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En France, la pratique des soins destinés aux personnes dépendantes de l’alcool se déroule souvent à l’occasion de cures.

Même si le terme cure tend à devenir obsolète, il fait toujours partie de notre vocabulaire. Pour l’entourage de la personne soignée, la cure constitue encore parfois la solution radicale et définitive de l’alcoolisme. Les centres spécialisés en alcoologie, jadis appelés centres d’hygiène, ont été rebaptisés d’abord centres de cure pour devenir récemment des centres de soins.

Le mot cure vient du latin cura qui signifie effectivement soin (ou souci). Cette signification persiste en anglais puisque cure se traduit par carealors que cure, curer, curage renvoient, en français, à l’eau et au nettoyage des bassins, étangs, réservoirs, etc. Les cures thermales consistent à prendre les eaux et la cure saharienne du Dr Champeaux, à injecter à l’alcoolique du sulfate de magnésium. Cette dernière opération entraîne une intense sensation de soif que le thérapeute s’empresse d’apaiser par l’eau, censée se substituer à l’alcool dans les fantasmes de la personne traitée.

Mais le mot cure comporte une autre acception : la cure est la charge qu’exerce le curé, et aussi, son lieu d’habitation. Le mot est donc synonyme à la fois de paroisse et de presbytère.

Dans la religion chrétienne, l’eau et le vin tiennent une place importante, ces deux éléments étant liés symboliquement par le miracle des noces de Cana, où le Christ transforme l’eau en vin. L’eau, dans le christianisme, a essentiellement une fonction purificatrice (le baptême) : elle permet de chasser le mal (le goupillon) comme la maladie (la source miraculeuse de Lourdes). Le vin, lui, joue un rôle fondamental dans le sacrement de l’Eucharistie : le soir du Jeudi saint lors de la Cène, son dernier repas pris en commun avec les douze apôtres, le Christ distribue le vin destiné à devenir son sang, reçu par les croyants au moment de la communion.

Toutefois, l’Ancien Testament l’attribue au vin une fonction bien différente : certes, dans le Cantique des cantiques, il est comparé à l’amour, mais ses effets peuvent être beaucoup plus inquiétants. Ce n’est pas sans raison que Satan se réjouit de voir Noé cultiver la vigne… De fait, lorsque ce dernier s’endort après s’être enivré, il dévoile son sexe devant ses fils. Loth connaît un sort analogue : à l’occasion d’ivresses répétées, il a des relations incestueuses avec ses filles. Bien plus tard, Simmel constaterait que le surmoi est soluble dans l’alcool. Mais, même si les rédacteurs du livre ont tenté de renverser les responsabilités (c’est ainsi que la descendance de Cham est maudite), ils reconnaissent clairement la fonction désinhibitrice de l’alcool, facteur d’impulsivité et de transgression, capable de transformer un vénérable patriarche en délinquant sexuel.

Bien d’autres désagréments, d’ailleurs, peuvent résulter d’un usage immodéré de l’alcool : ainsi, lorsque Holopherne s’endort du sommeil de l’ivresse, Judith en profite pour le décapiter.

Il est donc compréhensible que les religions qui se réclament de l’Ancien Testament – le judaïsme, bien sûr, mais aussi le protestantisme et dans une certaine mesure l’islam – fassent preuve d’une très forte méfiance à l’égard de l’alcool. Par contre, dans les pays de tradition catholique, le rapport au vin est bien plus complexe. Rappelons d’abord que le vin ne peut être cultivé que sous des latitudes relativement clémentes dont le 50e parallèle marque l’extrême limite. C’est ainsi qu’en Europe occidentale, on cultive la vigne au Portugal, en Espagne, en France, en Italie, en Bavière, en Autriche, en Hongrie… Grossièrement, la carte des pays où la religion catholique est prédominante et celle de la culture de la vigne se superposent, et l’on pourrait opposer une Europe du Sud peuplée de catholiques buveurs de vin à une Europe du Nord peuplée de protestants buveurs de bière.

Dans les pays européens de culture catholique et particulièrement en France (même si, avec la mondialisation, ces usages sont moins regroupés), non seulement le vin est la boisson dont la consommation est prédominante, mais il est d’abord la boisson des repas et plus encore des repas de fête, au cours desquels on en use comme lors de la Cène. Offert par le maître de maison, le vin est partagé par les convives qui lèvent leur verre en signe de communion, affirmant ainsi la cohésion du groupe. Aussi, le refus de l’offrande est-il perçu comme la volonté de s’en exclure.

Cette jeune femme a eu « des problèmes d’alcool ». Mais elle a désormais cessé toute consommation. Par ailleurs, elle a souhaité ne rien cacher de ses difficultés à son entourage.

Invitée chez sa belle-famille à l’occasion d’un repas de fête pour lequel on a sorti l’argenterie et les verres en cristal, quelle n’est pas sa surprise de voir qu’à la place qui lui a été assignée a été placé un simple verre à moutarde, façon d’affirmer qu’une buveuse d’eau ne saurait se comporter comme les autres puisqu’elle est alcoolique.

E. Hispard, communication personnelle

Même si elle est encouragée, la consommation du vin reste codifiée dans la tradition catholique. En particulier, il est répréhensible de tirer un plaisir solitaire de cette boisson qui symbolise la convivialité. Ce ne sont pas les quantités consommées, à propos desquelles il convient de rester compréhensif, qui caractérisent l’alcoolisme, mais bien le fait de boire en cachette.

Que le vin soit consommé à l’image de la Cène renvoie aussi à cette notion d’inégalité entre sexes très souvent soulignée à propos de l’alcool. Si la femme est labellisée plus fragile et si le thème de l’alcoolisme féminin a fait couler encore plus d’encre que de jus de raisin, c’est peut-être parce que la Cène est un repas d’hommes. Il sort du cadre du présent exposé d’analyser la raison de cette exclusion alors que l’Évangile est par ailleurs étonnamment féministe (on ne jette pas la pierre à la femme adultère, le passé de Marie-Madeleine ne fait pas obstacle…). Quoi qu’il en soit, il est remarquable de constater qu’en France, un certain nombre de centres de post-cure (spécialisés dans l’accueil des patients alcoolodépendants) restent pratiquement les seuls établissements de soins à accueillir encore séparément hommes et femmes.

Mais il est vrai qu’au repas, c’est le père qui débouche la bouteille et qui, de ce fait, a autorité pour accepter l’adolescent ou l’adolescente dans le cercle des adultes en lui offrant son premier verre. Boire, c’est pour beaucoup faire la fête. Mais à quoi renvoie cette fête sinon à ce premier verre, souvenir de moments privilégiés où le vin partagé garantissait la solidarité sécurisante du groupe ?

Comme l’a souligné Vachonfrance (communication personnelle), citant Lacan : La mère est celle qui prononce le nom de celui qui dit non. La loi du père concerne, entre autres, les règles d’usage de l’alcool chez l’adolescent (Monjauze, 1991). La fête (anniversaire, nouvel an, communion solennelle) est souvent l’occasion de la première consommation, voire de la première ivresse autorisée (Chapuis, 1989). Le point de départ de la consommation telle qu’elle est généralement rapportée par les adultes est pourtant censé se situer à une période plus tardive. À la question : quand avez-vous commencé à boire de l’alcool ? la réponse est très souvent : Pendant mon service militaire (pour quelque temps encore en France), Quand je suis devenu étudiant, Quand j’ai commencé à travailler. Autrement dit : quand je me suis affranchi de la loi du père.

Chez les patients alcoolodépendants, nous avons souvent l’impression que quelque chose a mal fonctionné dans l’établissement de cette loi, justement. Les variations de la prévalence de l’alcoolodépendance en fonction du type de structure familiale ont été soulignées (Isohanni et al., 1994 ; Miller, 1997 ; Ledoux et al., 2002). Les liens entre consommation familiale des parents et consommation ultérieure des enfants sont, d’ailleurs, bien connus. Le rôle des facteurs génétiques a particulièrement été étudié, mais il ne faut pas pour autant négliger le rôle de l’exemple familial dans l’acquisition des habitudes de consommation (Dawson et al., 1992 ; Folly et al., 2001; Hoffmann et Cerbone, 2002).

Cette femme d’une cinquantaine d’années n’est certes pas alcoolodépendante. Elle me confie cependant qu’elle traverse actuellement une mauvaise passe pour diverses raisons. Depuis quelque temps, elle a pris l’habitude de boire un verre d’alcool lorsqu’elle rentre chez elle en fin de journée. Mais elle éprouve alors une sensation surprenante, une quasi-hallucination. Elle a 15 ans, c’est son anniversaire, son père lui tend la bouteille de champagne : « Tu es grande maintenant, tu peux bien boire un verre. » Et de cela, elle ressent une immense fierté.

Il existe, comme cela a été souvent souligné (Université d’été, 1984), une interprétation religieuse de l’alcoolisme. Répétons-le : la faute de l’alcoolique n’est pas de boire de l’alcool, mais de s’exclure du groupe soit par sa façon de consommer, soit au contraire par son abstinence. Si ses proches soulignent volontiers ses multiples rechutes (dont la comptabilité est soigneusement tenue à jour), c’est pour faire la preuve qu’il a chuté et tous s’accordent à reconnaître que depuis ce jour sa vie est devenue un enfer. Cependant, comme le souligne le DSM IV (Diagnostical and Statistical Manual, 4e édition), la rémission est possible. Mais non l’absolution et encore moins la rédemption. L’alcoolique repenti se doit, évidemment, de pratiquer l’abstinence, laquelle ne garantit pas pour autant l’assurance de pouvoir réintégrer le groupe. Pour cela, il lui faudrait boire normalement, car l’important est de rentrer dans la norme.

Ce patient a cessé de boire depuis maintenant deux ans. Auparavant, son épouse et ses enfants l’avaient quitté et il a également rompu tout contact avec ses frères et soeurs. Puisque tout va bien, il a été décidé de sceller la réconciliation. Aussi, pour le 31 décembre, il a invité les uns et les autres à un repas de réveillon plantureux. Cependant, quelque chose cloche et certains convives manifestent bientôt une sourde inquiétude. Au bout d’un moment, l’un d’entre eux se hasarde à demander où sont entreposées les bouteilles de vin. La réponse est cinglante : « Il n’y a pas de vin. »

Ce sont les Églises qui se sont les premières préoccupées de lutter contre l’alcoolisme par la création de mouvements dits d’anciens buveurs. Aujourd’hui, ces mouvements ont su faire preuve de pragmatisme sans renier pour autant leurs origines. Cela est explicite pour les organismes Croix bleue et Croix d’or, mais les Alcooliques anonymes font également référence à Dieu tel que chacun le conçoit. Réintégrer des personnes exclues dans un groupe de pairs apporte indiscutablement à la fois l’occasion de nouer une nouvelle relation d’entraide et la reconnaissance d’un code de conduite perdu jusque-là.

Même en partant d’autres prémisses, les intervenants scientifiques du champ alcoologique auraient sans doute tort de méconnaître la signification liturgique des consommations de vin. Bien que les comportements évoluent rapidement, le désir du partage du vin reste solidement ancré dans l’inconscient collectif des pays de tradition catholique, comme en témoigne l’anecdote suivante racontée par Louis Althusser. Cela se passe pendant son adolescence, chez son grand-père, dans un village du centre de la France. Il est question du battage des blés, moment important dans la vie du village et qui mobilise tous les hommes. À ceux-ci, on sert, à cette occasion, un repas communautaire.

À midi tout le monde s’arrêtait et un grand silence inouï s’établissait d’un coup brutal sur tout ce bruit. L’odeur d’hommes et de sueur envahissait alors la grande pièce de la ferme où la patronne rieuse servait un plantureux repas […]

Je circulais librement parmi ce monde d’hommes épuisés et enivrés de travail et de cris. Personne ne m’adressait la parole, mais personne ne me faisait aucune remarque, c’était comme si j’étais des leurs. J’avais aussi la certitude que moi aussi, un jour, je deviendrais un homme comme eux.

Puis soudain, le vin aidant (il coulait à pleins flots dans les grands verres et les larges gorges), naissait cette première rumeur maladroite d’un chant, balbutiant […] Et moi, voilà que subitement je me trouve, oui, dans la compagnie de vrais hommes respirant la sueur, la viande, le vin et le sexe. Et voici qu’on me tend à l’envi un verre de vin sous le défi de plaisanteries paillardes : Le gars va-t-il boère ? T’es-ti un homme ou pas ? Et moi qui de ma vie jamais n’avais bu de vin […], voici que je bois un peu et qu’on m’acclame. Puis le chant s’enfle à nouveau. Et au bout de la grande table mon grand-père me sourit.

Qu’on me permette, face à la vérité, un aveu cruel […] Cette scène du verre de vin, je ne l’ai pas vécue du dedans de la grande pièce. J’ai donc rêvé, c’est-à-dire intensivement désiré seulement la vivre. Elle n’eût certes pas du tout été impossible. Mais je dois, à la vérité, la tenir et la présenter pour ce qu’elle a été à travers mon souvenir : une sorte d’hallucination de mon intense désir […] mais les hallucinations sont aussi des faits.

Louis Althusser, L’avenir dure longtemps.