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Cet article vise à comprendre le parcours migratoire d’un couple d’ingénieurs brésiliens ainsi que les activités, les stratégies et les contraintes associées à leur décision d’émigrer. Il fait ressortir un ensemble de défis propres au processus de préparation migratoire. La migration se décide d’abord dans la société de départ, se construit à partir des réseaux sociaux des migrants dans la société d’origine et se prépare par la mobilisation et la création de nouvelles ressources, dont les réseaux sociaux virtuels établis avec les immigrants présents dans la société d’arrivée.

On trouve un certain nombre de constantes dans la littérature sur la migration internationale. Celle-ci est largement conçue comme un changement de résidence se traduisant par le franchissement d’une frontière nationale avec des modifications concomitantes en matière d’emploi et un changement dans les réseaux de relations sociales. L’existence sociale du migrant débute, dans ces analyses, lorsqu’il franchit la frontière et s’installe dans le pays de destination. Souvent, le questionnement principal se résume à son intégration à la société d’accueil. Cette lecture apparaît à la fois partielle et partiale. Elle est partielle car elle passe sous silence l’émigration, alors que la migration prend son ancrage dans le pays de départ. Elle est partiale car, comme le notent Sayad et Bourdieu (1991), les catégories qui définissent la migration sont souvent des catégories nationales, voire nationalistes. Plusieurs parlent à ce propos d’un « nationalisme méthodologique » (Dumitru 2014 ; Vertovec 2009 ; Wimmer et Glick Schiller 2003).

Pour Piché (2013 : 19), qui a publié un manuel en français répertoriant diverses analyses sur la migration, « toute théorie migratoire doit accomplir essentiellement deux choses : (1) expliquer pourquoi les gens migrent (les causes) et (2) démontrer dans quelle mesure la migration atteint ses objectifs (les effets) ». Cette façon de conceptualiser ou d’analyser la migration trouve ses limites en ce qu’elle tend à privilégier une démarche causaliste qui risque de présenter la migration comme le résultat mécanique de facteurs extérieurs à l’action de migrer. De plus, cette manière de penser la migration cache ou sous-estime le caractère processuel, souvent contingent et indéterminé de l’activité migratoire.

Prendre en compte le comment de la migration au lieu du pourquoi, et ce, à partir du pays d’origine, pour cerner ou comprendre la logique des pratiques migratoires oblige à laisser de côté les explications centrées sur les déterminants pour s’intéresser aux façons dont les futurs migrants aménagent les contextes, et invite à mettre l’accent sur leur agentivité. Plusieurs auteurs, dont Ma Mung (2009), vont dans ce sens et plaident pour un changement de regard sur les phénomènes migratoires afin de les « penser de l’intérieur », c’est-à-dire en mettant l’accent sur l’autonomie du migrant et sur ses capacités d’initiative et de réalisation.

Si migrer peut être considéré comme un acte individuel, devenir émigrant est un processus social. Migrer nécessite un savoir-migrer qui s’appuie, selon Arab (2009), sur le fait de s’insérer dans de nouveaux réseaux sociaux migratoires. En étudiant la migration à partir de la société de départ, on en vient à s’intéresser au processus même d’émigration, soit l’engagement dans une série de nouvelles activités qui impliquent de nouvelles situations, des renégociations de sens et de statuts et l’installation progressive dans un nouveau statut et dans un nouveau rôle, celui d’émigré. Ce statut s’acquiert progressivement en fonction des contraintes de situation et de l’ensemble des liens sociaux dans lesquels le futur migrant est encastré.

Une partie importante des études sur la migration internationale s’est intéressée aux difficultés vécues par les travailleurs faiblement qualifiés, en cherchant à expliquer les motifs à la base de leur migration et les effets vécus dans le pays de destination, tout en soulignant le rôle des réseaux sociaux dans la dynamique migratoire, en particulier ceux qu’ils ont établis avec des migrants installés dans le pays de destination. Il existe cependant moins de recherches sur d’autres populations migrantes, comme les travailleurs hautement qualifiés[1]. Kuvik (2012 : 220) note que : « skilled labour migration represents largely unchartred territory in modern migration theory ». La question se pose alors de savoir si les conclusions des recherches portant sur les immigrants faiblement qualifiés peuvent être transférées au cas des migrants qualifiés, et ce, en examinant les dispositifs sociaux qu’ils ont mis en place pour organiser leur migration : mobilisent-ils les mêmes réseaux ? Font-ils face aux mêmes obstacles ? Déploient-ils les mêmes stratégies ?

C’est pour explorer ces questions que je me suis intéressée aux parcours migratoires d’ingénieurs brésiliens[2] au Québec. Pour ce faire, j’ai opéré un triple déplacement dans l’analyse : (1) établir le questionnement à partir de la société d’origine plutôt que de celle de destination, soit étudier l’émigration plutôt que l’immigration ; (2) examiner le processus par lequel on devient émigré plutôt que de me concentrer uniquement sur ses causes ou ses effets ; (3) prendre comme sujet d’analyse des ingénieurs migrants plutôt que les migrants les plus étudiés, soit les travailleurs faiblement qualifiés.

Méthodologie

Cette recherche effectuée auprès d’ingénieurs brésiliens ayant migré à Montréal vise, au moyen d’une collecte de récits de vie oraux et d’activités d’observation participante[3], à reconstituer et à mettre en relation les trajectoires des différents membres de la famille transnationale, afin de mettre en relief les enchaînements d’actions et d’interactions, ainsi que les moments déterminants des parcours migratoires (Bertaux 1980 ; Cabanes 2002 ; Elder Jr. 1994). La recherche porte sur les récits migratoires d’un échantillon non probabiliste de douze ingénieurs brésiliens ayant migré au Québec entre 2005 et 2012. Les participants rencontrés ont été sélectionnés par choix raisonné (critères de diversification) à partir de deux sources, soit les membres du réseau LinkedIn et les anciens utilisateurs d’un service communautaire d’aide à l’emploi. Ce texte rend compte de résultats préliminaires de recherche portant sur les processus en jeu dans l’acquisition du statut d’émigré dans la société d’origine. La présente analyse se restreint à la présentation d’un cas, celui du couple Panofsky[4], car il est non pas représentatif, mais exemplaire des mécanismes intervenant dans la construction du statut d’émigré dans la société de départ. Les caractéristiques, la qualité intrinsèque de leur récit migratoire et la possibilité d’apprendre avec le cas choisi (Pires 1997 ; Stake 1994) font apparaître des processus cruciaux ou décisifs « qui, par eux-mêmes et indépendamment de leur nombre, ont une valeur et un intérêt scientifiques » (Durkheim 1968 : 79). L’exemplarité de cet itinéraire dans l’immigration tient au fait qu’il concentre un ensemble de processus et de stratégies que l’on peut trouver chez d’autres répondants migrants en ordre dispersé ou diffus (Sayad 1985).

Les données servant à l’analyse présentée dans ce texte proviennent du récit d’épisodes migratoires recueillis lors d’entrevues réalisées avec les deux membres de ce couple d’ingénieurs brésiliens ayant décidé de migrer en 2007 et résidant et travaillant à Montréal depuis 2009. Deux entrevues d’une heure trente chacune ont été faites auprès du mari (Boris) en février 2016 et trois entrevues, d’une durée semblable, auprès de l’épouse (Sarah) entre août et octobre 2016. L’objectif de ces entretiens rétrospectifs était de recueillir les motifs de la décision migratoire, les obstacles rencontrés, les stratégies et les ressources déployées, de même que les réseaux mobilisés au cours de la migration, toujours en tenant compte du point de vue des sujets, notamment le sens qu’ils donnent à leur expérience migratoire. L’analyse thématique selon la méthode proposée par Paillé et Mucchielli (2016) a permis de définir quatre thèmes concernant la période de préparation à l’émigration. S’ajoutent à cette analyse des entrevues, d’une durée moyenne de deux heures, réalisées en juillet et en août 2016 auprès de leurs parents résidant au Brésil, soit la mère et le père de Boris et la mère de Sarah.

La multiplication des entrevues séparées permet un croisement des informations, une triangulation des données et des points de vue. On en arrive à une évaluation de la justesse des témoignages obtenus, en prenant en compte les divergences d’interprétation d’un même épisode migratoire et les différences de perspectives (Laperrière 1997).

Pour rendre compte de la dynamique du parcours migratoire d’émigration et des variables et processus en jeu, ce texte se limite à l’exposé des activités préparatoires à l’émigration, en particulier les obstacles rencontrés, les stratégies déployées et les réseaux sociaux mobilisés.

Les activités préparatoires à l’émigration

Boris présente ses démarches de préparation à l’émigration comme le produit raisonné d’une prise de décision planifiée où sont recueillies et prises en compte un maximum d’informations utiles, où sont examinées les diverses implications de la démarche d’émigration projetée et où est évalué l’ensemble des conséquences possibles :

On s’est assez bien préparé de façon à ce que quand on est arrivé, on comprenait c’était quoi les étapes à faire, ce qu’on devait faire. On avait un bon plan et j›avais confiance en notre plan : « On va suivre le plan, il y a pas de raison que ça marche pas »

Boris

Tout semble indiquer que les démarches de migration effectuées s’apparentent aux opérations de gestion de projet, conformes aux dispositions inscrites dans l’habitus du métier d’ingénieur. Il n’y aurait ici que transposition des dispositions inhérentes au métier d’ingénieur aux démarches exigées pour atteindre les buts et réussir le projet migratoire :

Et beaucoup de choses viennent de notre façon de penser, qui est le fait d’essayer de toujours de planifier les choses. Je ne sais pas si on le fait parce qu’on est ingénieurs ou si on est ingénieurs parce qu’on aime faire ça, mais il y a une relation. Je pense que c’est pour ça qu’on n’a pas eu de choc, parce que tout a été bien planifié

Boris

Préparer, organiser et planifier les étapes migratoires ou les activités propres à l’avancement du parcours migratoire ; chercher des informations ; vérifier les données ; comprendre les procédures ; gérer les imprévus et l’incertitude de façon rationnelle : tout cela nécessite des compétences particulières ou la maîtrise d’un ensemble de compétences. Les diverses activités préparatoires ont nécessité la mobilisation d’un ensemble de savoir-faire et de savoir-agir qui prennent appui sur des dispositions propres au métier d’ingénieur. Celui-ci met en jeu un rationalisme appliqué qui fonctionne comme processus cognitif de planification de l’action et de résolution de problèmes.

L’exercice du métier d’ingénieur oblige à adopter une approche empirique et pratique des situations, implique une modélisation ou une représentation plausible et opérationnelle des problèmes, et la comparaison et l’évaluation des solutions disponibles en tenant compte d’une série de contraintes (codes et normes techniques, durabilité des matériaux, temps et argent). Cette approche nécessite, selon les termes de Vinck (2014), une pensée calculatoire, modélisatrice et formalisatrice. L’habitus acquis par la formation et l’exercice du métier fonctionne comme un ensemble de dispositions incorporées, génératrices de jugements et d’actions et fonctionnant comme une maîtrise pratique ajustée aux exigences de la situation. Cet habitus professionnel, qui opère comme disposition rationnelle à l’état pratique, intervient dans le repérage des opportunités, dans l’identification des obstacles à contourner ou à surmonter et dans la mobilisation des ressources (Vatin 2008 ; Vinck et Blanco 1999).

Cependant, cette rationalité d’action ne peut s’exercer que si des ressources permettant de surmonter les obstacles migratoires sont disponibles. Celles-ci dépendent de l’enracinement dans des liens ou des réseaux sociaux spécifiques, dépositaires de ces ressources stratégiques. En outre, ce travail de préparation à l’émigration ne se résume pas à une rationalité de gestion de moyens pour atteindre certaines fins : il est réalisé grâce à un engagement progressif dans un nouveau rôle, celui d’émigré. Ce rôle se caractérise par la maîtrise de compétences socialement acquises grâce à des affiliations différentielles ou à une immersion dans des réseaux sociaux dotés de ressources spécifiquement utiles ou dédiées à la migration.

L’analyse des données a fait ressortir quatre défis[5] ou obstacles présents lors du processus de préparation migratoire, chacun représentant en quelque sorte un frein à l’émigration, soit : (1) l’annonce de la décision migratoire aux proches ; (2) la connaissance et la maîtrise de la langue ; (3) le manque d’informations concernant les démarches à suivre ; et (4) l’incertitude concernant la capacité d’adaptation au pays de destination, en particulier l’adaptation au climat.

Annoncer la décision migratoire

La décision d’émigrer doit être annoncée publiquement, voire négociée socialement, en particulier avec les proches. Les motifs apparaissent alors comme des « actes d’énonciation en public qui réordonnent l’ordre de l’interaction » (Cefaï 2009 : 258). L’installation dans le rôle d’émigré passe par la reconnaissance sociale de la part de l’entourage proche, ce qui nécessite négociations, arbitrages et redéfinitions des rôles et des attentes de chacun.

Les raisons subjectives d’émigrer doivent apparaître justes et légitimes pour être recevables, c’est-à-dire intelligibles, acceptables et acceptées (Boltanski et Thévenot 1987). Le projet de migrer ne doit pas être perçu par les proches comme un abandon ou une trahison. C’est ainsi que les membres du couple ont cherché à rendre légitime leur projet migratoire et à le faire accepter par leurs proches, soit leurs amis et leurs parents. C’est peut-être pour cette raison que l’on trouve dans leur discours un ensemble de justifications altruistes plutôt que seulement centrées sur leur propre intérêt, notamment des motifs familiaux (avenir pour la famille et les enfants à naître).

Sarah et Boris font aussi état à plusieurs reprises, dans leur récit migratoire, des réactions positives de leurs amis à propos de leur décision d’émigrer. Plutôt que de susciter la réprobation de ceux-ci, leur projet est interprété comme un geste courageux :

Donc je dirais qu’on avait l’appui de la part des amis. Des gens à qui on parlait. Je sentais une sorte d’appui et aussi une certaine admiration : « Wow, vous êtes courageux. J’aimerais faire ça, mais je n’ai pas le courage de le faire. » Ça, on l’a beaucoup entendu

Boris

Boris insiste aussi sur le partage de points de vue avec ses parents, en particulier avec son père, sur sa lecture de la situation au Brésil ainsi que sur son approbation concernant sa décision de migrer :

Et je disais, bon je parlais beaucoup à mon père, puis mon père a la même opinion que j’ai du Brésil. Et quand je lui ai dit que je pensais à ça, il m’a dit : « Vas-y !  »

Boris

Le père et la mère de Boris confirment chacun leur approbation, d’autant plus qu’ils avaient déjà voulu eux-mêmes migrer au Canada :

On a trouvé que c’était très bien parce qu’il n’aimait pas ça ici. Il était dans une profession qui n’avait pas de futur. […] On ne s’est pas opposés. Moi, je n’ai rien dit ; j’ai dit : « Ah oui, c’est une bonne idée, vas-y ! » […] Nous, on a trouvé ça bien pour lui d’y aller. Quand on était jeunes, on voulait aller au Canada. Oui on voulait. Mais il y avait un âge limite, donc, ça a pas marché. Mais on voulait partir

père de Boris

Moi, j’ai aimé ça, quand Boris a dit : « Je pars au Canada. » Je lui ai dit : « Vas-y ! »

mère de Boris

Malgré cette approbation, il reste, chez les parents de Boris, une forme de scepticisme quant aux motifs réels de la migration du couple. Ainsi, le père a interrogé sa belle-fille à ce sujet, sans obtenir de réponse satisfaisante :

Bon, l’histoire de la migration, d’après ce que j’ai compris (rires). […] Je ne pense pas que c’était la raison, mais je sais pas vraiment c’est quoi la raison pour laquelle ils sont partis

père de Boris

Les parents de Boris ajoutent cependant aux raisons évoquées par le couple d’autres raisons non mentionnées, comme des tensions familiales (violence et alcoolisme du père de Sarah) et la volonté de leur fils de s’affranchir d’un cadre familial jugé trop contraignant :

Ce qui a influencé leur décision, c’était qu’ils voulaient fuir de la famille : « Bye-bye, je m’en vais, je suis parti »

mère de Boris

[La] mère [de Boris] avait peur parce qu’il travaillait la nuit et il sortait la nuit. Alors, elle l’appelait et puis il en pouvait plus. Il lui disait : « Arrête ! » Quant à Sarah, c’était des problèmes familiaux qu’elle avait. Donc tout, tout, tout ça s’est accumulé. Ils se sont dit : « Il faut qu’on parte et on peut partir, alors allons-y ! » C’est sûr qu’ils n’ont pas dit ça comme ça

père de Boris

L’appui semble avoir été plus partagé chez les parents de Sarah. Selon celle-ci, son père s’est montré réticent concernant ce projet d’émigration, rétorquant qu’elle laissait sa famille. Sa mère a vécu la décision comme un choc :

Ah, je pensais qu’ils n’allaient pas habiter au Canada. Je pensais qu’elle ne supporterait pas le froid et aussi d’être seule, sans sa famille. C’est ça, ce que je pensais. À ce moment-là, je me suis dit : « Non, elle va juste voir, voir comment ça se passe (rires). Elle a le droit d’aller voir. » Mais elle y est allée et elle a aimé ça. Et c’est ça. Alors, quand elle m’a dit vraiment qu’elle avait décidé d’habiter au Canada, là, ça a été un vrai choc (rires) : « Mon Dieu ! »

mère de Sarah

Pour mieux faire accepter son départ, Sarah a promis à sa mère qu’elles se verraient deux fois par année, promesse qu’elle n’a cependant pas pu tenir :

Je lui ai dit : « On va se voir deux fois par an, une fois tu viens et une fois j’y vais. » Mais ça n’a pas marché. Imagine si j’y vais tous les ans… J’ai été deux fois en tout et ça fait sept ans qu’on est là. J’ai été deux fois, chaque fois pour montrer mon nouvel enfant. Et elle me demande si je veux y aller pour Noël, non, je ne veux pas y aller

Sarah

Peut-être pour rendre leur décision de migrer plus acceptable, ils ont fait l’annonce à leurs familles respectives relativement tard, soit seulement après un séjour exploratoire d’un mois à Montréal qu’ils ont jugé concluant :

Ah oui, bien après. La première fois qu’ils sont allés au Canada, on n’avait aucune idée qu’ils pensaient y habiter. Ils nous ont juste dit qu’ils allaient au Canada, mais je n’avais aucune idée qu’ils avaient ce projet-là

père de Boris

Apprendre et maîtriser la langue

L’un des premiers objectifs de la préparation à l’émigration est l’apprentissage et la maîtrise du français, un processus qui s’est déroulé en plusieurs étapes. Une communauté d’intérêts s’est constituée, regroupant des Brésiliens installés dans la même ville que le couple et souhaitant tous migrer au Québec et apprendre le français. Ils ont ainsi formé un groupe composé de trois couples voulant apprendre la langue et ont engagé un professeur privé pour suivre des leçons de français les samedis. Après quelques mois, Sarah et Boris ont poursuivi leur apprentissage de la langue par un séjour intensif d’un mois à Montréal en janvier (qui visait également à vérifier leur capacité d’adaptation au froid du Québec) et, dès leur retour, par des cours particuliers plus intensifs, trois fois par semaine, après le travail.

Ils se sont également joints à un groupe d’intérêt sur le réseau virtuel Orkut, formé de Brésiliens désirant aller vivre au Québec. Les participants de ce groupe avaient en commun d’être engagés dans le processus d’émigration au Québec, qui implique un certain nombre d’étapes (présentation du dossier d’immigration au Québec, apprentissage de la langue, préparation à l’entrevue d’immigration, acceptation par le Québec, examens médicaux, acceptation par le Canada). Ils partageaient des ressources et en sont arrivés à construire une manière commune de réaliser le projet et de mener à bien chacune des étapes. Grâce à ce groupe, ils ont tissé des liens de confiance qui leur ont permis de mieux faire face aux incertitudes propres au processus d’émigration.

C’est recommencer, on ne peut pas le nier. Mais je pense que ce qui est bien, c’est qu’on parlait à d’autres gens qui étaient dans la même situation. Il y avait ce groupe, on se rencontrait personnellement au Brésil. Et il y a un couple et un gars avec qui on a encore des liens ici, on se voit de temps en temps ici. On s’est connus dans ce groupe-là. Ils habitent à Longueuil maintenant, des fois on se voit la fin de semaine. Comme demain, c’est la fête de mon fils et ils vont venir pour la fête

Sarah

Le réseau virtuel Orkut a ainsi permis la constitution de liens d’amitié et de connaissance, noués autour du projet migratoire. En passant de communauté d’intérêts virtuelle à une communauté réelle d’échanges autour du projet de migration, une transformation s’est opérée, en passant d’un réseau lâche (loose-knit network) sur Internet à un réseau serré (close-knit network), pour reprendre la formule de Firth (1954). Par la suite, ces liens se sont aussi avérés utiles dans la phase d’installation dans le pays de destination. Ce groupe a ainsi fonctionné comme un nouveau capital social migratoire, fournissant des ressources pour la réussite du projet d’émigration et réduisant les coûts psychologiques liés à l’immigration.

Ces activités n’ont été possibles et réalisables qu’en raison des ressources économiques du couple. L’acquisition d’un nouveau capital linguistique constitue la reconversion d’un capital économique, mais permet aussi de nouvelles affiliations sociales et l’insertion dans des groupes ou réseaux virtuels de migrants, ce qui consolide le nouveau rôle d’émigré et facilite l’engagement dans ce rôle.

Pallier le manque d’information concernant les démarches à suivre

La décision migratoire se prend dans un contexte où règnent l’incertitude et le manque d’information. Or, pour faire un choix rationnel qui sera décisif pour les années à venir, il devient prioritaire d’atténuer cette incertitude et de combler le manque d’information. C’est pourquoi la décision de migrer ne s’est pas prise d’un seul coup. Elle a été reformulée au fil des échanges, entraînant des ajustements des pratiques, des rectifications et des redéfinitions de situations.

Donc c’était quelque chose qui s’est fait vraiment peu à peu. Et notre processus d’immigration a été vraiment plaisant. Rien n’a été forcé, tout a été très naturel. Et moi, pour moi, dans ma tête, quand j’ai accepté finalement, je me suis dit : « Si ça ne marche pas, on rentre au Brésil. » J’ai toujours pensé ça au début, quand je suis arrivée ici

Sarah

L’utilisation des technologies de l’information et de la communication a constitué une manière efficace de réduire l’incertitude du couple. Ainsi, il a fait usage des réseaux sociaux virtuels tenus par des Brésiliens installés à Montréal depuis peu. Ceux-ci échangeaient ou partageaient leur expérience d’installation et leurs récits de vie sur des blogues où ils prodiguaient des conseils pour se débrouiller avec les règles administratives ou bureaucratiques qu’exige toute demande d’immigration. Ces réseaux virtuels ont ainsi agi comme un médium où circulaient autant des informations pratiques utiles que des expressions d’émotions ou de sentiments partagés (Jauréguiberry et Proulx 2011 ; Klein 2007 ; Nedelcu 2002). Ils ont aussi participé à la constitution d’un imaginaire migratoire (images, photos, récits) et ont servi de soutien dans les diverses étapes d’acquisition du statut de résident permanent, grâce aux interactions sociales qu’ils permettent, voire encouragent. Aussi, ces liens virtuels transnationaux avec des Brésiliens à Montréal ont fonctionné comme liens faibles et ont permis de répondre aux interrogations, aux attentes et aux appréhensions concernant le pays de destination.

Ainsi, l’utilisation de ces réseaux a aidé Sarah et Boris à recueillir des informations stratégiques sur les conditions et les règles concernant l’hébergement, les services de santé et d’éducation et les prérequis pour obtenir le titre d’ingénieur auprès de l’Ordre des ingénieurs du Québec. La connaissance de ces informations leur a permis de suivre les procédures administratives exigées par l’Ordre et de connaître la date des examens à passer peu après leur arrivée au Québec. Le blogue des ingénieurs brésiliens s’est avéré déterminant à cet égard. De plus, grâce aux informations recueillies sur les blogues, le couple a été tenu informé des difficultés ou des obstacles que vivent les ingénieurs migrants au Québec.

Ils ont pu, grâce à leurs ressources, anticiper ces difficultés en demandant chacun un congé sans solde d’un an à leurs employeurs respectifs, en laissant ouverte une possibilité de retour en cas de difficultés ou d’échec. Ils ont aussi quitté le Brésil avec une épargne leur permettant de vivre une année sans travailler au Québec :

On a commencé à rechercher plus sur les opportunités de travail et on a vu que, dans un premier temps, on allait faire des pas en arrière, bien sûr, parce que quand on arrive ici, notre expérience n’est pas reconnue. Mais on s’est dit : « Bon, ça va, il y a pas de problème, on est capables et à un moment donné, ça va marcher. » On était préparés psychologiquement, financièrement, on s’est sauvé de l’argent, donc si on avait eu besoin, on aurait pu vivre même pendant un an

Sarah

Le couple a tiré profit des réseaux sociaux virtuels créés ou mobilisés pour acquérir des connaissances nouvelles, comme, entre autres, les manières les plus efficaces de faire face aux difficultés d’intégration dans le pays de destination. Ces réseaux sociaux virtuels transnationaux jouent un rôle important dans le processus migratoire en raison des fonctions qu’ils remplissent, soit : l’information, la facilitation et l’encouragement (Boyd 1989 ; Wellman 1983). De plus, les liens sociaux transnationaux avec les migrants du pays de destination génèrent un ensemble de ressources qui, à la fois, réduisent les coûts de la migration et augmentent les chances d’intégration, en donnant accès à une connaissance empirique des règles du pays d’accueil. On se trouve ainsi, avec ces réseaux sociaux virtuels, devant des situations interactionnelles nouvelles et des réseaux de liens sociaux transnationaux inédits très différents des réseaux sociaux migratoires identifiés dans la littérature au sujet des travailleurs faiblement qualifiés (Massey 1990). Ces dispositifs multiplient les capacités d’agir par l’échange et alimentent autant l’imaginaire migratoire qu’ils informent sur un ensemble de solutions par rapport à des difficultés concrètes de la migration. Cependant, ils sont souvent temporaires et ne se prêtent pas à des engagements à long terme qui seraient faits d’obligations et de réciprocité. Ils sont, selon l’expression de Marchandise (2013), des territoires éphémères :

Je trouve que les blogues, ça nous a beaucoup aidés. On s’est écrit pas mal par courriel, mais on s’est vus personnellement, puis des fois ça n’a pas cliqué. Et il y a beaucoup de gens qui m’ont contactée et moi je leur ai répondu. Mais après, je n’ai jamais plus entendu parler de ces gens. C’est drôle, hein ?

Sarah

Gérer l’incertitude concernant la capacité d’adaptation au pays de destination

Même si la décision de migrer a été planifiée avec soin, que des réseaux sociaux ont été mobilisés autant à l’échelle locale que transnationale, et que des ressources ont été utilisées ou reconverties, le projet n’est jugé réaliste et désirable que si la capacité d’adaptation au pays de destination paraît viable.

Mis à part le froid (mais jusque-là, je n’avais aucune idée c’était quoi, ce froid), on n’était jamais venus ici. Donc, ce début a été assez lent. Parce que moi, j’ai dit à Boris : « Je vais pas présenter notre dossier à l’immigration sans avoir été voir c’est quoi. » J’ai dit : « Pas question. Je ne vais pas présenter un dossier d’immigration dans un pays où je n’ai jamais mis les pieds. » Pour moi, ça ne marchait pas comme ça. Donc, on s’est dit : « Bon, on commence à étudier le français et lorsqu’on aura des vacances, nos prochaines vacances, on va au Canada. » Et c’est ce qu’on a fait

Sarah

Selon une approche à la fois rationnelle et pragmatique, le couple a décidé de faire un bref séjour d’un mois à Montréal, en choisissant le moment jugé le plus défavorable, soit en décembre et janvier, afin d’affronter une contrainte de situation jugée extrême, c’est-à-dire le froid de l’hiver canadien. Ce court déplacement visait aussi à vérifier leur connaissance effective de la langue française, à consolider sa maîtrise par un cours intensif d’un mois et à expérimenter le mode de vie dans la société d’accueil. Il a permis, enfin, d’évaluer la force du lien transnational avec une famille native québécoise de la région de Montréal.

Ce lien transnational a été rendu possible grâce à une collègue de travail de Boris qui, sachant que sa conjointe et lui projetaient d’immigrer au Québec, lui a donné l’adresse courriel d’un couple d’amis québécois natifs. Boris a alors communiqué avec ce couple, l’informant de leur intention de s’établir au Québec. La réponse fut : « Les amis de nos amis sont nos amis. »

Ce couple québécois a joué un rôle stratégique d’intermédiaire ou de courtier culturel pour le couple de Brésiliens. Il les a reçus à l’aéroport lors de leur séjour d’un mois et les a hébergés. Il les a familiarisés avec les tenants et les aboutissants de la vie quotidienne à Montréal. Le couple a alors pu vérifier in situ les informations et l’imaginaire construit à travers les liens virtuels transnationaux, tester sa capacité d’adaptation et consolider son choix du lieu de sa migration. Un lien faible local (un collègue de travail de Boris au Brésil) a permis la création d’un nouveau lien faible transnational (un couple natif de Québécois) qui s’est transformé en lien fort et qui a été, semble-t-il, déterminant dans le parcours migratoire. L’accueil du couple québécois, son hospitalité, l’instauration d’une logique de l’échange ; tout cela a permis un changement du statut d’étranger à celui de familier, neutralisant le sentiment d’être en porte-à-faux avec la société d’arrivée, transformant la société de destination en véritable société d’accueil et fournissant au couple la preuve qu’il lui est possible de s’intégrer à cette société et de s’y faire des amis :

Pierre, il appartenait à la fonction publique, c’est quelqu’un qui est à la retraite maintenant. Aujourd’hui il a soixante-dix ou soixante et quelques ans. Mais c’est quelqu’un qui est vraiment très, très ouvert à n’importe quel sujet. Il a toujours été vraiment gentil avec nous, il nous a beaucoup aidés

Sarah

Discussion

Les données recueillies soulèvent trois enjeux que j’identifie comme les trois « R » de la migration, soit : la Rationalité du migrant, les Réseaux migratoires et les Ressources mobilisées.

La Rationalité du migrant

Selon la théorie économique classique, le futur migrant est pensé comme un agent rationnel, soupesant les coûts et les bénéfices inhérents à la migration, recueillant des informations sur le pays hôte et fondant sa décision de migrer sur un examen attentif des avantages et des inconvénients à court et à long terme, en comparant les facteurs d’attraction du lieu de destination aux facteurs de répulsion du pays d’origine (Lee 1966 ; Massey et al. 1993 ; Portes et Böröcz 1989 ; Sjaastad 1970). Pour pleinement comprendre le processus migratoire, il faut élargir la notion de rationalité et ne pas la limiter à sa dimension instrumentale, dont l’objet reste la maximisation des préférences. La rationalité mise en place dans le cas analysé semble plus itérative, constituée de démarches incrémentales. Les diverses activités de préparation à l’émigration sont construites et négociées dans un incessant travail de reconsidération du sens du projet. Cette attitude de rationalité prudentielle atteint son point culminant lors du séjour à Montréal dans les conditions climatiques les plus opposées à celles connues au Brésil. Ce n’est qu’après avoir réussi ce test que les démarches pour demander la résidence permanente ont été entreprises. Le cas analysé laisse voir en filigrane que le processus d’émigration implique une temporalité qui correspond à une maturation dans la décision de migrer et montre un décalage entre la décision de partir et sa traduction en acte, indiquant que la migration ne renvoie pas à un événement précis ou à une décision unique, mais qu’il s’agit d’un processus social (Boyd et Nowak 2012 ; Epstein 2008 ; Hily et al. 2004 ; Tilly 1990).

On a pu constater que la rationalité inscrite dans l’habitus professionnel de Boris et de Sarah était à la base de la mobilisation du savoir-migrer qui, comme cadre de référence, domine leurs choix stratégiques et les amène à présenter leur projet migratoire comme raisonnable et maîtrisé. Cet habitus fonctionne à la manière d’un capital cognitif : il fournit des schèmes de perception, d’appréciation et d’action et agit comme structure cognitive et motivatrice (Bourdieu 1997, 1980). Sorte de raison à l’état pratique, l’habitus professionnel « éclaire, donne sens et permet de décrypter une situation complexe. Il construit l’intelligibilité de la situation et de l’action à entreprendre » (Déchaux 2010 : 737). C’est dans ce sens que l’on peut parler d’une dimension cognitive de la migration, qui renvoie au travail proprement cognitif engagé par le migrant dans l’activité migratoire. Cette dimension se traduit dans le traitement des informations, dans l’évaluation des diverses occasions qui se présentent et dans l’anticipation des résultats. Bref, elle permet de faire preuve de réflexivité pour rendre le projet migratoire réalisable, car celui-ci se présente toujours dans un contexte d’incertitude et de prise de risque.

Les Réseaux migratoires

Si l’on reste seulement attaché à la rationalité et à l’agentivité du migrant, on risque de le traiter comme un Robinson plutôt que comme un acteur social (Emirbayer et Mische 1998 ; Hägerstrand 1957 : 94). L’agentivité du migrant ou sa capacité à agir ne sont rendues possibles que par l’encastrement dans des réseaux sociaux migratoires locaux et transnationaux car, comme le note Tilly (1990), le migrant ne migre pas seul, mais en réseaux.

L’une des caractéristiques de l’encastrement du couple étudié réside dans le fait que l’action migratoire se fait dans un emboîtement de réseaux qui semblent relativement différents des réseaux migratoires identifiés habituellement chez les travailleurs faiblement qualifiés.

Créateurs de liens et de sentiers invisibles (Rosental 1999), les réseaux migratoires ont été identifiés relativement tôt dans l’étude de la migration. Arango écrivait à ce propos : « the importance of networks for immigration can hardly be overstated… [they] rank amongst the most important explanatory factors for immigration » (2004 : 28). La définition de Massey et al. sur les réseaux migratoires fait relativement consensus. Ces auteurs les définissent comme « l’ensemble des liens interpersonnels qui relient les migrants, les futurs migrants et les non-migrants dans les espaces d’origine et de destination à travers les liens de parenté, d’amitié et une origine commune partagée » (1993 : 448, ma traduction). La notion de réseaux migratoires renvoie à un système de liens et d’appartenances dont le but est de fournir au futur migrant les ressources nécessaires pour réussir sa migration : information, ressources financières, structure d’accueil et d’hébergement ou d’accès à l’emploi.

La migration telle que décrite par Massey et al. (ibid.) se présente comme un processus interactif d’échanges entre le futur migrant résidant dans le pays d’origine et le migrant déjà installé dans le pays de migration. Les réseaux identifiés dans cette recherche présentent des caractéristiques différentes de celles identifiées par ces auteurs. Ces réseaux se sont avérés multiples : réseaux virtuels transnationaux formés de migrants déjà installés au pays de destination et réseaux migratoires réels, ancrés localement et formés de futurs migrants qui partagent le même projet d’émigrer et qui entreprennent les mêmes démarches migratoires. À ces réseaux s’est ajouté l’établissement d’un lien fort avec un couple natif de Québécois qui est apparu déterminant pour l’ensemble du parcours migratoire.

Ici, les liens avec les migrants déjà installés dans le pays de destination ne reposent ni sur l’amitié ni sur la parenté. Ils sont virtuels et souvent éphémères. Ils servent à échanger des informations, à partager des expériences ou des singularités subjectives et ont contribué au façonnement d’un imaginaire migratoire. Ce réseau social formé de futurs migrants inscrits dans l’espace local a fonctionné comme dispositif d’interaction informelle, sorte de réseau volontaire stratégique basé sur la confiance et l’engagement migratoire. Il a permis d’instaurer et de développer un milieu d’appartenance et d’interconnaissance, source de sociabilité, de solidarité, d’entraide et de motivation à poursuivre les activités migratoires, tout en permettant une « installation relationnelle » (Diminescu 2009 : 216) dans l’émigration. Ce réseau local a permis la construction, la circulation et la transmission d’un ensemble de savoir-faire qui sont devenus des savoir-circuler partagés.

L’espace social migratoire du cas analysé fonctionne comme un champ d’action réticulaire combinant liens sociaux locaux et réseaux virtuels avec des Brésiliens ayant migré au Québec. Le réseau migratoire identifié dans cette recherche est un réseau combinatoire. Ici, contrairement aux travailleurs faiblement qualifiés, les candidats au départ n’attendent pas de feu vert de leurs connaissances déjà migrées pour les accueillir.

Tout se passe comme si on se trouvait devant un renversement des réseaux migratoires par rapport à ceux des migrants non qualifiés. Ce renversement tient à ce que le levier de la migration prend son point d’appui, dans le cas des travailleurs qualifiés, dans leur réseau local situé dans le pays de départ et, dans le cas des non qualifiés, dans leur réseau de liens avec les migrants dans le pays de destination. La mise en mobilité du cas analysé dépend d’un encastrement local et du partage avec des compatriotes ayant un même projet migratoire. Pour les travailleurs faiblement qualifiés, elle dépend généralement des ressources des migrants installés dans le pays de destination.

Les Ressources mobilisées

Plutôt que de dépendre de réseaux sociaux migratoires et de la mobilisation de liens faibles pour trouver des ressources utiles et nécessaires à la migration, on trouve, pour ces middling migrants, un portrait différent et plus complexe, où la migration se décide d’abord dans le pays de départ, se construit à partir des réseaux sociaux des migrants dans le pays d’origine et se prépare par la mobilisation et la création de nouvelles ressources.

La migration est un processus qui dépend des réseaux sociaux autant qu’il en crée (Vertovec 2002). De plus, le parcours migratoire ne se limite pas à la gestion d’un ensemble de ressources déterminées, mais il engage une dynamique où celles-ci ainsi que les liens sociaux se trouvent transformés. Ces différentes ressources ne sont pas fixes : elles circulent de façon dynamique et sont amenées à se modifier au cours de la migration, tantôt à se déprécier, tantôt à être accumulées, et tantôt à être converties sous d’autres formes (Faist et al. 2013 ; Levitt 2001 ; Vertovec 2009).

On trouve deux types de ressources. Il y a d’abord celles dont sont déjà dotés les agents et qui facilitent la migration : ressources économiques (épargne, revenus, actifs), ressources cognitives (habitus professionnel), ressources sociales (liens sociaux forts et faibles). Ces agencements de ressources préalables servent dans l’élaboration et la mise en oeuvre du projet migratoire. Le deuxième type de ressources est engendré par le processus migratoire lui-même. Ici, la migration entraîne la formation de nouvelles ressources (capital linguistique, informations stratégiques, liens sociaux virtuels et réels) qui bonifient et rendent possibles le projet et l’itinéraire migratoires.

Dans le pays de départ, les migrants hautement qualifiés mobilisent, semble-t-il, un ensemble de ressources utiles dans la préparation et l’exécution de leur projet migratoire afin d’en tirer un avantage productif. Dans chacune des étapes migratoires qui impliquent des décisions stratégiques pour orienter le cours de l’action, la mobilisation des ressources ou la reconversion de celles pertinentes et adaptées aux contextes augmente la probabilité de succès des opérations liées à la migration.

La possession d’un capital économique préalable à la migration chez les migrants professionnels et les middlings leur donne davantage d’autonomie et de latitude dans la sélection des stratégies à déployer. Ainsi, ils sont plus libres dans le choix des écoles ou des professeurs pour l’apprentissage des langues. Ils peuvent, dans plusieurs cas, se permettre d’embaucher des professeurs particuliers ou d’étudier dans des écoles de langue à l’étranger offrant des conditions plus favorables à un apprentissage intensif et un enseignement de meilleure qualité. Ils peuvent même préparer des courts séjours dans le pays de destination pour avoir une meilleure connaissance des conditions d’installation et du milieu du travail avant de migrer, pour développer des réseaux de contacts avec les natifs et aussi avoir accès à une diversité de réseaux, grâce à leurs contacts professionnels, eux-mêmes caractérisés par un ensemble de capitaux ou de ressources utiles à la migration. Dans le processus de préparation à la migration, ils sont ainsi plus à même de convertir leur capital économique initial en un capital culturel stratégique et utile à la migration (maîtrise d’un capital linguistique ou d’un capital social par la formation de nouveaux liens sociaux dans les cours de langue ou les voyages dans le pays de destination).

Conclusion

La question de comment on devient émigré met en jeu deux dimensions de l’autonomie du migrant, le savoir-faire et le pouvoir-faire : (1) un savoir-faire comme capacité à saisir les circonstances opportunes, à en distinguer les avantages et les désavantages, un savoir-faire renvoyant à l’habitus professionnel, et (2) un pouvoir-faire puisé à même ses réseaux et ses ressources ou à travers sa capacité à transformer les ressources possédées en moyens utiles à la migration.

La précédente discussion autour des trois « R » (rationalité, réseaux, ressources) montre également l’importance des trois « C » dans le processus migratoire, soit le Capital cognitif, manifesté dans la mobilisation de l’habitus professionnel, le Capital social, inscrit dans les réseaux sociaux, et le Capital culturel et économique comme ressources migratoires. Ce qui est apparu important dans le cas analysé, et qui semble spécifique aux middlings, est le rôle de la composition et de la variété des capitaux impliqués dans le parcours migratoire. L’émigration des middlings ne repose pas sur la seule transférabilité de leur capital humain, mais doit être comprise comme le résultat de l’acquisition et de la mobilisation de formes multiples de capitaux. Les liens sociaux ont plus de chances d’être productifs ou effectifs s’ils permettent l’accès à ceux qui ont plus de savoir, de ressources et de pouvoir. Le migrant ne se déplace pas avec un ensemble fixe de capitaux, mais les transforme, voire en développe de nouveaux, en restant actif dans le processus migratoire. De plus, la gestion des capitaux nécessite un travail incessant afin de « produce and reproduce lasting, useful relationships that can secure material or symbolic profits » (Bourdieu 2011 [1986] : 87). La capitalisation de ressources matérielles, sociales ou symboliques ne peut cependant pas s’exercer indépendamment de leurs rapports aux contextes, aux contraintes rencontrées et aux occasions offertes qui autorisent ou empêchent leur conversion.

En fin de compte, c’est par une sorte d’alchimie sociale que le parcours migratoire parvient à se dérouler selon une trajectoire ascendante ou descendante. Ceci se réalise grâce à la reconversion de capitaux ou de ressources, ici ressources économiques en ressources culturelles (capital linguistique), et la transformation de liens faibles (liens virtuels ou liens avec les natifs) en liens forts (groupes d’échanges et d’apprentissage de la langue et liens d’amitié avec des natifs).

Je plaide pour une démarche de recherche qui cherche à comprendre comment les middling migrants font usage de leur agentivité pour transformer leurs divers capitaux plutôt que d’essayer de les rendre fonctionnels. Il m’apparaît que l’émigration des middlings, pour être efficace et rentable, implique, selon les termes de Bourdieu (1998), une restructuration des stratégies d’investissement (Erel 2010 ; Nee et Sanders 2001). Ainsi, le migrant ne fait pas que transporter un ensemble de ressources sociales ou culturelles car, dans le processus même de migration, se créent de nouvelles formes de capitaux et se développent des stratégies de mobilisation visant à valider les capitaux possédés et acquis. Ici, les ressources ne sont pas des entités mais des relations, et la migration, un processus.