Corps de l’article

En 2015, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) et les Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) déploraient les conditions de vie difficiles d’enfants et de jeunes vivant l’exil à travers le monde et indiquaient qu’il s’agissait d’une des crises migratoires les plus importantes des cinquante dernières années en matière de migration forcée (Decaux 2017 ; UNICEF 2016). Pour sa part, le Canada s’affiche mondialement comme un acteur important dans l’accueil et la réinstallation de réfugiés. L’afflux massif de familles réfugiées et d’autres immigrants de catégorie humanitaire dans le monde exige de repenser notre accueil et nos façons d’envisager leur situation et leur réalité. Derrière les parcours migratoires, souvent hétérogènes et rarement linéaires, se trouve une histoire complexe propre à chaque famille, à chaque jeune. Chacune des expériences vécues contribue à la reconstruction identitaire des individus. Les sociétés d’accueil doivent composer avec cette diversité migratoire marquée par une diversité linguistique, religieuse et ethnoculturelle. Le système éducatif doit maintenant tenir compte de cette diversité et de cette nouvelle réalité et accueillir la voix de tous ceux qui le fréquentent. L’école occupe effectivement une place importante dans les processus d’intégration et de formation identitaire des jeunes, ce qui est d’autant plus vrai dans le cas de ceux qui ont vécu l’exil.

Depuis plusieurs années, au Québec, les mouvements migratoires touchent directement le secteur de l’éducation et suscitent de nouvelles réflexions. Les enjeux de l’immigration humanitaire font l’objet de nombreuses publications, mais des questionnements demeurent au sujet du vécu scolaire et de la dimension identitaire des élèves au statut de réfugié dans les écoles de niveaux secondaire et postsecondaire (Steinbach et al. 2015). La voix de ces jeunes, maintenant réinstallés au Québec, reste encore peu entendue. Afin de mieux comprendre leur projet identitaire et leurs parcours migratoire et scolaire, notre intention est d’explorer et de documenter les enjeux identitaires que vivent ces jeunes à travers un atelier participatif qui a mené à des activités créatrices portant sur leur vécu et visant l’accueil de leur voix.

Cet article s’attarde à la question suivante : comment la construction identitaire de jeunes ayant vécu l’exil est-elle exprimée dans un récit numérique portant sur leurs parcours migratoire et scolaire ? Tout d’abord, une mise en contexte de l’immigration au cours de la période de l’adolescence est présentée. Ensuite, les éléments centraux des cadres conceptuel et méthodologique de l’étude seront exposés. Cinq jeunes d’origine mexicaine, installés au Québec depuis quelques années, ont participé à un atelier de création de récits numériques basé sur leur vécu migratoire et scolaire. Cet article présente une partie des résultats obtenus pour trois d’entre eux, suivis d’une discussion permettant une interprétation ainsi qu’un regard réflexif.

Mise en contexte : adolescence, exil et questions identitaires

L’immigration, dans un contexte d’exil, est un processus qui comporte son lot d’épreuves, peu importe l’âge auquel il survient. Toutefois, cet événement conjugué à la période de changements et de transitions importants qu’occasionne le passage de l’enfance vers l’âge adulte présente ses propres défis. Cette période de développement, qui ne doit pas être vue systématiquement comme la manifestation d’une crise, engendre des situations d’ajustements et de ruptures à certains moments où se croisent différents agents de socialisation (Cloutier et Drapeau 2008 ; Galland 1996 ; Piron 1993). Le jeune est confronté à de nouvelles expériences et enrichi par celles-ci, comme celles rencontrées à travers les phases migratoires et l’intégration au milieu scolaire. Les réaménagements qui sous-tendent cette période et la migration en contexte d’exil peuvent mener à des questionnements identitaires de toutes sortes.

L’adolescence peut être évoquée comme un entre-deux, où le jeune s’initie à de nouvelles responsabilités sans être totalement autonome, tisse et consolide des réseaux sociaux tout en s’efforçant de trouver ses repères identitaires. Au sein de plusieurs familles issues de l’immigration, au cours des phases migratoires, les jeunes doivent assumer de nouvelles tâches, composer avec des rapports familiaux qui exigent des accommodations au niveau du rôle de chacun et de leur nouveau statut social en tant que réfugié, et ce, tout en s’adaptant au passage de l’enfance à l’âge adulte (Vatz Laaroussi 2009). Des études révèlent que le processus migratoire durant l’adolescence présente des défis particuliers, des situations d’adversité marquantes et des risques de conflit identitaire prononcés (Bahi et Piquemal 2013 ; Bouche-Florin et al. 2007 ; Hart 2009). Dans le secteur de l’éducation, les données au Québec sont encore limitées et ne permettent pas de dresser un portrait approfondi des adolescents et des jeunes adultes ayant le statut de réfugié et de rendre compte des enjeux identitaires auxquels ils font face. Néanmoins, à l’échelle internationale, des travaux ont dégagé des profils scolaires caractérisés notamment par des retards et des échecs scolaires majeurs ainsi que de problèmes d’adaptation divers (Bash et Zezlina-Philips 2006 ; Hart 2009). En plus des difficultés de rendement académique, les liens rompus ou ébranlés entre l’école et la famille peuvent affecter l’expérience scolaire du jeune.

Les raisons poussant certaines familles à l’exil peuvent s’inscrire dans un passé douloureux marqué, par exemple, par les atrocités de la violence organisée. Les traumatismes qui résultent – à un moment ou à un autre – de l’histoire prémigratoire peuvent laisser des séquelles qui affectent et participent à la construction et à la reconstruction identitaires (Papazian-Zohrabian 2013). Bien que des tensions identitaires puissent survenir chez tous les jeunes, d’origine immigrante ou non, le contexte d’exil peut soulever des enjeux particuliers et mener à un ébranlement identitaire très fort. Ces jeunes sont susceptibles de vivre des perturbations affectives et sont identifiés comme plus à risque que les autres de manifester des problèmes psychosociaux, avant comme après leur arrivée dans le pays d’accueil (Hart 2009). « Les enfants victimes de persécution, de la guerre, de violence ou les enfants qui ont perdu des membres de leur famille ou qui ont subi des traumatismes dans leur pays d’origine ou pendant la migration sont plus susceptibles de souffrir du syndrome de stress post-traumatique » (Van Ngo et Schleifer 2005 : 33). Les épreuves prémigratoires, les ruptures imposées, réelles ou symboliques, et les différentes pertes de repères juxtaposées aux restructurations familiales peuvent s’inscrire dans la construction et la reconstruction identitaires. Cependant, des tuteurs de résilience peuvent grandement contribuer au processus de reconstruction identitaire. Ces tuteurs jouent un rôle de soutien et de réconfort et agissent comme catalyseurs de changements ou de stratégies positives de réadaptation devant l’adversité. Il peut s’agir, par exemple, des composantes de l’histoire du jeune et de sa famille, ses aspirations ou des ressources issues de son bagage socioculturel. Malgré les conditions pré- et postmigratoires défavorables que peuvent vivre les jeunes, l’école peut s’avérer un lieu d’ancrage à la fois dans leur projet d’intégration et leur construction identitaire, celle-ci permettant de mobiliser des tuteurs de résilience (Bahi et Piquemal 2013 ; Papazian-Zohrabian 2016). Le milieu scolaire peut ainsi devenir un espace important dans le processus de construction identitaire puisqu’il joue un rôle fondamental comme agent de socialisation, d’intégration et de réparation. Pour plusieurs, « […] l’école devient le pilier de la résilience des familles réfugiées, qui font reposer tous leurs espoirs sur la scolarisation des enfants dans le pays d’accueil » (Vatz Laaroussi 2016 : 2).

Aspects méthodologiques

L’étude est basée sur des méthodes de collecte de données et d’analyse qualitatives. Un groupe de jeunes d’origine mexicaine ayant le statut de réfugié a participé à un atelier de création de récit numérique animé par la chercheuse et faisant partie intégrante du projet de recherche. Normalement d’une durée de trois à cinq minutes, le récit numérique est un produit multimodal qui expose une histoire sur support vidéo en alliant divers modes, comme l’image fixe, l’image en mouvement, la musique, la voix, le texte écrit, etc. (Lambert 2006). Les exercices autour de la narration, dont l’exploitation du récit numérique, occupaient une place centrale dans ce projet. Inscrit dans une approche participative engageant directement ces jeunes dans le déroulement de la collecte de données, l’atelier proposait des activités de création et d’expression sur l’identité, la migration et l’école. Des données variées ont été recueillies, telles qu’un autoportrait sur une affiche, produit par collage d’images et de textes provenant de diverses publications, un scénarimage, servant de plan visuel à l’élaboration de l’histoire du récit numérique, des textes tirés d’exercices d’écriture spontanée, pour rédiger de courtes versions de l’histoire du récit numérique, et ce, dans la langue de leur choix, etc. Ces activités proposaient aux jeunes une façon d’articuler des questions identitaires en apposant des mots et des images sur un concept parfois abstrait et offraient un moyen de suivre les étapes de la démarche ayant mené à la production de leur récit numérique. Par ailleurs, nous nous sommes appuyée sur ce matériel pour analyser le contenu des récits numériques. Lors de l’atelier, nous avons procédé à une observation directe jumelée à une prise de notes et à une captation vidéo pour les besoins de la recherche. Outre les données issues de l’atelier, deux entrevues semi-dirigées individuelles et une en groupe de discussion ont été réalisées. Durant les entrevues, en plus des thématiques guidant les questions, un exercice appelé « ligne du temps » a permis aux répondants de s’exprimer sur leurs expériences pré- et postmigratoires en abordant à la fois les défis et les accomplissements. Grâce aux données recueillies, un portrait de chaque jeune a pu être dressé, situant à la fois des repères importants de son vécu scolaire et des phases pré- et postmigratoire, ainsi que la manière dont les enjeux identitaires se sont manifestés.

L’atelier, étalé sur six mois, se divisait en étapes où des rencontres ponctuelles individuelles, en groupe ou en dyade avaient lieu afin d’alimenter la création du récit numérique. Suite à la décision des jeunes, le récit numérique s’est fait individuellement. Au fil des rencontres, nous avons instauré des temps d’échanges sur la manière dont le projet prendrait forme. Nous avons formulé une question avec les participants pour guider la réalisation de leur récit : comment me représenter en tant que jeune élève réfugié, en moins de dix minutes, en utilisant divers modes sur support numérique vidéo ? L’atelier et toutes les étapes de la collecte de données se sont déroulés auprès de cinq jeunes recrutés dans un groupe de discussion informel hors scolaire. La petite taille du groupe, qui aurait pu présenter une limite, s’est plutôt avérée un point positif, car un climat de confiance s’est rapidement établi entre les participants et a permis un accompagnement soutenu et adapté à chacun. Aussi, notons que certains jeunes étaient issus de la même famille. Malgré tout, les cinq jeunes ont raconté des histoires riches et denses et des vécus singuliers. En fait, les relations de fratrie nous ont permis de déceler des enjeux identitaires distincts dépassant l’expérience prémigratoire partagée. Le tableau suivant résume quelques informations sur les participants.

Tableau 1

Participants : informations en 2014

Participants : informations en 2014

*CEA : Centre d’éducation des adultes

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Les données suivantes ont été retenues aux fins d’analyse : les transcriptions verbatim des entrevues et du groupe de discussion, le contenu de nos notes et des enregistrements des rencontres avec les jeunes lors de l’atelier, les archives des jeunes, dont un cahier de notes permettant de documenter leur démarche de création du récit numérique et le produit final du récit numérique. Dans ce contexte de recherche, la démarche créative fait appel à l’enchaînement plus ou moins linéaire d’étapes menant à la réalisation du récit numérique dans le temps et l’espace donné, c’est-à-dire celui de l’atelier participatif (de la Durantaye 2012). Autrement dit, l’intérêt a été de récolter les archives qui révèlent les multiples idées transcrites et enregistrées lors des rencontres avec les jeunes jusqu’à la finalisation du récit numérique. Dans cet article, c’est à partir de ce corpus, et plus spécifiquement du récit numérique, qu’une partie des résultats est présentée. L’analyse des données s’est effectuée en plusieurs temps, d’abord afin d’organiser, puis de réduire les données. Par une démarche itérative, nous avons mené une analyse narrative du contenu des données provenant des verbatim, des notes et des enregistrements des rencontres. Par la suite, nous avons effectué une analyse des récits numériques des jeunes à partir des archives tirées de l’atelier, de leurs productions numériques, du groupe de discussion et d’une partie des entrevues individuelles consacrée à l’interprétation du récit numérique par le jeune lui-même. Au moment du traitement et de l’analyse des données relatives au récit numérique, nous avons procédé à un découpage séquentiel en recensant les modes utilisés (image, texte, voix, musique, etc.) pour examiner les unités de sens. Durant ce procédé, nous avons ressorti des éléments significatifs précis. Cependant, il a également fallu tenir compte des interactions entre les données pour mieux déceler les réseaux de sens, ceux-ci nous permettant par la suite de faire une nouvelle lecture. Dans le cadre de ce projet, les questions à propos du récit numérique tournaient autour du contenu visuel final et de la démarche derrière son histoire. Nous nous sommes intéressée aux décisions finales quant aux modes sélectionnés, mais aussi sur ce que les jeunes ont choisi de rejeter ou d’exclure en cours de route.

Quelques balises théoriques

La construction identitaire comme processus

Le projet de recherche se situe dans un cadre interprétativiste, à l’intérieur d’un atelier participatif. Trois concepts sous-tendent le cadre : l’identité, la narration et la multimodalité.

De nombreuses perspectives permettent d’explorer le concept d’identité. Le fondement conceptuel de l’identité adopté dans cet article est guidé par le postulat que les identités sont flexibles et qu’elles sont modulées par les interactions socioculturelles, par la perception de son propre positionnement face à l’autre et par de l’auto-identification, et ce, à travers le temps et l’histoire (Crafter et de Abreu 2010 ; Nasir et Saxe 2003). Plus spécifiquement, la conceptualisation que nous privilégions prend pour modèle la théorie de Holland et al. (1998). Ancré dans une approche socio-historico-culturelle, ce modèle théorique permet d’examiner la construction identitaire comme un processus jamais achevé et en rapport dialectique avec l’environnement et l’histoire. Les travaux de Holland et al. (ibid.) sont orientés vers une vision dynamique de la construction identitaire. L’usage des termes « construction » et « reconstruction identitaire » est préféré à celui du terme « identité » pour comprendre la notion comme étant un processus et non un objet conceptuel figé. La compréhension de la construction identitaire implique la vue d’ensemble qu’a – et que construit – le jeune de son passé, de son présent et de son futur. La notion d’agentivité est donc importante. Celle-ci est relative à la capacité d’action du jeune et à son influence sur son environnement et rejoint les concepts de construction et de reconstruction identitaires, renvoyant à la fois aux ressources mobilisées par le jeune et à la manière dont il appréhende ses capacités d’agir dans son environnement. À travers les exercices narratifs réalisés en atelier participatif, le regard est porté sur la façon dont les participants expriment comment ils se représentent et où ils se positionnent en tant qu’élèves ayant vécu l’exil. Nous nous intéressons à leur manière d’exprimer leur vision de la situation à partir de leurs cultures d’origine et d’accueil, en se penchant à la fois sur leurs parcours scolaire et migratoire et sur leur conception de leur statut migratoire, et à la façon dont ces récits illustrent et s’enchevêtrent dans leur construction identitaire. Dans cette conceptualisation de l’identité, trois dimensions interreliées sont principalement visées : les mondes figurés, le positionnement et la construction de soi (traduction libre de self-authoring).

Les « mondes figurés », également appelés mondes imaginaires, virtuels ou culturels, sont des représentations dynamiques et symboliques de chacun (Holland et al. 1998). Essentiellement, ce sont des cadres de référence définis par les phénomènes historiques et culturels perçus ou vécus et par des systèmes de signification situés dans le temps et dans l’espace. Les « mondes figurés » sont établis socialement, sans être figés, et reproduits au fil du temps. Ils catégorisent les gens en les reliant à des positions sociales et à des actions (Chang 2013 ; Holland et al. 1998). Les individus sont catégorisés et apprennent à se lier les uns aux autres de différentes façons, selon le contexte et les étiquettes sociales. Les mondes figurés sont étroitement liés au positionnement identitaire qui réfère à la place où se situe le jeune en lien avec l’appartenance à un groupe ou à une catégorie et à son identification. Il témoigne d’actes d’assignation par la société, mais peut aussi se manifester par un sentiment d’affinité ou d’affiliation à un groupe. La construction identitaire est teintée par la façon dont nous sommes positionnés, en tant qu’individus dans la société, à l’intérieur des différentes relations et structures sociales. Le positionnement émerge et prend forme dans les relations de pouvoir, les titres ou les affiliations attribuées, héritées et affirmées à travers notre rapport avec l’autre. Au fil du temps, par les interactions et les institutions de la société, la personne se trouve positionnée (Holland et al. 1998). Le positionnement peut être imposé ou non, accepté ou rejeté, et incite à l’action. Ainsi, l’âge, le genre ou le statut migratoire peuvent influencer le processus de construction identitaire. De plus, la construction de soi constitue une dimension importante de la construction identitaire puisqu’elle permet de comprendre le processus comme intrinsèquement lié à l’individu, où le jeune est actif et non passif. Autrement dit, bien que l’identité ne soit pas socialement neutre, elle repose sur l’agentivité et sur la représentation que le jeune a de ses mondes figurés et de son positionnement. La capacité du jeune à se projeter dans l’avenir et ses perspectives d’action s’inscrivent dans sa construction et sa reconstruction identitaires. Bref, la construction identitaire ne s’interrompt jamais et prend forme selon les outils et les ressources disponibles, transformés, mobilisés ou rejetés. La construction de soi permet d’envisager l’identité comme un travail d’interprétation et de participation entre ce qui est offert et ce qui ne l’est pas, dans différents contextes.

La narration et la multimodalité

La narration est une voie d’accès à l’identité et aux processus menant à la construction et à la reconstruction identitaires. Ainsi, elle est à la fois l’objet et l’approche pour comprendre l’identité. Une interrelation intime réside entre la narration et l’identité (Ricoeur 1990) et celle-ci peut s’intensifier durant l’adolescence (Halverson et al. 2009). Cette période de transition identitaire peut être positivement alimentée par différents procédés narratifs. En mettant en valeur l’appropriation des histoires et la réflexion de soi face à l’autre, la narration permet au jeune de se situer, de comprendre ses conditions sociales et les enjeux reliés à son statut migratoire et d’attribuer un sens à son vécu. Malgré cette connexion étroite entre l’identité et la narration, le récit n’est pas une représentation exacte du vécu ni une reproduction de soi, mais un chemin pour mieux comprendre l’expérience humaine (Ricoeur 1990), où entrent en jeu des symboles et des normes ancrés dans la vie du jeune. Dans le récit, les éléments choisis ou rejetés témoignent des cadres de référence du jeune ainsi que de sa place dans la société et de la manière avec laquelle il donne un sens à son histoire. Le concept de narration peut présenter plusieurs points d’intérêt, suivant l’angle et la finalité, et devenir une extension de l’identité en s’intéressant tant au processus (l’action de se raconter) qu’au produit (le récit) (Rachédi 2008 ; Soulier 2006). Le récit devient alors une mise en scène et une performance de soi ainsi qu’un outil pour faire entendre sa voix et pour donner progressivement un sens à un vécu quelquefois très confus (Rachédi 2008).

Dans un contexte de production narrative, la trace laissée permet un assemblage de rendus ou de « textes identitaires ». Ceux-ci peuvent prendre toutes sortes de formes (multimodales) afin de considérer les ressources culturelles et linguistiques (Cummins et Early 2011). Dans cet article, le terme « multimodalité » est employé pour désigner la construction de sens et d’un message à l’aide de divers modes sémiotiques, autorisant une pluralité dans la manière d’accueillir la voix des jeunes (Boutin 2012). Le récit numérique, grâce à la juxtaposition et au choix des modes utilisés, devient un outil narratif multimodal. L’intérêt est de considérer les ressources et les modes mobilisés au fur et à mesure que les jeunes racontent leur histoire et, ce faisant, comment ils attribuent un sens à leurs parcours dans un contexte d’exil. Le récit numérique peut être compris comme une combinaison ou un produit de significations ainsi qu’une performance identitaire accueillant la voix du jeune dans son unicité (McKenzie et Bieler 2016).

Les résultats

Comme susmentionné, nous avons procédé à une analyse des récits numériques en décortiquant et en détaillant les modes utilisés ainsi que les thématiques abordées, puis en produisant une transcription de la narration et des titres. Le tableau suivant offre un sommaire des contenus et des sujets traités dans les productions finales des participantes pour chacun de trois récits numériques qui feront l’objet de l’analyse des résultats dans cet article. À cet effet, soulignons que les résultats font état à la fois des récits numériques et des archives menant à leur création.

Tableau 2

Récits numériques (RN) de trois jeunes

Récits numériques (RN) de trois jeunes

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Vécu scolaire au Québec : un espace marqué par les défis

Les trois participantes ont pour point commun la fréquentation d’un centre d’éducation aux adultes (CEA) au Québec lors de leur participation à l’atelier de création de récit numérique. Étant donné leur âge (plus de 16 ans) et leur statut migratoire, elles ont été orientées vers le secteur d’éducation aux adultes. Bien que ces participantes aient déjà obtenu leur diplôme d’études secondaires au Mexique – ou étaient sur le point de l’obtenir –, elles devaient, en plus de la francisation, reprendre plusieurs cours afin d’obtenir leur diplôme au Québec. Ce parcours scolaire postmigratoire singulier – le passage en CEA – a largement teinté leur récit. Leur cheminement, leur appréciation et leur motivation scolaires postmigratoires se sont distingués de ceux des jeunes fréquentant l’école secondaire sur une plus longue période. À travers leur récit, elles révèlent entre autres que l’entrée dans ce système scolaire a compliqué l’accessibilité aux études collégiales. Ces jeunes ont relaté des expériences pénibles, des décalages importants dans leur cheminement scolaire, des sentiments de ralentissement et d’impuissance vis-à-vis leur propre parcours scolaire et leur futur ainsi qu’une difficulté à recréer des réseaux sociaux solides depuis leur arrivée. Le système des CEA, qui amène les jeunes à se déplacer loin de leur quartier et à changer d’institution scolaire plus souvent que ceux fréquentant l’école secondaire, s’est révélé un milieu nettement désavantageux dans certains cas, et loin de leurs mondes figurés de l’école. Les liens sociaux instaurés se trouvaient fragilisés : les contacts entre les élèves étant surtout sporadiques, en raison du caractère individualisé des CEA, les relations sont difficiles à maintenir.

Pour ces jeunes, les nouveaux défis scolaires ont été étroitement liés à leur situation migratoire et, surtout, à leur statut de réfugié. À plusieurs reprises, Rosa, l’une des participantes, relate les nouveaux défis scolaires dans un cadre inconnu. Dans l’extrait suivant, tiré du récit numérique en narration hors champ, elle lie par ailleurs ses expériences scolaires postmigratoires à sa situation migratoire, qu’elle conçoit par moment comme une responsabilité de réussite : « il faut prendre cette chance d’être ici, dans un autre pays, prendre cette opportunité et continuer nos projets… ça m’a pris deux ans pour continuer, deux ans pour le français, pour étudier, c’est un peu décourageant, mais c’est une grande opportunité ». Au moment du visionnement de son récit numérique, lors des entretiens individuels, elle réitère : « ça m’a pris beaucoup, beaucoup de temps […] j’ai perdu quoi, cinq ans, ouf. Oui, je pense que c’était ça le plus difficile ». Au cours des rencontres, cette jeune a exprimé sa lutte constante pour surmonter les discontinuités apparentes entre son parcours scolaire au Mexique, où elle réussissait bien, et son parcours au Québec, qui lui semblait moins marqué par la réussite, et pour trouver sa place dans ce nouveau système d’éducation.

À leur manière, les trois participantes ont évoqué un accès plus restreint à des ressources éducatives et sociales comparativement à celui de leurs amis inscrits dans une école secondaire. Ce cheminement, qui s’est avéré assez long, a semblé faire ombrage à leurs acquis scolaires au Mexique. Une autre participante a exposé, dans son récit numérique et au cours de sa réalisation, la manière dont le regard porté sur ses retards scolaires, notamment en francisation, affectait la perception de ce qu’elle avait appris et de ce qu’elle était dans son pays d’origine. Plutôt que d’être envisagée comme une occasion d’effectuer des études adaptées à leurs besoins, l’intégration dans le secteur d’éducation aux adultes leur apparaissait plutôt comme un espace mettant en évidence leur insuffisance scolaire, renforçant ainsi leur sentiment de décalage. Les jeunes ont insisté sur le délai (la lenteur) entre le moment d’entrer dans ce type d’établissement scolaire et l’obtention du diplôme et sur le fait de se sentir à l’écart. Néanmoins, avec le recul et au cours de la réalisation de leur récit numérique, ces jeunes ont exprimé leur sentiment de fierté en reconnaissant avoir traversé plusieurs épreuves tout en apprenant une nouvelle langue dans un nouveau pays.

Mettre en scène les silences et les enjeux affectifs

Pour ces jeunes, la question de l’exil demeure taboue, même des années après leur arrivée. Il y a, selon eux, peu d’occasions pour la verbaliser et peu d’occasions pour que leur vécu soit entendu. Au fil des rencontres, dans le cadre de l’atelier et directement dans le récit numérique de certains jeunes, le silence, parfois forcé parfois choisi, tient une place particulière. Au cours de l’écriture de leur histoire, pour le récit numérique, des jeunes ont mentionné le sentiment de sécurité qu’apporte le silence, qui devient un moyen de survie pour toute la famille durant les phases prémigratoire et migratoire. Ce mutisme, loin de se borner au passé migratoire, peut s’étendre à la phase postmigratoire, jusqu’à faire partie des dynamiques familiales. Parce que le sujet de l’exil est associé à la recherche de stabilité pour la famille, et que le silence a fait partie des mondes figurés du processus migratoire et de l’état de sécurité, celui-ci s’installe dans les dynamiques familiales et demeure même longtemps après leur exil.

L’absence des mots comme « exil », « départ forcé », « déracinement » ou « réfugié » dans la narration parlée des récits numériques nous rappelle le poids du silence. Lina-Maria était si réticente à exprimer le contexte migratoire du départ forcé qu’elle a décidé de retirer les allusions s’y référant dans la version finale de son récit numérique. Celui-ci laisse surtout la place à quelques marqueurs identitaires reliés à son pays d’origine, de façon générale, et à son entourage présent. Dans le cas de cette jeune, l’apprentissage d’une nouvelle langue, en l’occurrence le français, a été difficile et marquait sa démarche créative. L’extrait suivant, qui fait référence à cette participante, est tiré de nos notes au cours de l’atelier :

Après quelques séances à travailler sur son récit numérique, elle a convenu de n’utiliser que des photos et parfois sa voix [au lieu de faire une entrevue avec sa soeur comme elle l’avait dit auparavant], comme support narratif, en ajoutant des titres et une chanson […] Elle a hésité toutefois à faire la narration. Elle a dit qu’elle ne voulait plus de narration (voix), qu’elle ne savait plus quoi dire et n’aimait pas sa voix…

Durant une des entrevues, cette jeune a souligné comment la francisation a été un défi de taille et a freiné sa prise de parole et sa socialisation : « le français c’était le plus difficile ici […] j’essaie, mais je suis trop gênée et pis en plus quand je parle, y’a des gens qui me disent “quoi ? !” et moi je déteste […] Là je ne peux pas, je peux plus. Quand on me pose des questions en français, je ne réponds pas. »

Pour d’autres, l’utilisation d’une trame sonore faisant référence à la situation des familles réfugiées ou d’images médiatisées symbolisant les scènes de violences au Mexique a permis d’exprimer le parcours migratoire et la charge émotive de l’exil. Par ailleurs, ces images contrastaient avec d’autres images choisies dans le récit numérique pour représenter le pays d’origine. En effet, une participante a intégré quelques photos de plage et de parcs publics de sa ville natale au Mexique appuyées du texte suivant : « je devais alors faire mes adieux au Mexique, pour aller au Canada. » Une autre participante explique son choix quant à la chanson qui ponctuait son récit numérique :

C’est une chanson qui parle des immigrants, mais aux États-Unis, les Mexicains qui vont aux États-Unis qui traversent la frontière et ça ressemble à ce que j’ai vécu. […] C’est sûr que je suis venue en avion pis avec des papiers et des choses quand même, mais je pense que c’est quand même difficile comme pour eux. […] Parce que la chanson dit : « il prend ses valises pis sans savoir où il va dormir, où il va rester… » C’est à peu près la même chose.

Discussion

D’une part, le cadre participatif en vue d’accueillir la voix de ces jeunes a fait ressortir l’hétérogénéité des histoires. D’autre part, le récit numérique, forme narrative favorisant une création très personnelle, a mis en lumière l’unicité de chaque jeune en introduisant des nuances sur leurs réalités et sur leurs enjeux identitaires, ayant au premier coup d’oeil une trajectoire migratoire plutôt semblable. Toutefois, un constat s’est dégagé au sujet du vécu scolaire des trois participantes inscrites en CEA. Pour ces jeunes, leur identité d’élève a été bousculée à quelques reprises. Leur phase postmigratoire a laissé paraître des formes d’ajustement pour pallier les pertes, éducationnelles et sociales, dans leur milieu scolaire, mais ces jeunes se sont dites marquées par ce passage dans le secteur d’éducation particulier des CEA. Ces jeunes ont tenu un discours, appuyé par leur récit numérique, qui s’est articulé autour des obstacles scolaires au Québec et de leur statut de réfugié, qui ont nui à la reconnaissance et à la valorisation de leurs bagages scolaire et socioculturel provenant de leur pays d’origine. Les frustrations et les confusions quant à la place qui leur a été assignée en tant que jeunes réfugiées et le système scolaire des CEA ont teinté leur construction et leur reconstruction identitaire. En dépit des ressources limitées mises à leur disposition, l’une des participantes a énoncé son désir de ne pas être considérée comme une victime et de continuer malgré les retards scolaires. Toutes ont souligné l’écart entre elles, inscrites dans un CEA, et les jeunes bénéficiant des ressources disponibles dans une école secondaire. Elles se sont senties positionnées différemment en raison de leur âge et de leur statut migratoire. Leurs mondes figurés de l’école se sont transformés. L’école qui représentait la stabilité, la camaraderie et la satisfaction dans leurs pays d’origine s’est révélée être un espace de complication, de négociation et de réajustement dans celui d’accueil. L’identité d’élève de ces jeunes au Mexique ne coïncidait pas toujours avec celle d’élève au Québec. Ces jeunes ont perçu une scission entre leur situation identitaire d’élève au Mexique, affilié aux élèves compétents ayant un bon réseau social, et leur situation identitaire d’élèves au Québec, marquée par leurs lacunes en français ou leur rattrapage. À cet effet, notons qu’un ensemble d’écrits au sujet des jeunes issus de l’immigration (Bahi et Piquemal 2013 ; Hart 2009), surtout ceux ayant le statut de réfugié, envisage l’histoire prémigratoire comme principal point de départ pour comprendre la situation d’échec ou de retard scolaire durant la phase postmigratoire. En effet, les interruptions scolaires dans le pays d’origine ou durant le trajet migratoire, le vécu dans les camps de réfugiés, les différences considérables entre les systèmes scolaires du pays d’origine et ceux du pays d’accueil peuvent affecter le parcours scolaire des jeunes. Cependant, ces derniers n’ont pas relaté de telles expériences prémigratoires. Leur vécu scolaire au Mexique dépeignait une situation plutôt stable, des résultats académiques satisfaisants, sans échec ni interruption majeure. Ainsi, pour dresser un portrait juste de ces jeunes, il importe de saisir cette nuance tout en documentant l’histoire prémigratoire.

L’exil a eu des sens multiples pour tous ces jeunes participants, illustrés par des sentiments ambivalents, qui rappelaient la responsabilité symbolique de reconnaître leur chance d’être acceptés au Canada, de répondre aux attentes de leurs parents, mais aussi de consentir à perdre en partie des acquis du pays d’origine, particulièrement sur les plans scolaire et social. Le contexte d’exil a mis en branle la transformation des mondes figurés, du positionnement identitaire et de la construction de soi par, entre autres, la charge émotive et la place du silence inhérentes. Le silence s’est inscrit dans la construction identitaire de ces jeunes. Par l’omission d’aspects de leur histoire migratoire associés à des ressentis négatifs ou en proposant une autre façon de narrer leur histoire, le silence s’est révélé une protection et une forme d’expression de leur reconstruction identitaire. Les images et les modes musicaux dans les récits numériques ont offert une autre lecture. Ces modes ont permis une prise de parole, de manière très personnelle, sans forcément employer et répéter des mots qui incarnaient un positionnement. L’usage des termes comme « réfugié » ou « exil », fortement associés au statut social, les a confinés à une situation scolaire et d’intégration distincte. Ces participantes ont voulu s’identifier autrement. Ces choix ont évoqué à la fois une prise de pouvoir sur ce qu’elles ont souhaité exprimer sur elles, qui a contrasté avec leur sentiment d’impuissance et même d’incapacité à certains moments, et le poids de l’immigration en contexte d’exil qui a pesé encore sur elles, des années après leur arrivée au Québec. Ceci a marqué la façon dont elles ont formulé des enjeux importants dans leurs parcours migratoire et scolaire, qui ont fait partie de leur construction et de leur reconstruction identitaire.

Conclusion

D’emblée, l’atelier a permis à des jeunes au statut de réfugié de se rencontrer et de s’exprimer sur le sujet de l’exil et des transitions vécues dans le processus migratoire, occasion qui ne s’offre pas ailleurs selon les participants de ce projet. Dans l’ensemble, les jeunes ont témoigné de la complexité de la construction identitaire en s’attardant autant à leur passé migratoire qu’à leur vécu scolaire après leur arrivée au Québec. Nos résultats concordent avec les écrits recensés dans la revue de littérature au sujet des défis et des tensions identitaires soulevées (Bash et Zezlina-Philips 2006 ; Hart 2009 ; Papazian-Zohrabian 2013). Toutefois, des nuances ou des spécificités nous permettent de mieux situer leurs vécus. Leurs parcours s’inscrivent dans une mobilité et une complexité ainsi que dans les enjeux affectifs liés à la migration qui teintent leur construction identitaire. La mise en scène de leur identité à travers la pratique narrative, spécialement dans le récit numérique, a permis de saisir et d’approfondir notre compréhension des enjeux affectifs liés à la transition scolaire postmigratoire. La perte associée à l’exil, mais aussi à l’intégration dans un nouvel environnement scolaire après leur arrivée, met en place une transformation des mondes figurés par un système de représentations et de ressources disponibles modifiées. La conception de leurs capacités d’action, leurs aspirations futures ainsi que leur bagage socioculturel en sont affectés. Ces jeunes ont également exprimé des formes d’ajustement et de négociation à travers leurs parcours migratoire et scolaire qui structurent leur construction et leur reconstruction identitaire.

L’atelier participatif est apparu comme un lieu de réflexion accueillant et propice au dialogue. Concernant les participantes dont il est question dans cet article, cet espace sécurisant a autorisé ces jeunes à rompre le silence sur leur histoire, à prendre conscience de leur identité, des défis qu’elles ont affrontés et de leurs réussites. Il leur aura aussi permis de dépasser l’idée que la migration doit être un définitif recommencement à zéro, mais qu’elle fait plutôt partie de leurs histoires. Différents dispositifs ont été mis à leur disposition pour relater leurs parcours, dans un temps et dans un mode voulus. Les modes pluriels (musiques, images, textes, etc.) utilisés et juxtaposés dans le produit final du récit numérique ont proposé une lecture au-delà d’une vision centrée sur celle du chercheur. Un regard sur l’expression identitaire, en envisageant leurs parcours migratoire et scolaire, a permis de mettre en perspective le caractère hétérogène de leur vécu, de reconnaître leur unicité, d’écouter leur voix. Afin de reconnaître la diversité, l’approche participative et multimodale peut favoriser le dialogue et laisser l’espace nécessaire à la réappropriation de leur histoire en la partageant, mais sans leur imposer une étiquette, ce qui devient important dans les processus de construction et de reconstruction identitaires de ces jeunes.