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Les médicaments psychotropes les plus prescrits – à savoir, les anxiolytiques, les hypnotiques, les antidépresseurs et les neuroleptiques – balaient un faisceau large d’indications qui va de la nervosité, aux troubles du sommeil, jusqu’à l’anxiété, la dépression et la psychose[1]. Leur visée thérapeutique pourrait laisser supposer que la notion de dépendance n’a pas ici sa place. Ce serait sans compter avec la diffusion des recours chroniques et des marques de surinvestissement dans le produit. Ce phénomène, observé dans les populations les mieux intégrées, a mis à mal l’idée selon laquelle la dépendance devait être confinée à l’abus de ces produits par les « marginaux », et les injecteurs d’héroïne en particulier. Cet état de fait a été établi très tôt par la psychopharmacologie et la psychopathologie, et il est d’une certaine manière consubstantiel à l’invention des molécules : en effet, depuis leur introduction sur le marché dans les années 1960, les médicaments psychotropes ont toujours été suspectés d’induire un état toxicomaniaque, suspicion qui n’a cessé d’augmenter avec leur diffusion galopante dans la population[2].

Le propos de cet article est double. Il revient d’abord sur les caractérisations qui ont pu être données de ce phénomène par la psychiatrie. Cette analyse permet d’observer combien ces caractérisations ont été marquées avec le temps, comme pour la toxicomanie en général, par un mouvement d’individualisation de la causalité. Globalement, les dépendances, qu’il y soit question d’alcool ou d’opiacés, en étant peu à peu placées sous le registre de l’addiction, n’ont plus été associées comme avant à la dégénérescence ou au penchant de certains groupes, mais liées à la situation, au comportement ou à la susceptibilité de certains individus (May, 2001 ; Le Moigne, 2003). De manière assez similaire, pour les médicaments psychotropes, en psychiatrie comme en psychologie, la caractérisation du phénomène a été rapportée progressivement, ou bien à des facteurs jugés indépendants de la personne, ou bien directement à sa responsabilité. Dans le premier cas, l’explication met en avant l’implication d’éléments extérieurs aux usagers (propriétés des substances, effets secondaires des produits, excès de prescription, pression des laboratoires pharmaceutiques, etc.). Dans le second, elle fait valoir à l’inverse l’effet d’une tendance idiosyncrasique ou d’une élaboration mentale proprement imputable au consommateur (trait de caractère, insuffisance personnelle, particularité de pensée, etc.). Mais, que la cause évoquée soit exogène ou endogène aux usagers ne change pas profondément l’orientation privilégiée : dans l’un et l’autre cas, la désignation du phénomène tend à placer l’individu au centre de son propos, à l’image du mouvement qui a gagné la qualification de la plupart des toxicomanies.

Le second volet de l’article cherche à établir quelles relations ces interprétations du rapport aux produits entretiennent avec l’usage social des médicaments psychotropes. Quelles dynamiques étayent, du côté des usagers, le recours régulier aux substances ? Et, en quoi ces recours se rapprochent-ils d’une conduite de type toxicomaniaque ? L’argument que nous défendons ici est qu’il n’y a pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser, un grand écart entre, d’une part, les termes du discours savant et, d’autre part, l’équation qui organise, légitime et rend problématique dans certains cas la pratique au long cours de ces produits. C’est du moins ce qu’il est possible de déduire des conclusions d’une campagne d’entretiens menée en France auprès d’usagers réguliers et de leurs prescripteurs. Cette enquête permet d’établir que la gestion de la chronicité par les consommateurs les plus réguliers s’effectue, comme dans la lecture donnée par la psychiatrie ou la psychologie, dans des termes extrêmement individualisés. À ce titre, la gestion de la thérapeutique s’avère plus aisée lorsqu’elle s’intègre à une définition de problèmes qui peut être énoncée dans des termes environnementaux, extérieurs aux sujets. En revanche, elle se révèle beaucoup plus problématique lorsqu’elle s’associe à l’hypothèse d’une difficulté du rapport à soi. Ainsi, ce sont pour une grande part les patients que la psychopathologie qualifie de dépressifs (Ehrenberg, 1998) qui paraissent entretenir, paradoxalement, le rapport le plus nourri, mais également le plus conflictuel avec la thérapeutique.

1. Les caractérisations comportementales et neurophysiologiques

La psychiatrie a reconnu très tôt la possibilité d’une induction de dépendance par les médicaments psychotropes. Dans les années 1960, peu après la création des premiers produits, le phénomène n’était d’ailleurs pas distingué des formes générales de la toxicomanie. Peu à peu, cette qualification a été réduite à la caractérisation d’abus ou d’effet secondaire. Suite à quoi, un discours antipharmacologique s’est développé au sein même de la discipline, au point de constituer l’une des nouvelles veines de l’antipsychiatrie. Cette critique, qui a largement essaimé depuis, reprend le thème de la dépendance en partant le plus souvent des caractéristiques des produits. Mais, qu’il soit question de plébisciter la prescription pour ses vertus thérapeutiques ou prophylactiques, ou d’en dénoncer les abus ou les effets pervers, le discours emprunte chaque fois au même registre : la défense ou la condamnation du consommateur.

1.1. L’état de l’art : le standard psychiatrique

Les qualifications cliniques et psychopharmacologiques des consommations durables de médicaments psychotropes hésitent depuis l’origine entre une série d’interprétations qui ont évolué comme suit :

La dépendance

Une des données les plus récurrentes de la littérature psychiatrique sur l’usage des médicaments psychotropes peut être énoncée de la manière suivante : l’usage des produits entraîne peu souvent une tolérance (c’est-à-dire une gradation du dosage pour compenser la perte d’effet), et l’arrêt du traitement suscite rarement une sensation de manque qui acculerait le patient à une recherche compulsive du produit. En cela, les médicaments psychotropes ne seraient pas inducteurs de toxicomanie. Toutefois, l’arrêt du traitement occasionne chez certains patients de véritables gênes, tant physiologiques que psychiques, perturbations qui les inclineraient à reprendre leur consommation et à s’enferrer ainsi dans un usage chronique. Ce phénomène, nommé syndrome d’abstinence (ou syndrome de retrait, de sevrage ou encore d’interruption), constitue selon la recherche clinique le critère essentiel de la dépendance aux médicaments psychotropes. Comme le soulignent Tyrer et Rutherford (1981), les symptômes du syndrome de sevrage sont proches de la pathologie ayant motivé la thérapeutique. Insomnie, dysphorie extrême, anxiété, tension, dépression, changement sensoriel et perception dégradée des mouvements en constituent les premiers signes. Par quoi, le syndrome d’abstinence, par sa proximité avec le trouble mental, tend à accorder aux médicaments psychotropes le caractère d’une thérapeutique capable en soi d’effets pathogènes ou iatrogènes.

Ce syndrome est décrit par la plupart des pionniers de la psychopharmacologie. Dès 1961, Hollister décrit le phénomène pour le Librium® (Hollister et coll., 1961), constat qui sera étendu par Covi en 1973 à la plupart des benzodiazépines, c’est-à-dire à une large part des anxiolytiques et des hypnotiques prescrits (Covi et coll., 1973). En 1961 également, Donald Klein, grand spécialiste de l’anxiété, fait la même observation, mais pour les antidépresseurs imipraminiques (Kramer et coll., 1961). Dans cette classe de médicaments, le phénomène sera également reconnu pour l’amitriptyline par Disalver en 1984 (Disalver et Greden, 1984) et par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) pour les inhibiteurs sélectifs de recapture de la sérotonine (ISRS) en 1998, pour la paroxétine en particulier (WHO, 1998).

Les symptômes de sevrage dissuaderaient les patients d’arrêter leur consommation et, comme le souligne Hollister en 1961, ces symptômes apparaissent rarement parce que les patients les devancent en reprenant leur consommation. De son côté, Eddy considère que c’est l’amélioration elle-même qui peut être vecteur de dépendance (Eddy, 1965). Le psychopharmacologue Jonathan Cole (1964) va plus loin encore puisqu’il laisse entendre que les substances antidépressives ont un effet psychostimulant, euphorisant, qui pourrait, à la manière des opiacés, conduire les patients à démontrer un attachement excessif pour le produit, indépendamment de ses vertus thérapeutiques. L’analyse n’est pas sans rappeler la fonction que Nathan Kline, l’inventeur de l’antidépresseur iproniazide (IMAO), entendait réserver dès les années 1960 à ce produit sous le terme d’énergiseur psychique (Kline, 1974). Sa position rejoint le thème développé aujourd’hui sous la bannière de la pharmaco-cosmétique, notamment par Peter Kramer : selon cette perspective, l’attachement au produit provient non seulement de ses vertus thérapeutiques, mais du fait qu’il élève ou épanouit l’individu, en un mot, le transforme positivement (Kramer, 1994).

L’addiction : la distinction de la dépendance et de l’abus

La nosographie psychiatrique s’est révélée plus sage. Le Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Disorders, 3e version, publié en 1980 (APA, 1980), reconnaît que le syndrome de dépendance peut s’appliquer à n’importe quelle substance dès lors que celle-ci peut être abusée ou que le consommateur ne parvient pas à en interrompre l’usage. Il définit la dépendance aussi bien dans les termes de la tolérance (toxicomanie) que du syndrome d’abstinence, et reconnaît donc sa probabilité pour les médicaments psychotropes. En 1987, l’orientation du DSM change, puisque la dépendance devient addiction et ne concerne plus que les comportements d’abus ou la recherche compulsive du produit (APA, 1987). Le syndrome de sevrage, observé pour les médicaments psychotropes, est requalifié en effets secondaires. On parle alors de « délire associé au retrait », ou encore « d’anxiété, de désordre du sommeil ou du trouble de l’humeur induit par l’usage ». Ou bien encore les perturbations observées à l’issue du traitement se rapportent à une construction mentale, c’est-à-dire psychologique. On parle alors de « dépendance aux substances sans dépendance physiologique », c’est-à-dire d’un phénomène où les propriétés des produits n’interviennent plus qu’à la marge. À cette occasion, le syndrome de sevrage est requalifié en « dépendance sans abus », et le cas échéant, en « dépendance sans addiction ». Trois orientations se dessinent depuis.

La prescription à long terme comme nécessité thérapeutique

Aujourd’hui, les manifestations du sevrage (insomnie, agitation, irritabilité, nervosité dysphorie) sont nettement différenciées du symptôme psychiatrique. Aussi, l’idée que la thérapeutique puisse être pathogène n’est-elle plus évoquée : les manifestations d’anxiété ou de dysphorie déclarées à l’issue du traitement sont d’abord imputées à la rechute ou à la récidive de la pathologie traitée en première intention. La question de la récidive, dès lors considérée pour elle-même, dessine ainsi la voie au thème du traitement préventif des dépressions récurrentes : on considère ici la possibilité d’une thérapeutique continue, le cas échéant, sans symptomatologie déclarée, en vue de prévenir l’installation d’une dépression chronique et résistante. Sous cet angle, l’induction d’une consommation au long cours n’apparaît plus problématique puisqu’elle est réputée répondre à une nécessité prophylactique.

Le syndrome de sevrage comme effet indésirable

Mais, si les symptômes du sevrage ne sont pas ceux de la pathologie, en quoi consistent-t-ils ? Et, à quoi les attribuer ? Les conclusions d’un groupe d’experts réuni à Phoenix en 1997, dans le cadre d’une réunion de consensus, soulignent que « le syndrome de sevrage ne peut être attribué à rien d’autre qu’à la prescription » (Schatzberg et coll., 1997). Autrement dit, le syndrome désigne, au même titre que les problèmes gastro-intestinaux induits par la consommation à long terme, un effet indésirable de la médication qui se présenterait de manière inégale chez les sujets traités mais qui, en l’espèce, serait distinct de la morbidité psychiatrique. Il convient de prendre le syndrome en charge par une réduction progressive du dosage, l’emploi d’un placebo ou bien encore par un substitut (l’atropine par exemple). C’est là le sens des travaux conduits en France par exemple par Lejoyeux et Adès dans le domaine du sevrage des antidépresseurs (1992).

L’abus des produits comme disposition individuelle

Généralement, les manifestations d’abus (c’est-à-dire un usage ou un dosage excessif des substances) sont liées par la littérature à la spécialité prescrite (durée de vie du médicament), au dosage ou encore à l’antériorité de la prescription. Cette dérive paraît d’abord dépendre d’un trouble psychique intercurrent (soit d’une comorbidité psychiatrique). Surtout, pour cette littérature, l’abus est d’autant plus probable lorsque le consommateur exprime un trouble addictif (aux opiacés notamment) ou un trouble de la personnalité (antisociale ou déviante) (APA, 1990). Autrement dit, l’abus des substances implique un antécédent toxicomaniaque ou résulte d’une disposition individuelle. Les « personnalités antisociales » ou « déviantes », pointées au premier chef par cet argument (Van Valkenburg et Akiskal, 1999), expriment un trouble de l’aptitude à la relation sociale qui se manifesterait, dans un cas, par une recherche exclusive de la satisfaction personnelle, dans l’autre, par le besoin insatiable d’être reconnu et soutenu par autrui. Dans un cas, l’abus des médicaments permettrait au « sujet antisocial » d’atteindre la satisfaction qu’il ne peut se résoudre à rechercher au contact des autres. Dans l’autre, ce serait à l’inverse la perte du soutien d’autrui qui inclinerait « l’individu dépendant » à rechercher un adjuvant dans la consommation effrénée des produits.

En résumé, la caractérisation par la recherche psychiatrique des consommations durables de médicaments psychotropes a tendu progressivement à écarter la question de la dépendance de la thérapeutique. Dans ce nouveau cadre d’interprétation, le syndrome de sevrage, relu comme effet indésirable, peut éventuellement expliquer les reprises de consommation et des durées excessives de traitement. Mais, cet aléa n’est censé être induit qu’à la marge par la thérapeutique : celle-ci agit sur la symptomatologie de l’anxiété ou de la dépression et ne saurait l’induire d’aucune façon, même si la prise du produit peut révéler la sensibilité inattendue de certains individus à ses « effets latéraux » (physiologiques ou psychologiques). Et, lorsqu’il est question d’aborder l’abus, la dépendance disparaît au profit de l’addiction, c’est-à-dire d’une tendance soutenue par une personnalité déviante, laissant présager l’effet d’une disposition individuelle (cognitive et comportementale). En un mot, la dépendance, déjà largement soustraite à la qualification d’une conduite étayée par une marginalité de groupe, n’est plus même ici une affaire de produit : elle dépend d’une inclination personnelle ou d’une réactivité particulière aux substances.

1.2. De l’état de l’art à sa critique : l’antipsychiatrie comme antipharmacologie

Il est vrai, toutefois, que la caractérisation de la dépendance aux médicaments psychotropes par la psychiatrie ne se réduit pas à l’état de l’art qu’on vient de présenter. Celui-ci a suscité la contradiction au sein même de la discipline. Les cliniciens les plus critiques de l’orthodoxie psychiatrique, tels que Peter Breggin ou Charles Medawar, ont ainsi repris l’argument de la psychopharmacologie, mais pour l’inverser : la dépendance étant imputée par eux directement au principe actif des produits. Sur un mode moins polémique, la psychopathologie cognitive, qui a su faire admettre dans le sérail de la psychiatrie académique une alternative à l’étiologie biochimique du trouble mental, a proposé sa propre lecture du phénomène. C’est ainsi que l’analyse, développée par Andrews Baillie en particulier, a cherché à rapporter l’attachement excessif aux médicaments psychotropes aux particularités des schémas mentaux élaborés par les consommateurs les plus réguliers. Pour autant, ces lectures alternatives sont-elles réellement différentes de celles déjà évoquées ?

Peter Breggin ou l’intoxication psychiatrique

  1. L’auteur conteste la spécificité thérapeutique des médicaments psychotropes. Les benzodiazépines n’ont selon lui pas d’effets anxiolytiques à proprement parler : leur action est seulement sédative. De la même manière, la vertu des hypnotiques n’est pas de rétablir le sommeil : ils en miment simplement le cycle normal et simulent ainsi une levée de l’insomnie. Or, si les substances ne se distinguent pas par un effet primaire, proprement thérapeutique, c’est précisément, d’après Breggin, parce que la sédation et l’hypnose qu’elles produisent ne se distinguent d’une intoxication qu’en degrés (Breggin, 1991).

  2. En outre, selon Breggin, au cours du traitement, le patient est confronté à des rebonds d’insomnie ou d’anxiété, particulièrement aigus avec les produits de courte demi-vie. Ces réactions, telles que l’anxiété diurne, sont parfois plus intenses après l’initiation de la thérapeutique. Ainsi, selon lui, le rebond, signalé au cours du traitement, équivaut à un déficit induit, appris et imposé par les médicaments, et doit être compris comme une anxiété iatrogène.

  3. Cette induction accroît la nécessité de la thérapeutique, de la même manière qu’elle en rend le patient toujours un peu plus captif. D’où la chronicité inéluctable du traitement, d’où également à terme, selon Breggin, des lésions irréversibles, se mesurant par exemple à l’hypertrophie des ventricules du cerveau (Breggin, 1991).

Charles Medawar : la thèse du placebo actif

Charles Medawar récuse également le bien-fondé de la prescription (Medawar, 1997). D’abord, 80 % des dépressions sont naturellement rémittentes, alors pourquoi les traiter ? Il récuse ensuite l’hypothèse sérotoninergique de la dépression et, par conséquent, ne croit pas aux effets thérapeutiques ou prophylactiques des antidépresseurs de nouvelle génération. Son argument se fonde sur l’idée que ces médicaments ne donnent pas de meilleurs résultats que les antidépresseurs plus anciens (tricycliques), et que 15 % des dépressions demeurent résistantes. Par ailleurs, il critique les essais cliniques, en tentant de montrer que l’efficacité de la fluoxétine comparée au placebo demeure résiduelle. Mais, si l’antidépresseur s’apparente à un médicament dépourvu d’action thérapeutique, il introduit néanmoins, selon Medawar, des perturbations nouvelles chez les patients, notamment lorsque ceux-ci cherchent à interrompre leur traitement. Il s’agirait en ce sens d’un placebo actif. Le développement des ventes et la politique de prévention de la récidive dépressive conduiraient ainsi à l’augmentation significative des dommages causés à la population par la psychopharmacologie contemporaine, et déboucheraient sur l’inflation des situations de dépendance dans la population.

Toutefois, les tenants de l’explication neurophysiologique de la dépendance ne peuvent expliquer les expériences très diversifiées du sevrage chez les patients, ni pourquoi en dépit même de cette expérience, un nombre conséquent de consommateurs parviennent à mettre fin à leur usage. Le syndrome de sevrage, si l’arrêt est brutal, affecterait selon les études de 45 % à 90 % des usagers. Comme l’écart des chiffres suffit à le montrer, l’hypothèse d’une réaction constante est donc loin d’être établie. Pour expliquer l’issue pour le moins inégale des consommations, Breggin et Medawar sont donc contraints d’avancer des propositions qui ne sont pas très différentes de celles évoquées précédemment : spécialité médicinale à risque, dosage excessif, condition d’abus préalable, personnalité dépendante, antisociale ou bien borderline, etc. Autrement dit, ces auteurs évoquent de nouveau l’effet médiateur de la sensibilité physiologique ou des dispositions personnelles du sujet traité.

La médiation du sujet : l’hypothèse cognitiviste de Baillie

Andrew Baillie, psychologue australien, conteste le fait que la dépendance puisse être expliquée par l’effet neurophysiologique des substances (2001). Il fait valoir en outre que les consommations chroniques ne dépendent pas non plus d’une structure de personnalité ni même de la pathologie traitée : elles résultent des élaborations mentales que le patient construit au cours du traitement. Il n’est pas question ici de représentations sociales. En référence à Aaron Beck, à qui on doit la théorie cognitive sans doute la plus connue de la dépression, Baillie indique que la dépendance résulte du schéma mental que produit le sujet, indépendamment de son contexte de vie et des circonstances qui ont conduit à la prescription. Logiquement, il se réfère au diagnostic « Dépendance aux substances sans dépendance physiologique » du DSM-IV, c’est-à-dire à une caractérisation proprement subjective du trouble. Quelles sont, selon lui, les caractéristiques des schémas mentaux élaborés par les patients dépendants ?

  1. Il y est d’abord question d’une décision personnelle de poursuivre le traitement : selon Baillie, le sujet finit par se persuader lui-même qu’il n’y a pas d’alternative.

  2. En même temps, il est convaincu que cette décision peut le conduire à la dépendance. De sorte qu’il tend à s’enfermer dans une relation entre lui-même et le produit où oscille en permanence la nécessité de poursuivre le recours et tout à la fois de l’abandonner. En bref, plus l’attachement au produit est fort, plus il tend à susciter le désir de s’en passer.

  3. Logiquement, plus le produit occupe et préoccupe le sujet, plus sa consommation fait l’objet d’une organisation scrupuleuse, indéfectible. À terme, l’usage s’entoure d’une certaine ritualisation et finit par condenser une part essentielle des investissements mentaux et comportementaux du sujet. Selon Baillie, ce schéma cognitif influe directement sur la sévérité de l’expérience du sevrage et, par suite, sur la durée de la consommation.

En réalité, l’étude conduite par Baillie n’a pas permis de conclure à la surdétermination du facteur cognitif. En vue d’expliquer la variance des données, l’auteur a dû mobiliser des facteurs complémentaires tels que la sévérité de la dépression, le dosage de la thérapeutique, l’âge et le sexe du patient, les consommations associées, notamment d’alcool et de tabac (Baillie, 2001). Ni totalement expliquée par la sensibilité particulière de l’individu aux effets des produits, ni par la représentation proprement subjective de leur expérience, la dépendance – ou ce qui lui tient lieu – pourrait-elle être mieux comprise au moyen d’une lecture proprement sociologique ?

2. Les ressorts sociaux de l’usage au long cours

Les sciences sociales n’ont à vrai dire traité le problème, le plus souvent, qu’à la marge, soit en reprenant le discours antipharmacologique sans plus d’examen (Cohen, 1990 ; Rabinow, 2001), soit en opposant à l’idée de dépendance la démonstration de maîtrise et d’autonomie de l’usager face aux produits (Helman, 1981). Autrement dit, la production des sciences sociales est souvent restée enfermée dans les termes mêmes du débat : avec les médicaments, ou bien l’autonomie de l’individu est perdue ou bien elle semble préservée sinon redoublée et vaut comme le démenti d’une quelconque subordination de l’individu aux substances. Comment construire ici une alternative ? En partant des attentes qui entourent le recours, chez les praticiens et leurs patients, et en observant la dynamique à laquelle le déroulement du traitement soumet ces attentes, l’ébauche d’une autre perspective paraît possible (North et coll., 1995). C’est là l’objet de la caractérisation des formes de l’usage chronique présentée plus avant.

2.1. Apports et limites de la recherche en sciences sociales

Depuis plus d’une vingtaine d’années, l’apport de la sociologie et de l’anthropologie a été de montrer le caractère intégrateur et autonome de l’usage, contre les thèses du contrôle social, de la médicalisation des problèmes sociaux ou de l’intoxication médicale des plus pauvres (Gabe et Lipshitz-Philipps, 1984). Au regard des facteurs sociaux de la consommation, il a pu être établi que les médications répondaient imparfaitement aux standards de l’indication psychiatrique. Les travaux montrent combien les traitements durables sont liés à la prise en charge du vieillissement (Collin, 1999) ou à la prévention et à l’accompagnement des maladies somatiques, du risque cardio-vasculaire en particulier (Le Moigne, 2000). Gabe et Thorogood (1986), en Angleterre, ont évoqué de leur côté la possibilité selon laquelle les consommations chroniques pourraient être liées à un traitement de l’isolement social, chez les femmes au foyer de la classe ouvrière en particulier.

Dans le domaine des représentations sociales, certaines études ont permis de montrer que l’autodiagnostic des patients s’informait à des catégories souvent vagues (nervosité, perte de sommeil, stress), mais qu’en revanche les consommateurs demeuraient éminemment soucieux à l’égard du risque de dépendance (Haxaire, 2002 ; Baumann et coll., 2001). De la même manière, il a été souvent établi que le consommateur est actif ou acteur de son usage. Ainsi, la crainte de la dépendance pourrait être reconvertie par certains patients en un phénomène résiduel au regard des bénéfices vécus dans l’automédication, et être contrebalancée par le sentiment de maîtriser sa propre santé, voire d’accéder au bien-être. On aurait affaire dans ce cas à une consommation quasi ostentatoire, ou disons à un choix ou à un mode de vie qui affirme sa légitimité (Helman, 1986). Dans une perspective plus relationnelle, le travail de Delphine Dupré-Lévêque tend à montrer que l’initiation du recours à la médication chez la personne âgée peut être assimilée à une reprise d’influence : elle signale un problème qui oblige les descendants à porter de nouveau attention à leur parent (Dupré-Lévêque, 1996). Et, comme Joke Haafkens l’a montré, cette recherche d’une affirmation personnelle est également à l’oeuvre même lorsque l’usage est dissimulé à l’entourage. Ce « rituel du silence », selon l’expression de l’auteur, est là encore pour le patient l’occasion d’affirmer une nouvelle maîtrise : en cachant sa consommation à ses proches, il en acquiert seul la gestion et, finalement, se révèle à lui-même capable d’agir hors de leur contrôle (Haafkens, 1997).

Ces lectures tendent à placer l’usage un peu trop en marge du système de soin et à lui prêter un caractère un peu trop positif. D’abord, en insistant sur le processus d’appropriation du produit par le consommateur, la recherche a peut-être introduit un contraste excessif entre le discours des usagers et celui de la psychopathologie ou de la psychopharmacologie. Ensuite, en insistant sur l’autonomie du consommateur, contre la thèse de la camisole chimique, la recherche a diffusé l’image d’une gestion harmonieuse des produits par les usagers et est restée plus silencieuse sur les manifestations problématiques du rapport aux médicaments.

La présentation rapide des résultats de deux recherches conduites par entretiens auprès de consommateurs au long cours de benzodiazépines et / ou d’antidépresseurs permettra d’éclairer ce propos (Le Moigne, 2004 ; Le Moigne, 2005)[3]. L’étude de la gestion des produits tend à montrer que les consommateurs ont du mal à cerner réellement la cible de la thérapeutique. Surtout, comme à l’intérieur des débats de la psychopharmacologie, une certaine ambivalence domine le recours, l’amélioration de soi étant toujours associée par les usagers au risque d’une soumission aux produits. C’est entre autres la raison pour laquelle la grande majorité des recours reste ponctuelle. En revanche, lorsque la chronicité est patente, soit dans environ 15 % des cas, l’imputation de la consommation s’avère plus délicate : elle implique de dissiper l’idée d’une induction créée par les substances et requiert à ce titre des usagers qu’ils mobilisent d’autres facteurs explicatifs, somatiques, environnementaux ou proprement personnels. Cette contrainte peut conduire à une personnalisation importante du recours, sans pour autant que la consommation en vienne à être condamnée par l’entourage ou le médecin généraliste, prescripteur dans plus de 80 % des cas. À proprement parler, la gestion de la chronicité devient problématique lorsque, d’une part, le symptôme est défini dans les termes d’une difficulté du rapport à soi et que, d’autre part, la mise en oeuvre de la thérapeutique, loin d’en constituer l’antidote, confirme aux yeux des différents protagonistes mobilisés par le recours, chaque jour un peu plus, l’évidence de ce diagnostic.

2.2. Trois visages de la chronicité

Le sentiment d’une amélioration induite par le médicament, au sens littéral du terme, sous la forme d’un gain net, d’une élévation de soi ou d’un bien-être inédit, reste extrêmement rare : aucune des personnes interrogées n’y fait référence. Il y a là une manière de comprendre pourquoi les recours demeurent conjoncturels dans la majorité des cas : ceux-là s’appuient sur l’idée d’une nécessité thérapeutique, face à des événements ponctuels en particulier, et sont marqués par le court terme en raison des effets secondaires des produits et de la prévention contre la dépendance. L’amélioration se lit plutôt ici dans les termes de l’ajustement ou de la rémission.

Les recours « circonstanciels »

À la lumière des données recueillies, les usages chroniques se diffractent en trois ensembles. On peut évoquer une première population de patients dont la consommation peut être désignée sous le terme de « recours circonstanciels ». Ces consommateurs se recrutent plus souvent parmi les personnes âgées de 40 à 50 ans et parmi les populations d’employés. Le recours est structuré ici par une clause dite « relationnelle » ou « sociale », c’est-à-dire par la situation familiale ou la condition de vie de l’usager : divorce, séparation, conflit au travail, chômage, etc. Dans la mesure où la médecine n’a pas prise sur ces circonstances, et où celles-ci peuvent être structurelles, la consommation peut durer souvent plusieurs années.

Mais, dans la mesure où le motif de la consommation peut être rapporté à un facteur en tout ou en partie extérieur au patient, celui-ci n’étant pas en cause, le renouvellement du traitement bénéficie d’une certaine légitimité tant auprès du consommateur que du prescripteur. Ici, la chronicité n’engage pas un rapport problématique aux médicaments, même si l’usage répond bien à l’attente d’un maintien de soi devant une situation jugée contraignante, voire dégradante. Et dans la mesure où l’amélioration de la condition des personnes dépend d’un facteur jugé extérieur à la consommation, celle-ci fait rarement l’objet d’un investissement massif de la part de l’usager.

Le recours fataliste

Le second groupe de consommateurs chroniques se rapporte à l’univers des ouvriers et des employés. Il est dominé par le vieillissement, la maladie organique et plus rarement par les difficultés professionnelles. Ces consommateurs justifient leur durée de recours – aux benzodiazépines en particulier – en vertu d’une nécessité thérapeutique. Le médicament contribue, au quotidien, au maintien d’un bien-être minimal face à la maladie ou à l’isolement. L’usage est fataliste. En effet, la chronicité, qui peut impliquer ici plus de vingt ans d’usage, est tolérée, y compris par les prescripteurs, dans la mesure où aucune perspective d’amélioration ne peut être escomptée. Le cas échéant, ces recours ont démarré avant la survenue de la maladie organique ou de la perte d’un proche. C’est particulièrement vrai du traitement de l’insomnie chronique. Dans ce cas, la légitimité du recours est souvent bâtie sur deux arguments : la nécessité impérieuse de dormir et la « nature » du patient. Les discours des usagers et celui des prescripteurs rejoignent ici par certains aspects la pensée de la psychiatrie, et de la psychologie de la personnalité en particulier. Ces usagers au long cours se disent en effet porteurs d’une disposition personnelle à l’insomnie, le cas échéant, d’une « personnalité anxieuse ». Dans la mesure où ce trait est dit structurel, la prescription s’engage à devenir chronique.

Ce débouché est d’autant plus probable que la gestion des produits, par ses aléas, ajoute parfois au mal-être de ces personnes. En particulier, l’oubli du produit ou les tentatives d’abstinence les empêchent de dormir, et la perspective que cette expérience se renouvelle les rend anxieux. En un mot, la thérapeutique devient d’autant plus nécessaire qu’elle conforte le symptôme que les usagers s’attribuent et les explications qu’ils cherchent à en donner. Néanmoins, si la proximité aux produits est grande, et l’attachement aux comprimés prescrits indéfectible, on ne peut évoquer l’idée d’un surinvestissement thérapeutique dans la mesure où, le plus souvent, aucune amélioration n’est visée à terme.

Un « trouble en soi » ou le recours contradictoire

En revanche, le troisième type d’usage chronique s’avère plus problématique. Ces patients sont plus jeunes, soit âgés de 40 ans en moyenne, et se recrutent généralement parmi les classes moyennes, notamment parmi les enseignants et les travailleurs sociaux. La prescription est organisée par les antidépresseurs, parfois prescrits seuls, mais plus généralement associés à des anxiolytiques et des hypnotiques. Le symptôme est défini dans les termes de la dépression ou de la dépressivité. Ce contexte de prescription reste ouvert à l’hypothèse de la rémission. Pour autant, l’origine du trouble, voire sa qualification en tant que pathologie, ne se laisse pas ici aisément deviner, c’est du moins ce que les usagers comme les prescripteurs tendent à rapporter. Dans ce cas, la légitimité du mal-être ne peut se prévaloir d’une cause événementielle ou organique. Elle laisse les patients penser qu’elle se situe à l’intérieur d’eux-mêmes, « en profondeur ». La thérapeutique paraît maintenir ici les usagers hors d’un retour massif à l’épisode initial de détresse, mais elle ne produit pas de rémission franche. C’est pourquoi, après quelques mois de traitement, certains prescripteurs finissent par douter de la réalité de la plainte et par l’attribuer à l’insuffisance du patient. Celui-ci est « pris » dans un jeu assez complexe : il ne sait pas si la stabilisation de son état est due aux produits, ou bien si c’est lui qui va mieux. Cette incertitude se double d’un rapport ambivalent à l’égard de la thérapeutique : le patient se dit soulagé par elle, mais il reconnaît en même temps que la solution à son problème dépend d’abord de lui.

Les usagers de ce type font part d’un rapport à soi dominé par l’attente d’autonomie et la responsabilité personnelle. Leur vision de l’individu est dynamique et, plus qu’ailleurs, autocentrée. En écho à cette représentation, leur symptôme s’exprime d’abord dans les termes d’une dévalorisation de soi ou d’une incapacité personnelle. Et, la trajectoire de consommation de ces usagers ajoute de fait à ce sentiment. L’attitude du médecin généraliste n’est pas en effet sans comporter une part de dépréciation : l’absence de rémission et la faible lisibilité du trouble finissent tôt ou tard par mettre en cause le patient. En outre, l’usage n’acquiert jamais tout à fait ici la valeur d’une nécessité thérapeutique : le recours à la chimie apporte un effet stabilisateur, mais c’est l’abandon de toute thérapeutique qui incarne l’idéal de ces usagers. En effet, l’arrêt du traitement tendrait à signifier qu’ils vont mieux. Autrement dit, le renoncement à la thérapeutique marquerait la restauration de leur capacité d’autonomie et d’initiative. La chronicité, qui se mesure souvent à plus de dix ans d’usage, résonne donc pour eux comme un désaveu personnel.

Devant l’absence de rémission, ces patients ont tendance, dans un premier temps, à mettre en cause le produit : ils s’informent, essaient de nouvelles molécules, et connaissent éventuellement une période de rémission plus ou moins durable. Les marques de rechute, voire de récidive, sont néanmoins fréquentes. Mais, l’adoption d’un nouveau médicament ou d’une nouvelle combinaison de produits n’est pas toujours à la hauteur des espoirs de l’usager. Ce constat tend, dans un second temps, à renvoyer le patient à lui-même. Ces consommateurs considèrent en effet que l’efficacité de la thérapeutique est variable, et que cette variabilité dépend d’abord d’un facteur personnel. Autrement dit, si le nouveau traitement a échoué, c’est là encore parce qu’il n’était pas adapté à leur individualité.

C’est pourquoi l’investissement dans le produit atteint chez ces patients un point culminant : ils sont à l’affût de toute nouveauté thérapeutique, et vont parfois jusqu’à construire des schémas d’usage complexes où les variations du dosage, les circonstances de la prise sont pensées dans leurs moindres détails, donnant lieu à des expérimentations et des ajustements incessants. Rarement, la relation aux produits n’est marquée plus qu’ici par une tension. Le recours paraît à la fois « stabiliser » ces patients et induire un nouveau mal-être, relation que nous avons désignée sous le terme de « maintien paradoxal » (Le Moigne, 2004). Et c’est bien d’un paradoxe dont il s’agit puisque ces patients, par leur caractère au moins en partie dépressif, incarnent au plus près la cible visée par la thérapeutique dont la diffusion n’a cessé de croître depuis les années 1990, à savoir : les antidépresseurs.

Conclusion

Les sciences sociales, souvent par antimédicalisme et par une adhésion tout aussi directe à l’autonomie des consommateurs, ont cherché à souligner la distance qui sépare l’usage des médicaments psychotropes des visées pharmacologiques, des indications ou des recommandations sanitaires qui leur sont associées. Cette perspective a pointé l’effet de transformation que l’appropriation profane des produits applique à la rationalité diagnostique et thérapeutique des médicaments. Ce phénomène est indéniable, mais il est soudé ici à une lecture par trop dualiste de l’interaction médicale. À l’inverse, les lectures biogénétiques ou psychogénétiques de la dépendance ont prêté aux caractéristiques des produits ou de l’usager un poids abusivement explicatif. Cette perspective revient à introduire une nette distinction entre la plainte du patient et la thérapeutique, comme s’il y avait là deux mondes parfaitement étanches. En réalité, les effets induits par la thérapeutique dépendent pour beaucoup de sa mise en oeuvre : pour le dire autrement, le fait de consommer le médicament n’est pas sans retentir sur les sentiments et les perceptions du patient, sur son appréciation par autrui et, par suite, sur l’évolution de sa condition. À ce titre, la gestion des médicaments soumet les usagers comme les prescripteurs à une relation de sens qui les dépasse, mais qu’ils partagent. Cette relation est structurée, dans un cas comme dans l’autre, par la question de l’amélioration personnelle, d’une part, et du règlement que la thérapeutique peut lui apporter, d’autre part. L’équation de ces deux termes décide de la teneur de la prescription, mais également du destin de l’usage et de son caractère plus ou moins problématique.

Face à cette équation, la plupart des usages, y compris les plus réguliers, bénéficient d’une grande légitimité et font part d’une organisation relativement maîtrisée. Cette issue rend compte des règlements qui ont pu être apportés, par le colloque médical, à la négociation de la thérapeutique et à son éventuelle chronicité. Et, de fait, la chronicisation des recours est plus résiduelle que ne le laisse présager le débat public en la matière. Mais, même dans pareil cas, il est rare que la régularité de l’usage soit l’indice d’une conduite problématique. C’est particulièrement vrai lorsque la réitération des ordonnances se prévaut de causes qui peuvent être externalisées, c’est-à-dire affectées à l’environnement du patient. La chronicité de l’usage ne paraît pas non plus faire problème lorsque l’amélioration, devant l’invalidité ou la structure de personnalité du patient, ne peut plus être réellement escomptée. Dans un cas comme dans l’autre, la médication sert une politique de maintien, ou de réintégration, et reste stable dans le temps en vertu du caractère structurel des problèmes auxquels elle s’associe.

En revanche, l’équation entre l’amélioration personnelle et la thérapeutique tend à se brouiller, jusqu’à créer un jeu de relance permanent, lorsque la prescription interfère avec le procès définitoire du patient. Quand une telle interférence est présente, la désignation identitaire de l’usager finit par s’intégrer aux termes mêmes de l’usage, au point de s’y confondre. Ces patients attendent généralement de la médication une définition mieux aboutie d’eux-mêmes, et une amélioration de la capacité d’initiative et d’autonomie qui, selon eux, leur fait défaut. À cet égard, la thérapeutique n’est pas simplement chargée d’une valeur apaisante ou reconstructrice, mais elle est investie comme le moyen d’une réalisation personnelle. Et, c’est précisément en cela qu’elle s’avère contre-productive. La correction du déficit dit « de soi », déficit dans lequel la psychopathologie reconnaît l’un des éléments cardinaux de l’état dépressif, oblige ces patients à concéder aux produits le pouvoir de transformation qu’ils voudraient pouvoir revendiquer pour eux-mêmes. Ici, le recours au médicament informe un désaveu personnel qui convoque en retour la recherche d’une nouvelle prescription, si bien que la problématique de l’usage finit par imposer ses propres règles à la conduite de l’usager, et par accaparer la plupart de ses investissements.

À ce titre, la confrontation des thèses défendues par la psychopharmacologie aux logiques de l’usage fait apparaître certaines différences de vues. Les consommateurs les plus réguliers font rarement référence aux symptômes de sevrage, et n’ont pas à l’esprit un schéma mental parfaitement élaboré de la dépendance. Ils sont plus enclins à mobiliser des facteurs extérieurs, même s’ils s’accordent pour considérer qu’un effet de personnalité peut expliquer leur proximité aux produits. Toutefois, en dépit de ces différences, le découpage de l’explication, entre raison interne et raison externe, s’alimente chez eux à un principe qui n’est pas très différent de celui que la nosographie psychiatrique défend lorsqu’elle distingue, par exemple, la susceptibilité individuelle aux produits des effets induits par le produit lui-même. Il y a là un langage commun qui cherche à ordonner, à travers des modalités différentes, une réponse structurée au traitement médicinal de la cause personnelle, et aux ambivalences tant éthiques qu’explicatives que ce mot d’ordre ne manque pas de faire apparaître sur ce terrain.

Certes, ici, l’effondrement de l’usager sur l’usage ne prend pas l’aspect des expressions de dépendance où dominent la recherche de l’état second, exceptionnel, et son cortège de douleurs physiques et morales, le cas échéant, redoublées par la marginalité. Pour autant, si les usages les plus problématiques des médicaments psychotropes diffèrent de ces expressions par leur forme, leurs ressorts n’en sont pas moins très proches. La quête absolue de soi, déléguée de manière tout aussi absolue au pouvoir d’un produit, en constitue également, comme pour la toxicomanie dans de nombreux cas, le préalable.