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Introduction

Les troubles liés à l’utilisation d’une substance font partie de la réalité de nombreuses personnes et peuvent engendrer des impacts considérables sur le plan physique, psychologique, social et même financier. La documentation scientifique dans le domaine suggère que certains groupes affichent une plus forte prévalence de consommation de substances psychoactives[1] (SPA) que la population générale, comme c’est le cas pour les personnes ayant subi une blessure à la moelle épinière (Healy, 1993 ; Heinemann, 1993 ; Heinemann, Goranson, Ginsburg et Schnoll, 1989b ; Heinemann, Mamott et Schnoll, 1990 ; Kircus et Brillhart, 1990 ; Kolakowsky-Hayner et al., 2002 ; Kolakowsky-Hayner et al., 1999 ; McKinley, Kolakowsky et Kreutzer, 1999 ; Meyers, Branch et Lederman, 1988 ; Young, Rintala, Rossi, Hart et Fuhrer, 1995). L’usage de SPA chez les personnes vivant avec une lésion médullaire (LM) semblerait présent autant durant la période précédant la lésion médullaire, lors de l’événement traumatique ayant causé la lésion, que lors de la période de réadaptation active[2]. Or, aucune étude n’avait tenté d’explorer à la fois l’usage d’alcool, de drogues et de médicaments psychotropes au cours de ces trois périodes chez les personnes lésées médullaires et les types de consommateurs présentés dans les études portaient parfois à confusion. Ainsi, l’objectif de cet article sera d’identifier la prévalence et la trajectoire de la consommation d’alcool, de drogues illicites et de médicaments psychotropes chez des personnes ayant une lésion à la moelle épinière en fonction de divers types de consommateurs et diverses phases de réadaptation.

Prévalence de la consommation de SPA chez les personnes ayant une lésion à la moelle épinière

Selon la littérature scientifique, entre 25 % et 96 % des personnes LM présenteraient une histoire de consommation d’alcool durant la période précédant le traumatisme médullaire (Babor, 1993 ; Bombardier et Rimmele, 1998 ; Frisbie et Tun, 1984 ; Heinemann, Doll et Schnoll, 1989a ; Heinemann, Marmott et Schnoll, 1990 ; Heinemann, Schnoll, Brandt, Maltz et Keen,1988 ; Kolakowsky-Hayner et al.,1999 ; O’Donnell, Cooper, Gressner, Shehan et Ashley, 1981 ; Stroud, Bombardier, Dyer, Rimmele et Esselman, 2011 ; Tate, 1993 ; Young, Rintala, Rossi, Hart et Fuhrer, 1995). Ce taux se situerait à 35 % pour les drogues illicites (Kolakowsky-Hayner et al., 1999). Au moment de l’accident, entre 35 % et 50 % des individus LM auraient été intoxiqués par l’alcool (Bombardier et Rimmele, 1998 ; Frisbie et Tun, 1984 ; Fullerton, Harvey, Klein et Howell, 1981 ; Garrison, Clifford, Gleason, Tun, Brown et Garshick, 2004 ; Heinemann, Goranson, Ginsburg et Schnoll, 1989b ; Heinemann, Marmott et Schnoll, 1990 ; Heinemann, Schnoll, Brant, Maltz et Keen, 1988 ; Higgins-Biddle, Hungerford et Cates-Wessel, 2009 ; Kiwerski et Krauski, 1992 ; McKinley, Kolakowsky et Kreutzer, 1999), 16 % à 33 % auraient été intoxiqués par des drogues illicites (Heinemann, Goranson, Ginsburg et Schnoll, 1989 b ; Heinemann, Marmott et Schnoll, 1990 ; McKinley, Kolakowsky et Kreutzer, 1999 ; O’Donnell, Cooper, Gressner, Shehan et Ashley, 1981 ; Young, Rintala, Rossi, Hart et Fuhrer, 1995) et 26 % auraient été intoxiqués à la fois par l’alcool et des drogues illicites (McKinley, Kolakowsky et Kreutzer, 1999). Parmi les individus qui affichaient une consommation avant leur lésion, plusieurs auraient diminué leur consommation à court terme (Heinemann, 1993 ; Kolakowsky-Hayner et al., 2002 ; Moore et Li, 1994) incluant jusqu’à 50 % des personnes durant la phase de réadaptation active (Heinemann, 1993 ; Kolakowsky-Hayner et al., 2002).

La survenue du traumatisme peut toutefois être un moment chez certains pour réduire leur niveau de consommation à court terme, le temps pour eux de s’adapter à la lésion et leur réadaptation (Heinemann, 1993 ; Kolakowsky-Hayner et al., 2002 ; Moore et Li, 1994). Cette diminution, qui semble adaptative en phase de réadaptation, pourrait cependant mener vers une reprise de la consommation lors du retour à domicile (Heinemann, 1993). Ainsi, selon l’hypothèse de Heinemann (1993), les personnes ayant fait un usage abusif ou dépendant de SPA avant leur lésion étaient vues comme susceptibles de retrouver un même niveau de consommation au retour à domicile. Cette hypothèse n’a toutefois pas été explorée dans la recension des écrits. Les individus qui s’initient aux SPA à la suite de leur lésion semblent représenter un plus faible pourcentage puisque environ 6 % des personnes LM débuteraient un usage d’alcool à la suite du traumatisme (Heinemann, Goranson, Ginsburg et Schnoll, 1989b) et seul 4,2 % s’initieraient aux drogues illicites (Kolakowsky-Hayner et al., 2002).

Ces résultats, comparés à ceux de la population générale, rendent compte d’une plus forte prévalence de la consommation auprès des personnes ayant une lésion à la moelle épinière. En effet, selon l’Enquête de surveillance canadienne de la consommation d’alcool et de drogues de 2012 (Santé Canada, 2013), 79,3 % des Canadiens de 25 ans et plus auraient consommé de l’alcool dans l’année précédant l’enquête et 9,5 % en faisaient un usage pouvant engendrer des risques à court terme. Quant aux drogues illicites, 6,7 % avaient fait usage de cannabis dans l’année précédant l’enquête. Toutefois, il peut s’avérer difficile de comparer ces résultats à ceux obtenus dans la littérature auprès des personnes LM en raison des variations quant aux types de consommateurs (abusifs, dépendants, à risque, usage problématique), le sexe et l’âge des participants.

À ces chiffres sur l’alcool et les drogues illicites s’ajoutent les troubles liés à l’utilisation de médicaments psychotropes prescrits. L’étude de Kirubakaran, Kumar, Powell et Tyler (1986) montre que 42 % des individus LM feraient usage d’un à deux médicaments quotidiennement et 6,5 % à plus de cinq médicaments par jour. Toutefois, cette étude ne rend pas compte du nombre de personnes LM ayant développé un usage abusif ou dépendant à ces médicaments. Par ailleurs, Heinemann (1993) mentionne que 43 % de son échantillon de 92 individus LM utiliseraient des médicaments psychotropes prescrits et que 24 % feraient un abus d’un ou plusieurs de ces médicaments. Dans la population générale, l’Enquête de surveillance canadienne de la consommation d’alcool et de drogues de 2012 (Santé Canda, 2013), montrait que 23,9 % des Canadiens âgés de 25 ans et plus avaient fait usage d’un médicament psychotrope dans l’année précédant l’enquête et que 1,9 % en faisaient un usage abusif. La prévalence de l’usage et de l’abus de médicaments psychotropes prescrits serait donc également plus élevée chez les personnes LM.

Problématique et objectifs

Les résultats des études dans le domaine n’utilisent pas tous les mêmes termes afin de définir l’usage de SPA (usage, problématique, abus, dépendance, à risque) ce qui pourrait avoir un impact sur les variations observées et rendre plus difficile la comparaison entre les différentes études. De plus, peu d’études ont exploré à la fois l’usage d’alcool, de drogues illicites et de médicaments psychotropes avant le traumatisme et lors de la réadaptation fonctionnelle, et aucune n’a tenté d’explorer l’évolution de la consommation lors du retour à domicile, période qui présente pourtant de nouvelles contraintes et de nouveaux stresseurs susceptibles d’engendrer des comportements à risque. Or, les problèmes médicaux engendrés par la consommation augmentent les durées des hospitalisations et réduisent l’efficacité de la réadaptation (Bombardier, Stroud, Esselman et Rimmele, 2004 ; Heinemann, 1993 ; Heineman, Goranson, Ginsburg et Schnoll, 1989b ; O’Donnell, Cooper, Gressner, Shehan et Ashley, 1981). Ils augmentent également les risques d’un second traumatisme (Krause, 2004), ce qui perpétue le cycle des conséquences néfastes de la consommation.

Compte tenu des limites observées dans la littérature, l’objectif de l’étude est d’identifier la prévalence et la trajectoire de la consommation d’alcool, de drogues illicites et de médicaments psychotropes chez des personnes ayant une lésion à la moelle épinière en fonction de divers types de consommateurs et de diverses phases de réadaptation. L’hypothèse avancée, issue de la recension des écrits, et conforme à la pensée de Heinemann (1993), suggère que les personnes ayant fait un usage à haut risque de SPA avant la lésion médullaire, traverseraient une phase d’abstinence ou de réduction de leur consommation durant la période de réadaptation fonctionnelle, pour ensuite l’augmenter lors du retour à domicile.

Méthodologie

Participants

L’étude s’intéresse à 85 personnes vivant avec une lésion à la moelle épinière. Un total de 93 personnes ont été été sollicitées, mais huit d’entre elles ont refusé de participer à l’étude en raison d’un manque d’intérêt ou de sa durée. Pour participer, les personnes devaient avoir reçu leur congé de l’hôpital et vivre à domicile, être âgées de 18 ans et plus et avoir une lésion stable depuis au moins trois mois. Elles ne devaient pas avoir de pathologie évolutive (ex. : diabète ou sclérose en plaques), de traumatisme crânien, de trouble psychiatrique sévère ou de retard intellectuel.

Les participants provenaient de divers centres de réadaptation québécois dont l’Institut de réadaptation Gingras Lindsay de Montréal (IRGLM) (n=15 ; 17,6 %), le Centre de réadaptation Lucie-Bruneau (CRLB) (n=35 ; 41,2 %)[3], l’Institut de réadaptation en déficience physique de Québec (IRDPQ) (n=25 ; 29,4 %) et le Centre montérégien de réadaptation (CMR) (n=10 ; 11,8 %). La majorité des participants étaient des hommes (n= 65 ; 76,5 %). L’âge moyen était de 44,4 ans (é.t.=14,2 ans). Les principales causes de lésion étaient les accidents de la route (35,8 %) et les chutes (21 %). Les délais depuis la lésion médullaire s’étendaient entre 1 et 5 ans chez la moitié des participants (54,8 %) et environ le cinquième des participants avait vécu leur lésion depuis plus de 11 ans (19 %).

Instruments de mesure

L’outil de dépistage/évaluation du besoin d’aide-Alcool et Drogues (DÉBA-A/D) (Tremblay, Rouillard, April et Sirois, 2001) est composé de deux grilles, l’une pour la consommation d’alcool et l’autre pour les drogues illicites et les médicaments sédatifs. Chaque grille permet de détecter divers types de consommateurs en considérant l’année précédant sa passation. Selon les résultats au DEBA A et D, un consommateur peut aussi être classifié comme abstinent, à faible risque, à risque, problématique, abusif ou dépendant. Selon la cotation de la grille, une personne abstinente n’a pas consommé de substance au cours de la dernière année. Une personne à faible risque fait usage d’une substance selon une quantité et une fréquence qui n’engendrent pas de problèmes physiques, psychologiques, judiciaires ou sociaux. Une personne à risque fait l’usage d’une substance selon une quantité et une fréquence qui augmentent de façon significative la probabilité d’apparition de problèmes physiques, psychologiques, judiciaires ou sociaux. À noter qu’une personne à risque peut ne pas vivre de problèmes concrets liés à sa consommation, même si les risques d’en développer s’accentuent. Une personne ayant un usage problématique fait usage d’une substance selon une quantité et une fréquence qui engendrent des problèmes concrets. Toutefois, l’intensité et la fréquence des problèmes vécus ne sont pas aussi importantes qu’une consommation abusive ou dépendante. Une personne présentant un abus de substance est incapable de remplir ses obligations majeures au travail, à l’école ou à la maison en raison de l’utilisation répétée de la substance et parfois dans des situations potentiellement dangereuses. Cet usage peut aussi engendrer des problèmes judiciaires et sociaux. Finalement, une personne présentant une dépendance consomme une substance en quantité importante et pendant une période prolongée, a des symptômes de sevrage et de tolérance, a le désir persistant de diminuer ou contrôler sa consommation, mais sans succès, passe beaucoup de temps à tenter d’obtenir la substance, la consommer ou récupérer de ses effets et a cessé ou réduit ses activités sociales, professionnelles ou de loisir en raison de sa consommation. Les grilles DEBA A et D ont été adaptées pour évaluer la consommation avant la lésion, lors de la période de réadaptation fonctionnelle et lors de la période du retour à domicile. Pour noter un diagnostic d’abus ou de dépendance, les problèmes liés à la consommation devaient survenir de manière répétée sur une période de 12 mois. Sachant que la période de réadaptation fonctionnelle ou de retour à domicile pouvait être de moins de 12 mois, un abus ou une dépendance pouvait parfois être noté même si la période considérée était de moins de 12 mois.

La grille DEBA-A est composée du questionnaire bref sur la dépendance à l’alcool et de l’échelle des conséquences de l’alcool, alors que la grille DEBA-D est composée de l’échelle de la sévérité de la dépendance et de l’échelle des conséquences de la consommation de drogues. Ces questionnaires ont été soumis à des évaluations psychométriques et montrent des résultats valides et fiables. Ainsi, la cohérence interne du Questionnaire bref de dépendance à l’alcool est de 0,87 (Raistrick, Dunbar et Davidson, 1983). La fidélité test-retest est adéquate avec des coefficients de 0,90 pour un intervalle d’une semaine (Jorge et Masur, 1985) et de 0,87 pour un intervalle de 19 à 40 jours (McMurran et Hollin, 1989). Un indice de validité de convergence de r=0,83 a été obtenu avec le Severity of Alcohol Dependance Questionnaire (Davidson et Raistrick, 1986). L’Échelle de la sévérité de la dépendance affiche, quant à elle, des indices de cohérence interne variant entre 0,72 (Swift, Hall, Ditcott et Reiley, 1998) et 0,90 (Gossop et al., 1995). La fidélité test-retest est adéquate avec un coefficient de 0,89 pour un intervalle d’un jour (Gossop, Best, Marsden et Strang, 1997). Un indice de validité de convergence de r=0,27 a été obtenu avec le Severity of Amphetamine Dependance Questionnaire (Churchill, Burgess, Pead et Gill, 1993).

Des données étaient aussi obtenues à partir du dossier médical des participants pour vérifier leur lésion, de même que le type et le nombre de médicaments prescrits, plus particulièrement les médicaments psychotropes pouvant être à potentiel d’abus. Comme le questionnaire DEBA A/D ne tient compte que des médicaments sédatifs, les informations contenues au dossier concernant la prescription d’autres médicaments psychotropes étaient relevées pour rendre compte de la prévalence de ces médicaments, de leurs interactions possibles et pour discuter de leurs risques d’abus.

Déroulement des activités

Les participants étaient tous de retour à domicile et invités à rencontrer un membre de l’équipe de recherche à l’institut de réadaptation de leur choix (Institut de réadaptation en déficience physique de Québec, Institut de réadaptation Gingras-Linsay de Montréal, Centre de réadaptation Lucie-Bruneau ou Centre montérégien de réadaptation aux points de services de St-Hubert et de St-Hyacinthe), à l’Université du Québec à Montréal ou à leur domicile, dans un endroit assurant la confidentialité de leurs réponses[4]. Les entrevues ont été effectuées entre avril 2007 et octobre 2008 et pouvaient être réalisées en face à face ou par téléphone pour les participants de régions éloignées et ceux qui préféraient cette modalité pour éviter des déplacements. Dans ce cas, le formulaire de consentement était expédié par la poste dans une enveloppe préaffranchie et les participants étaient invités à le signer et le retourner à l’adresse indiquée.

Analyse des données

Des analyses descriptives ont d’abord été effectuées afin de rendre compte de la prévalence de la consommation d’alcool, de drogues illicites et de médicaments pour la période précédant la lésion médullaire, la période de réadaptation fonctionnelle et celle du retour à domicile. Par la suite, un test non paramétrique Q de Cochran, utilisé compte tenu de la variable dichotomique répétée, a été fait afin de vérifier l’évolution de la consommation pour l’ensemble des consommateurs et des périodes de réadaptation. Lors de résultats significatifs, des tests non paramétriques de McNemar ont été effectués afin de comparer la trajectoire des consommateurs de SPA à travers les périodes de réadaptation. Ces analyses ont permis de rendre compte du maintien, de l’augmentation ou de la diminution de la consommation de SPA d’une période de réadaptation à l’autre. À noter que les effectifs restreints pour certains types de consommateurs nous ont obligé à regrouper les participants selon deux groupes de consommateurs, un premier classifié comme étant à faible risque (abstinent, faible risque) et un second, classifié comme étant à haut risque (à risque, problématique, abusif et dépendant).

Résultats

Prévalence de la consommation d’alcool durant la période précédant la lésion médullaire

Au cours des 12 mois précédant la lésion médullaire, 89,4 % (n=76) des personnes LM avaient consommé des boissons alcoolisées. Conformément aux critères du DÉBA-A, 10,6 % (n=9) des individus LM étaient abstinents à l’alcool, 60,0 % (n=51) étaient des consommateurs à faible risque, 17,6 % (n=15) des consommateurs à risque et 11,8 % (n=10) étaient des consommateurs problématiques, abusifs ou dépendants (figure 1).

Figure 1

Fréquence de la consommation d’alcool chez les personnes lésées médullaire, selon le type de consommateurs et la période de réadaptation

Fréquence de la consommation d’alcool chez les personnes lésées médullaire, selon le type de consommateurs et la période de réadaptation

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Prévalence de la consommation d’alcool pendant la période de réadaptation fonctionnelle

Lors de la période de réadaptation fonctionnelle, 43,5 % (n=37) des personnes LM avaient consommé des boissons alcoolisées. Sur la base des critères du DEBA-A, 56,5 % (n=48) des participants étaient considérés comme abstinents, 40,0 % (n=34) comme des consommateurs à faible risque, 1,1 % (n=1) comme des consommateurs à risque et 2,4 % (n=2) étaient des consommateurs problématiques, abusifs ou dépendants (figure 1).

Prévalence de la consommation d’alcool à la période du retour à domicile

Les résultats montrent que, lors de la période du retour à domicile, 83,5 % (n=71) des personnes LM avaient fait usage de boissons alcoolisées. Sur la base des critères du DEBA-A, 16,4 % (n=14) des participants étaient ainsi considérés comme abstinents, 69,4 % (n=59) comme des consommateurs à faible risque, 11,8 % (n=10) comme des consommateurs à risque et 2,4 % (n=2) étaient des consommateurs problématiques, abusifs ou dépendants lors de la dernière année depuis le retour à domicile (figure 1).

Trajectoire de la consommation d’alcool

Un test non paramétrique Q de Cochran, utilisé compte tenu de la variable catégorielle répétée, a d’abord été utilisé afin de vérifier l’évolution de la consommation pour l’ensemble des consommateurs et des périodes de réadaptation. Ce test s’est avéré significatif (Q Cochran : 27,19 ; p<0,001) indiquant que le nombre de consommateurs d’alcool à faible risque augmente de la période précédant la lésion médullaire (n=60) à celle du retour à domicile (n=73). Inversement, le nombre de consommateurs à haut risque diminue de la période précédant la lésion médullaire (n=25) à celle du retour à domicile (n=12).

Trois analyses de McNemar ont aussi été effectuées pour comparer la trajectoire des consommateurs d’alcool (1) de la période précédant la lésion médullaire à celle de réadaptation fonctionnelle, (2) de la période de réadaptation fonctionnelle à celle du retour à domicile et (3) de la période du retour à domicile à la période précédant la lésion médullaire. Le tableau 1 rend compte de ces analyses dont la première révèle des résultats significatifs (test McNemar=7,5 ; p<0,001), indiquant que les individus ont diminué de façon significative leur consommation d’alcool durant la période de réadaptation fonctionnelle comparativement à la période précédant lésion médullaire.

Tableau 1

Liens entre les périodes de réadaptation et les types de consommateurs d’alcool

Liens entre les périodes de réadaptation et les types de consommateurs d’alcool

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Les résultats sur la trajectoire des consommateurs d’alcool entre la période de réadaptation fonctionnelle et celle du retour à domicile montrent un lien significatif (test McNemar = 0,95 ; p<0,05) et indiquent que les individus ont augmenté de façon significative leur consommation d’alcool lors de la période du retour à domicile, lorsque comparée à la période de réadaptation fonctionnelle.

Les résultats sur la trajectoire des consommateurs d’alcool entre la période de retour à domicile et celle précédant la lésion médullaire montrent encore une fois un lien significatif (test McNemar = 13,9 ; p<0,001) et indiquent que les individus ont diminué de façon significative leur consommation d’alcool lors de la période du retour à domicile, lorsque comparée à la période précédant la lésion médullaire.

Prévalence de la consommation de drogues illicites durant la période précédant la lésion

Les résultats montrent que 31,8 % (n=27) des participants LM avaient fait usage d’au moins une drogue illicite dans l’année précédant leur traumatisme médullaire, majoritairement du cannabis (28,2 % ; n=24). Sur la base des critères du DEBA-D, 68,2 % (n=58) des participants LM étaient considérés comme abstinents, 16,5 % (n=14) comme des consommateurs à faible risque, 7,1 % (n=6) comme des consommateurs à risque et 8,2 % (n=7) étaient des consommateurs problématiques, abusifs ou dépendants lors de la période précédant la lésion médullaire (figure 2).

Figure 2

Fréquence de la consommation de drogues illicites chez les personnes lésées médullaire, selon le type de consommateurs et la période de réadaptation

Fréquence de la consommation de drogues illicites chez les personnes lésées médullaire, selon le type de consommateurs et la période de réadaptation

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Prévalence de la consommation de drogues illicites durant la période de réadaptation fonctionnelle

Lors de la période de réadaptation fonctionnelle, 16,5 % des participants (n=14) ont déclaré avoir fait usage d’une ou plusieurs drogues illicites, dont du cannabis (16,5 % ; n=14). Selon les critères du DEBA-D, 83,5 % (n=71) des participants LM étaient considérés comme abstinents, 7,1 % (n=6) comme des consommateurs à faible risque, 3,5 % (n=3) comme des consommateurs à risque et 5,9 % (n=5) étaient des consommateurs problématiques, abusifs ou dépendants lors de la période de réadaptation fonctionnelle (figure 2).

Prévalence de la consommation de drogues illicites au retour à domicile

Dans la dernière année deleur retour à domicile, 22,3 % (n=19) des personnes LM avaient fait usage d’au moins une drogue illicite dont le cannabis (18,8 % ; n=16). Selon les critères du DEBA-D, 77,6 % (n=66) des participants LM étaient considérés comme abstinents, 10,6 % (n=9) comme des consommateurs à faible risque, 5,9 % (n=5) comme des consommateurs à risque et 5,9 % (n=5) étaient des consommateurs problématiques, abusifs ou dépendants lors de la période de la dernière année depuis le retour à domicile (figure 2).

Trajectoire de la consommation de drogues illicites

Les résultats indiquent que le nombre de consommateurs à faible ou à haut risque change peu de la période précédant la lésion médullaire à celle du retour à domicile, ce qui est confirmé par l’analyse de Cochran qui donne un résultat non significatif (Q Cochran : 2,71 ; p>0,05). En raison de ce test non significatif, aucun test a posteriori de McNemar ne pouvait être réalisé.

Prévalence de la consommation de médicaments sédatifs durant la période précédant la lésion (selon le DEBA-D).

Au cours des 12 mois précédant la lésion médullaire, 3,5 % (n=3) des personnes LM mentionnaient avoir fait usage de médicaments sédatifs. Sur la base des critères du DEBA-D, 96,4 % (n=82) des individus LM étaient considérés comme abstinents, 2,4 % (n=2) comme des consommateurs à faible risque et 1,1 % (n=1) comme des consommateurs problématiques, abusifs ou dépendants (figure 3).

Figure 3

Fréquence de la consommation de médicaments sédatifs chez les personnes lésées médullaire, selon le type de consommateurs et la période de réadaptation

Fréquence de la consommation de médicaments sédatifs chez les personnes lésées médullaire, selon le type de consommateurs et la période de réadaptation

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Prévalence de la consommation de médicaments sédatifs pendant la période de réadaptation fonctionnelle (selon le DEBA-D)

Lors de la période de réadaptation fonctionnelle, 16,5 % (n=14) des personnes LM avaient fait usage d’une médication sédative. Selon le DEBA-D, 83,5 % (n=71) des personnes LM étaient ainsi considérées comme abstinentes, 14,1 % (n=12) comme des consommateurs à faible risque et 2,4 % (n=2) comme des consommateurs problématiques, abusifs ou dépendants (figure 3).

Prévalence de la consommation de médicaments sédatifs lors de la période du retour à domicile (Selon le DEBA-D)

Lors de la dernière année depuis leur retour à domicile, 5,9 % (n=5) des personnes LM avaient fait usage de médicaments sédatifs. Sur la base des critères du DEBA-D, 94,1 % (n=80) des personnes LM étaient ainsi considérées comme abstinentes, 4,7 % (n=4) comme des consommateurs à faible risque et 1,2 % (n=1) étaient des consommateurs problématiques, abusifs ou dépendants (figure 3).

Trajectoire de la consommation de médicaments sédatifs

L’usage du test non paramétrique Q de Cochran et du le test non paramétrique de McNemar a été impossible en raison du faible nombre de consommateurs à haut risque.

Médicaments prescrits et inscrits au dossier des participants

Lors de la période de réadaptation fonctionnelle, 95,3 % (n=81) des personnes LM avaient au moins une prescription de médicaments (toutes prescriptions confondues). Ainsi, 37,6 % (n=32) des participants LM avaient reçu une prescription de sédatifs, 23,5 % (n=20) avaient reçu des médicaments psychothérapeutiques, 36,5 % (n=30) des opiacés et 89,4 % (n=76) tout autre médicament non psychotrope. Au retour à domicile, 85,9 % (n=73) des personnes LM avaient reçu au moins un médicament prescrit (toutes prescriptions confondues). Ainsi, 11,8 % (n=10) des participants LM avait reçu une prescription de sédatifs, 22,4 % (n=19) avaient reçu une prescription de médicaments psychothérapeutiques, 24,7 % (n=21) d’opiacés et 84,7 % (n=72) de tout autre médicament non psychotrope.

Discussion

Conformément à nos hypothèses initiales, les résultats montrent que la consommation d’alcool a diminué entre la période précédant la lésion médullaire et celle de réadaptation fonctionnelle. Ces résultats concordent avec ceux de la documentation scientifique (Heinemann, 1993 ; Kolakowsky-Hayner et al., 2002 ; Moore et Li, 1994) qui montrent une diminution de près de 50 % et suggèrent que les milieux de réadaptation, de même que l’adaptation à la condition physique peuvent être des facteurs réduisant les occasions de maintenir un usage à haut risque d’alcool durant la période de réadaptation. Conformément à l’hypothèse initiale, les résultats montrent une augmentation significative de la consommation d’alcool lors de la dernière année du retour à domicile. Cette augmentation, qui n’avait jamais été révélée par les études antérieures, justifie la poursuite d’investigations et d’interventions axées sur le retour à domicile pour offrir des services adéquats et accessibles en centres de dépendance. La documentation scientifique rend compte de divers facteurs pouvant influencer la consommation à risque de SPA chez les personnes LM. Ainsi, la recherche de sensations fortes (Alston, 1994), le manque de contrôle sur soi (Moore et Polsgrove, 1991), un état dépressif posttraumatique (Heinemann, Doll et Schnoll, 1989a ; Zatzick et al., 2008), la frustration et l’anxiété (Trieschmann, 1988 ; Young, Rintala, Rossi, Hart et Fuhrer, 1995), une faible capacité d’adaptation (Smedema et Ebener, 2010), l’attitude des pairs, de la famille et des professionnels de la santé face au traumatisme (Heinemann, Schnoll, Brandt, Maltz et Keen, 1988 ; Radnitz et Tirch, 1995) de même que la douleur (Kolakowski-Hayner et al., 2002 ; Mask, 1993) sont tous des facteurs pouvant reliés à une consommation à risque suite à la lésion. Le chapitre du livre de Tétrault et Courtois (2015) concernant les facteurs de risque de consommation d’alcool, de drogues et de médicaments sédatifs chez les personnes lésées médullaires lors des périodes de réadaptation fonctionnelle et de retour à domicile est aussi fort intéressant à ce sujet.

Malgré ces résultats plutôt sombres en ce qui a trait à la consommation à haut risque de SPA au retour à domicile, les données de la présente étude montrent que la reprise de consommation à risque d’alcool reste inférieure à celle de la période précédant la lésion médullaire. Ces résultats encourageants portent à croire que la lésion médullaire peut mener à une prise de conscience et engendrer des changements de comportements liés à la consommation d’alcool chez les individus LM. Le même constat n’a pas pu être noté pour la consommation à haut risque de drogues et de médicaments sédatifs au retour à domicile, notamment en raison du faible nombre de participants faisant usage de ce type de substances. Ces résultats non significatifs restent néanmoins de bonne augure et suggèrent que la consommation abusive de drogues ne serait pas aussi généralisée et alarmante que prévu.

Concernant l’usage de médicaments sédatifs prescrits, aucun résultat significatif n’a été observé entre les périodes de réadaptation, laissant croire en un maintien d’usage à faible risque entre les périodes étudiées. Toutefois, et tel que mentionné précédemment, les résultats s’avèrent difficilement comparables à ceux de la recension des écrits, du fait que seuls les médicaments sédatifs étaient évalués par le DEBA-D et que l’inventaire des médicaments psychotropes prescrits et inscrits au dossier des participants ne permettait pas de connaître la présence d’abus ou de dépendance. Bien qu’aucune différence significative n’ait été observée, il demeure important de noter que l’accessibilité aux médicaments psychotropes peut augmenter les risques d’abus. Si les médicaments sont généralement dispensés par les infirmières durant la période de réadaptation, ce qui réduit les risques d’abus, la gestion personnelle des médicaments au retour à domicile peut accentuer les risques d’abus chez l’individu LM. Qui plus est, le nombre de médicaments psychotropes prescrits, de même que leurs interactions sont à prendre en considération dans les risques associés au développement d’un usage abusif ou dépendant de SPA. Il demeure ainsi important pour les médecins de rester vigilants quant aux substances prescrites lors du retour à domicile, même si la période de réadaptation n’était associée à peu de signes d’abus. Le document rédigé par le Collège des médecins du Québec (Collège des médecins du Québec, 2009) note également l’importance d’une évaluation psychosociale et médicale des patients avant de leur prescrire des médicaments pour la douleur, l’automédication au retour à domicile pouvant être une source potentielle d’abus pour les individus à risque.

Pour les personnes LM présentant un usage à haut risque d’alcool, de drogues ou de médicaments psychotropes, l’accès à des programmes spécialisés en dépendance pourrait être favorable dès la réadaptation afin de prévenir que la consommation devienne un mécanisme d’adaptation lors du retour à domicile. La présence d’un intervenant en toxicomanie comme membre à part entière de l’équipe multidisciplinaire en réadaptation pourrait favoriser les contacts et les échanges entre les intervenants afin d’intervenir le plus efficacement possible auprès de la clientèle, en plus de favoriser leur motivation au traitement.

Alors que l’intervention devient nécessaire pour les personnes LM affichant un usage à haut risque de SPA, l’ensemble de la clientèle LM devrait être informée de l’impact de la consommation, particulièrement à haut risque, de SPA sur leur réadaptation, autant physique que psychologique. La prévention est un moyen d’informer sur les répercussions de la consommation et pourrait aussi amener certaines personnes à se tourner vers d’autres modes d’adaptation à leur nouvelle condition physique que la consommation de SPA. Ces informations pourraient être données autant par le personnel médical que psychosocial. Une liste de ressources pourrait également être fournie aux personnes LM au moment de leur réadaptation afin de les aider dans une démarche de réduction des risques liés à un usage de SPA.

Forces et limites

Les questionnaires DEBA-A et DEBA-D permettaient de considérer de manière adéquate la gravité des problèmes de consommation d’alcool, de drogues illicites et de médicaments sédatifs, ce qui représentait une contribution significative de l’étude. Faciles à administrer et ne nécessitant qu’une formation de courte durée, ces outils suggèrent des pistes cliniques et peuvent servir d’indices constructifs lors des entretiens motivationnels, méthode largement utilisée par les centres de réadaptation en dépendance (Tremblay, Rouillard, April et Sirois, 2001). Pour ces raisons, et puisque l’étude nous a permis de rendre compte de la présence de divers types de consommateurs auprès d’un échantillon de personnes LM, il pourrait être avantageux que les intervenants des centres de réadaptation physique fassent usage de ce questionnaire comme outil de détection d’abus ou de dépendance à l’alcool, de drogues illicites et de médicaments sédatifs. En raison des diverses conséquences liées à l’abus et à la dépendance à ces substances lors du processus de réadaptation chez les personnes LM, il devient d’autant plus important que celles ayant un problème de consommation soient détectées rapidement afin de les orienter vers les services appropriés.

Le fait de solliciter plusieurs milieux de réadaptation physique et d’offrir une flexibilité aux participants pour la poursuite des entrevues (au centre de réadaptation, à l’UQAM, à domicile, au téléphone) représentait une des forces de la recherche, puisqu’ils pouvaient choisir la modalité qui leur convenait le mieux. À noter que les entrevues téléphoniques se sont avérées moins coûteuses en temps et en argent pour les personnes LM habitant dans des régions éloignées.

Une des limites de l’étude pourrait être liée au mode de recrutement, car les participants étaient sélectionnés sur une base volontaire et non aléatoire. En ce sens, certains participants à haut risque d’alcool, de drogues illicites ou de médicaments psychotropes prescrits pourraient avoir refusé de participer à l’étude, croyant que leur participation pourrait leur porter préjudice. Un échantillon plus élevé aurait pu permettre d’obtenir davantage de résultats significatifs, notamment pour la trajectoire de drogues illicites et de médicaments.

Puisque les participants LM devaient se trouver à domicile lors de la passation des questionnaires, il est possible qu’un biais de rappel ait été présent pour la période précédant la lésion, de même que pour celle de réadaptation fonctionnelle (nature rétrospective des entrevues pour ces périodes). De plus, les taux de prévalence rapportés ont pu être influencés par le fait que les DEBA A et D ne prenaient en considération que la dernière année de chaque période. Finalement, il aurait été intéressant d’avoir un questionnaire évaluant le risque d’usage abusif ou dépendant des divers médicaments psychotropes plutôt que de simplement évaluer ces types d’usages pour les médicaments sédatifs tel qu’évalué par le DÉBA-D.

Pistes de recherches futures

Les résultats obtenus dans la recension des écrits de même que dans la présente étude soulèvent diverses pistes de recherche. D’abord, il serait opportun de rendre compte de la trajectoire de la consommation d’alcool, de drogues illicites et de médicaments psychotropes en distinguant la clientèle masculine et féminine et selon des analyses typologiques (diverses catégories de consommateurs avec un plus grand nombre de participants). La majorité des études auprès de l’usage de substances chez les personnes LM ne fait en effet aucune distinction en fonction du genre ou se centre exclusivement sur les hommes. Cette réalité est potentiellement associée au fait que la majorité des personnes LM sont de sexe masculin. Toutefois, les femmes peuvent évoluer différemment concernant leur usage de substances et les facteurs prédictifs de leur consommation pourraient différer de ceux des hommes.

Bien que la trajectoire de consommation ait été observée pour chacune des substances prises séparément (alcool, drogues illicites, médicaments sédatifs), il serait intéressant de rendre compte de l’évolution de la consommation d’alcool en fonction de la prise de médicaments anxiolytiques ou opiacés. En effet, Ben Amar et Léonard (2002) mentionnent que la prise d’alcool avec certains médicaments peut être dangereuse. Par exemple, le mélange de l’alcool avec des opiacés (ex. : codéine, morphine) ralentit le système respiratoire, alors que le mélange d’alcool avec des médicaments anxiolytiques accentue les effets sédatifs de la médication et ralentit les fonctions respiratoires et cardiaques. En raison de ces interactions, il est possible que certaines personnes LM ayant un trouble lié à l’utilisation de l’alcool aient réduit leur consommation lors de la prise de la médication afin de contrer ces effets désagréables, ou même dangereux. On peut se questionner sur le lien entre le retour du trouble lié à l’utilisation de l’alcool et le moment précis de l’arrêt de la médication, les interactions désagréables n’étant alors plus présentes.

Bref, une évaluation adéquate de l’historique de la consommation d’alcool, de drogues et de médicaments n’est pas à négliger chez les personnes ayant une lésion à la moelle épinière.