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En avril 2016, l’Assemblée nationale du Québec a adopté une nouvelle loi sur l’immigration. Cette dernière a été présentée par la ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion de l’époque, madame Kathleen Weil, comme « une étape importante dans la grande réforme de l’action du Québec en matière d’immigration, de participation et d’inclusion » (ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion [MIDI] 2016a). Elle a constitué la première législation globale à remplacer la Loi sur l’immigration au Québec de 1968. Cette réforme législative s’est accompagnée d’un processus d’élaboration d’une nouvelle politique d’ensemble pour l’action québécoise en matière d’immigration, remplaçant l’énoncé de politique de 1990 qui structurait jusqu’alors les interventions provinciales en la matière (MIDI 2016b; ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles [MICC] 1990). Le gouvernement a précisé que cette refonte de l’action publique du Québec faisait partie d’un effort de modernisation de ses interventions en immigration.

Tout comme le Canada, le Québec est une société contemporaine d’immigration. Elle s’est établie dans le cadre d’un projet colonial dont le développement territorial, économique et démographique a toujours reposé sur l’immigration internationale (Stasiulis et Yuval-Davis 1995). Dans le cadre du régime fédéral canadien, le Québec détient des pouvoirs uniques et étendus en matière d’immigration. Depuis 1991, l’Accord Canada-Québec relatif à l’immigration et à l’admission temporaire des aubains (MICC 1991) permet à la province de sélectionner directement une grande partie des immigrants destinés à s’établir sur son territoire et d’administrer de façon autonome des services d’intégration (Paquet 2016). En 2016, le Québec a accueilli 53 084 immigrants permanents et émis plus de 73 000 permis de séjour temporaire (travail, études ou autre) (MIDI 2017b, 2017a). Comme le Canada et d’autres sociétés d’immigration telles que les États-Unis et l’Australie (Dauvergne 2016), le Québec entretient une relation d’abord utilitariste avec l’immigration. En effet, ses politiques de recrutement, de sélection et d’accueil des immigrants sont surtout guidées par des préoccupations d’ordre économique plutôt qu’humanitaire ou cosmopolite (Idir 2012; Piché 2018; Labelle et al. 2009). Cette tendance, il faut le reconnaître, est également renforcée par la capacité relativement importante du Canada à contrôler ses frontières, ce qui lui permet d’appliquer ses politiques d’immigration sélective dans toutes les catégories administratives (économique, humanitaire et familiale).

Dans ce contexte, la Loi sur l’immigration du Québec est à la fois une législation habilitant le gouvernement provincial à agir dans ce domaine politique et un indicateur des déclinaisons, à travers le temps, de son approche utilitariste de l’immigration internationale. À cet égard, plusieurs changements inclus dans la nouvelle Loi sur l’immigration de 2016 sont significatifs. Les changements les plus importants portent sur la mise en place d’un système de sélection des immigrants basé sur la « déclaration d’intérêt » et sur de nouvelles modalités relatives à l’immigration temporaire. En faisant cela, la loi/politique québécoise s’aligne avec celle du Canada, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, qui ont réformé leurs interventions en immigration en adoptant ces nouvelles procédures de sélection (Akbari et MacDonald 2014).

Cet article examine cette réforme à travers le prisme de ce qu’Hélène Pellerin (2011) qualifie de « paradigme migratoire de la mobilité ». En analysant l’étape de « l’étude détaillée » du processus législatif entourant le projet de loi 77, cet article cherche à déterminer si le paradigme de la mobilité est perceptible dans les discours des élus québécois. Cette analyse exploratoire montre la pénétration des principes issus du paradigme migratoire de la mobilité ainsi que leur utilisation par la majorité des acteurs mobilisés, suivant les nuances de leurs intérêts politiques. Plus encore, face au paradigme migratoire de la mobilité, l’analyse montre le travail de l’État pour maintenir sa légitimité comme acteur central et dominant de la gestion de l’immigration, dans un contexte où de nouveaux acteurs gagnent en importance. En lien avec l’approche utilitariste en place au Québec, il ressort de cette étape du processus législatif une tentative claire de rétablir l’État en tant qu’acteur le plus en mesure de maximiser l’impact économique de l’immigration dans un contexte de mobilité. Cette stratégie de légitimation est axée sur la solution de la « sélection efficace » des immigrants, mécanisme grâce auquel l’État peut assurer une meilleure participation économique des immigrants, de plus en plus mobiles, tout en assurant une plus grande souplesse dans les décisions liées à l’immigration.

Le paradigme migratoire de la mobilité

Nombre de chercheurs ont noté l’utilisation accrue du concept de mobilité, tant dans les recherches sur l’immigration que dans les politiques des États et des organisations internationales (Faist 2013; Glick Schiller et Salazar 2013; Sheller et Urry 2006; Urry 2012). Dans cet article inspiré du travail de généalogie analytique de Micheline Labelle (2015), le paradigme des mobilités en sciences sociales se distingue du paradigme migratoire de la mobilité. Le premier, dépassant les études en immigration, propose aux sciences sociales de considérer la mobilité comme un processus social et de tenir compte de ses conséquences épistémologiques. Les travaux s’inscrivant dans ce vaste paradigme, en plus de décrire les multiples formes de la mobilité des humains, des données, du capital, des objets et des idées, amènent à considérer les liens qui sont tissés par les mouvements (par exemple, les réseaux transnationaux), ainsi que les questions de justice et de privilèges associées aux différentes capacités d’être mobile. Ayant maintenant pénétré le programme de recherche et les débats centraux de plusieurs disciplines (science politique, sociologie, criminologie, anthropologie, communication, etc.), le paradigme des mobilités en sciences sociales a aussi pour conséquence le développement de théories qui remettent en question le nationalisme méthodologique (Labelle 2015; Sheller et Urry 2006; Wimmer et Glick Schiller 2002).

Le paradigme migratoire de la mobilité, quant à lui, est une proposition théorique qui porte sur l’influence de la mobilité comme notion guidant la gestion de l’immigration. Plutôt que de mettre de l’avant des postulats quant à savoir si les humains sont plus ou moins mobiles, il agit comme une lentille rendant compte des discours et des actions des États et des acteurs mobilisant de façon croissante le concept de mobilité dans le cadre d’une économie politique des migrations (Pellerin 2011, 2003). À cet égard, les travaux d’Hélène Pellerin proposent le concept de paradigme migratoire afin d’identifier les principes idéationnels qui unissent, à un moment précis dans le temps, les discours dominants, les politiques de gestion migratoire et les rapports de force économiques qui affectent les flux migratoires et leur réception (Pellerin 2011 : 61). Ce concept permet de saisir « le sens particulier de la migration d’une époque » et de comprendre les dynamiques qui structurent les politiques migratoires (ibid.).

Pour Pellerin, un paradigme migratoire est un ensemble créé et maintenu par la performativité, tant des migrants que des États. Il pénètre les façons dont on conçoit les raisons qui poussent les gens à migrer d’un endroit à un autre et influence fortement les réponses de politiques publiques liées à l’immigration[2]. Cette notion est particulièrement utile pour rendre compte d’un changement crucial s’opérant à l’échelle mondiale depuis les années 1980 : le remplacement du paradigme migratoire de la production par le paradigme migratoire de la mobilité. Dans le cadre de l’analyse des politiques des sociétés d’immigration, elle permet également de démontrer qu’il existe plusieurs déclinaisons de l’approche utilitariste de ces États envers l’immigration.

Le paradigme de la production liait de façon directe les immigrants et la productivité industrielle et avait pour objectif le développement économique des États (tant ceux d’où provient l’immigration que ceux qui la reçoivent). Dans ce cadre, les catégories construites par l’État pour organiser la migration sont celles des travailleurs, avant tout des immigrants permanents, ainsi que les groupes subordonnés du regroupement familial et des demandeurs d’asile. Dans le paradigme de la production, l’État détient un rôle clé : c’est le chef d’orchestre de la gestion du développement et de la croissance économique nationale. Son intervention est légitime et rendue nécessaire par ses avantages comparatifs liés à sa présence à l’étranger (opérations diplomatiques, bureaux de visas, activités de recrutement, etc.), mais aussi par sa capacité à influencer de façon durable son économie intérieure (par exemple, la politique macroéconomique).

La politique migratoire fait partie du coffre à outils de l’État en matière de gestion économique : elle permet d’influencer la composition de la population, en générant de nouveaux bassins de consommateurs, de contributeurs aux coffres de l’État et, ultimement, de citoyens électeurs. En outre, dans le cadre de ce paradigme, l’État agit en tant que chef d’orchestre de l’immigration internationale : il représente à l’étranger les intérêts des entreprises et des employeurs en matière migratoire. Il est l’interface centrale de facilitation et de gestion des mouvements humains et il gère les conséquences intérieures de l’immigration. Dans ce rôle, il maintient un flux de main-d’oeuvre qualifiée qui s’établit généralement de façon permanente, mais qui vient aussi travailler de façon temporaire sous des conditions strictes. Il est aussi responsable de mettre en place des politiques d’établissement et d’intégration qui favorisent l’installation permanente, la reproduction sociale et la croissance de la population. Selon l’approche utilitariste, le paradigme de la production maintient un lien entre l’immigration et l’édification sociétale : l’immigration contribue durablement à l’établissement et au renforcement de la société, perçue comme une économie industrielle productiviste soutenue par l’État. En conséquence, ce paradigme contribue à établir la légitimité de l’État comme acteur central de la gestion de l’immigration à des fins économiques (Boswell 2007).

Ce modèle a dominé les politiques d’immigration du Canada, du Québec et de la majorité des pays d’immigration entre les années 1960 et le début des années 2000 (Pellerin 2011 : 62). Le paradigme de la production est encore présent aujourd’hui, mais commence à s’effriter au profit de celui de la mobilité. Plusieurs facteurs soutiennent ce changement, y compris l’influence de décennies de néolibéralisme, les discours des organisations internationales et les demandes des acteurs économiques dans une économie toujours plus mondialisée (Sassen 1998; Walsh 2008). Ces forces, dont aucune n’est la cause exclusive de ce changement, créent également des pressions favorisant le repositionnement de l’État comme agent de gestion des migrations.

La mobilité devient ainsi l’idée qui anime un nouveau paradigme migratoire qui s’impose progressivement. Si le paradigme de la mobilité lie toujours immigration et économie, il dépasse le simple objectif de soutenir la productivité nationale. Ce paradigme suit la pénétration et la croissance de l’influence de la mobilité dans la société et dans l’État. Cette notion de mobilité renvoie « à un modèle économique et politique de gestion du travail et de la place du travail dans la société » (Pellerin 2011 : 59) où sont valorisés les mouvements géographiques, sociaux, technologiques et financiers comme source de croissance économique. Les personnes mobiles sont présentées comme étant porteuses d’un capital humain et économique qui peut contribuer à l’expansion des économies et pas uniquement à l’échelle nationale, ainsi qu’à l’expansion de réseaux mondiaux d’échange et de circulation (Abu-Laban et Gabriel 2002). Ce faisant, la mobilité est présentée comme un idéal favorisant l’agentivité individuelle, grâce à des politiques permettant à la fois des mouvements circulaires et temporaires et des projets migratoires permanents. C’est aussi une approche qui permet la flexibilité des économies nationales dans une économie mondiale ultra connectée. À cet égard, l’État se redéfinit comme un pôle de facilitation des mobilités internes et externes du capital, de l’information, des technologies et des personnes.

Cette notion a des conséquences sur le rôle de l’État dans la gestion de l’immigration et sur les façons dont les migrations sont présentées dans les débats sociétaux. Dans le cadre du paradigme de la mobilité, les catégories construites de l’immigration sont multipliées. En plus de celle de travailleur, on note l’émergence des catégories d’investisseur, d’entrepreneur et d’étudiant étranger et une refonte des catégories d’immigration temporaire qui sont plus visibles qu’auparavant et plus valorisées par les États (Dauvergne 2016). Par conséquent, les programmes et les catégories d’entrée se multiplient et les types de séjours évoluent. Cette diversification permet une fluidité accrue des mouvements des personnes et la flexibilisation des modalités par lesquelles l’immigration peut contribuer aux besoins économiques, sociaux et démographiques.

De même, la migration temporaire est normalisée au même titre que la migration permanente. Bien que les programmes d’immigration temporaire aient toujours été des outils d’action publique mobilisés dans le cadre de la relation utilitaire que les sociétés d’immigration entretiennent avec l’immigration, ils occupent une place beaucoup plus importante dans le cadre du paradigme de la mobilité (Dauvergne et Marsden 2014). L’État valorise alors l’immigration temporaire et en intensifie la promotion tant sur le plan national qu’international (Ruhs 2006). En outre, cette immigration rejoint de nouvelles populations cibles comme les étudiants, les jeunes en stage de vacances-travail et les travailleurs hautement qualifiés. Grâce à des programmes permettant de passer de la catégorie de détenteur de visa temporaire à celle de résident permanent, la migration temporaire est également présentée comme une étape pouvant mener à un établissement permanent (Prokopenko et Hou 2018). Le paradigme de la mobilité implique ainsi une normalisation dans l’espace public, politique et normatif de la circularité et la réversibilité de l’immigration. Il en découle également l’établissement de dynamiques de migration par étapes et de migrations circulaires (Hawthorne 2010; Castles et Ozkul 2014).

Le paradigme de la mobilité implique la participation d’associations de gens d’affaires, du secteur du commerce, des universités et des diasporas dans la gestion des questions migratoires en plus des acteurs économiques déjà actifs dans ce domaine (Pellerin 2011 : 65). Ces acteurs se positionnent eux-mêmes comme des facilitateurs de la mobilité temporaire et permanente, et comme des agents de recrutement international dont les opérations sont indépendantes de celles de l’État. La multiplication des acteurs légitimes dans la gestion des mobilités implique également l’établissement de réseaux transnationaux et de routes migratoires qui fonctionnent avec, comme centre gravitationnel, des firmes, des universités ou des agences de placement plutôt qu’avec l’État.

Dans le cadre du paradigme migratoire de la mobilité, le lien entre immigration et édification sociétale est transformé. La rétrogradation hiérarchique partielle de l’immigration permanente comme outil central de croissance économique a pour conséquence un changement des attentes envers le rôle de l’État en matière d’intégration des personnes mobiles. Afin de faciliter la mobilité, les services d’intégration sont de plus en plus décentralisés et livrés à l’étranger, en ligne et avant l’arrivée des immigrants. Toujours dans le cadre de l’approche utilitariste, on privilégiera les services favorisant l’intégration économique rapide (programme passerelle) et les mesures favorisant le transfert accéléré des compétences et des acquis (Paquet 2018).

Légitimé et paradigmes migratoires

Les paradigmes migratoires doivent être étudiés comme des ensembles performés par tous les acteurs impliqués dans l’immigration (Pellerin 2011 : 63). Lorsqu’il est question de la montée du paradigme de la mobilité, l’objectif n’est pas de décrire l’importance de la mobilité comme processus social général et son évolution dans le temps et dans l’espace[3]. L’intérêt heuristique de cette notion repose plutôt sur sa capacité à montrer comment cette conception des déplacements humains a pris une ascendance dans les discours et dans les actions des acteurs (États, individus, acteurs économiques, institutions internationales, etc.). En rappelant la nature construite des catégories et des concepts liés à l’immigration, cette perspective ouvre la porte à une analyse des modalités mises en oeuvre par l’ensemble des acteurs au nom de ce paradigme migratoire.

Les sociétés d’immigration (Canada, Québec, Australie et États-Unis) commencent à saisir les conséquences attribuées au paradigme de la mobilité, par exemple la croissance du nombre de travailleurs temporaires admis annuellement, les modifications apportées aux grilles de sélection, la diversification des programmes d’admission, la conclusion d’ententes de mobilité internationales et l’évolution des services d’intégration (Dauvergne 2016; Helbling et Kalkum 2018; OCDE 2017). Néanmoins, un élément clé reste peu analysé : les discours sur le rôle de l’État dans le cadre de ce nouveau paradigme migratoire et les actions publiques que l’État met de l’avant pour se repositionner face à celui-ci.

Cependant, il importe de les considérer parce que ce nouveau paradigme, selon Pellerin, donne « […] au secteur privé une plus grande place dans la gestion des migrations […] », ce qui place l’État « à la remorque du secteur [privé] agissant comme un facilitateur des mécanismes de mobilité » (Pellerin 2011 : 69). Son rôle de chef d’orchestre est donc remis en cause, ne serait-ce qu’au point de vue de l’efficacité. Face à une économie connectée où, en théorie, les individus sont capables de se déplacer pour maximiser leur capital humain et financier, les acteurs économiques, eux-mêmes mobiles, sont de plus en plus présentés comme les détenteurs du savoir et des compétences nécessaires pour gérer la mobilité. Cette reconfiguration potentielle des rôles de gestion de la migration remet en question le monopole relatif de l’État en matière d’immigration, au-delà du contrôle frontalier. Elle a comme conséquence un repositionnement de l’État, dans la mesure où il tire une forte légitimité de son intervention en matière d’immigration (Boswell 2007; Helly 2009; Satzewich 2007; Simmons et Keohane 1992). C’est particulièrement le cas dans les pays ayant lié édification nationale et immigration (Castles 1995; Castles et Miller 2009; Dauvergne 2016). Les réformes législatives et les changements de programme ont ainsi le potentiel de devenir des événements au cours desquels l’État se repositionne afin de rétablir ou de maintenir sa légitimité (Paquet et Larios 2018). Dans le cadre de l’approche utilitariste dominant la gestion contemporaine de l’immigration au Québec, cette légitimité sera associée au rôle de l’État dans l’interface changeante liant immigration et économie.

Processus législatif et légitimation

Les réformes des politiques et les processus législatifs sont des moments clés au cours desquels les stratégies de légitimation des États s’expriment avec une éloquence particulière. Par la production de discours officiels sur l’action publique, ces séances de travail parlementaire permettent de saisir à la fois comment est défini le rôle de l’État, mais aussi comment il est justifié auprès d’une multitude d’acteurs (Bayley 2004). Dans cet article, l’étape de « l’étude détaillée » du projet de loi 77, une section du processus législatif ayant mené à l’adoption de la nouvelle loi sur l’immigration, est utilisée pour illustrer les façons dont le gouvernement québécois est influencé par le paradigme de la mobilité et se repositionne afin de maintenir sa légitimité.

Le projet de loi 77 représente un moment particulièrement fort pour entamer une telle exploration, puisqu’il constitue une étape importante dans la modernisation de l’action québécoise en matière d’immigration. Ce projet de loi a été présenté à l’Assemblée nationale du Québec le 2 décembre 2015 et a été sanctionné le 6 avril 2016. Entre ces deux dates, il a cheminé au sein du processus législatif québécois : consultations publiques ou particulières, adoption du principe, étude détaillée en commission et adoption. L’analyse présentée ici se concentre sur cette avant-dernière période, étape au cours de laquelle les élus membres des commissions parlementaires compétentes étudient le projet de loi, article par article, avec la possibilité de proposer des amendements (Bonsaint 2012). Dans la pratique, ce travail parlementaire représente un moment où ont lieu des débats pointus entre parlementaires sur un même thème, pendant une période plus ou moins longue, ce qui le différencie d’autres activités législatives comme la période de questions. Les membres qui étudient le projet de loi peuvent poser des questions sur son sens et ses conséquences. La personne qui représente le gouvernement et propose le projet de loi est appelée à en défendre le contenu et, plus largement, à l’expliquer à ses collègues. Ainsi, les échanges témoignent du sens donné à l’action publique par un gouvernement et par certains acteurs politiques au sein de l’État.

Cette analyse est exploratoire parce qu’elle est limitée à une infime portion du processus législatif. En plus des considérations pratiques, deux raisons centrales justifient cette limite. Premièrement, d’autres portions du processus devraient faire l’objet d’une analyse autonome en raison de leurs particularités. Par exemple, le processus de consultation mené par la Commission des relations avec les citoyens, étape préalable, était structuré comme un processus de consultations particulières et, donc, fonctionnait sur invitation. Bien que les intervenants avaient des points de vue diversifiés, il serait crucial de contextualiser les dynamiques d’inclusion et d’exclusion des participants à ce forum avant d’analyser leurs réactions au projet de loi. Deuxièmement, à l’époque, le gouvernement libéral détenait une majorité à l’Assemblée nationale et le système parlementaire québécois demeurait organisé autour du principe de la discipline de parti (Paquin 2011). Dans ces circonstances, les débats en chambre devraient être analysés en tenant compte de ces caractéristiques qui structurent la capacité des acteurs à s’exprimer.

Cet article se base sur l’analyse qualitative des transcriptions de « l’étude détaillée » du projet de loi 77. Entre le 23 février et le 17 mars 2016, sept séances ont été tenues dans le cadre de ce processus. La ministre de l’Immigration de l’époque, la libérale Kathleen Weil, présentait ce projet de loi. Les représentants de l’opposition ayant pris la parole dans le cadre du processus d’étude détaillée incluaient : Maka Kotto du Parti Québécois (PQ), Nathalie Roy et Simon Jolin-Barrette de la Coalition Avenir Québec (CAQ) et Amir Khadir de Québec Solidaire (QS). Les prises de paroles se sont limitées aux porte-paroles désignés par les partis et non à l’ensemble des élus participant à cette commission. L’analyse de ces débats ne vise pas à évaluer l’impact des questions et des propositions de l’opposition sur le contenu de la loi finalement adoptée. Elle a plutôt comme objectif de déceler la présence du paradigme migratoire de la mobilité dans le discours des élus. Pour ce faire, les transcriptions ont été analysées de façon inductive, dans le cadre temporel du déroulement des débats, qui suivent différents articles du projet de loi. Plus précisément, l’analyse portait sur deux éléments : 1) la position défendue par chacun des acteurs s’exprimant au cours du processus et 2) la justification de l’action publique et des réformes[4].

Le projet de loi 77

Dans le cadre des pouvoirs dévolus à la province en matière d’immigration, la Loi sur l’immigration au Québec (1968) est la pièce centrale habilitant l’État québécois à gérer l’immigration et l’intégration. Elle inclut des dispositions sur la sélection des immigrants, sur la planification de l’immigration ainsi que sur les politiques d’intégration. À titre de refonte, le projet de loi 77 compte plusieurs innovations, mais reprend également plusieurs dispositions de la loi précédente. Cette nouvelle législation inclut néanmoins plusieurs nouveautés qui affectent le processus d’élaboration des politiques, la sélection des immigrants ainsi que les programmes d’immigration de la province.

Les changements phares de cette loi incluent :

  • Un pouvoir habilitant la ministre responsable de l’immigration à créer des programmes pilotes d’immigration à durée déterminée;

  • Une reformulation des objectifs des programmes destinés aux immigrants (accueil, intégration et francisation) vers la pleine participation;

  • Un élargissement des compétences du Tribunal administratif du Québec pour le traitement de recours des ressortissants refusés dans la catégorie de l’immigration économique;

  • Un élargissement des mécanismes de gestion des demandes de sélection à titre permanent aux demandes d’immigration temporaire;

  • Un ensemble de nouvelles dispositions codifiant le rôle des employeurs dans la gestion du système d’immigration;

  • La mise en place d’un modèle de sélection basé sur les déclarations d’intérêt des candidats à l’immigration;

  • Un encadrement resserré des consultants en immigration, tant en matière de reconnaissance qu’en matière de vérification et de sanction;

  • Des nouvelles fonctions et responsabilités pour la ministre responsable, notamment en ce qui concerne le nouveau système de déclaration d’intérêt (Assemblée nationale du Québec 2016).

D’entrée de jeu, plusieurs éléments du projet de loi s’arriment avec les caractéristiques du paradigme de la mobilité. La nouvelle loi normalise de façon accrue l’immigration temporaire dans le cadre du régime d’immigration québécois et permet la création et l’élimination rapides de programmes en la matière. Elle multiplie aussi les catégories de candidats à l’immigration et entérine les employeurs en tant qu’acteurs légitimes dans la gestion du système d’immigration. Qui plus est, elle se concentre sur les questions liant l’immigration à l’avenir économique du Québec dans un contexte de mobilité et d’interconnexion, et ce, même dans le cadre du discours faisant de la participation l’objectif des programmes d’intégration.

La légitimation en action

La position des acteurs dans le processus

Ces changements devraient être analysés individuellement, surtout lorsqu’ils auront tous été mis en oeuvre. L’analyse de « l’étude détaillée » du projet de loi permet toutefois d’identifier les réactions et les justifications proposées au sujet de ces changements. La ministre Kathleen Weil, porteuse de la nouvelle loi, a précisé que l’action du Québec devait se moderniser face aux changements internationaux et face à ses propres dynamiques locales. Les thèmes de la souplesse et de l’efficacité de l’action de l’État sont centraux à l’ensemble de ses interventions, tout comme la position du Québec en tant que société qui doit rivaliser avec d’autres pays pour attirer les meilleurs immigrants. Bien qu’une partie des débats fasse référence aux questions d’intégration et de francisation, l’enthousiasme et l’attention de la ministre sont avant tout dirigés vers le modèle de déclaration d’intérêt. Kathleen Weil entame ses remarques préliminaires ainsi :

 […] il y a lieu de souligner que d’importants consensus se sont dégagés des auditions sur le projet de loi n° 77, c’est le cas notamment du pouvoir que le projet de loi vise à accorder en vue de mettre en place un système de sélection basé sur la déclaration d’intérêt. Des représentants des milieux d’affaires et municipaux sont venus réitérer le besoin de miser sur l’immigration internationale pour faire face aux raretés de main-d’oeuvre dans certains secteurs d’activité et certaines régions. Le modèle de la déclaration d’intérêt permettra au Québec de sélectionner en continu les personnes dont le profil est le plus apte à répondre à ces besoins, et qui présentent le plus grand potentiel d’intégration. Nous pourrons répondre plus rapidement aux besoins en temps réel

Weil, 23 février 2016, vol. 44, n° 46, 15 h 30

Ainsi, la réponse aux besoins exprimés par les acteurs économiques transparaît comme l’une des raisons premières de la refonte de l’action québécoise. Il ressort des discussions l’importance de répondre à ces besoins en continu, dans le cadre d’une économie connectée et en transformation constante. En effet, le thème des besoins en main-d’oeuvre et de la contribution de l’immigration à la prospérité du Québec teinte une large partie des interventions de la ministre dans le cadre de l’étude du projet de loi. Ses discours montrent que le système actuel d’immigration est lourd, embourbé et incapable de répondre aux divers besoins du Québec au jour le jour.

Un constat central ressort des débats et des questions posées par les acteurs de ce processus : une majorité des propositions de modernisation présentées dans ce projet de loi ne font pas l’objet de désaccords fondamentaux entre les parlementaires. Cela ne veut pas dire que l’harmonie règne durant ce processus d’étude détaillée. Au contraire, chaque parti d’opposition est campé sur sa position en ce qui concerne l’immigration au Québec et le rôle du gouvernement face à celle-ci. Le représentant du PQ, Maka Kotto, réitère dans ses interventions l’importance de l’intégration des immigrants (Kotto, 23 février 2016, vol. 44, n° 46, 15 h 50) et, en particulier, de leur intégration en français dans un cadre interculturel (Kotto, 15 mars 2016, vol. 44, n° 50, 16 h 30). Dans ses remarques préliminaires, le député remet également en question ce qu’il perçoit comme la lecture utilitariste centrale au projet de loi et aux discours du gouvernement libéral : « Il nous faut nous assurer que le projet de loi n°77, dans son articulation, considérera (sic) l’immigration de façon globale comme un projet de vie et non pas uniquement comme un simple instrument légal facilitant l’arrimage entre la main-d’oeuvre immigrante et les besoins tangibles du marché québécois » (Kotto, 23 février 2016, vol. 44, n° 46, 15 h 40). Les représentants de la CAQ qui participent au processus proposent de rendre la francisation et les cours d’intégration obligatoires pour tous les immigrants arrivant au Québec et demandent d’engager une réflexion sur les niveaux d’immigration (Jollin-Barette, 8 mars 2016, vol. 44, n° 47, 17 h 20; 15 mars 2016, vol. 44, n° 50). Le député de QS, quant à lui, critique le fait que la nouvelle approche propose une vision à court terme de l’intégration et des besoins du marché de l’emploi, et dénonce la diminution des budgets en intégration et en francisation (Khadir, 23 février 2016, vol. 44, n° 46, 16 h 00).

Au cours des sept séances étudiées, certains aspects du projet ont suscité des débats plutôt intenses, alors que d’autres ont été acceptés sans discussion. Le PQ a proposé un amendement à l’article 1, afin d’inclure la question de l’interculturalisme et de l’intégration sociale aux objets de la loi (15 mars 2016, vol. 44, n° 50). Des débats importants ont eu lieu à propos de la notion de « besoins » en immigration du Québec et du concept de « capacité » d’intégration, lié à l’article 3 sur la planification de l’immigration (8 mars 2016, vol. 44, n° 47). De même, plusieurs débats ont porté sur une proposition caquiste de soumettre les décisions sur les niveaux d’immigration à l’Assemblée nationale. De même, les pouvoirs conférés à la ministre dans le cadre du projet de loi ont fait l’objet de débats, sans toutefois mener à un amendement à ce sujet (8 mars 2016, vol. 44, n° 47).

Malgré les critiques formulées par différents interlocuteurs au cours du processus législatif, ces derniers ne remettent pas en question les innovations phares du projet de loi, en particulier la déclaration d’intérêt. En ce sens, le paradigme de la mobilité semble s’installer dans l’esprit des acteurs présents qui acceptent la nouvelle version du lien entre économie et immigration, malgré certaines critiques. Même la formalisation du rôle des acteurs économiques ainsi que la multiplication des programmes d’immigration temporaire reçoivent l’aval implicite des parlementaires qui étudient le projet de loi. Une partie de ces résultats peuvent s’expliquer par l’inégalité structurelle du processus législatif en présence d’un gouvernement majoritaire. Néanmoins, force est de constater la pénétration du paradigme migratoire de la mobilité comme grille de lecture chez l’ensemble des élus prenant part au processus. Cette grille de lecture, sans effacer les positions particulières de chaque parti, rend graduellement naturelle une certaine vision des processus migratoires (soit comme résultant de décisions individuelles prises en toute connaissance de cause). Plus encore, comme le démontre la section suivante, elle avalise un rôle particulier de l’État dans la gestion de l’immigration.

Vers une nouvelle légitimité

La présentation du projet de loi et les réponses de la ministre permettent de mieux concevoir la réaction de l’État face aux défis soulevés par le paradigme migratoire de la mobilité. D’entrée de jeu, Kathleen Weil présente le Québec comme une société traversée et affectée par la mobilité croissante. Dans ses remarques préliminaires, elle reconnaît la mobilité ainsi que les liens entre la croissance économique et les immigrants porteurs de capital humain :

Au cours des 50 dernières années, le monde a changé, et la société québécoise aussi. La mobilité internationale des travailleurs est en croissance, et ce phénomène n’est pas près de s’estomper. Les gens sont à la recherche des meilleurs endroits pour vivre et travailler. Dans le contexte d’une économie de plus en plus mondialisée, les grandes sociétés d’immigration se livrent à une chaude lutte pour attirer les meilleurs talents sur leur territoire. Le Québec ne fait pas exception

Weil, 23 février 2016, vol. 44, n° 46, 15 h 30

À cet égard, le projet de loi et, en particulier, ses modalités liées au système de déclaration d’intérêt sont présentés comme des moyens de moderniser l’approche de la province afin d’assurer un « arrimage avec les besoins du marché du travail ». Cette modernisation, aux dires de la ministre, est essentielle pour la survie de la province : « C’est vital, pour le gouvernement du Québec, d’avoir ces pouvoirs et d’être compétitif avec les autres sociétés d’immigration » (Weil, 8 mars 2016, vol. 44, n° 47, 17 h 20).

Dans le cadre du processus législatif, la ministre précise que le paradigme de la mobilité nécessite que le Québec mette en place une approche souple, moderne, rapide et efficace afin d’être concurrentiel pour attirer les meilleurs immigrants (Weil, 8 mars 2016, vol. 44, n° 47, 11 h 40). C’est par la mise en place de cette approche moderne que l’État sera en mesure de maintenir sa légitimité. L’objectif est de faire du Québec un réel agent de facilitation de la mobilité, au service de la croissance économique. Il ressort en effet des discours de la ministre et des débats en étude détaillée une tentative claire de repositionner l’État québécois face aux défis créés par le paradigme de la mobilité : son rôle est celui d’un agent de sélection efficace, capable d’appréhender les besoins des acteurs économiques en raison de sa centralité et de mettre en place des solutions techniques répondant à leurs intérêts. La « sélection efficace » des immigrants se distingue des approches préalables et représente l’avantage comparatif de l’État dans un contexte de mobilité globale. Cette stratégie de légitimation repose sur trois thèmes récurrents dans les propos de la ministre Weil.

Premièrement, la sélection efficace est présentée dans l’ensemble des interventions comme étant la clé de voûte de l’intégration, particulièrement lorsqu’il est question de la mise en place du système de déclaration d’intérêt. Weil déclare ainsi :

Le premier élément du projet de loi, qui est aussi la proposition la plus structurante, donne les pouvoirs de mettre en place un système de sélection basé sur la déclaration d’intérêt. Ainsi, parmi des personnes qui auront déclaré leur intérêt à s’installer au Québec, nous inviterons à présenter une demande formelle d’immigration seulement celles dont le profil est le plus apte à répondre aux besoins du Québec et à contribuer à sa prospérité. Ce système de sélection nous permettra donc de réaliser des gains d’efficacité, puisque nous allons examiner uniquement les demandes d’immigration des personnes invitées. Nous pourrons aussi faire des gains dans les délais de traitement des demandes d’immigration et permettre aux candidates et aux candidats sélectionnés d’arriver plus rapidement au Québec

Weil, 27 janvier 2016, vol. 44, n° 40, 9 h 40

Ainsi, un nouveau système de sélection dirigé par l’État, plus précis et plus à l’écoute des besoins économiques, devrait permettre l’intégration rapide des nouveaux arrivants, bien plus que les politiques d’intégration ou le travail de fond sur la société d’accueil. Le corollaire de ces déclarations est, bien entendu, le diagnostic selon lequel les ratées en matière d’intégration sont avant tout liées à une mauvaise sélection des immigrants par l’État dans le cadre d’une économie mobile.

Deuxièmement, concernant la déclaration d’intérêt, les propos de Kathleen Weil présentent l’intégration surtout en termes économiques. Bien que critiqué par les partis d’opposition, ce discours reste dominant chez la ministre. En discutant l’article 44 du projet de loi, elle résume :

Écoutez, c’est vraiment des critères très objectifs ici. C’est un système de sélection. […] Donc, il faut d’une part sélectionner des gens qui ont tout ce qu’il faut pour bien intégrer le marché du travail, parce que c’est là les obstacles, c’est vraiment le [marché du travail]. […] Donc, ce système nous permet d’aller beaucoup plus loin pour nous assurer que les gens ne soient pas déçus dans le nouveau projet de vie, leur projet de vie qu’ils ont choisi, c’est-à-dire de venir ici. L’expression « perspectives d’insertion professionnelle », c’est quand même assez pointu. Dans une certaine profession, est-ce que la personne aura par exemple... pourra avoir accès à une formation d’appoint dans son domaine? Si c’est impossible parce que ça n’existe pas, bon, ses perspectives – c’est un critère très objectif – ne seront pas bonnes. Alors, la politique vise à faire deux choses : réformer en profondeur notre façon de sélectionner avec des critères beaucoup plus pointus, régionalisés, mais aussi de travailler la participation, la pleine participation pour plusieurs raisons. Il y a beaucoup de gens qui sont arrivés depuis un certain temps qui souhaitent s’intégrer, puis c’est des gens très talentueux, qui ont des compétences et puis on ne veut pas gaspiller leurs talents. Ils sont déçus. Ils veulent contribuer, et souvent ce n’est pas à la hauteur de leurs compétences, et tout ça, donc il faut s’y adresser (sic)

Weil, 15 mars 2016, vol. 44, n° 50, 10 h 40

Bien que les questions d’intégration linguistique soient débattues, l’intégration économique et, plus particulièrement, la participation à l’économie par les immigrants sont présentées comme des domaines primordiaux sur lesquels l’État peut agir directement. De façon globale, même lorsqu’il est question de la langue, la ministre réitère une hiérarchie implicite où l’intégration économique et la sélection sont en haut de l’échelle :

Pour la question de la langue, on a aussi amené la vision moderne, c’est-à-dire moderne dans le sens de cette expression, dans les premiers articles, que l’immigration doit contribuer à la vitalité de la langue française et que la langue permet la participation pleine et entière. Donc, c’est ça qui est important. Le mot « intégration » est important, mais c’est cette participation qu’on souhaite, qui exige aussi, dans le rôle de ministre, de travailler avec les autres ministères, notamment le ministère de l’Emploi, le ministère de l’Éducation et d’autres ministères, pour nous assurer, comme gouvernement, que le gouvernement s’attarde à défoncer toutes les barrières. Alors, ça commence par une bonne sélection, mais ça ne s’arrête pas là, et, dans les fonctions du ministre, on le voit bien

Weil, 17 mars 2016, vol. 44, n° 52, 13 h 00

Troisièmement, la question de l’efficacité est centrale dans les interventions de la ministre et, plus largement, dans le cadre de l’étude du projet de loi. Généralement, la motivation première de la réforme est de permettre à l’État « de pouvoir agir rapidement » (Weil, 16 mars 2016, vol. 44, n° 51, 17 h 30) en matière d’immigration. En présentant le nouveau système de sélection, elle déclare :

Donc, il y a deux aspects à l’efficacité de ce système. C’est qu’on choisit des personnes qui sont destinées tout de suite au marché du travail. On a bien déterminé les besoins de façon régionalisée, mais aussi, la personne arrive rapidement, et, oui, le système est désigné pour que la personne arrive, parce qu’ils sont sélectionnés rapidement. On n’a pas d’inventaire. On n’est pas en train de (sic) : premier arrivé, servi. Écoutez, c’est des inventaires importants. Alors, avant que la personne ait son dossier traité, c’est très long. Alors, dans ce cas-ci, c’est très rapide, une fois qu’on a identifié la personne. On leur demande aussi de déposer leur candidature dans une banque. Ceux qui ont une offre d’emploi, comme actuellement, ils sont choisis, évidemment, ils sont sélectionnés rapidement. Donc, c’est tous ces éléments-là. Donc, évidemment, oui, la rapidité est dans la nature même de cette technique, cette stratégie de sélection, qui est la déclaration d’intérêt

Weil, 10 mars 2016, vol. 44, n° 49, 12 h 50

L’efficacité repose également sur les pouvoirs augmentés de la ministre et sur les possibilités d’expérimentation en matière de programmes. Cet accroissement des pouvoirs exécutifs est lié explicitement à la mobilité internationale. En décrivant encore une fois l’approche nouvelle de la province, la ministre réitère la position de l’État québécois face à cette mobilité :

Et il y a aussi la nature même d’un marché du travail qui est changeant, des circonstances changeantes, des réalités à l’échelle mondiale changeantes, donc l’environnement dans lequel l’immigration fonctionne, la mobilité des gens, la mobilité de la main-d’oeuvre font en sorte qu’on doit agir rapidement

Weil, 16 mars 2016, vol. 44, n° 51, 17 h 49

Par conséquent, les mécanismes de sélection de l’État doivent être extrêmement malléables, en particulier pour le ministre responsable, afin de « préserver […] la fluidité, [la] rapidité [et la] flexibilité du système ». (Weil, 9 mars 2016, vol. 44, n° 48, 15 h 10). Dans l’ensemble des débats, l’objectif même des réformes est souvent de permettre à l’État de mettre en oeuvre des ajustements constants aux dynamiques contextuelles, qu’elles proviennent de changements dans les politiques fédérales ou de modifications de l’offre et de la demande de travailleurs. Selon la ministre, les réformes contenues dans le projet de loi rendraient l’État plus apte à faciliter la mobilité que les acteurs économiques eux-mêmes, bien qu’en collaboration avec eux.

Devant cette nouvelle conception de l’immigration et de son lien avec l’économie, l’État québécois se positionne comme acteur légitime, en devenant l’interface responsable de la sélection efficace des immigrants. Avec des pouvoirs accrus, la ministre Weil propose que les fonctions d’accumulation économique de l’État soient desservies par des mécanismes de sélection rapides qui assurent une meilleure participation des immigrants à la croissance de l’économie.

Conclusion

Cette analyse exploratoire identifie des indices significatifs de l’influence croissante du paradigme migratoire de la mobilité au Québec. Dans le cadre du projet de loi 77, les débats des élus montrent une utilisation implicite des idées centrales de ce nouveau modèle. Ainsi, bien que critiques des propositions du gouvernement, les partis d’opposition en viennent à intégrer plusieurs des postulats du paradigme : l’immigration comme mobilité, la concurrence entre États pour attirer des immigrants, la place grandissante des acteurs économiques dans la gestion de l’immigration et l’importance de mécanismes souples pour l’action gouvernementale. Poser un regard particulier sur les discours de la ministre dévoile le travail de légitimation central à ce projet de loi. En particulier, l’analyse note la présence de la solution de la « sélection efficace » des immigrants dans des discours sur le sens et sur les objectifs du projet de loi. Par cette sélection, l’État se positionne comme acteur central en matière d’immigration et prouve sa légitimité en assurant les conditions de la croissance économique grâce à de nouvelles formes de facilitation des mobilités. La montée en puissance de ce paradigme montre que les objectifs économiques demeurent centraux à la politique d’immigration au Québec, et ce, malgré la présence d’un parti luttant pour la baisse du nombre d’immigrants à admettre et malgré les débats sur l’identité québécoise. Plus encore, elle montre qu’il existe plusieurs déclinaisons de l’approche utilitariste qui caractérisent l’action publique contemporaine du Québec en matière d’immigration et d’intégration.

Alors que le Québec poursuit la modernisation de son système d’immigration, il importe de souligner que la solution de la « sélection efficace » n’est pas une panacée et qu’elle doit être analysée de façon critique. Toujours dans le cadre d’une approche utilitariste, ce discours continue de présenter l’intégration comme un processus économique auquel les dynamiques sociales sont subordonnées. Dans ce cadre, l’intégration d’une personne devrait être assurée à moyen et à long terme, dans la mesure où elle arrive à se trouver un emploi. Ce diagnostic n’est pas entièrement erroné; l’intégration économique représente le principal défi à relever pour la majorité des immigrants au Québec. Par ailleurs, les déficits de participation ainsi que la sous-utilisation des ressources humaines liées à l’immigration ont des conséquences importantes. Toutefois, en soutenant la primauté de la « sélection efficace » comme la solution à ces problèmes, les discours ancrés dans le paradigme migratoire de la mobilité risquent de permettre à l’État de se dédouaner et de libérer la société d’accueil de ses responsabilités en matière d’intégration. En soutenant l’idée d’une sélection efficace qui tient compte des besoins exprimés par les acteurs économiques, il pourra devenir encore plus difficile d’expliquer les ratées en matière de participation par des facteurs autres que les limites et les manquements des individus. À court, à moyen et à long terme, cela pourra aussi rendre encore plus difficile l’expression des doléances des immigrants dans la sphère publique québécoise ainsi que les tentatives de transformer les conditions à la base de dynamiques d’exclusion sociale, économique et culturelle au Québec.