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Introduction

Longtemps considérée comme un phénomène marginal ou ne concernant qu’une frange infime de la population immigrée, la question de la mort en contexte migratoire démontre une complexité et des ramifications qui dépassent de loin la seule réglementation sur le séjour (Samaoli 2011, 1998) et qui amènent les pouvoirs publics autant que les sciences sociales à s’y intéresser. En effet, il ne se passe presque pas un jour sans que l’actualité politique et les médias ne fassent état de la recrudescence du nombre de drames humains qui se jouent dans la Méditerranée, avec des qualificatifs comme « plus grand cimetière que l’humanité ait connu », « pire tragédie de l’histoire touchant les migrants », etc. Toutefois, plusieurs constats se dégagent de cet intérêt pour la mort en contexte migratoire. Premièrement, « au quotidien, tout reste dans le sensationnel et seuls les migrants qui périssent au cours du voyage suscitent cet intérêt, du reste très récent, pour les politiques et les journalistes » (Lestage 2017 : 5). Deuxièmement, seuls le décompte des migrants décédés aux frontières, l’affichage des photos de ces morts[1] et les récits des survivants obsèdent les politiques et font la une des journaux (Kobelinsky 2016 ; Kovras et Robins 2016 ; Rachédi et Halsouet 2017).

Et pourtant, de nombreuses recherches conduites depuis les années 2000 sur la question de la mort en contexte migratoire montrent que la plupart des migrants décèdent autrement – d’accident, de maladie ou de vieillesse – une fois établis dans leur pays d’accueil (Rachédi et Halsouet 2017). Autrement dit, l’Europe ne semble plus seulement un continent d’immigration, mais un continent des lieux de mémoires et d’histoires dans l’expérience de la mort et du deuil parmi les populations migrantes, autant à ses frontières (Kobelinsky 2016 ; Kovras et Robins 2016) qu’à l’intérieur de celles-ci (Aggoun 2006 ; Berthod 2006 ; Chaïb 2001, 2000 ; Duguet et Duchier 2015 ; Lestage 2012a, 2012b ; Mezzouj 2015 ; Rachédi etal. 2017 ; Rachédi etal. 2015 ; Rachédi etal. 2010).

Le présent article s’inscrit dans le prolongement des récents travaux menés par Rachédi et Halsouet (2017). Il décrit d’une part l’expérience du processus de deuil chez les migrants requérant l’asile en Suisse qui, de par leur inscription dans ce processus et à cause des statuts que leur confèrent les lois nationales dans le domaine, ne peuvent pas ou que très difficilement quitter la Suisse en cas de décès d’un proche resté dans leur pays d’origine. Il examine d’autre part les ressources que ces personnes sont à même de mobiliser lorsque confrontées à un tel événement tragique dans ce « temps d’attente » qu’est l’asile.

La mort en contexte migratoire : entre représentations sociales et pratiques

Depuis les années 2000, les résultats de plusieurs recherches donnent à penser que, à côté des travaux tendant à répondre aux questions du « comment vivre ensemble ? » et du « comment vieillir ensemble ? », les questions migratoires et les enjeux sociaux, politiques et économiques qu’ils comportent pour les sociétés d’accueil posent, sur une autre scène et à une autre échelle, une nouvelle question à laquelle il devient tout aussi essentiel de répondre, autant du point de vue de la recherche que des politiques de prise en charge : celle du « comment mourir ensemble ? » en contexte migratoire.

Certes, la mort et le deuil qui l’accompagne sont depuis de nombreuses années l’objet de recherches en sciences sociales et humaines, principalement en sociologie et en anthropologie (Ariès 1985 ; Berthod 2006 ; Clavandier 2009 ; Lenoir et de Tonnac 2004 ; Roudaut 2012). Toutefois, comme le suggèrent plusieurs recherches récentes (Hunter 2016a, 2016b ; Hunter et Ammann 2016 ; pour une revue récente, voir Rachédi et Halsouet 2017), leur articulation avec le domaine de la migration constitue ce que Zırh (2012 : 1759) nomme la « zone grise sous-étudiée ».

Pour l’essentiel, la plupart des travaux antérieurs peuvent être regroupés autour de trois axes principaux. Le premier a trait à ce que l’on pourrait appeler « les imaginaires de la mort », en ceci qu’ils ont porté sur les pratiques rituelles des migrants ainsi que sur leurs représentations sociales, croyances et attitudes à l’égard de la mort (Barou 2015 ; Cooley et Steffen 2009 ; Lestage 2012).

Ainsi, les résultats de plusieurs recherches réalisées en France montrent que la grande majorité des migrants de confession musulmane qui décèdent sur ce territoire sont rapatriés dans leurs pays d’origine (Aggoun 2006 ; Attias-Donfut et Wolff 2005 ; Chaïb 2001 ; Chaïb et Sayad 2000 ; Duguet et Duchier 2015 ; Mezzouj 2015). Selon ces auteurs, ce phénomène s’explique par le fait que pour ces personnes, le plus important réside dans la façon dont elles seront accompagnées vers la mort, notamment en ce qui concerne le respect des rites funéraires musulmans, ce qui reste difficile dans un pays de tradition judéo-chrétienne comme la France.

Dans la même ligne de pensée, Saraiva et Mapril (2012) montrent que le rapatriement du corps dans le pays d’origine semble le principe organisateur de la représentation de la « bonne mort » chez les migrants guinéens et bangladais au Portugal. Pour ces migrants, cette étape et les pratiques rituelles qui l’entourent se présentent comme un moyen de fédérer et de régénérer les groupes sociaux par le biais des rituels mortuaires et commémoratifs. Il s’agit également d’un symbole du désir de retour au pays d’origine et du renouvellement des liens, réels et symboliques, avec les communautés d’appartenance, les coutumes locales et l’assurance que le lien entre les vivants et les défunts est et sera préservé. Ainsi que le note Lestage (2012), qu’ils soient d’ordre historique, religieux ou mythique, les arguments avancés par les migrants pour rapatrier les défunts correspondent aux représentations sociales de la « bonne mort ».

Ces travaux scientifiques réalisés à des époques et dans des contextes différents donnent à voir la mort non pas simplement comme un état biologique de finition, mais aussi comme une « fabrication » culturelle à laquelle sont attribuées des significations et des pratiques. Par ailleurs, ces pratiques sont elles-mêmes soutenues par plusieurs facteurs, notamment en matière de choix de lieux de sépulture. Ces facteurs sont essentiels à prendre en compte dans les études conduites dans le domaine, car révélateurs des pratiques des migrants en matière de mort et de vécu du deuil.

Le deuxième axe regroupe des recherches qui portent sur la « gestion » de la mort, à savoir les politiques en matière d’inhumation dans les pays hôtes, la gestion des espaces funéraires et les modalités de transfert des corps par les institutions opérant dans le domaine funéraire lorsque le décès du migrant ou de son proche survient dans le pays de résidence (Bondaz 2011). Comme le notent Esquerre et Truc (2011 : 7) : « les restes issus de corps humains connaissent une pluralité de traitements, qui mobilisent une large variété d’acteurs, et constituent des enjeux majeurs pour des institutions, au premier rang desquelles les États ». En matière de gestion des espaces funèbres et de politiques d’inhumation dans le pays d’accueil, les études portent surtout sur les difficultés rencontrées par les migrants, notamment en lien avec la construction de carrés musulmans en Suisse (Burkhalter 2001 ; Fibbi et Maire 2011 ; Matthey etal. 2016), en France (Aggoun 2006 ; El Alaoui 2012), au Royaume-Uni (Ansari 2007 ; Hunter 2016a) et aux Pays-Bas (De Graaf 2016). En ce qui concerne le « retour post mortem des migrants » (Lestage 2012), les recherches montrent qu’il s’insère dans des « chaînes entrepreneuriales de la mort » (Attias-Donfut et Wolff 2005) impliquant différents acteurs, au nombre desquels les familles endeuillées, des réseaux d’entraide transnationaux (Rachédi et Halsouet 2017), des associations de migrants, des institutions religieuses, des entreprises de pompes funèbres et les États concernés, régulateurs en dernière instance des flux de restes humains (Berthod 2006 ; Lestage 2012).

Finalement, le troisième axe regroupe les recherches qui se sont intéressées aux pratiques des immigrés et de leurs familles dans ce moment particulier qu’est la mort d’un des leurs en terre d’accueil ou dans le pays d’origine. Plus spécifiquement, ces recherches explorent les pratiques rituelles et funéraires des migrants, les ressources qu’ils sont à même de mobiliser dans ces moments singuliers de l’existence et la manière dont ils gèrent la mort d’un proche lorsqu’elle survient dans le pays de résidence. En ce qui concerne les pratiques en matière de mort et de deuil, la plupart de ces travaux montrent qu’elles ne sont pas reproduites à l’identique lorsque la mort d’un migrant survient en Occident. Elles sont plutôt l’objet de transformations et d’ajustements aux lois, aux réalités sociales et culturelles du pays d’accueil. Ainsi, dans une étude portant sur les rituels funéraires des Manjak en France, Petit (2005) montre que les rites funéraires de ce groupe de migrants ne semblent être ni une reproduction fidèle de ceux qui ont ou qui avaient cours dans les pays d’origine, ni une réplique des rituels pratiqués en milieu urbain en France. Pour cette auteure, les rituels funéraires de ce groupe se jouent dans un entre-deux culturel, spatial et temporel, aboutissant à une sorte de « bricolages rituels » (Rachédi et al. 2015 : 181). Ainsi que le notent Rachédi et al. (2015 : 4) à propos du contexte canadien, si « les pratiques rituelles qui guident le mourir et le deuil des familles immigrantes peuvent être difficilement réalisables » à l’identique, c’est en partie parce que « les lois relatives aux cultes, au soin des cadavres et au destin post-mortem des corps n’ont pas pris en considération les autres religions » dans des sociétés d’accueil qui se disent laïques, mais dont les bases historiques reposent sur des conceptions judéo-chrétiennes de la vie et de la mort. Dans ce contexte, on assiste à des compromis (Barou 2015), des adaptations, des concessions et des ajustements des pratiques des migrants (Rachédi et al. 2015) en contexte migratoire, autant en matière d’inhumation que de pratiques rituelles.

Plus récemment, Rachédi et Halsouet (2017) ont montré dans une série de recherches que, si certaines contraintes, notamment économiques, juridiques (statut légal), politiques, familiales (absence de proches dans le pays de résidence), etc., ne permettent pas toujours aux migrants d’assister à l’inhumation ou aux funérailles d’un proche décédé dans le pays d’origine, ceux-ci ne sont pourtant pas totalement « démunis » dans ces moments de deuil. Ils arrivent à vivre ce « deuil à distance » en mobilisant des ressources et en développant des stratégies nouvelles pour gérer ces moments de vie. Comme le constatent ces auteures dans leurs travaux (voir aussi Montgomery etal. 2010), les migrants endeuillés développent des stratégies adaptatives, des « forces de vie » qui se déploient au travers de différents canaux lors de tels événements tragiques.

Il résulte de ce succinct état de la littérature différents enjeux qui constituent l’essence de cet article. Premièrement, la plupart des travaux antérieurs soulignent l’importance de plusieurs composantes exogènes (liées notamment aux lois des pays d’accueil) et endogènes (appartenance religieuse et origine culturelle) dans l’expérience de la mort et dans le vécu du deuil chez les migrants. Deuxièmement, soit les migrants ont souvent été traités comme un groupe homogène dans ces travaux, soit ceux-ci ont porté sur des immigrés jouissant d’un statut légal dans le pays d’accueil. Or, comme le soulignent Rachédi et Halsouet (2017 : 26) : « [i]l est important de bien saisir la singularité des parcours migratoires pour mieux comprendre la portée du deuil qui peut fragiliser davantage l’immigrant ». À cet égard, il ressort de cet état de la littérature qu’il n’existe, à notre connaissance, aucune recherche ayant explicitement porté sur le vécu du deuil auprès des requérants d’asile ; ces personnes qui, plus que toute autre catégorie de migrants, se caractérisent par l’absence de statut de citoyens et qui se trouvent dans la plupart des pays européens dans une sorte de no man’s land juridique (Bolzman 2001). Cet article propose d’aborder l’expérience particulière de ce groupe en présentant les résultats d’une étude qui a porté sur les requérants d’asile en Suisse.

L’asile en Suisse : entre invisibilité sociale et silence

Comme indiqué plus haut, l’objectif de cet article est d’examiner l’expérience de la mort et le vécu du deuil chez les migrants requérants d’asile en Suisse. Notre recherche s’est appuyée sur les résultats de nombreuses recherches réalisées dans le domaine en Suisse (Bolzman 2016, 2012, 2009, 2001 ; Bolzman et Golebiowska 2012 ; Efionayi-Mäder et Ruedin 2014 ; Fresia etal. 2013 ; Sanchez-Mazas 2011).

Il ressort de ces travaux que les requérants d’asile sont souvent considérés comme des « problèmes » ou des « indésirables » par les États de destination. En outre, leur inscription dans un statut juridique particulier n’affecte pas uniquement leur insertion sur le marché du travail et leur accès à la formation (Bolzman 2016, 2001) : elle touche aussi leur insertion sociale, leur interaction avec les membres de la société d’accueil, de même que leurs marges de manoeuvre dans le pays d’accueil et les ressources qu’ils sont à même de mobiliser du fait de ce statut.

Ainsi, en analysant les processus d’intégration des requérants d’asile en Suisse, Bolzman (2001) montre que l’on est passé d’une politique d’asile assez ouverte, caractérisée par l’octroi de l’asile à la grande majorité des exilés et de conditions d’accueil plutôt favorables, à une plutôt restrictive, caractérisée par le refus de l’octroi de l’asile à la grande majorité des demandeurs et des conditions d’accueil de plus en plus dissuasives[2]. Ainsi, alors que le taux d’acceptation des demandes d’asile était de plus de 70 % dans les années 1970, il est passé à environ 20 % dans les années 1980 et à moins de 10 % depuis les années 1990, alors même que le nombre de demandes ne cesse de croître, atteignant près de 70 000 en 2016 contre seulement 30 000 dans les années 1980. Pour Bolzman (ibid. : 138), la politique suisse d’asile, très sélective géographiquement et ethniquement, s’inscrit dans « une sorte de carte typographique à travers laquelle les acteurs sociaux peuvent circuler en fonction de leurs ressources et du contexte social » et qui donne aussi à lire les possibilités et les contraintes que connaissent les requérants d’asile du point de vue légal et institutionnel. Ainsi, aux restrictions administratives que rencontrent les demandeurs d’asile se juxtaposent, entre autres, des limitations de mobilité géographique et relationnelles. À titre illustratif, ces migrants n’ont en principe pas le droit de quitter le canton[3] qui leur a été attribué durant toute la période que dure leur procédure d’asile sans une autorisation préalable des autorités, même pour une visite à un parent ou à un ami (Bolzman 2009 ; Fresia etal. 2013 ; Sanchez-Mazas 2011). Ils n’ont pas droit au regroupement familial, et ceux qui ont des liens de parenté dans un canton s’en voient souvent attribuer un autre, différent de celui où résident la famille ou les proches (Bolzman 2001).

Fait plus marquant pour nos propos, ces travaux montrent que plus de 90 % des personnes sollicitant l’asile en Suisse obtiennent une réponse de non-recevoir et se retrouvent dans une zone d’exclusion à l’issue de la procédure. Dès lors, elles n’ont plus que deux options : quitter le pays ou tomber dans la clandestinité, pour devenir ceux qu’on appelle communément les « clandestins », les « sans-papiers » ou les « illégaux ». Alors qu’elles demeurent politiquement visibles (Boubeker 2011 ; Gomes Martin 2009), du moins dans les médias et aux frontières de l’Europe (Kobelinsky 2016), ces personnes entrent alors dans une période d’invisibilité à la fois sociale et matérielle plus ou moins longue, réduisant au minimum le soutien social et matériel et les ressources qu’elles sont à même de mobiliser du fait de leur statut (Sanchez-Mazas 2011).

Toutefois, comme le souligne cette dernière auteure, même dans ce contexte politique, institutionnel, administratif et social contraignant, face à la peur d’être découverts, à la peur des contrôles de police et à la crainte du faux pas générateur d’expulsion, auxquelles s’ajoutent les difficultés financières, sociales et sanitaires, ces migrants ne perdent pas toutes leurs capacités de « débrouillardise » (Bolzman 2001) et trouvent des ressources pour faire face aux moments clés de leur existence, comme la disparition d’un proche dans leurs pays d’origine.

S’inscrivant dans cette ligne de réflexion, l’objectif général de cet article est de présenter les résultats d’une étude qualitative, exploratoire et interprétative visant à saisir l’expérience de la mort et le vécu du deuil des migrants requérants d’asile. Ces sujets d’étude ont fait l’objet de peu d’attention dans les travaux antérieurs, alors que l’actualité politique dans la plupart des pays européens ne cesse de les placer au-devant de la scène. En effet, en dépit des constats susmentionnés, la littérature reste encore silencieuse sur l’expérience de la mort parmi les migrants demandant l’asile qui arrivent à passer de l’autre côté de la Méditerranée. Notre étude cherchait à apporter des éléments de réponses à trois questions de recherche : 1) Comment les requérants d’asile vivent-ils la mort d’un proche décédé dans leur pays d’origine ? 2) Quelles pratiques funéraires mettent-ils en place ? et 3) Quelles ressources sont-ils à même de mobiliser dans ce moment singulier qu’est la mort d’un proche ?

Aussi, nous partons du postulat qu’au-delà de sa dimension psychologique et de rupture dans l’itinéraire biographique qu’elle constitue, l’expérience de la mort d’un proche, de même que le deuil qui en découle, peuvent se lire comme une activité sociale (Roudaut 2012) décrivant et définissant des manières de faire et d’être, mettant en jeu des actions, des relations, des significations vécues, des formes d’appropriation subjectives et symboliques. Cette activité sociale ne peut se comprendre qu’en se référant à la situation particulière dans laquelle se trouve la personne au moment où elle vit cet événement et aux croyances et aux visions culturellement ancrées de la mort, assorties de règles d’observation comme dans l’islam ou dans le judaïsme[4] et des pratiques rituelles auxquelles sont attachés ces migrants (Barou 2015 ; Lestage 2012).

Notre hypothèse de recherche repose sur l’idée que dans ce moment singulier de perte d’un proche dans le pays d’origine, les requérants d’asile ne perdent pas tous leurs capacités de « débrouillardise » (Bolzman 2001), nonobstant le fait qu’ils ne peuvent pas ou très difficilement quitter la Suisse, au risque de ne plus pouvoir y retourner. En outre, ils ne demeurent pas démunis face aux épreuves de la mort et de deuil d’un proche resté au pays. Ils trouvent des ressources pour vivre les événements significatifs de leur vie, ici la mort d’un proche resté dans leur pays d’origine. Aussi, la compréhension de leur vécu du deuil et l’exploration des ressources déployées dans ce moment constituant le coeur de nos premières investigations, nous présentons dans les lignes qui suivent quelques observations issues d’entretiens réalisés auprès de quatre migrants requérants d’asile qui ont vécu la mort d’un proche resté au pays. Ces données visent à démontrer que ces migrants qui, à cause de la situation juridique particulière dans laquelle ils se trouvent, sont rendus « silencieux, sans parole, n’ayant ni la capacité ni le pouvoir de se faire écouter, de se faire entendre, sont placés devant l’alternative de se taire ou de se faire parler » (Bourdieu 1984 : 50), et parviennent néanmoins à mobiliser des ressources pour vivre ce « deuil à distance » (Rachédi et Halsouet 2017) dans ce « temps d’attente » qu’est l’asile.

La démarche méthodologique

À l’instar des recherches récentes sur lesquelles elle s’appuie (ibid.), notre étude a privilégié une méthodologie de type qualitatif exploratoire, où la proximité avec le discours des acteurs est centrale (Anadòn 2006). À cette fin, nous avons préféré la compréhension à la représentativité des données, en plaçant « les acteurs, leurs expériences, le sens qu’ils donnent à ces dernières, leurs stratégies et leurs processus adaptatifs ainsi que les contextes dans lesquels se déploient ceux-ci au centre de nos préoccupations » (Rachédi 2017 : 14).

En raison de l’absence de services touchant directement les migrants de façon générale et les requérants d’asile endeuillés de façon spécifique en Suisse, le recrutement des personnes s’est fait par le biais de contacts personnels auprès de travailleurs sociaux exerçant dans des organismes publics responsables de requérants d’asile et par la méthode boule de neige, qui a consisté à recruter grâce aux réseaux des premières personnes rencontrées.

Lors de la collecte des données, des entretiens semi-dirigés basés sur la technique du récit de vie (Bertaux 2010) ont été réalisés. Les entrevues individuelles ont duré en moyenne une heure et demie chacune, selon une grille d’entretien adaptée des travaux de Rachédi et Halsouet (2017).

Quatre personnes ayant vécu le deuil d’un proche dans le pays d’origine pendant leur procédure d’asile en Suisse au cours des dix dernières années ont été interviewées. Parmi celles-ci, deux ont pu retourner dans leur pays d’origine après avoir obtenu l’asile mais n’ont pas été en mesure de le faire lorsqu’elles ont appris la mort de leur proche. Les deux autres étaient en attente d’une décision quant à leur demande d’asile au moment de la rédaction de cet article.

Il s’agit de Issam, un homme de 53 ans, d’origine tunisienne, qui dit avoir fui son pays à la suite de menaces de mort et d’intimidations récurrentes du gouvernement sur sa personne et sur sa famille en raison de ses activités politiques. Issam a perdu son père pendant qu’il était en procédure d’asile en Suisse et n’a pas pu assister à son enterrement. Il n’a pu retourner en Tunisie qu’après avoir obtenu l’asile, après plus de dix ans.

Andréa est une femme de 69 ans d’origine chilienne qui a fui son pays avec son mari et ses deux enfants. Lors de son exil, Andréa a perdu ses deux parents sans jamais les avoir revus. Elle a pu retourner au Chili après que le statut de réfugiée lui ait été accordé, après plusieurs années de procédure.

Zerba est un jeune homme de 21 ans venu clandestinement de Géorgie avec son frère lorsqu’il avait 10 ans. Il a perdu sa grand-mère qui les a élevés. Il a toujours le statut de requérant d’asile et attend depuis près de dix ans que son statut soit régularisé.

Gédéon, âgé de 60 ans, est un requérant d’asile de nationalité angolaise, arrivé en Suisse en 1997 avec deux enfants. Toujours en attente d’une régularisation de sa situation, il a perdu son père en 2015, mais n’a toujours pas pu se rendre en Angola, puisqu’il a reçu une réponse négative des autorités suisses à sa demande de s’absenter du pays.

Par ailleurs, l’une de ces personnes ayant refusé d’être enregistrée, seules les entrevues de trois répondants ont été enregistrées sur un support audio et retranscrites de manière intégrale. Enfin, l’anonymat (par attribution de noms fictifs) et le traitement collectif des données recueillies ont été garantis aux participants de cette étude.

Résultats et discussion

Les données recueillies ont été traitées selon la procédure de l’analyse thématique de contenu (L’Écuyer 1987 ; Miles et Huberman 2010). Suivant les objectifs de l’étude, il s’agissait d’examiner le vécu du deuil par les migrants requérants d’asile, de dégager les pratiques mises en oeuvre et les ressources mobilisées face à la mort d’un proche resté dans le pays d’origine.

Le sentiment de « double injustice »

Le principal invariant qui se dégage des entrevues réalisées tient à un sentiment de « double injustice » vécu par les requérants d’asile, soit leur non-reconnaissance dans le pays d’accueil et leur impossibilité de retourner au pays d’origine pour assister aux obsèques d’un proche décédé. En effet, outre les difficultés financières, administratives et professionnelles que peuvent rencontrer les migrants bénéficiant d’un statut légal en Suisse, envisager de se rendre dans leur pays d’origine signifie pour les requérants d’asile de prouver au préalable aux autorités suisses que les raisons pour lesquelles ils ont demandé l’asile dans ce pays ne sont plus de mise, notamment les persécutions subies (ou le risque d’en subir) en raison de leur race, de leur religion, de leur appartenance à un groupe social ou de leur opinion politique. Or, produire une telle preuve, c’est devoir accepter un voyage au pays natal sans aucune garantie de retour en Suisse.

Ainsi que l’explique Gédéon, requérant d’asile d’origine angolaise :

Cela fait sept ans que j’ai un permis F[5] mais que je suis sans travail. Quand j’ai appris la mort de mon père, je ne savais pas quoi faire. Je savais que sa maladie allait l’emporter un jour mais je n’avais pas imaginé qu’il allait mourir avant que j’aie les papiers ici pour me rendre au pays. Vous savez, chez nous les Africains, c’est important pour les enfants d’être présents dans ces moments-là. J’ai fait une demande auprès des autorités cantonales pour pouvoir me rendre au pays et ils m’ont répondu que c’était aux autorités fédérales de décider vu mon permis. Je pensais que cela allait prendre deux-trois jours, mais non. Ça a pris trois semaines pour avoir une réponse. Réponse négative me disant que si je pars, je ne pourrai plus revenir.

Ce sentiment de double injustice est partagé par Gerba, requérant d’asile géorgien de 21 ans :

Le plus difficile, c’est que je ne l’ai pas revue, je n’ai pas pu lui dire au revoir. J’ai fait les démarches pour partir mais c’était trop tard, trop compliqué et beaucoup trop cher. Même si la Suisse m’avait dit oui, je ne serai jamais arrivé à temps. J’ai en moi un sentiment d’injustice. Cette loi est inhumaine. J’ai été privé d’une chose vitale pour moi. Dire au revoir à ma grand-mère. C’est elle qui m’a élevé. Elle a toujours été là pour moi et moi, je n’ai même pas pu lui dire au revoir, assister à l’enterrement. C’est comme s’il me manquait quelque chose.

Toutefois, les difficultés administratives rendent encore ce temps d’attente presque infini :

Connaissant mon dossier, je pense que les assistants sociaux ne peuvent pas faire grand-chose. Peut-être les associations, mais elles aussi ne peuvent pas faire grand-chose. En fait, tout bloque à cause de votre statut. C’est votre statut qui détermine si vous pouvez ou pas partir assister aux obsèques de votre parent. J’ai fait la demande au canton, ils m’ont demandé le certificat de décès. Ils ont envoyé ma demande à Berne et là, réponse négative. Ça a été un vrai choc…

Gédéon

Chacune des personnes rencontrées vit cette double injustice à sa manière et à des intensités différentes. Ainsi, Andréa évoque une étape essentielle à sa vie : « Le plus difficile a été d’être si loin d’eux, loin de ma famille. J’avais un sentiment d’être écartelée, d’étouffer. Si vous n’êtes pas présents à la mort de vos siens, à quoi ça rime, tout ça ? J’ai le sentiment qu’on m’a volé un bout de ma vie. »

Et pour Issam : « J’ai le sentiment que l’on m’a volé un bout de ma vie ». Il évoque même une scission entre son coeur et sa raison : « Tout a été difficile. C’est comme si j’étais divisé en deux. Je savais qu’il était mort mais mon coeur me disait que ce n’était pas possible, que cela ne pouvait pas se passer comme ça. »

Pour les migrants, la mort d’un parent lorsqu’ils se trouvent à l’étranger est généralement perçue comme une tragédie (Rachédi et Halsouet 2017). Un tel événement cristallise toutes les angoisses liées aux pertes à la suite du départ du pays et remet en question le sens même de l’exil. C’est ainsi que l’explique Gédéon : « Quand j’ai compris que je ne pourrais pas assister à l’enterrement, je me suis dit à quoi ça sert tout ça ? Ça ne vaut pas la peine… »

Toutefois, et au-delà des « coûts émotifs associés à l’impossibilité d’être physiquement présents » (Le Gall 2017 : 51) aux obsèques du proche décédé, les requérants d’asile parviennent à trouver les moyens de vivre une partie de leur deuil dans le pays d’accueil en mobilisant différentes ressources, souvent spirituelles, et en faisant appel à différentes solidarités, notamment celles de leur communauté d’origine.

La mort et le deuil à distance : une expérience à l’épreuve des solidarités

Comme l’ont montré Rachédi et Halsouet (2017), l’épreuve de la mort et du deuil en contexte migratoire se présente non seulement comme un vecteur générateur de différentes solidarités (entraide locale et réseaux transnationaux), mais aussi comme une belle métaphore pour (re)penser les liens sociaux. Ainsi, les migrants endeuillés, indépendamment de leur statut juridique, développeraient des stratégies adaptatives que ces auteures nomment des « forces de vie » qui se déploieraient par différents canaux lors de tels événements tragiques. C’est aussi le cas des requérants d’asile rencontrés au cours de cette étude. Ainsi, à l’instar des autres migrants, ils parviennent à mobiliser le « faible réseau social » dont ils disposent pour faire face à la mort d’un proche resté au pays. C’est ce qu’évoque Gédéon :

Ce deuil, on le fait ici comme on peut, mais la tristesse est là. Heureusement, il y a les amis qui passent vous voir. J’ai été soutenu par la communauté, par l’église. J’ai fait une cérémonie ici, mais pas comme au pays. J’ai fait un culte d’Action de grâce à l’église parce que je suis chrétien, le pasteur prie pour vous, pour la famille. J’ai aussi envoyé de l’argent au pays pour les cérémonies.

Ce point de vue est partagé par Issam :

Voilà ce que j’ai pu faire tout de suite après, inviter les gens, faire à manger et faire lire le Coran pour son âme, faire des aumônes, des petites choses comme ça. Ce qu’il m’est possible de faire, ici, je l’ai fait. Je n’ai pas fait ça vraiment pour le deuil mais ça aide un petit peu. Les membres de la communauté musulmane que je connais ont été présents pour moi même si cela ne m’a pas vraiment réconforté. Sur le moment oui, mais après non.

Quant à Andréa, elle a eu besoin de se rapprocher de sa communauté qu’elle ne côtoyait plus et soutient avoir trouvé du réconfort dans la prière, même si elle ne croit pas en Dieu :

Je n’ai pas beaucoup été présente au sein de ma communauté, beaucoup de conflits, de tensions… Mais à la mort de ma mère, j’avais besoin de ce contact. Je suis allée chanter lors de peña[6]. Ma mère était très croyante, moi pas trop, mais à sa mort, prier était une manière pour moi d’être près d’elle.

L’une des ressources mobilisées par les requérants d’asile est les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Comme le soutiennent Rachédi et Halsouet (2017), même si les NTIC ne permettent pas de pallier la perte du proche, elles participent au processus de soutien aux proches et à la diminution de la distance géographique. En effet, lors de cet événement particulier, les communications sont activées à différents niveaux (téléphone, Skype, Viber, WhatsApp, etc.). C’est ce que soutient Issam : « J’ai été au quotidien en contact avec ma famille. J’ai pu suivre pas à pas. » Ce point de vue contraste avec le vécu de certains migrants comme Zerba, pour qui ces NTIC n’ont fait qu’accentuer la frustration : « Assister de loin comme ça, c’est nul. C’est encore pire que tout. J’avais l’impression d’être un guignol qui assistait à un truc qui ne me regardait pas. »

L’idéalisation du retour au pays comme ressource jusque dans la mort

Pour les personnes interviewées, le deuil ne peut se faire tant qu’elles ne sont pas retournées dans leur pays d’origine. Ainsi, pour les deux personnes interviewées qui ont régularisé leur situation en Suisse, le retour dans le pays d’origine a été une étape importante pour vivre le deuil de leur proche décédé. Comme l’évoque Andréa : « Et puis quand j’ai enfin pu retourner au Chili, je suis allée sur leur tombe, c’est ce que j’ai fait en premier. J’en avais besoin, c’était vital comme respirer, vous voyez. Ça m’a fait du bien, j’ai pleuré, j’ai nettoyé leur tombe, j’étais épuisée, mais je crois que j’étais bien. » C’est aussi le constat d’Issam : « Et quand je suis retourné au pays, j’ai enfin pu voir sa tombe, la toucher. Je me suis dit, voilà, il est là, j’ai pleuré, ça m’a fait du bien, beaucoup de bien. »

Pour les deux autres personnes rencontrées qui sont encore dans la procédure d’asile, le retour au pays est pensé comme la seule voie possible d’un « vrai deuil ». Dans ce temps d’attente, le vécu de leur deuil semble comme « suspendu » à l’espoir de retourner dans leur pays d’origine. C’est ainsi pour Zerba : « Il n’y a pas de deuil tant que je ne suis pas retourné. Je ne le fais pas, je n’en parle pas, ni à mes parents, ni à mon frère, enfin un peu à ma copine… et à vous aussi. J’attends d’aller là-bas, pour dire au revoir en vrai. »

Comme le résume Gédéon :

Tant que je ne serai pas retourné, ne serait-ce que pour aller faire le tombeau, je n’aurai pas fait mon deuil. Il faut que j’aille un jour. Il faut ! Mon deuil n’est pas fini. Je continue de faire les démarches pour avoir une autorisation d’aller et pouvoir revenir. Je me sens redevable vis-à-vis de mon père et de sa famille. Je dois lui rendre ce qu’il m’a donné. Il m’a donné la vie, il s’est occupé de mes filles et moi, je n’ai même pas pu assister à ses derniers jours, lui dire au revoir.

En somme, toutes ces données empiriques démontrent que, dans leur contexte d’invisibilité sociale, les migrants requérants d’asile parviennent d’une certaine manière à trouver des ressources pour faire face à ce moment clé de leur exil qu’est la disparition d’un proche dans leur pays d’origine.

Toutefois, bien plus que chez les autres catégories de migrants, le vécu du deuil chez les personnes interviewées semble relégué en arrière-plan de leurs préoccupations de régularisation statutaire. Ainsi que l’énonce à juste titre Chevalier (2005 : 10) :

Tous les contextes de séparation par la mort d’un proche sont traumatisants, qu’ils soient vécus en exil ou dans le cours normal de l’existence… Il n’empêche. Éloignés de leurs attaches culturelles, blessés parfois très profondément par les traumatismes qui ont provoqué leurs exils, les requérants d’asile touchés par la mort d’un parent ou d’un intime ne peuvent, malgré eux, que mettre leur deuil entre parenthèses […].

Conclusion

Si la mort et le vécu du deuil ne sont pas des sujets nouveaux pour les sciences sociales et humaines, les données empiriques recueillies auprès des migrants requérants d’asile donnent à penser que la mort en contexte migratoire mérite une attention particulière, aussi théorique que dans la pratique sociale et professionnelle.

Toutefois, en dépit de l’intérêt que revêtent les résultats présentés dans cet article, leur extrapolation et leur généralisation à d’autres contextes sont à considérer avec prudence. En effet, il s’agit d’une étude de nature exploratoire auprès d’un échantillon très restreint dans un contexte national spécifique.

Aussi, plusieurs pistes seraient intéressantes à examiner dans des recherches futures. Premièrement, comme plusieurs travaux antérieurs montrent que la représentation sociale que les migrants se font de la « bonne mort » détermine en grande partie leurs comportements et leurs pratiques lorsque la mort les « frappe », chercher à en comprendre la formation et la stabilité apparente apparaît comme une avenue essentielle lorsque l’on s’intéresse au rapport que ceux-ci entretiennent avec la mort. Une seconde piste de recherche qu’il serait intéressant d’approfondir concerne les pratiques des professionnels du travail social oeuvrant auprès des requérants d’asile. Comprendre les significations sociales que les migrants attachent à la mort, cerner les pratiques qu’ils déploient dans ces moments selon leur statut particulier, appréhender comment un tel vécu s’inscrit dans leur vie quotidienne et dans leur parcours de vie et identifier les ressources personnelles et sociales qu’ils mobilisent dans ce contexte paraît indispensable, autant pour les populations migrantes (par la reconnaissance et la visibilité qu’une telle compréhension donne à une partie de leur vécu) que pour les travailleurs sociaux et les institutions (publiques et privées). Cet intérêt est d’autant plus important que dans ces moments à forte charge émotionnelle et dans lesquels s’expriment fortement les croyances, l’univers symbolique et identitaire des personnes et des familles endeuillées, leurs attentes, leurs besoins et leurs manières de faire et d’être peuvent ne pas s’accorder avec les pratiques et les manières de faire des sociétés d’accueil et aboutir, parfois, à des malentendus et à des incompréhensions. En particulier, les travailleurs sociaux, souvent peu au fait des traditions des migrants face à la mort et aux pratiques en matière de deuil, peuvent être démunis devant des personnes d’origine immigrée, la mort et son vécu s’inscrivant dans des « matrices socioculturelles » pouvant entrer en dissonance par rapport au système de croyances, de manières de faire et d’être locales. Comprendre et connaître ces dernières sont les bases nécessaires au travail social d’accompagnement des familles migrantes lorsque survient la mort d’un des leurs, ici ou ailleurs.