ou pour autrui, il devient permis de se demander s’il ne serait pas justifié de restreindre la liberté des personnes aux prises avec une problématique de consommation abusive. Sauf que depuis les années d’après-guerre, la liberté et l’autodétermination sont devenues des valeurs fondamentales qu’on doit respecter à tout prix. Il est admis que ces valeurs s’appliquent aussi aux personnes souffrant de trouble mental et de conduites addictives, sauf, tel que mentionné précédemment, si la personne présente un danger pour elle-même ou pour autrui. Il s’agit de la liberté négative telle que proposée par le philosophe Berlin dans son texte Deux concepts de liberté (1969), qui se caractérise par l’absence de contrainte dans la mesure où l’individu peut faire ce qu’il veut. C’est à la lumière de ce concept de liberté négative que certaines pratiques en santé mentale sont perçues comme coercitives.

Depuis le début des années 1980, notre société met davantage l’accent sur les choix du consommateur et sur la prise en charge autonome dans les services de la santé. Comme le note Nancy Tomas (2006), l’approche clientèle est une conséquence de la désinstitutionnalisation et non la cause de la restructuration du système de santé mentale. Des concepts tels que l’autonomie, le rétablissement, l’intégration sociale, le partenariat sont appliqués aux services offerts en santé mentale. Ils sont reconnus comme étant des composantes du bien-être et même du plan d’intervention (Curtis et Hodge, 1985). L’inclusion des clients et de leur famille dans le plan d’intervention représente un changement important dans la façon de partager le pouvoir, de distribuer les soins et de concevoir la maladie. Le plan d’intervention mené seul par le clinicien devient alors contestable, de même que le rôle comme seul expert que prend celui-ci. Nous sommes passés d’un modèle paternaliste à un modèle de collaboration où les clients en viennent à se poser comme des experts à propos de leur maladie (Watts et Priebe, 2002). Comme l’indique Bonsack (2005), « les médecins ne sont plus seuls dans leurs décisions », ce qui implique que leur autorité peut souvent être remise en question. Cela leur donne l’impression d’agir de plus en plus comme des consultants et peut provoquer une certaine résistance de leur part en ce qui concerne ces nouveaux développements (Curtis et Hodge, 1985, 45).

Il a été démontré que l’alliance thérapeutique influence le résultat des interventions des intervenants communautaires en santé mentale. Cette alliance peut être encouragée par trois facteurs  : la mutualité, la capacité de dialogue et l’encouragement à une reprise du pouvoir par le client (Spiers et Wodd, 2010). Donc, l’engagement du client est favorable et même essentiel pour assurer l’efficacité du traitement. Il doit ainsi être consulté et bien informé, car les « clients se sentent moins contraints s’ils jouent un rôle actif dans leur traitement » (Szmukler, 1999, 334). Une approche paternaliste qui impose « d’en haut » des interventions peut, dans plusieurs cas, compromettre le succès de l’intervention en engendrant de la méfiance ou encore le sentiment d’être infantilisé. Lorsque quelque chose est fait contre la volonté du client, celui-ci démontre un désintérêt et un désengagement à l’égard du traitement (Curtis et Diamond, 1997 ; Davidson et Campbell, 2007 ; O’Brien et Golding, 2003). La qualité de l’alliance est alors un bon indice de l’issue du traitement (Angell et Mahoney, 2006).

La relation thérapeutique entre le professionnel et le client, en respectant les décisions prises par le client, a un effet positif sur les personnes en développant leur habileté à la prise de décision, leur autonomie et l’estime de soi (O’Brien et Golding, 2003, 171). Somme toute, la désinstitutionnalisation semble avoir permis aux clients de retrouver une plus grande liberté. Mais doit-on en conclure que la coercition a pour autant disparue ?

Le modèle de suivi intensif dans la communauté

C’est dans ce contexte de désinstitutionnalisation que nous avons assisté, ces dernières années, à l’implantation d’un nouveau programme, Suivi intensif dans la communauté, qui vise à atteindre une clientèle présentant des troubles graves et qui, justement en raison de ses problèmes, est difficile à rejoindre (Bond, Drake, Mueser et Latimer 2001 ; Gélinas, 1998 ; Test, 1998). D’aucuns considèrent ce programme comme étant une méthode envahissante et agressive, comme l’indique le titre d’un recueil d’articles rassemblés par Dennis et Monahan (1996), Coercion and Aggressive Community Treatment.

Le programme de suivi intensif dans la communauté est un modèle de services, développé en 1972 à Madison au Wisconsin (Dixon, 2000 ; Stein et Test, 1978, 1985) à la suite du constat qu’il y avait une disparité entre les gains obtenus en milieu hospitalier et ceux qui sont transférés dans la communauté. Depuis, le modèle a subi plusieurs modifications. Si au départ, la clientèle était plutôt hétéroclite, depuis les années 1980 l’attention est portée davantage vers les jeunes aux prises avec un début de schizophrénie (Test et al., 1985). Maintenant, le programme de suivi intensif dans la communauté est orienté vers le rétablissement (Salyers et Tsemberis, 2007) et s’inspire du modèle du développement des forces développé par Rapp et ses collègues (Rapp et Goscha, 2006, 2011). Les objectifs poursuivis par le suivi intensif dans la communauté sont la diminution des symptômes débilitants, la prévention des épisodes de crise aiguë, l’augmentation de la qualité de vie, l’amélioration du fonctionnement social, la diminution du fardeau familial et surtout la satisfaction des besoins de base des clients. La majorité des interventions visent le rétablissement et s’effectuent dans la communauté, c’est-à-dire à la résidence du client et dans son environnement. Les interventions sont adaptées pour répondre aux besoins courants et aux préférences de chaque client. Les membres de l’équipe soignante travaillent à adapter l’environnement et eux-mêmes aux besoins du client plutôt que de demander au client de s’adapter aux règles du programme. De plus, ce programme offre un suivi qui n’est pas limité dans le temps (Allness et Knoedler, 1998).

Dans ce programme, les professionnels de la santé fournissent un grand nombre de services tels que le soutien social, les activités récréatives et différentes interventions à visée thérapeutique. Ces services sont offerts afin que les individus puissent conserver leur logement et leurs droits en tous genres, et ce, souvent en mettant la main à la pâte sur tous les aspects pratiques de la vie quotidienne (McGrew et Bond, 1995). Bien que ce modèle vise à apporter un soutien constant et adapté, il présente cependant le risque que les intervenants puissent être perçus comme des êtres qui insistent, voire des êtres intrusifs. Par exemple, lorsqu’ils accompagnent un client pour un rendez-vous médical et demeurent avec lui pour s’assurer qu’il ne quittera pas les lieux avant d’avoir vu le médecin, ou encore lorsqu’ils supervisent la prise de médication.

Toujours en raison des caractéristiques de la clientèle desservie par le programme de suivi intensif dans la communauté, il est fréquent, surtout en début de traitement, que des intervenants aient à relancer le client à plusieurs reprises. D’aucuns y perçoivent une forme de harcèlement. À cet égard, les interventions forment un aspect de la coercition (Neale et Rosenheck, 2000). Faire plusieurs tentatives pour persuader une personne réticente d’utiliser les services est perçu par plusieurs comme une intervention contraire au droit à l’autodétermination. Comme le souligne Williamson (2002) « proposer des services à des personnes qui les refusent et qui ne sont pas tenues de les accepter peut devenir non éthique ». La gestion de l’argent, des cigarettes et de la médication de plusieurs clients peut entraîner une infantilisation, même si cela devrait constituer une étape vers une plus grande autonomie et montrer au client l’utilité d’établir un budget, d’encadrer sa consommation de tabac et de drogues. Il faut préciser toutefois que ces interventions ne sont pas utilisées sans distinction. Elles visent surtout une partie de la clientèle moins fonctionnelle, soit des clients qui n’ont jamais eu d’exemples d’apprentissage en contexte familial ou scolaire et qui présentent souvent des troubles cognitifs. Ceux qui en font l’expérience reconnaissent son efficacité, mais aussi son caractère coercitif avec une autonomie réduite (Appelbaum et Redlich, 2006 ; Neale et Rosenheck, 2000, 2004).

Ces interventions adoptent une approche paternaliste sous-tendue par les principes de bienfaisance, du moindre mal ou du soin le moins coercitif (O’Brien et Golding, 2003). Même si ces principes justifient une certaine action coercitive, ils ne justifient pas toutes les activités coercitives. Seuls sont justifiés les moyens les moins coercitifs (O’Brien et Golding, 2003). Ainsi, la coercition n’est pas une pratique en soi malfaisante (Cohen-Almagor, 2006). Par contre, si à court terme, une action coercitive peut être justifiée par ses bénéfices, il n’en demeure pas moins qu’une telle action possède aussi un impact iatrogénique (Davidson et Campbell, 2007 ; Swartz et Monahan, 2001). Ces différentes pratiques soulèvent la question de savoir, si la fin justifie les moyens ou encore si nous pouvons contraindre un individu à la liberté. L’exemple de la toxicomanie va nous permettre de montrer que l’on peut interpréter l’exercice de la liberté d’une manière différente.

Exemples de défis éthiques liés à la double problématique dans le suivi intensif

Le service de suivi intensif dans la communauté n’échappe pas au phénomène de la double problématique de la santé mentale et de la toxicomanie. Les intervenants y oeuvrant visent le bien-être global de la personne, de sorte qu’il apparaît nécessaire d’aider les personnes sur les deux plans à la fois. Du coup, il ne s’agit plus d’offrir un traitement séquentiel ou en parallèle, mais intégré. L’expérience du suivi intensif autant au Québec, au Canada qu’aux États-Unis, prouve qu’il est possible de soigner une personne qui souffre d’une maladie mentale et qui s’adonne à une consommation active. La révision de la littérature démontre que les équipes de suivi intensif intégré avec une intervention pour la toxicomanie sont efficaces, même si les études randomisées jusqu’à présent ont eu de la difficulté à montrer de grandes différences (Drake et al. 1998 ; Essock et al., 2006 ; Fries et Rosen, 2011).

Pour comprendre la réalité des clients dans la communauté, voici quelques situations courantes vécues au quotidien qui soulèvent chez les intervenants beaucoup plus de questions que de réponses.

Lors d’un accompagnement d’un client à l’épicerie, si le client désire acheter de la bière, l’intervenant doit-il exercer un contrôle, imposer une limite sous prétexte que le client devrait garder son argent pour acheter suffisamment de nourriture pour ses besoins ? Mais permettre au client d’acheter de la bière ne serait-il pas à la fois « normalisant » et qui plus est « légal » ? Quoi de plus normal pour la population en général que d’acheter de la bière en faisant son épicerie ?

Lors d’une rencontre chez le client, l’intervenant croise son revendeur de drogues dans l’appartement. Que doit-il faire ? Doit-il en profiter pour établir un contact ou plutôt passer incognito pour assurer sa sécurité ?

Le client demande à l’intervenant que celui-ci paye pour lui sa dette au revendeur, afin de ne pas être influencé en sa présence. Comment faire pour, d’une part, l’aider dans sa demande légitime de se distancer de son revendeur et, d’autre part, ne pas devenir une cible pour ce revendeur ni complice dans l’achat de drogue illégale ?

Le client demande à l’intervenant de conserver volontairement son argent pour l’aider à mieux contrôler ses dépenses. Un budget est établi en accord avec lui. Puis au cours du mois, il demande des avances d’argent, sachant que le motif est celui de consommer. L’intervenant doit-il refuser ou renégocier ?

Lors du suivi à domicile, le client est sous effet de substances. L’intervenant doit-il saisir cette occasion pour aider son client à faire une réflexion sur sa consommation ou doit-il attendre qu’il soit sobre ? S’il attend qu’il soit sobre, que fait-il en attendant avec le suivi ?

Ces situations soulèvent une pléthore de questionnements éthiques. Par exemple, jusqu’où les intervenants peuvent-ils s’introduire dans des styles de vie sous prétexte qu’ils sont jugés délétères pour le client ? Jusqu’où doivent-ils protéger le client contre lui-même et assurer sa sécurité ? Les interventions qui visent le bien-être du client n’engendrent-elles pas aussi leur lot d’insatisfactions ? Les intervenants ne sont-ils pas en train de créer plus de tort (malfaisance) que de bien (bienfaisance) ? En tant qu’intervenants, qui sommes-nous pour dire ce qu’est le bien ou une vie bonne ? Est-ce une forme de paternalisme ? A contrario, si les intervenants ne se prononcent pas sur la vie bonne, n’entérinent-ils pas une forme de relativisme moral ou d’émotivisme à partir duquel les choix de vie se justifient sur les préférences personnelles ? Dans ce cas, les intervenants sont-ils alors en train de devenir des agents de normalisation ? Avoir la possibilité de conduire sa vie selon ses propres choix n’est-ce pas un acquis de notre société ? Sous la bannière de la santé, les intervenants ne sont-ils pas en train de créer différentes classes d’individu ? Est-ce une forme d’iniquité ? D’un autre côté, doivent-ils agir strictement par devoir ? La santé à tout prix ? La santé est une valeur qui est ordinairement partagée par l’ensemble de la population. Pourtant, d’aucuns préfèrent la quête de plaisir au détriment de leur santé, voire au détriment de leur vie, puisque le seul réel bénéfice qu’ils peuvent retirer de la vie, c’est un peu de plaisir.

Nous pouvons aussi nous demander à qui profitent ces interventions ? Et aux dépens de qui ? Jusqu’où les intervenants doivent-ils s’exposer et compromettre leur sécurité pour assurer le bien-être des clients ? Plus que tout, les intervenants doivent demeurer alertes afin de s’assurer que les considérations éthiques ne cachent pas une autre réalité. Par exemple, le respect de l’autonomie pourrait se présenter comme un alibi pour masquer un épuisement de l’équipe de soins ou une baisse de confiance dans la capacité du client relativement son rétablissement. Ce faisant, l’équipe traitante devient à risque d’abandonner le client. Bref, pouvons-nous trouver une solution à toutes ces questions sans faire appel à la parole des personnes concernées ?

Il est bien difficile de répondre à toutes ces questions de manière raisonnable si nous prenons en compte tous les enjeux possibles. Ce que nous suggérons, c’est une démarche pragmatique qui consiste à établir un processus dialogique, lequel rend possible la sortie de ces impasses, dans la mesure où chacun peut réfléchir, délibérer et décider selon le sens qu’il accorde à la situation, même si les intervenants et les clients ne partagent pas toujours les mêmes attentes.

L’expérience quotidienne au suivi intensif nous amène, sans contredit, à réfléchir sur les attentes des intervenants en santé mentale en ce qui a trait à la clientèle aux prises avec une double problématique de toxicomanie et de santé mentale. Le client et l’intervenant n’ont pas toujours les mêmes attentes en regard de cette problématique. La notion même d’abstinence ou de réduction des méfaits ne prend pas le même sens chez l’intervenant ou chez le client. Il y a un décalage entre le désir du client et le désir de l’intervenant. Ainsi, un client peut ressentir une grande satisfaction à être demeuré abstinent pendant quelques jours seulement. Cela peut être très significatif pour un autre client de diminuer sa consommation de cinq à trois comprimés de méthamphétamine par jour. Le travail en suivi intensif oblige alors à une réflexion sur ce concept d’attentes mutuelles et sur celui de réductions des méfaits.

De manière générale, même si le concept de réduction des méfaits n’est pas précis (Kleinig, 2008), plusieurs auteurs s’entendent pour définir la réduction des méfaits comme un ensemble de mesure qui vise la prévention ou la diminution des conséquences néfastes sur la santé, le bien-être, le plan social et économique sans toutefois exiger l’abstinence de drogues (Riley et O’Hare, 2000 ; Kleinig, 2008).

Dans ce contexte, les intervenants doivent donc développer une créativité entourant la réduction des méfaits sur une base individualisée. C’est à travers le plan d’intervention individualisé, dans lequel le client s’engage à cheminer durant sa prise en charge au suivi intensif, que des moyens inventifs de réductions des méfaits sont proposés par le client, et ce, à l’intérieur des balises légales que le suivi intensif s’engage à respecter et à bien définir avec le client. C’est ainsi que des clients ont fait la demande de trouver des moyens concrets pour contrôler leur consommation dans leur propre logement.

Pour un jeune homme de 26 ans, souffrant de schizophrénie et travaillant dans un atelier, la stratégie, afin de maintenir son lien à l’emploi, consistait à établir plusieurs étapes  :

  1. Dans le plan d’intervention, il était inscrit qu’une somme mensuelle de son argent serait dépensée pour l’achat d’une quantité précise de bouteilles de bière qu’il achèterait lui-même, à un endroit précis choisi par lui.

  2. L’intervenant accompagnerait ensuite le client pour ramener les bouteilles à son logement.

  3. Les bouteilles achetées seraient ensuite déposées par le client dans une boîte fermée avec un cadenas dont le numéro serait inconnu du client.

  4. Les temps de consommation permis et acceptés par le client seraient inscrits au plan d’intervention selon l’horaire de travail du client. La consommation de bière n’étant pas favorisée avant sa journée de travail, par exemple.

  5. La boîte était débarrée par l’intervenant, selon l’horaire établi, et le client pouvait alors retirer de la boîte le nombre de bières prédéterminé par lui dans le plan d’intervention.

  6. Le client refermait le cadenas avant le départ de l’intervenant et le processus se répétait, selon l’horaire établi, suivi et respecté par tous les intervenants du suivi intensif.

Cette stratégie a permis au client de réduire les excès de consommation, de prévenir l’intoxication, de diminuer les idées suicidaires, de maintenir son emploi, d’augmenter son estime de soi et d’utiliser de meilleures stratégies d’adaptation que le recours à l’alcool.

Pour un autre client âgé de 41 ans, vivant seul en logement et souffrant d’un trouble schizoaffectif, la stratégie, afin de conserver son logement, consistait aussi à établir certaines étapes semblables au cas précédent  :

  1. Dans son plan d’intervention, il était inscrit qu’une somme mensuelle de son argent était dépensée pour l’achat d’une quantité précise de cannabis qu’il allait lui-même acheter.

  2. L’intervenant suivait en voiture le client, sur le chemin du retour à son logement, pour éviter qu’il n’aille revendre sa drogue.

  3. Le cannabis acheté était ensuite déposé par le client dans une boite fermée chez le client avec une clé qui n’était pas laissée à la disposition du client.

  4. Les temps de consommation permis et acceptés par le client étaient inscrits au plan d’intervention, selon l’horaire du client. La consommation de cannabis n’étant pas favorisée avant les rencontres planifiées.

  5. La boîte était débarrée par l’intervenant selon l’horaire établi et le client pouvait alors retirer de la boîte la quantité de drogue prédéterminée par lui au plan d’intervention.

  6. Le client refermait la boîte et remettait la clé avant le départ de l’intervenant. Le processus se répétait, selon l’horaire établi, suivi et respecté par tous les intervenants du suivi intensif.

Cette stratégie a permis à ce client de mieux répartir la consommation durant tout le mois et ainsi éviter le besoin d’acheter d’autres drogues plus fortes, d’éviter l’endettement, de diminuer les états d’intoxication. Elle lui a également permis d’éviter les visites à l’urgence, d’améliorer sa santé physique et mentale et d’entretenir de meilleures relations avec son entourage.

Selon Jon Elster (1979, 2000), ces deux exemples reproduisent le type de rationalité utilisé par Ulysse pour se protéger des sirènes. Celui-ci avait volontairement décidé de s’autolimiter pour ne pas succomber aux charmes des sirènes. C’est tout le sens du concept d’autonomie développé par Kant qui va à l’encontre de la conception moderne de l’autonomie. Pour Kant (1994), l’autonomie consiste à se donner soi-même une loi ou une règle qui vient poser des limites à son agir.

Même s’il y a un respect de l’autonomie, il faut reconnaître que d’autres enjeux éthiques se présentent à même les solutions proposées. D’aucuns pourraient se demander si ces stratégies ne favorisent pas la consommation, même si nous pensons que c’est un pas supplémentaire vers une réduction des méfaits et de la consommation elle-même. Les intervenants disent également qu’ils responsabilisent davantage le client, même s’ils exercent une forme de contrôle, qui peut à la limite être infantilisant. Certes, au départ, il y a une demande d’aide. Le client est vulnérable et risque de perdre quelque chose d’important pour lui, un travail ou un logement. Est-ce que les intervenants ne sont pas en train de profiter de cette situation pour encore exercer une forme de contrôle rendant leur travail plus facile ? Ensuite, nous devons nous poser la question suivante  : jusqu’où les intervenants doivent-ils maintenir le contrat en dépit de la volonté du client ? Le contrat ne risque-t-il pas de devenir une fin en soi ? Le respect absolu du contrat ne devient-il pas alors un incitatif à la violence ?

Ces deux exemples montrent que la réduction des méfaits s’inscrit dans une démarche pragmatique qui se préoccupe essentiellement de poser les conditions nécessaires au bien-être sans préjuger de la moralité des comportements. Ce qui compte, c’est d’établir les conditions qui permettent d’accéder à une vie plus intéressante et satisfaisante (James, 1992). Il y a cependant lieu de s’interroger sur cette prétention de neutralité (Massé, 2013). Quirion et Bellerose (2007) ont bien montré que la réduction des méfaits et l’empowerment s’inscrivent dans une démarche propre au discours néolibéral.

Enfin, ces deux exemples montrent que la résolution de problèmes éthiques et de consommations émerge de la relation dialogique entre les intervenants et les clients. À la question : « Jusqu’où devrait-on laisser une personne décider pour elle-même ce qui lui convient le mieux et à partir de quand l’obligation de porter secours à une personne en péril peut légitimer une intervention ? », il n’y a pas de réponse qui proviendrait d’un calcul rationnel. Puisqu’il ne s’agit pas de choisir entre deux options, mais de tracer une ligne de conduite qui rend justice à toutes les options et les enjeux, une démarche dialogique est appropriée, car elle permet justement l’échange des points de vue jusqu’à un début d’entente.

Le pouvoir du dialogue

À chaque occasion, l’équipe a dû mettre en place des idées nouvelles pour transiger avec ces situations. Chacune des avenues possibles fut discutée en équipe et avec le client avec les prémisses suivantes  : ne pas devenir complice, ne pas se placer en situation de danger ou de vulnérabilité et aider le client dans sa demande.

Pour des raisons d’ordre déontologiques et légales, il est important de préciser qu’il a été clairement établi avec les clients que le service du suivi intensif ne manipulera jamais les drogues et cigarettes illégales. Il est de la responsabilité du client seul de manipuler ces substances et de transiger avec ce milieu. Pour des raisons sécuritaires, il a été convenu avec les clients et l’équipe qu’un intervenant ne peut payer en main propre un revendeur de drogues. Pour la même raison, les intervenants évitent d’être associés à ce milieu.

Cela nous conduit à la notion de liberté positive qui, par opposition à la liberté négative, se définit par la capacité de déterminer soi-même ce qui semble le meilleur pour son accomplissement personnel. En ce sens, l’éthique ne consiste pas à exiger d’un individu qu’il se conforme à des règles ou des valeurs préétablies, mais à offrir des opportunités qui sauront favoriser la réflexion sur ce qui fait du sens pour l’individu. Dans cette perspective, l’intervenant n’est pas celui qui a un certain pouvoir. Il devient plutôt un médiateur (Stein et Santos, 1998) ou une personne-ressource qui sert de levier pour l’appropriation de la liberté positive. Il est un « porte-parole » (Aulagnier, 2010) contre la désingularisation du client et pour la libération de la parole. Le rôle de l’intervenant doit être conçu comme celui d’un individu qui favorise le processus de prise de décision, selon le sens que le client accorde à sa situation. Puisque les clients ne prennent pas leurs décisions en se fondant uniquement sur les faits cliniques et sur les grands principes éthiques, mais sur ce qui a du sens pour eux, il appert que la question du sens doit être placée au centre des discussions. Surtout que le sens est rarement donné à l’avance. Nous avons besoin des autres pour le dégager (Merleau-Ponty, 1945 ; Ricoeur, 1990). Dès lors, nous avons besoin des autres pour accéder à notre liberté. L’intervenant, de par sa présence, dépossède le client de ses illusions en proposant d’autres lectures de son monde (Herrera, 2014). Cela nous reconduit à la notion de coercition.

Les personnes aux prises avec la maladie mentale décrivent souvent leur expérience dans les soins comme si elles n’étaient pas impliquées dans les processus de décision (Wharme, 2012, 2015). Nos exemples montrent qu’il s’agit de favoriser cette participation à la prise de décision à l’intérieur d’un dialogue. Ce faisant, les clients font l’expérience d’eux-mêmes comme des agents libres qui doivent prendre des décisions (Wharme, 2015). Cette participation à la prise de décisions est souvent décrite comme étant un élément essentiel à l’empowerment (Fitzsimons et Fuller, 2002) ou au rétablissement (Anthony, 1993).

L’éthique relationnelle

La pratique professionnelle est régie par des codes de déontologie développés sur la base de principes moraux tels que l’autonomie, la non-malfaisance, la bienfaisance, la justice, la véracité. Toutefois, il ne faut pas présumer que tous les individus possèdent la même compréhension de chacun de ces termes. Personne ne définit et n’applique les principes de la même façon, d’autant plus que plusieurs types de professionnels sont impliqués dans le suivi intensif au sein de la communauté et qu’ils ont recours à leur propre code de déontologie. Par exemple, les infirmières ne partagent pas nécessairement les mêmes valeurs ni les mêmes questionnements que ceux des travailleurs sociaux (Fallu et Brisson, 2013). Il faut aussi ajouter que les professionnels partagent leur travail avec une main-d’oeuvre, incluant le bénévolat, qui n’est pas toujours formée au professionnalisme et aux valeurs qui s’y rattachent (Pollack, 2002). De plus, les codes de déontologie ne fournissent pas d’indications pour aborder les situations complexes telles que la coercition (Curtis et Hodge, 1995). C’est pourquoi les codes de déontologie ont besoin d’être complétés par un cadre de réflexion qui tient compte des circonstances dans lesquelles les grands principes moraux trouvent leur limite (Jonson, Siegler et Winslade, 2006). D’autant plus que les grands principes de l’éthique médicale ont été développés en fonction d’un environnement comprenant l’hôpital et le bureau du médecin, et non pour les professionnels qui travaillent dans la communauté (Hoy et Feigenbaum, 2005 ; Szmukler, 1999 ; Watts et Priebe, 2002,). Par conséquent, ce qui est recherché dans ces situations, c’est une éthique du raisonnable ou de la sagesse qui consiste, selon Aristote (1994), à trouver un équilibre, un juste milieu, entre la réalité extérieure et la réalité humaine. Pour ce faire, l’éthique relationnelle est appropriée.

L’éthique relationnelle (Austin, 2008 ; Bergum, 2013 ; Perget et Lutzen, 2012) est une approche contemporaine de l’éthique qui situe l’agir éthique explicitement dans la relation. Agir de manière éthique implique davantage que la résolution de dilemmes à l’aide d’un raisonnement éthique. Cela exige une attention et une capacité de réaction à nos engagements envers autrui. Il s’agit donc d’un processus de réciprocité et d’interaction qui demande du temps, du tact et de l’ouverture.

Comme le stipule le Code civil du Québec, tout client a le droit de refuser une intervention médicale, mais cela n’implique pas que le professionnel doit se désintéresser pour autant du client. La première démarche clinique et éthique consiste à conserver le lien de confiance par l’entremise d’un dialogue authentique (Quintin, 2005). Ce dernier ne consiste pas à convaincre, mais à réfléchir dans la réciprocité en donnant la parole à autrui. Il s’agit donc de parler ouvertement sans manipulation, sans faire usage du mensonge et surtout sans susciter la peur ou des illusions. C’est la pratique du dialogue socratique par lequel le professionnel exerce une certaine autorité, sans pour autant faire usage du pouvoir. Ce dialogue, en infusant de nouveaux horizons de pensée, vient décloisonner les cadres de la pensée actuelle et ouvrir de nouvelles possibilités d’action.

Le suivi intensif dans la communauté autant que l’éthique cherchent à favoriser le déploiement de l’autonomie. Cependant, l’autonomie ne signifie pas agir selon ses fantaisies. L’autonomie est le devenir soi à partir de l’interaction que l’individu établit avec le monde, son corps et autrui à travers la médiation du langage fait d’interprétation et de représentation (Merleau-Ponty, 1945). Autrement dit, l’individu a besoin des autres qui font un travail de maïeutique, comme le faisait Socrate. Si le but est d’arriver à un comportement réfléchi, celui-ci s’atteint à l’intérieur d’un dialogue, et non pas en raison d’un raisonnement rigoureux.

Le programme de suivi intensif dans la communauté tente de tirer parti des forces du client, mais souvent les professionnels de la santé vont trop facilement présumer connaître ce qui est « bon » pour le client ou connaître ce dont le client a vraiment besoin (Quintin, 2012). Par exemple, l’objectif que les clients puissent travailler et soient rémunérés pour leur travail reflète un penchant qui ne correspond pas toujours aux préférences du client (Diamond, 1996).

En tant que professionnels de la santé, les intervenants doivent s’interroger sur leur pratique. Toutefois, un aspect est souvent négligé lorsque ceux-ci réfléchissent aux enjeux éthiques : la plupart du temps, c’est le client qui doit décider pour lui-même et non le professionnel, car c’est le client qui doit saisir et énoncer les avantages, les inconvénients et, dans certains cas, les risques d’un comportement. La tâche du professionnel consiste à poser les conditions de possibilité pour que le client puisse développer sa capacité (Verkerk, 1999) de faire des choix éclairés en ayant à sa disposition des occasions de réfléchir sur ses propres valeurs, ses attentes et sur les domaines dans lesquels il souhaite une assistance (Williamson, 2002). Le dialogue permet de rencontrer les clients dans leur projet de vie, là où ils se trouvent, en respectant leurs ressources et leur rythme. Il existe ainsi un rapport étroit entre le travail clinique et la démarche éthique.

Le professionnel, habité par un souci éthique ou en raison de sa sensibilité morale, n’intervient pas pour fournir des réponses, mais pour dégager une meilleure compréhension de la situation du client (Lützen, 1998). Il intervient pour aider les clients à réfléchir, à trouver leur vérité. Ainsi, son intervention vise à poser les conditions de possibilité pour l’émergence d’une compréhension élargie. Sa responsabilité se limite à un rôle d’accompagnement par lequel il suggère des outils pour mieux discuter et comprendre de quoi il en retourne, car il s’agit de ne jamais oublier que pour un client, pour chaque intervention, il en va du sens de sa vie et de son accomplissement, le dialogue se métabolisant dans la manière dont les individus se définissent (Olsen, 1998 ; Watts et Priebe, 2002). Par contre, ce n’est pas parce qu’un agir fait sens pour une personne qu’automatiquement celui-ci est justifiable. L’accomplissement de soi ne doit pas se faire au détriment d’autrui. Par conséquent, l’intervenant doit aussi exercer sa pensée critique. En plus, il doit demeurer conscient que l’intervention sociale est une entreprise de normalisation (Bourgeault, 2003). Enfin, le professionnel n’oublie pas la souffrance du client, de sorte que le professionnel passe d’une perspective coercitive à une attitude de compassion (Mason, 2000).

Il y a autant de valeurs ou de sens à accorder à une vie que d’individus insérés dans des contextes culturels évoluant dans le temps. Par conséquent, le raisonnement contextuel, qui consiste à interpréter les besoins du client d’une manière non linéaire en relation avec un contexte spécifique, est de mise, surtout que chaque situation est unique. Avec un tel raisonnement, le résultat de la décision s’ajoute à l’expérience du décideur et à la capacité d’évaluer de nouvelles situations. Ce type de raisonnement est différent du raisonnement déductif fondé sur des règles préétablies (Lützen, 1998). Il n’y a donc pas de sens qui préexisterait à la situation et qui assujettirait la personne. Le seul sens qui soit porteur de vérité est celui qui émerge de la situation à l’aide du dialogue.

Dans ce contexte, il ne s’agit pas de parvenir à un choix idéal, mais à un choix raisonnable lequel, tout en reconnaissant les ambivalences, les divergences et les différences parmi les choix possibles, opte pour une solution circonspecte. Cette solution ne prétend pas conduire à la perfection, mais elle a au moins l’avantage de faire avancer l’être humain sur le chemin de la vie. Dès lors, une bonne solution devient une solution révisable et, par conséquent, mobile.

Éthique et travail d’équipe

Le modèle que représente le suivi intensif dans la communauté se caractérise, en outre, par un travail d’équipe. Pourtant, comme nous l’indiquions au début de notre article, les discussions entourant des problèmes éthiques liés à la coercition sont difficiles, car elles suscitent de fortes émotions (Davidson et Campbell, 2007). Il est de première importance de créer un lieu, autre que le comité d’éthique de l’institution (Davis, 2002), qui puisse servir de forum où peuvent être abordées des préoccupations éthiques permettant bien souvent de ventiler la tension qu’engendrent ces dilemmes (Olofsson, Jacobsson, Gilje, Norberg,1999). Car il est parfois difficile d’aborder ce genre de question sans être pointé du doigt pour un manque de jugement (Curtis et Hodge, 1995). Dans ces circonstances, une discussion de groupe aide à apporter une variété de points de vue et à soulager la pression et les conflits que les professionnels peuvent vivre. De plus, notre expérience montre que l’inclusion d’une réflexion éthique à l’intérieur même de la pratique professionnelle n’est pas une mesure pesante et coûteuse, mais un outil pour aider à améliorer les plans d’interventions.

Conclusion

La démarche à suivre pour établir une action éthique dans un contexte de suivi intensif dans la communauté et de toxicomanie, dont la réduction de méfaits, consiste, pour le professionnel, à questionner sa propre pratique et sa propre culture (Fallu et Brisson, 2013). Comme le remarque Kleinig (2008), l’approche de la réduction des méfaits n’est pas aussi neutre qu’on le pense. La visée de la réduction des méfaits peut se présenter comme une stratégie légitime, mais cela ne signifie pas que les moyens utilisés sont éthiques. Il faut également se demander si le client est traité comme une fin en soi ou comme un simple moyen de satisfaire d’autres fins qui ne sont pas favorables à la personne. Le professionnel utilise une approche qui tient compte des préférences et des valeurs de la personne, de sorte que les moyens utilisés pour répondre à ces besoins doivent être aussi éthiques que les fins. Cependant, ces préférences ne vont pas toujours de soi. Alors, le professionnel, comme Socrate, les questionne, non pas pour en diminuer la valeur, mais pour en donner une compréhension plus élargie. Ainsi, l’autonomie de la personne se bâtit dans l’intersubjectivité dialogique.

Chaque personne est susceptible d’avoir la sagesse de sa propre vie et les habiletés pour gérer ses propres expériences. Il s’agit de créer un espace respectueux de réflexion qui permet un dialogue entre les différentes perspectives, afin de concilier diverses préférences. L’édification de soi ne se réduit pas à un comportement adéquat ni ne passe par un ensemble de dogmes, mais procède par le dialogue démocratique, qui est une pratique de recherche où le rapport à autrui n’est pas pollué par la peur, la manipulation et le mensonge. Nous sommes bien loin d’une imposition autoritaire d’une vision particulière du monde.

Bref, les interventions doivent être discutées avec le client, car celui-ci est au coeur de la prise de décision. Il ne s’agit pas de savoir si une intervention spécifique doit être appliquée ou non, mais de savoir comment le client désire vivre sa vie et comment il en est capable. Ainsi, l’augmentation de la qualité de vie et le rétablissement passent par la qualité du dialogue, gage d’une qualité de présence. Un dialogue authentique et éthique est donc une manière d’être avec autrui. L’éthique n’est pas une théorie de prise de décision rationnelle, mais une transformation de soi par la reconfiguration profonde d’une manière de voir la vie. Ce faisant, les clients ne se contentent plus de la liberté négative comprise comme une absence de contrainte extérieure. Ils visent une liberté positive qui se comprend comme une forme de maîtrise de soi (Wertheimer, 1993).

L’expérience et la littérature confirment l’impact positif du suivi intensif sur la toxicomanie. Le cadre souple du suivi intensif, en regard de la complexité de la clientèle avec une double problématique, permet une prise en considération de tous les éléments positifs et négatifs déjà présents dans le milieu de vie ainsi que des attentes réalistes basées sur la réalité clinique du client. Ce cadre permet aussi d’intervenir en respectant le rythme du client dans le processus de rétablissement et dans le changement de ses habitudes de vie. Les principes de base qui organisent le suivi intensif dans la communauté sont fondés sur les concepts éthiques d’égalité, de respect et de recherche commune de la vérité. La pratique du suivi intensif dans la communauté et l’éthique relationnelle sont étroitement liées l’une à l’autre. Les exemples tirés de la toxicomanie montrent qu’il s’agit de respecter les stratégies du client, qui sont « malgré leur caractère éventuellement « anormal », des solutions pragmatiques trouvées par chacun pour aménager sa vie » (Denis, 2007, p. 92).