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Au Canada et ailleurs dans le monde, les jeux de hasard et d’argent (JHA) sont une industrie importante procurant des revenus significatifs aux gouvernements ainsi qu’aux organismes de charité. Pour l’année 2007-2008, les jeux de hasard et d’argent ont généré 1,9 % des revenus nets du gouvernement du Québec, soit plus de 1,3 milliard de dollars (Canadian Partnership for Responsible Gambling (CPRG), 2009). Annuellement, chaque Québécois âgé de 18 ans et plus dépenserait en moyenne 459 $, somme inférieure à la moyenne canadienne de 547 $ (CPRG, 2009). Alors que 81 % de la population québécoise a participé aux JHA, la très grande majorité de ces joueurs ont une pratique qualifiée de responsable. Cependant, 0,8 % sont considérés comme étant des joueurs pathologiques tandis que 0,9 % seraient des joueurs à risque ou problématiques (Ladouceur et coll., 2004). Au total, environ 1,7 % de la population québécoise adulte s’adonnant aux jeux de hasard et d’argent présenterait potentiellement une problématique en lien avec les JHA (Cox, Yu, Afifi et Ladouceur, 2005). Ces prévalences, préoccupantes selon la santé publique, s’observent aussi dans plusieurs pays du monde (Stucki et Rihs-Middel, 2007).

La dynamique des joueurs excessifs a souvent pour conséquence d’affecter les relations affectives, l’emploi, la santé financière de la famille de même que la santé mentale et physique de la personne (Beaudoin et Cox, 1999 ; Blaszczynski et Farrell, 1998 ; Crockford et el-Guebaly, 1998 ; Cunnigham-Williams et coll., 2000 ; Evans et Delfabbro, 2005 ; Griffiths, Scarfe et Bellringer, 1999 ; Ladouceur et coll., 1994 ; Nower et Blaszczynski, 2006 ; Potenza et coll., 2001 ; Shaffer et Korn, 2002). Ces multiples répercussions personnelles et professionnelles accentuent la détresse déjà très importante chez les joueurs. Or, la détresse conjuguée à de multiples petits événements stressants (par exemple, les factures mensuelles) crée un terrain propice à l’émergence d’une multitude de crises psychosociales (Lesieur, 1984 ; Maccallum et Blaszczynski, 2003). L’état de crise peut résulter notamment des difficultés financières sévères, de craintes liées à la découverte des dettes accumulées, de conflits conjugaux ou d’une possible perte d’emploi à la suite d’un absentéisme important (Blaszczynski et Farrell, 1998 ; Evans et Delfabbro, 2005 ; Kausch, 2005 ; Pfuhlmann et Schmidtke, 2002). La crise suicidaire est aussi souvent observée chez plusieurs joueurs pathologiques (Hodgins, Mansley et Thygesen, 2006 ; Maccallum et Blaszczynski, 2003 ; Newman et Thompson, 2007 ; Séguin, Lesage, Turecki et Tousignant, 2007 ; Zangeneh et Hason, 2006). Afin d’aider les joueurs en crise, les gouvernements ont mis en place différents services pour les soutenir lors de ces périodes. À partir d’une recension des écrits, ce texte présentera tout d’abord les liens entre la crise et le jeu. Ensuite, une présentation critique des différents services de crise pour les joueurs sera effectuée. Enfin, des pistes de réflexion sur les services de crise compléteront cette recension.

L’état de crise chez les joueurs

La crise

Selon Leblanc et Séguin (2006), « la situation de crise est un phénomène universel qui se vit pourtant chaque fois d’une façon unique et singulière » (p. 31). Plus spécifiquement, une crise serait une période de déséquilibre psychologique intense, résultant d’une situation, d’un événement imprévu ou d’une progression d’événements stressants qui concourent au développement d’un problème significatif ne pouvant être résolu par les stratégies d’adaptation habituelles (Aguilera, 1995 ; Roberts, 2000 ; Séguin, 2001). Roberts (2000) donne une définition opérationnelle de la crise :

C’est un déséquilibre de l’homéostasie psychologique dans lequel les mécanismes d’adaptation habituels échouent, ayant pour conséquence une détresse et une détérioration du fonctionnement visible. C’est la réaction subjective à une expérience de vie stressante qui compromet la stabilité et l’habileté de s’adapter ou de fonctionner. Habituellement, deux autres conditions sont présentes : 1) la personne doit percevoir l’événement comme étant la cause de son bouleversement ou de sa désorganisation ; 2) la personne est incapable de résoudre le problème par ses stratégies d’adaptation habituelles[1].

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Ce n’est pas donc pas l’événement en soi qui cause la crise, mais bien la perception unique, idiosyncratique, qu’aura l’individu de cet événement (Dulmus et Hilarski, 2003). La majorité des crises s’avèrent être le résultat d’une progression d’un état d’équilibre vers un état de vulnérabilité qui culmine par l’état de crise (Séguin et Huon, 1999). Selon Séguin (2001), l’état de crise, d’une durée maximale de huit semaines, est caractérisé par trois grandes étapes : 1) une période de désorganisation ; 2) qui peut culminer par une phase aiguë ; 3) qui est enfin suivie d’une période de récupération. C’est lors de la phase aiguë qu’aura souvent lieu le passage à l’acte, la tentative de suicide, chez une personne vulnérable. Cependant, le passage à l’acte n’est pas toujours de nature suicidaire, mais peut se traduire de différentes façons, par exemple, une manifestation violente d’agressivité ou encore un épisode de consommation de substances psychotropes ou de jeu intense.

Très peu d’écrits ont porté spécifiquement sur l’état de crise chez les personnes dépendantes aux substances psychoactives (Yeager et Gregoire, 2000 ; Roberts et Yeager, 2005) et encore moins chez les joueurs pathologiques (Dufour, 2008). Pourtant, selon Yeager et Gregoire (2000), les personnes dépendantes vivent un état de vulnérabilité constant en raison de leur problématique de consommation. Or, cet état de vulnérabilité rend la personne plus sensible aux événements stressants et donc, plus susceptible de vivre des crises (Séguin, 2001). Par exemple, l’utilisation fréquente de mécanismes de défense problématiques, tels le déni, permettrait à court terme d’éviter l’état de crise et de conserver leur style de vie pendant une certaine période de temps. Cet équilibre demeure toutefois précaire puisque de petits incidents, parfois considérés comme mineurs, auraient souvent pour conséquence de précipiter l’état de crise.

Chez les joueurs, l’état de vulnérabilité résulterait en partie de l’utilisation même de « la substance » (les JHA). En fait, alors que le jeu de hasard et d’argent est perçu par les spécialistes comme étant l’une des sources du problème, le joueur, pour sa part, perçoit cette activité comme étant LA solution à ses problèmes d’argent. L’utilisation des JHA comme stratégie pour régler ses dettes précipiterait donc de multiples crises tout en augmentant considérablement la détresse et l’humeur dépressive, tous des facteurs de risque associés aux comportements suicidaires (Pfuhlmann et Schmidtke, 2002 ; Yip et coll., 2007).

Par ailleurs, ces crises constitueraient souvent un tournant dans la vie d’une personne, un moment d’intense souffrance où plusieurs demanderaient de l’aide (Blaszczynski et Farrell, 1998 ; Evans et Delfabbro, 2005 ; Hodgins, Makarchuk, el-Guebaly et Peden, 2002 ; Kausch, 2005 ; Ladouceur et coll., 2004). De fait, la majorité des demandes d’aide semblent motivées par les crises plutôt que par la reconnaissance graduelle d’un comportement problématique (Evans et Delfabbro, 2005). Ainsi, à leur entrée en traitement, 33 % des joueurs rapportent que leur arrêt de jeu est totalement attribuable à une crise tandis que 9 % estiment la crise en partie responsable de cet arrêt (Hodgins et coll., 2002). De même, une étude québécoise réalisée auprès des joueurs en traitement à l’interne et à l’externe rapporte que 94 % d’entre eux attribuent la décision de consulter à un événement en particulier, dont la rupture amoureuse, la perte d’un emploi ou encore la perte de biens matériels (Ladouceur et coll., 2004), événements souvent qualifiés de crise psychosociale. Les crises, particulièrement financières, s’avéreraient donc pour certains joueurs des moments privilégiés pour demander de l’aide (Blaszczynski et Farrell, 1998 ; Pulfold et coll., 2009). Pour d’autres, lorsque les solutions pour résoudre les difficultés semblent avoir été épuisées, le suicide devient alors la solution ultime pour faire taire la souffrance, pour interrompre ces crises à répétition (Blaszczynki et Farrell, 1998 ; Ledgerwood, Steinberg, Wu et Potenza, 2005 ; Maccallum et Blaszczynski, 2003 ; Pfuhlmann et Schmidtke, 2002).

La crise suicidaire chez les joueurs

Alors qu’il existe relativement peu d’études s’étant intéressées au phénomène de la crise en général, la crise suicidaire a reçu, pour sa part, beaucoup plus d’attention. Ainsi, alors que le suicide peut être envisagé tout au long de la période de crise, c’est plus particulièrement lors de la phase aiguë du processus de crise que pourrait survenir la tentative de suicide chez un individu vulnérable (Séguin, 2001). Le processus suicidaire se trouve donc accentué pendant les périodes de crise que peut vivre une personne.

Avant de discuter des liens pouvant exister entre le suicide et les jeux de hasard et d’argent, il ne faut cependant pas oublier que le suicide est un phénomène complexe et multifactoriel (Ledgerwood et coll., 2005 ; Séguin et Huon, 1999 ; Wager, 2005). En outre, l’étude d’une relation causale entre le jeu et les comportements suicidaires présentent plusieurs défis méthodologiques notamment la présence potentielle de facteurs confondants tels la dépression (Wager, 2005). Néanmoins, plusieurs études établissent un lien entre le jeu pathologique et les comportements suicidaires (Frank, Lester et Wexler, 1991 ; Hodgins et coll., 2006 ; Maccallum et Blaszczynski, 2003 ; McCleary, Chew, Merrill et Napolitano, 2002 ; Newman et Thompson, 2003 ; 2007 ; Penfold, Hatcher, Sullivan et Collins, 2006 ; Petry et Kiluk, 2002 ; Phillips, Welty et Smith, 1997). Ainsi, une vaste étude épidémiologique canadienne indique que les tentatives de suicide dans la dernière année sont significativement plus fréquentes chez les joueurs que dans la population générale (Newman et Thompson, 2007). Bien qu’il soit impossible d’établir avec précision si ce sont les problèmes de jeu qui ont précipité les tentatives de suicide, les joueurs présenteraient 3 à 4 fois plus de risque de faire une tentative de suicide que la population générale (Newman et Thompson, 2007). De même, chez les joueurs en traitement, il n’est pas rare d’observer une très forte prévalence d’idéations suicidaires (35 %-81 %) et de tentatives suicidaires (4 %-40 %) (Battersby et coll., 2006 ; Beaudoin et Cox, 1999 ; Kausch, 2003 ; Ladouceur et coll., 2004 ; Ledgerwood et Petry, 2004 ; Maccallum et Blaszczynki, 2003 ; Petry et Kiluk, 2002). Ces comportements suicidaires semblent notamment en lien avec la sévérité des problèmes de jeu, la présence de dettes, les problèmes de consommation et la dépression (Battersby et coll., 2006). Tant la détresse importante vécue que la vulnérabilité psychologique associée au problème de jeu augmentent donc le risque des joueurs de vivre des phases aiguës lors des périodes de crise et par conséquent, augmentent le risque de passage à l’acte suicidaire.

L’intervention de crise

Selon Halpern (1973 cité dans Séguin, Brunet et LeBlanc, 2006), les personnes en crise se sentent davantage impuissantes, anxieuses, bouleversées, confuses et éprouvent des doutes démesurés face à leurs stratégies d’adaptation. Elles sont également moins sur la défensive et plus ouvertes à l’aide proposée. Afin de pouvoir répondre rapidement aux joueurs en grande détresse émotionnelle, différents services ont été développés. Généralement, le cadre théorique adopté en intervention de crise se distingue de l’approche thérapeutique classique (Séguin et coll., 2006). De fait, l’intervention de crise est une des stratégies de courte durée les plus utilisées (Roberts et Everly, 2006). Elle offre de l’aide urgente afin d’aider la personne à résoudre le problème immédiat et à retrouver son équilibre antérieur (Aguilera, 1995). Elle vise la résorption de la crise, le développement de solutions et parfois même, l’apprentissage de nouvelles stratégies d’adaptation (Séguin et Huon, 1999). Cette intervention, centrée sur « l’ici et maintenant », doit non seulement reposer sur une bonne évaluation de la personne et de la situation, mais aussi identifier les mécanismes qui ne fonctionnent plus afin d’aider l’individu à développer de nouvelles stratégies mieux adaptées au problème (Roberts, 2002 ; Roberts et Ottens, 2005).

Il existe une grande variété de services de crise pouvant prendre différentes formes : 1) des lignes d’écoute comme Suicide-Action, Tel-Aide, Drogue : aide et référence ; 2) des centres de crise avec une équipe mobile et/ou service d’hébergement. Chaque ville ou région développe habituellement ses propres services en tentant de répondre aux besoins les plus urgents de sa population. Bien que les services d’intervention de crise soient largement utilisés auprès de différentes populations, très peu ont été évalués. De fait, la méta-analyse de Roberts (Roberts et Everly, 2006) recense 36 études s’étant intéressées à l’intervention de crise, mais aucune n’a évalué les programmes destinés aux joueurs pathologiques ou encore aux personnes dépendantes des substances psychoactives.

Les lignes d’écoute (Helpline) pour les joueurs

Le premier service souvent mis en place par les gouvernements afin de répondre à la détresse des joueurs est les lignes d’écoute et de référence. Selon Clifford (2008), il existerait une cinquantaine de lignes d’aide pour les joueurs en difficulté opérant dans une variété de pays. Depuis l’émergence de la 1re ligne d’aide pour les joueurs en 1983 au New Jersey (États-Unis), le Canada, la Nouvelle-Zélande, la Suède, la Finlande, la Norvège, l’Afrique du Sud, l’Angleterre, et dernièrement la Suisse, ont tous développé des lignes d’aide pour les joueurs en détresse. Bien que ces services ne soient pas dédiés uniquement aux joueurs en crise, la plupart de ces lignes offrent différents services notamment de l’information, de l’écoute et du soutien, des références, de l’intervention de crise et même, pour certains organismes, de l’intervention thérapeutique téléphonique (télécounseling) (Clifford, 2008 ; Reilly, 2006 ; Ryan, 2006).

Au Québec, la ligne d’écoute se nomme « Jeu : aide et référence (JAR) ». JAR est un service téléphonique d’information, de référence et de soutien sur le jeu compulsif, disponible 24 heures par jour, sept jours par semaine. Le mandat de ces intervenants est plus large que celui de l’intervention de crise puisque ceux-ci s’adressent à tous les joueurs ou leurs proches souhaitant avoir du soutien ou des références. En plus d’offrir les coordonnées d’une ressource spécialisée dans le traitement, ils offrent du soutien empathique lors de moments de grande détresse et mettent les joueurs en lien avec une ressource spécialisée lors des situations de crise ou d’urgence suicidaire. Pour l’année 2007-2008, JAR a reçu 10 070 appels provenant majoritairement des joueurs eux-mêmes (72 % des appelants) (JAR, 2009). Alors que 59 % des personnes souhaitaient obtenir une référence, 7 % appelaient pour recevoir de l’écoute et du soutien tandis que 1,5 % étaient en crise suicidaire (JAR, 2009). Ces premières données permettent de constater que certains joueurs en crise suicidaire s’adressent à ce service. Malheureusement, aucune donnée ne permet d’évaluer le pourcentage de joueurs en crise (autre que suicidaire) ayant contacté ce service. Enfin, l’absence d’évaluation ne permet pas de discuter de l’efficacité de ce service dans la gestion de la crise des joueurs ni de comprendre pourquoi certains joueurs en crise ne s’adressent pas à ce service. Le processus d’évaluation de l’impact de la ligne JAR (FQRSC, 2008) présentement en cours permettra peut-être de mieux décrire les joueurs québécois en crise et de mieux cerner les bienfaits de cette intervention.

À l’instar des données québécoises, les très rares études publiées s’étant intéressées aux lignes d’écoute dans le monde portent majoritairement sur la description des services offerts ou encore sur la description des appelants, plutôt que sur l’efficacité de ce service (Potenza et coll., 2001 ; Reilly, 2006). D’après ces travaux, les joueurs téléphonant à ces lignes d’aide sont majoritairement des hommes de moins de 55 ans, jouant de façon problématique aux appareils de loteries vidéo (ou aux machines à sous) et demandant de l’aide pour la première fois (Griffiths, Scarfe et Bellringer, 1999 ; Potenza et coll., 2001, 2006). Dans l’étude menée au Connecticut, 85 % des joueurs appelant la ligne d’aide affirmaient n’avoir jamais reçu d’aide professionnelle ni participé à des rencontres de Gamblers Anonymes (Potenza et coll., 2000, 2001). Par ailleurs, une proportion significative des utilisateurs des lignes d’aide présentaient des problèmes financiers graves, des problèmes de santé mentale et des comportements suicidaires (Griffiths et coll., 1999 ; Ledgerwood et coll., 2005 ; Potenza et coll., 2001, 2005, 2006). Les appelants rapportant des comportements suicidaires semblaient aussi être ceux décrivant le plus de problèmes familiaux, financiers, légaux, des problèmes de santé mentale et des troubles liés aux substances (Ledgerwood et coll., 2005).

Alors que les lignes d’écoute s’avèrent être une des ressources les mieux développées dans le monde ainsi que les plus utilisées par les joueurs et leur entourage, paradoxalement, très peu d’études s’y sont intéressées. Or, compte tenu de la multitude des problèmes présentés par les appelants et de la détresse importante accompagnant les demandes d’aide, il est essentiel que de futures recherches évaluent la qualité de ces services ainsi que leur efficacité. Cela est d’autant plus vrai que ces services sont souvent le premier contact du joueur avec de l’aide potentielle, et par conséquent, la qualité de la relation établie avec celui-ci et la pertinence des références sont probablement déterminantes dans la poursuite de la démarche de réadaptation.

L’intervention de crise dans les casinos

Dans une perspective de jeu responsable, plusieurs casinos se sont dotés de services pouvant venir en aide aux joueurs en détresse. Un des services les plus novateurs présentement à l’oeuvre est le service d’intervention de crise dans les casinos du Québec. Initiative de la Fondation Mise sur toi et du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, ce service de crise a été développé par la Maison Jean Lapointe et mis sur pied en 2001 (Paré, Rousselle et Dufour, 2005). Aujourd’hui, les quatre casinos du Québec ont leur propre équipe d’intervention de crise. Ces services sont disponibles 365 jours par année, 24 heures par jour. Ce service d’aide peut être demandé directement par un joueur ou encore lui être offert par un employé qui aurait détecté la présence de détresse. Lors d’une intervention de crise, une équipe comprenant un psychologue et un intervenant spécialisé en jeu pathologique se rendent immédiatement au Casino afin d’y rencontrer la personne en détresse (Paré et coll., 2005). Une fois l’évaluation de la crise, du problème de jeu, du risque de passage à l’acte et du risque suicidaire prise en compte, ces intervenants sont à même de désamorcer la crise, d’accompagner la personne à l’urgence si nécessaire ou encore de la diriger vers le service le plus pertinent pour un suivi à long terme (Dufour et coll., 2002 ; 2005 ; Rousselle, 2008). Un suivi téléphonique après crise est par la suite effectué le lendemain ainsi que 30 jours plus tard.

Ce type d’intervention de crise, où ce sont les intervenants et non pas les joueurs qui se déplacent, comporte plusieurs avantages. De fait, ces services sont facilement accessibles et fournissent une réponse immédiate, rapide et spécialisée. La structure de l’intervention met donc tout en place pour faire diminuer la détresse et pour faciliter la création d’un lien qui soutiendra la motivation au traitement. Pour sa part, le suivi après crise permet aussi de renforcer la motivation tout en s’assurant que les références offertes sont pertinentes.

À l’instar des lignes d’écoute, aucune évaluation scientifique de ce service d’intervention de crise dans les casinos n’a été réalisée (Dufour, 2008). La description des personnes ayant demandé cette aide ainsi que le récit qualitatif des remerciements permettent de croire à l’efficacité de ce service (Dufour, 2008). Depuis 2001, plus de 375 interventions ont été effectuées au Casino de Montréal par l’équipe de la Maison Jean Lapointe (Paré et Rousselle, 2009). La majorité des personnes rencontrées étaient des hommes (70 %) et présentaient plus d’une problématique de santé mentale (75 %) (Dufour et coll., 2002 ; 2005 ; Paré et Rousselle, 2009). Au total, 71 % présentaient un niveau de détresse nécessitant une action immédiate (Dufour, 2005). Un mois après cette intervention, 51 % des joueurs se disaient toujours abstinents et 31 % étaient encore en thérapie (Paré et Rousselle, 2009).

Ces premiers résultats, en plus de confirmer l’existence de joueurs en détresse au casino et la complexité de leurs problématiques, laissent penser que cette intervention permet de diminuer la détresse tout en favorisant l’engagement vers le traitement. Malheureusement, l’absence d’une étude rigoureuse ne permet pas d’aller au-delà de l’appréciation de ces services ni de statuer sur son efficacité réelle. Dans une optique d’amélioration des pratiques d’intervention, il serait très important de faire une évaluation rigoureuse de l’efficacité de ce service en prenant en compte la perception des usagers et celle des intervenants.

Par ailleurs, l’efficacité d’un tel service d’aide dépend en partie de la réussite de son implantation dans les différents casinos. Ainsi, afin d’implanter efficacement ce service de crise, tous les employés des casinos ont été formés pour repérer les personnes en détresse et les diriger vers les bons intervenants. Cette formation, d’une durée de 90 minutes, préparait les employés à utiliser « la chaîne d’entraide », c.-à-d. la procédure pour aider un joueur qui semble en détresse. Une évaluation de cette formation permet de constater que les employés ont une plus grande conviction de leur rôle pour aider les joueurs et une meilleure connaissance de la procédure pour détecter et signaler les joueurs en état de détresse (Giroux et coll., 2008). Malheureusement, six mois plus tard, la compréhension de la procédure pour aider les joueurs en crise ne semble pas s’être maintenue (Giroux et coll., 2008). Puisque l’efficacité des services de crise dépend en partie de la capacité et de la volonté des employés à repérer les gens en détresse, ces données soulignent la nécessité d’intégrer de la formation continue pour les employés. De même, ces constations soulèvent différentes questions quant à la publicisation tant auprès du public qu’auprès des employés de ce service.

L’autoexclusion

Selon Blaszczynski et ses collaborateurs (2007), l’autoexclusion (AE) est une procédure utilisée fréquemment par l’industrie du jeu afin d’aider le joueur à minimiser l’impact d’un comportement de jeu potentiellement dommageable. Ce programme prévoit qu’un individu peut demander à être banni de l’entrée d’un ou de plusieurs casinos tout en accordant l’autorisation à ces derniers de l’exclure s’il devait briser son engagement de ne pas y entrer (Nowatzki et Williams, 2002). Lorsqu’un joueur signe une entente d’AE, il accepte tacitement de ne pas se présenter au casino, et ce, pour une période de temps pouvant aller d’un mois à une période indéterminée (Tremblay, Boutin et Ladouceur, 2008). L’objectif premier de ce programme est de créer une barrière entre un l’individu et une occasion de jouer. Alors que le premier programme d’AE a été implanté au Manitoba (Canada) en 1989, vingt ans plus tard, presque tous les casinos des provinces canadiennes (Nowatzki et Williams, 2002) et plusieurs casinos dans le monde notamment en France, en Afrique du Sud, aux États-Unis, en Suisse, en Hollande et en Australie offrent un programme d’AE (Blaszczynski et coll., 2007).

Les services d’AE ne sont pas des services d’intervention de crise ni même une intervention thérapeutique, mais représentent plutôt une opportunité pour obtenir du soutien pour le joueur qui désire limiter ses pertes financières en s’imposant une barrière d’accessibilité aux aires de jeu (Blaszczynski et coll., 2007 ; Nowatzki et Williams, 2002). Bien que ce service ne soit pas destiné aux personnes en détresse, il semble que ce soit des joueurs présentant une multitude d’émotions incluant la détresse, la frustration et même la peur, qui en font la demande (Responsible Gambling Council (RGC), 2008). De fait, lorsqu’un joueur considère l’AE, ce dernier semble être à la recherche d’aide pour arrêter un état de crise (RGC, 2008). Comme le mentionne un expert s’intéressant à cette question, « nous croyons que la personne souhaitant s’autoexclure est une personne en crise mais nous sous-estimons cette crise parce que, pour les membres du personnel, répondre à cette crise est une situation difficile[2] » (p. 7, RGC, 2008). Cette vision d’un joueur en détresse, voire en crise lors de sa demande d’AE, est aussi soutenue pour les joueurs eux-mêmes mentionnant que les raisons les ayant amenés à prendre cette décision sont : avoir atteint le bas-fond, avoir besoin d’aide, souhaiter reprendre le contrôle, sauver leur mariage ou un emploi et prévenir le suicide (Nower et Blaszczynski, 2006). En offrant uniquement un contrat pour se bannir du casino, les services d’AE ne répondent donc pas à la détresse ni à l’état de crise vécu par le joueur lors de cette demande. Pourtant, la démarche d’AE s’avérerait un moment privilégié pour faire de l’intervention précoce. D’ailleurs, dans ses recommandations sur les meilleures pratiques d’AE, le Responsible Gambling Council (2008) suggère que ces programmes modifient leur perspective, d’une intervention uniquement « punitive » à un modèle plus centré sur l’aide et la référence.

À la suite des critiques et des recommandations des différents experts, plusieurs programmes d’AE se sont bonifiés en ajoutant des séances d’information sur les jeux de hasard et d’argent ou encore en proposant des services d’aide (pour une revue plus exhaustive des programmes d’autoexclusion canadiens voir RGC, 2008). Malheureusement, à notre connaissance, seule la bonification de l’autoexclusion effectuée au Québec a été évaluée (Tremblay et coll., 2008). Dans ce service d’AE amélioré, le joueur se voit offrir, lors de sa rencontre pour l’autoexclusion, la possibilité de rencontrer un psychologue au début de sa période d’AE. Cette rencontre gratuite offerte par un psychologue indépendant du Casino a pour objectif d’évaluer les habitudes de jeu et de proposer différentes ressources au joueur (Tremblay et coll., 2008). De plus, le nouveau programme d’AE prévoit aussi une rencontre obligatoire pour les joueurs souhaitant retourner jouer après leur période d’autoexclusion. Cette rencontre inclut une évaluation des habitudes de jeu et des motivations pour retourner jouer, une séance d’information sur les pièges des jeux de hasard et d’argent et sur le jeu responsable, ainsi que des références à différentes ressources. L’évaluation préliminaire de ce nouveau programme permet de constater que 40 % des joueurs demandant l’AE se sont dits intéressés par la rencontre avec un psychologue et que seulement 37 % de ces personnes se sont présentés à leur rencontre (15 % des toutes les personnes demandant l’AE) (Tremblay et coll., 2008). Chez ces joueurs, on observe une diminution significative de l’intensité des conséquences négatives et des habitudes de jeu pendant leur période d’autoexclusion. De plus, près du quart feront une demande d’aide en dehors de l’AE. Ces premiers résultats laissent donc présager que cette bonification de l’AE a eu des effets bénéfiques. Cependant, le faible taux de participations des joueurs soulève plusieurs questions : Ce faible taux résulte-t-il d’une mauvaise compréhension des services offerts ? Est-ce le résultat d’un manque de publicisation ? La pertinence de cette aide devrait-elle être remise en cause ? La structure du service convient-elle aux joueurs ? D’autres études devront être effectuées avant de pouvoir statuer sur la pertinence et l’efficacité d’un service de bonification de l’autoexclusion.

Conclusion

La crise est un phénomène à la fois universel et à la fois unique, idiosyncratique (Séguin et coll., 2006). Chez les joueurs, différents indices dans leur récit laissent penser qu’ils vivent plusieurs épisodes de crises. Ces crises constituent souvent un tournant dans leur vie, un moment d’intense souffrance où plusieurs demanderont de l’aide (Blaszczynski et Farrell, 1998 ; Evans et Delfabbro, 2005 ; Hodgins, Makarchuk, el-Guebaly et Peden, 2002 ; Kausch, 2005 ; Ladouceur et coll., 2004). Alors que les multiples conséquences associées à la perte de contrôle contribuent à leur détresse, très peu d’études se sont intéressées à documenter les composantes et caractéristiques des crises vécues. En fait, aucune étude n’a cherché à définir les crises et leurs répercussions selon le point de vue des joueurs. Pourtant, la méconnaissance de l’état de crise contribue à sa sous-détection, laissant le joueur seul avec sa détresse. Ce n’est qu’avec une meilleure compréhension du phénomène de la crise, de sa définition, de son intensité, des symptômes associés et de son évolution que les interventions et outils de détection et de prévention pourront s’améliorer. Des études permettant de décrire les différentes formes de crises vécues par les joueurs et documentant la détresse et les répercussions vécues s’avèrent donc nécessaires dans les prochaines années.

Jusqu’à présent, la crise la plus documentée chez les joueurs est celle impliquant des comportements suicidaires. De fait, plusieurs études permettent de constater l’existence de nombreux comportements suicidaires chez les joueurs pathologiques. Cependant, les liens entre les problèmes de jeu et le suicide sont très complexes. Ainsi, ces études permettent d’observer une vulnérabilité importante chez les joueurs notamment en raison de problèmes de santé mentale ou encore de l’impulsivité qui pourraient agir en amont à la fois des problèmes de jeu et des comportements suicidaires. En plus, les joueurs vivent de nombreux stresseurs associés aux problèmes financiers et conjugaux qui augmentent les éléments déclencheurs de la crise, les rendant plus vulnérables à un passage à l’acte lors des phases aiguës de la crise. Compte tenu de la grande vulnérabilité des joueurs aux états de crise et du risque élevé de passage à l’acte, il est très important que l’ensemble des services s’adressant aux joueurs problématiques, tant les lignes d’écoute que les services d’exclusion volontaire, ait des outils validés pour détecter et évaluer l’état de crise et le processus suicidaire des joueurs. De même, l’ensemble des intervenants oeuvrant auprès des joueurs devrait recevoir une formation permettant de détecter les états de crise et les crises suicidaires. Puisque les passages à l’acte sont souvent le point culminant des états de crise, il devient important que tous les intervenants en jeu pathologique soient formés pour mieux détecter ces situations critiques et aient des outils pour aider à la résolution de ces crises.

La prévention du suicide chez les joueurs pathologiques devrait aussi devenir un objectif de tous les acteurs pouvant rencontrer ces personnes en difficulté. Par exemple, puisque la confrontation avec les problèmes financiers semble un des moments à haut risque, il serait important, dans une optique de prévention, de sensibiliser et d’outiller les intervenants des ACEF (Association coopérative d’économie familiale) et les personnes oeuvrant dans les institutions bancaires à la détection des risques suicidaires. Les problèmes financiers étant la répercussion la plus visible d’un problème de jeu, les demandes d’aide financière s’avèrent donc des moments privilégiés pour détecter un problème de jeu, pour évaluer l’état de crise et pour offrir des références et du soutien. Des campagnes de sensibilisation et de prévention ciblées auprès des personnes susceptibles de rencontrer les joueurs en crise devraient donc prendre place.

Par ailleurs, les rares écrits scientifiques permettent de constater que les joueurs en crise ont accès à au moins trois types de services : les lignes d’écoute et de référence, les services d’intervention de crise pour les casinos et les services d’autoexclusion. Malgré la diversité des services offerts, peu de joueurs semblent avoir recours aux services spécialisés de crise. De fait, l’équipe d’intervention de crise au Casino n’intervient qu’auprès d’une cinquantaine de joueurs par année. Pour sa part, les appels des joueurs en crise suicidaire représentent seulement 1,5 % des appels totaux des lignes d’écoute. Ce faible nombre de demandes d’aide soulève plusieurs questions importantes : Ces services sont-ils suffisamment publicisés et connus des joueurs et de leurs proches ? Sont-ils suffisamment accessibles ? Répondent-ils aux besoins des joueurs en crise ? Il semble difficile de croire que ces services répondent à l’ensemble des moments de crise des joueurs. Cependant, il n’existe aucune étude permettant d’élaborer des hypothèses sur les raisons favorisant la fréquentation de ces services et surtout, sur les raisons de non-utilisation. De nouvelles recherches s’intéressant tant aux joueurs qui s’adressent à ces services qu’à ceux n’ayant jamais contacté ces ressources sont nécessaires afin de déterminer les raisons potentielles pouvant expliquer l’utilisation ou la non-utilisation des services de crise.

Par ailleurs, alors que les joueurs en crise s’adressant aux ressources en sont fréquemment à leur première demande d’aide, il n’existe aucune étude évaluant l’efficacité réelle des services qui leur sont destinés. Pourtant, une évaluation de l’intervention de crise s’avère primordiale puisqu’elle peut survenir à un moment décisif pour la personne. Dans les années à venir, un regard critique à la fois sur cette intervention parfois décisive dans l’engagement au traitement et à la fois sur les services offerts aux joueurs s’avère nécessaire. Puisque la crise est un phénomène avant tout subjectif, ce regard critique devrait notamment mettre l’accent sur le point de vue des usagers de ces services. De fait, les études devront aller au-delà des simples caractéristiques des demandeurs d’aide et s’intéresser à l’appréciation et à l’efficacité objective et subjective de ces services. Par exemple, une recherche évaluant spécifiquement l’impact de ces services sur le niveau de détresse des joueurs, mais aussi sur l’évolution de leurs habitudes de jeu après trois et six mois devrait prendre place.

La promotion des services de crise et l’orientation vers ces derniers étant souvent effectuées par le personnel oeuvrant auprès des joueurs, leur connaissance et leurs croyances quant à l’efficacité de ces services devraient aussi être évaluées afin de s’assurer que tous sont en mesure de bien orienter les joueurs en crise. Par ailleurs, les services d’autoexclusion étant notamment utilisés par des joueurs en crise, une réflexion devrait être faite sur le soutien qui peut leur être donné dès de dépôt de leur demande début. De fait, est-ce qu’une détection de la détresse et du risque suicidaire devrait systématiquement avoir lieu lors des autoexclusions ? De même, quels seraient les meilleurs intervenants pour détecter les joueurs en détresse lors de cette demande ?

Alors que l’on peut se réjouir de l’existence même de différents services de crise, la détresse importante des joueurs et de leurs proches nous oblige à regarder de façon critique les services mis en place pour leur venir en aide. Ce n’est que de cette façon qu’il pourra y avoir une amélioration des pratiques de prévention, de détection et d’intervention.