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INTRODUCTION

Depuis son tout jeune âge, l’enfant accroît son langage par les étayages reçus en milieu familial ou aux services de garde éducatifs à l’enfance (Canut et al., 2021; De Grandpré, 2016; Plessis-Bélair, 2010). Au moment de l’entrée en maternelle[1], le personnel enseignant prend le relais en proposant des étayages variés et riches (Canut et al., 2021; Canut et Espinosa, 2016) pour favoriser la consolidation et le développement des compétences langagières du jeune enfant, ainsi que son développement global et harmonieux. Du reste, sur le plan des compétences ciblées dans plusieurs programmes d’éducation préscolaire, si le langage fait l’objet d’une compétence en soi (par exemple la compétence communiquer dans le programme-cycle de la maternelle au Québec[2]), il est aussi au coeur du développement des autres compétences associées à la réussite éducative et scolaire de l’enfant (Ministère de l’Éducation du Québec, 2006, 2021). Ainsi, le langage oral est omniprésent en classe (De Grandpré, 2016) et le personnel enseignant l’utilise pour accompagner l’élève vers une meilleure maîtrise, mais aussi pour coconstruire avec lui ses apprentissages; si bien que, pour Chabanne et Bucheton (2002), « enseigner c’est étayer » (p.19).

Dès lors, même lorsque les activités en classe sont préparées, leur déroulement et ce qui va s’y dire, incluant le soutien apporté par l’adulte, ne peuvent être prévus entièrement (Bucheton et al., 2005). Particulièrement en ce qui concerne la communication, ce n’est que dans l’interaction réellement vécue et toujours en contexte (Canut et Espinosa, 2016; Filliettaz et Zogmal, 2020; Girolametto et al., 2007) que l’adulte et l’enfant coconstruisent un sens commun. Pour ce faire, ils ont recours entre autres au langage oral pour communiquer des messages et agir sur l’autre et sur l’environnement (Filliettaz, 2006; Kerbrat-Orecchioni, 1998; Vion, 1992). Ils utilisent alors le langage multimodal, c’est-à-dire qu’ils combinent les dimensions verbale (mots, sons produits), non verbale (gestes, mouvements, mimiques, etc.) et paraverbale (intonations, volume, etc.) du langage (Kerbrat-Orecchioni, 2006; Sauvage, 2015; Vion, 1992). De plus, leur langage multimodal est utilisé dans un cadre spatiotemporel où sont aussi mobilisées leurs connaissances sociales, linguistiques et culturelles (Gumperz, 1982). Au fil des tours de parole, ils s’appuient sur des indices communs qui orientent leur interprétation tout en les aidant à s’ajuster mutuellement (Auer, 1992; Gumperz, 1982). Ces indices, dits « de contextualisation », sont inhérents au langage lui-même et présents dans l’environnement. Ultimement, s’ajuster dans leur interaction permet aux enfants de se comprendre et d’accéder aux apprentissages, dont ceux sur l’oral.

PROBLÉMATIQUE

Les interactions adulte-enfant à l’éducation préscolaire sont considérées comme l’un des éléments les plus importants pour assurer la qualité de l’éducation et soutenir le développement de l’enfant (Pianta et al., 2016). Interagir avec l’autre et s’ajuster l’un à l’autre se complexifient toutefois lorsque l’autre présente des difficultés langagières importantes associées à un trouble neurodéveloppemental, comme cela peut être le cas pour les jeunes qui ont un trouble du spectre de l’autisme (Lavigne, 2021). Ce trouble est en effet caractérisé par une altération de la communication et des interactions sociales, de même que par des intérêts restreints, et des activités et des comportements répétitifs et stéréotypés (American Psychiatric Association, 2013) qui peuvent compromettre l’ajustement mutuel entre l’enfant et l’adulte. De plus, ces enfants présentent des profils langagiers très hétérogènes (Kim et al., 2014; Swanson, 2020), allant du mutisme à un langage verbal très productif (Eigsti et al., 2011; Rapin et Dunn, 2003), qui renvoient à des efforts importants à déployer par les adultes concernant les étayages à apporter (Lavigne, 2021; Leroy et Masson, 2010; Ochs et Solomon, 2005). Leur développement langagier suit une trajectoire souvent atypique et pour certains s’échelonne sur plus de temps après l’entrée à l’école (Kim et al., 2014; Mottron, 2016). Le personnel enseignant doit alors prendre en compte des particularités langagières qui peuvent toucher autant la production que la compréhension (Eigsti et al., 2011; Rapin, 2007) et s’étendre aussi au non-verbal et au paraverbal : difficultés, par exemple, à pointer, à utiliser d’autres gestes conventionnels, à regarder l’autre, à interpréter une intonation. Des difficultés pragmatiques, c’est-à-dire liées à l’utilisation du langage en contexte, peuvent aussi apparaître (Larkin et al., 2017). 

Le langage potentiellement peu développé de l’enfant ayant un trouble du spectre de l’autisme accentue l’asymétrie dans la dyade adulte-enfant (Leroy et Masson, 2010) : l’adulte doit aider davantage l’enfant à établir et à maintenir une attention mutuelle et à participer aux échanges. Il doit aussi redoubler d’efforts pour s’ajuster au niveau de l’enfant et lui offrir un modèle langagier ajusté à ses capacités (Canut et al., 2013; Florin, 2010). Son rôle d’étayage et sa compétence à fournir du soutien à l’enfant sont donc redéfinis pour permettre à ce dernier de développer son langage durant toute la période scolaire (Lavigne, 2021; Mottron, 2016).

La complexité de la tâche de l’adulte relative à l’accueil et au soutien d’un enfant ayant un trouble du spectre de l’autisme à l’éducation préscolaire est bien décrite dans les recherches sur le profil de ces enfants. Par contre, à notre connaissance, peu de travaux en classe ordinaire ou spéciale se sont attardés à la manière de s’y prendre concrètement sur le moment, dans la complexité des interactions et des tours de paroles, pour favoriser le développement du langage oral de ces enfants. Ce vide scientifique est d’autant plus surprenant que la prévalence du trouble du spectre de l’autisme est de 1/145 (Fombonne et al., 2019) et qu’il s’agit du trouble le plus prévalent en milieu scolaire au Québec (Noiseux, 2017). À l’échelle québécoise, plus de la moitié de ces jeunes sont orientés vers des classes spéciales durant leur formation générale[3] (Noiseux, 2017), où ils bénéficient d’un soutien et d’un encadrement plus substantiels qu’en classe ordinaire (Gaudreau, 2010).

Cet article propose de combler ce vide en décrivant les principales stratégies[4] interactionnelles qu’utilise une enseignante avec une enfant ayant un trouble du spectre de l’autisme pour soutenir son développement langagier. Les deux sous-objectifs sont les suivants : 1) dresser un portrait général des stratégies de l’enseignante, particulièrement les stratégies qui suivent l’intérêt de l’enfant et les stratégies d’étayage langagier; 2) montrer à partir de séquences d’interaction comment sont mises en oeuvre et se combinent ces mêmes stratégies.

CADRE CONCEPTUEL

Une recension portant sur les stratégies interactionnelles pour soutenir le développement langagier et issues d’interventions dites « naturalistes » (interactionnistes autant que béhavioristes) auprès d’enfants ayant un trouble du spectre de l’autisme en classe maternelle spéciale a été réalisée (ci-après Ingersoll, 2011; Kaiser et Trent, 2007; Low et Lee, 2011; Sowden et al., 2011). Les interventions dites « naturalistes » regroupent des stratégies variées mises en place en contexte dans les routines et activités habituelles (Odom et al., 2010). Les articles mentionnant des interventions sans description précise des stratégies ont été écartés. Conséquemment, la recension a été élargie au-delà de l’éducation préscolaire et de la classe spéciale pour inclure d’autres niveaux d’enseignement et le contexte extrascolaire[5] (ci-après Andzik et al., 2019; Emerson et Dearden, 2013; Franco et al., 2013; Girolametto et al., 1996, 2007; Greenspan et Wieder, 2009; Soto et al., 2020; Wieder et Greenspan, 2003). En définitive, trois macrocatégories de stratégies ont été isolées : 1) sollicitation, 2) suivi des intérêts de l’enfant, et 3) étayage langagier. Les résultats présentés portent particulièrement sur les deux dernières catégories.

Dans la macrocatégorie des stratégies de sollicitation issues essentiellement des interventions naturalistes béhavioristes, l’adulte soutient le langage de l’enfant par l’incitation et le renforcement (Ingersoll, 2011). Généralement, de courtes séances d’apprentissage sont insérées à partir de ce que fait l’enfant initialement (Sowden et al., 2011), puis l’adulte enseigne le langage visé (réponse ou comportement attendu).

Dans la macrocatégorie des stratégies de suivi des intérêts de l’enfant, l’adulte est encouragé à participer à l’activité ou au jeu avec l’enfant (Girolametto et al., 2007; Kaiser et Trent, 2007; Low et Lee, 2011; Mahoney et Powell, 1988; Wieder et Greenspan, 2003). Dans les approches interactionnistes, qui sont les plus explicites pour cette macrocatégorie, suivre l’intérêt de l’enfant signifie observer finement l’enfant, son attention, ses actions, puis d’attendre davantage pour mieux ajuster la suite de l’interaction, de partir de ce que l’enfant propose et ainsi le joindre dans l’interaction (Emerson et Dearden, 2013; Girolametto et al., 1996, 2007; Greenspan et Wieder, 2009; Mahoney et Powell, 1988). Ce faisant, l’adulte suit tout au long du jeu les initiatives de l’enfant et répond à ses intérêts. Tout est considéré comme faisant sens : les actions de l’enfant, ses gestes et ses vocalisations; l’adulte répond à toutes ces formes d’initiatives (Girolametto et al., 2007).

Enfin, dans la troisième macrocatégorie de stratégies d’étayage langagier, l’adulte adopte une attitude responsive pour soutenir autant la production que la compréhension du langage (Girolametto et al., 2007). Pour ce faire, il réduit entre autres les ambiguïtés contextuelles, accentue les indices importants et offre un langage redondant (Girolametto et al., 2007). De plus, il nomme ou désigne les objets, commente et choisit une syntaxe, un contenu sémantique et un rythme adaptés au niveau de l’enfant (Girolametto et al., 1996; Kaiser et Trent, 2007; Mahoney et Powell, 1988; Wieder et Greenspan, 2003). Ses étayages passent aussi par le non-verbal, la variation prosodique et la combinaison des indices multimodaux (Emerson et Dearden, 2013; Girolametto et al., 2007; Wieder et Greenspan, 2003). Il privilégie les phrases complètes (Emerson et Dearden, 2013), de même que les stratégies de reprise totale ou partielle de l’énoncé de l’enfant, de reformulation et d’expansion (ajouter à partir de ce que l’enfant dit) (Andzik et al., 2019; Franco et al., 2013; Girolametto et al., 1996, 2007; Ingersoll, 2011; Kaiser et Trent, 2007; Smith, 2001; Soto et al., 2020; Sowden et al., 2011).

En somme, aucune des recherches recensées ne présente de transcription ou de description de séquences d’interaction adulte-enfant, ce qui ne permet pas de comprendre comment la stratégie est utilisée. De ce fait, cet article a pour but de décrire l’utilisation des stratégies au sein même de séquences d’interaction enseignante-enfant.

MÉTHODOLOGIE

Cette recherche s’inscrit dans le cadre d’une étude doctorale portant sur les interactions entre une enseignante et une enfant ayant un trouble du spectre de l’autisme en classe maternelle spéciale (Lavigne, 2021) alliant l’ethnographie de la communication (Gumperz, 1982, 1989; Hymes, 2005) et l’analyse conversationnelle (Filliettaz, 2014; Korkiakangas et Rae, 2013).

Participants

L’enseignante participante a été sélectionnée intentionnellement. Elle devait : 1) être titulaire de la classe spéciale pour enfants ayant un trouble du spectre de l’autisme; 2) travailler à temps plein; 3) utiliser des approches pédagogiques misant sur les interactions en classe (pour accéder à une variété d’interactions). L’enseignante en adaptation scolaire et sociale choisie (Audrey) évolue en école ordinaire, en classe de maternelle spéciale accueillant cinq enfants de 4 à 6 ans ayant un trouble du spectre de l’autisme. Elle est soutenue par une éducatrice spécialisée et une préposée aux élèves handicapés. Elle cumule plus de 20 années d’expérience et détient un certificat de 2e cycle universitaire sur l’enseignement auprès des enfants ayant un trouble du spectre de l’autisme qui lui a permis de s’initier aux approches interactionnistes.

L’enfant (Laura) a été sélectionnée d’après les critères suivants : 1) fréquentation d’une maternelle à temps plein; 2) diagnostic établi de trouble du spectre de l’autisme; 3) important retard langagier, comme en témoigne une évaluation réalisée en orthophonie; et 4) participation à un maximum d’interactions en dyade avec l’enseignante (ex. : pas de sorties fréquentes de la classe en raison du comportement). Laura, 6 ans, communique essentiellement par le non-verbal en utilisant des gestes et des holophrases (mots-phrases) couplées avec des gestes, que ce soit en anglais ou en français (contexte familial bilingue)[6]. Elle produit peu de phrases simples de 2 ou 3 mots. L’augmentation de sa verbalisation au niveau de la communication orale est le besoin jugé prioritaire pour l’enfant.

Collecte de données

Un large corpus de données a été recueilli à Montréal sur 14 semaines, de février à juin 2018, dans le cadre d’une démarche ethnographique. La première autrice s’est intégrée graduellement au milieu de vie de la classe en réalisant des observations participantes (Lapassade, 2002) à raison de 2 à 3 demi-journées d’observation par semaine pour un total d’environ 75 heures. Sa participation a été considérée comme faisant partie du contexte plutôt qu’un biais dans la recherche (paradoxe de l’observateur) (Labov, 1972). Les observations ont été complétées par des captations filmées par la première autrice (Mondada, 2007), avec plusieurs caméras installées dans la classe simultanément, totalisant 17 demi-journées. Elles ont été bonifiées d’un carnet de notes et d’un journal de bord (Beaud et Weber, 2010). De plus, 6 entretiens semi-structurés ont été réalisés avec l’enseignante sur le thème du langage et de l’interaction avec l’enfant, dont 3 sous forme de rétrospection (Samuelsson et Plejert, 2015) par le visionnement de séquences d’interaction filmées en classe avec l’enseignante. La qualité de la démarche interprétative (Gohier, 2004) a été assurée par la triangulation des sources de données; la description riche, transparente et rigoureuse du contexte tout au long de la recherche facilitant le transfert des conditions méthodologiques; l’énonciation des présupposés de la chercheuse; la corroboration de plusieurs informations contextuelles par l’enseignante en entretien; et la saturation des données au sein d’un très large corpus d’interaction en dyade.

Analyses

Trois phases de réduction du corpus vidéo se sont succédé pour cibler l’interaction en dyade Audrey-Laura. Les vidéos retenues sont d’une bonne qualité technique (image, son, prise de vue de face des participantes). Les extraits ont été choisis en fonction du nombre de tours de parole (pour le maintien de la participation à l’interaction), des activités dirigées avec du matériel à visée didactique (moments de transitions écartés), de la collaboration de l’enfant à l’activité (limitation des difficultés comportementales), et du travail apparent sur l’oral. Parallèlement, une analyse thématique des entretiens (Paillé et Mucchielli, 2016) a été réalisée en ne retenant que les passages traitant de l’interaction Audrey-Laura. Les stratégies constituent l’une des 4 catégories émergentes (Bardin, 2013). Les thèmes regroupés sous cette catégorie ont été reclassés avec une grille préconstruite à partir de la recension de littérature précédemment décrite (Lavigne, 2021). Enfin, les notes d’observation ont servi à documenter le contexte général et à appuyer certains indices dans les séquences filmées retenues.

Transcriptions

Les 7 séquences retenues ont fait l’objet d’une transcription multimodale du langage (verbal, non verbal, paraverbal) basée sur une adaptation simplifiée de conventions de transcription de l’analyse conversationnelle d’après Jefferson (2004) (conventions de transcription en annexes). Les indices de contextualisation apparaissant dans et autour du langage ont ensuite été identifiés (Gumperz, 1982; Hymes, 2005). Ils ont permis de comprendre l’enchaînement des stratégies relativement à ce que dit et fait aussi l’enfant et à ce qui se passe in situ. Enfin, les stratégies interactionnelles utilisées par Audrey ont été relevées pour chaque séquence retenue d’après les catégories préconstruites à la lumière de la recension de littérature (Lavigne, 2021). Le tableau 1 (section suivante) reprend ces macrocatégories.

RÉSULTATS

Par les analyses des entretiens, des observations et des séquences filmées décortiquées en profondeur, un portrait très large des stratégies interactionnelles de soutien au développement langagier utilisées par l’enseignante a été dressé (voir tableau 1). Les stratégies relevées dans les deux extraits présentés ci-après sont indiquées par une croix dans les colonnes de droite.

Tableau 1

Synthèse des stratégies interactionnelles de soutien au développement langagier utilisées par l’enseignante

Synthèse des stratégies interactionnelles de soutien au développement langagier utilisées par l’enseignante

Tableau 1 (suite)

Synthèse des stratégies interactionnelles de soutien au développement langagier utilisées par l’enseignante

Tableau 1 (suite)

Synthèse des stratégies interactionnelles de soutien au développement langagier utilisées par l’enseignante

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Dans cette section, seront successivement décrites une séquence transcrite d’une activité préalablement planifiée par l’enseignante qui portait précisément sur l’oral, puis une séquence non planifiée[7] de soutien au développement du langage oral au sein d’une activité qui portait plutôt sur l’exploration des formes géométriques. Pour les deux extraits, les principales stratégies interactionnelles qu’utilise l’enseignante pour suivre l’intérêt de l’enfant et étayer le langage verbal dans les deux séquences ciblées seront expliquées.

Extrait 1 : activité planifiée de soutien au développement du langage oral

Cet atelier planifié de soutien au développement du langage oral (tableau 2) porte sur la construction d’une bande-phrase illustrée. Le but est de construire une phrase à l’image de la phrase en 3D (Dugas, 2009) et de la verbaliser après coup. L’activité s’inscrit dans un projet sur le thème de l’espace dans lequel l’enfant a choisi un petit chat en peluche et lui a construit elle-même un véhicule avec du matériel de bricolage et des jouets. La mise en scène du petit chat assis dans son véhicule a été photographiée. Dans cet atelier de la bande-phrase, Audrey souhaite partir des idées antérieures de Laura et de la photographie. Audrey explique qu’elle met des pictogrammes à sa disposition, compte tenu de la difficulté qu’a Laura à mettre en mots ce que représente la photo. Dès l’ouverture de la séquence, bien qu’Audrey évoque le placement « d’un dernier » pictogramme avant le collage, soit celui qu’il manque pour représenter la photo du petit chat dans le véhicule, Laura place plus de pictogrammes que prévu. Audrey tente de l’arrêter et d’introduire une phase de verbalisation, mais la laisse finalement poursuivre. Une fois tous les pictogrammes disponibles placés par Laura dans un ordre précis, les deux interactantes passent finalement à une phase de verbalisation formelle dans laquelle elles « redisent » ensemble les deux phrases construites : « Le petit chat est assis dans le véhicule spatial. Il mange de la pizza et un sandwich. » La séquence se clôt sur la proposition d’Audrey de coller les pictogrammes.

Figure 1

Audrey et Laura verbalisent les phrases en pointant successivement les pictogrammes

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Figure 2

Phrases construites avec des pictogrammes à partir de la photographie

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Tableau 2

Transcription de l’extrait 1 : activité planifiée de soutien au développement du langage oral

Transcription de l’extrait 1 : activité planifiée de soutien au développement du langage oral

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Extrait 2 : activité non planifiée de soutien au développement du langage oral

Dans cette séquence (tableau 3), Audrey et Laura sont installées côte à côte et Laura y entame un dessin libre entre deux tâches sur les formes géométriques. Audrey questionne Laura sur les traits courts et saccadés qu’elle dessine : « Qu’est-ce que tu dessines? » Laura peine à répondre immédiatement et directement aux questions d’Audrey, laquelle lui octroie beaucoup de moments d’attente. À partir de la première réponse asynchrone de Laura (de la pluie), Audrey propose un jeu de « faire semblant », dans lequel elle incarne un personnage triste de ne pas pouvoir jouer dehors. Le matin même, Laura avait montré sa contrariété durant l’établissement de l’horaire du jour lorsqu’elle avait compris qu’en raison de la pluie, la récréation se déroulerait à l’intérieur. Avec le soutien d’Audrey tout au long de la séquence, Laura développe ses idées à partir du dessin qui sert de soutien au langage et au symbolique. Au début de l’extrait ci-après, Laura dessine un sourire sur sa feuille et s’exclame en réponse à la mimique triste et contrariée du personnage joué par son enseignante. À la suite de cet extrait, Laura et Audrey trouvent une solution pour résoudre le problème de la pluie, celle du dessin d’un soleil.

Figure 3

Dessin de Laura qui représente un sourire et des bras en l’air

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Figure 4

Audrey imite Laura qui s’exclame en levant les bras

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Tableau 3

Transcription de l’extrait 2 : activité non planifiée de soutien au développement du langage oral

Transcription de l’extrait 2 : activité non planifiée de soutien au développement du langage oral

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Stratégies pour suivre les intérêts de l’enfant

Dans l’extrait 1, Audrey suit les intérêts de l’enfant en lui proposant du choix de matériel par les pictogrammes. Elle accepte l’action entreprise par l’enfant de placer plus de pictogrammes que ce qui était prévu et elle revient plus tard à la phase de verbalisation planifiée. Durant cette phase, l’enseignante ralentit le débit et allonge les pauses entre ses énoncés pour donner le temps à l’enfant de répondre (0,5 à 1,5 seconde). Fait intéressant, ces adaptations du rythme sont suffisantes pour que Laura prenne ses tours de parole sans la consigne explicite de verbaliser.

Dans l’extrait 2, Laura omet souvent de répondre verbalement à Audrey et se penche plutôt sur son dessin (comme en 14L et 16L). Au lieu d’y voir une rupture dans l’interaction, Audrey laisse encore une fois du temps à l’enfant, mais cette fois pour construire sa réponse à travers son dessin. Laura prendra finalement la parole. Audrey profite de l’attente pour observer finement l’orientation du regard de l’enfant pour déterminer si elle la désigne comme interlocutrice (12L et 16L) ou si elle élabore son dessin. Audrey partage aussi les émotions de Laura en imitant ses gestes et sa prosodie (« ahen/hourra! » en 13A), tout en donnant à l’énoncé une forme conventionnelle. Elle suscite l’intérêt de Laura, cette fois en incluant le thème de la pluie dans le jeu symbolique. Elle joint l’idée de l’enfant (la pluie) à une émotion (tristesse) et à une action (pleurer), ce qui déclenche un problème dans le jeu qui permettra à l’interaction de se poursuivre jusqu’à la résolution du problème (entre autres en 17A).

Stratégies d’étayage langagier pour soutenir la compréhension

Dans l’extrait 1, l’enseignante combine à maintes reprises le langage avec des indices gestuels redondants avec le langage. Elle pointe successivement des pictogrammes (par exemple en 17A, 19A, 21A, 23A). Elle privilégie les phrases complètes adressées à l’enfant plutôt que les mots-clés. Elle adopte une prononciation appuyée et elle accentue les mots importants dont la verbalisation est visée dans cette séquence, c’est-à-dire les mots illustrés par les pictogrammes « pizza », « petit » (première syllabe) et « mange ». Elle demande l’approbation de Laura à propos de ce que représentent les pictogrammes en utilisant ce pic de hauteur intonative à la fin du segment verbalisé en 17A et 23A. En 25A, Audrey ajoute une interjection (« hein ») à son intonation montante en fin d’énoncé pour interpeller l’enfant.

Dans l’extrait 2, Audrey adresse aussi une demande d’approbation par une intonation montante à la fin d’une reformulation verbale (« c’est les bras en l’air comme ça? ») en 13A, mais à partir de ce que fait Laura. Ce faisant, elle multiplie encore ici les indices multimodaux, en offrant une information supplémentaire à son langage verbal, par le pointage du dessin redondant par rapport au langage et par un geste supplémentaire conventionnel (bras en l’air).

Stratégies d’étayage pour introduire et enrichir le langage verbal

En plus de formuler le langage attendu tout au long de l’extrait 1, Audrey fait un court commentaire en 25A sur le contenu des images dans leur ensemble. Ce faisant, elle rappelle l’intérêt de l’enfant et le projet sur l’espace en commentant l’action du personnage fictif du petit chat. Tout au long de la séquence, en nommant chaque image choisie, elle maintient ce fil conducteur par ce lien au personnage dans ses commentaires.

Dans l’extrait 2, Audrey formule verbalement ce que Laura fait et intègre une musicalité dans sa voix : allongement de « hourra » en 13A et augmentation du volume de la voix pour marquer l’exclamation; accentuation des mots importants « plus » pour accentuer la négation et « joyeux » pour marquer l’idée principale de l’enfant en 17A. Elle introduit aussi des mots amusants dans son langage, dont des interjections et des onomatopées qui traduisent des émotions diverses. Par exemple, en 17A, l’interjection allongée « ah » accentue l’indice de sa compréhension de ce que veut dire l’enfant. Tous ces indices prosodiques sont couplés à des gestes et des mimiques exagérées. Audrey reformule les actions, les gestes et le langage de Laura sans qu’il y ait cette fois de « cible » à verbaliser. Ses reformulations offrent un enrichissement syntaxique, énonciatif, lexical, en plus d’offrir un modèle attendu en français. « I happy » en 16L devient alors « ne pleure plus, sois joyeux » en 17A.

DISCUSSION

Soutien planifié ou non planifié au développement du langage oral : les ajustements dans le choix des stratégies

Les deux extraits analysés montrent comment chaque moment peut être saisi par l’enseignante de cette étude pour soutenir le développement langagier de l’enfant en difficulté, que ce soit en contexte d’activité sur l’oral planifié (bande-phrase) ou non planifié (séquence du dessin à l’intérieur d’une tâche de traçage de formes). Cette nécessité constante d’étayages multiples et divers, et d’ajustements essentiels de l’enseignante pour optimiser le soutien au développement du langage oral (Lavigne, 2021) apparaît dans tous les extraits : nommer plus de pictogrammes que prévu; ouvrir la possibilité d’un jeu symbolique.

Atouts d’une posture interactionniste dans le soutien au langage

Dans les deux extraits, Audrey adopte une posture interactionniste de soutien et une attitude de réponse (responsive) par rapport à ce que fait l’enfant (Girolametto et al., 2007; Swanson, 2020); elle encourage implicitement l’enfant à verbaliser, à prendre la parole, mais sans l’inciter directement pour obtenir une réponse attendue de sa part (Girolametto et al., 2007). Le soutien offert suit le cours de l’interaction et l’enfant y prend sa place d’interlocutrice.

Dans ce soutien constant finalement incontournable, la combinaison sur le vif de stratégies diverses selon le déroulement de l’interaction devient elle aussi inévitable, contrairement à ce qui est préconisé dans les approches naturalistes béhaviorales (Andzik et al., 2019; Hart et Risley, 1975). Dès lors, l’enseignante met l’accent sur le contenu des messages et la participation de l’enfant en cherchant à poursuivre l’interaction (Fasulo et Fiore, 2007; Wagner, 2017), plutôt que sur leur forme et sur la quête du succès immédiat. En définitive, soutenir le développement langagier devient un projet à long terme avec l’enfant (Mottron, 2016).

Suivre l’intérêt de l’enfant pour mieux étayer le langage ensuite

Dans le même ordre d’idées, ces deux extraits montrent comment les macrostratégies de suivre l’intérêt de l’enfant (Girolametto et al., 2007) sont primordiales dans ce type de soutien pour pouvoir ensuite lui offrir un étayage langagier plus précis. Cette combinaison des initiatives de l’enfant et des étayages de l’adulte est au coeur du travail didactique de l’enseignante sur l’oral. Les résultats mettent en lumière une observation fine de l’enseignante et une attente de sa part pour laisser l’enfant agir et prendre son tour de parole (Girolametto et al., 2007), une imitation des actions et des mots de l’enfant (Caldwell, 2006; Girolametto et al., 2007; Ingersoll, 2011; Mahoney et Powell, 1988), une réponse à ses préoccupations ou à ses intérêts du moment pour les inclure dans l’activité en cours et l’offre de choix pour susciter son intérêt. Au niveau de l’étayage langagier, maintes microstratégies visant à favoriser la compréhension de l’enfant ont été relevées : débit ralenti, gestes et pointages, accentuation prosodique (Emerson et Dearden, 2013; Girolametto et al., 2007; Wieder et Greenspan, 2003). L’enseignante combine les indices dans et autour du langage verbal et prend en charge la multiplication des liens tissés entre ces indices contextuels. Elle introduit aussi constamment le langage verbal en formulant ce qui se passe dans l’action, en introduisant des mots amusants et en utilisant des personnages de jeux symboliques (Girolametto et al., 2007). Cette mise en mots constante contribue à maintenir le fil conducteur de l’interaction et aide l’enfant à développer ses idées. L’enseignante prend ainsi en charge pour l’enfant une partie de la verbalisation et se montre très généreuse dans son rôle d’interlocutrice pour que l’interaction fonctionne au mieux (Ochs et Solomon, 2005). Enfin, dans le dernier extrait, elle enrichit aussi le langage verbal de l’enfant en le reformulant et en lui offrant une forme conventionnelle en français (Girolametto et al., 1996, 2007; Ingersoll, 2011; Soto et al., 2020; Sowden et al., 2011). Ces conduites de reprises du langage de l’enfant sont aussi largement documentées dans l’acquisition du langage du jeune enfant tout-venant (Bernicot et al., 2006; Canut et Espinosa, 2016; Veneziano, 1997).

Ancrage de la compétence orale : multimodalité, interaction et contexte

En ce qui concerne la compétence orale travaillée à l’éducation préscolaire avec un enfant en grande difficulté, il ressort des analyses que le langage est toujours considéré comme multimodal par l’enseignante (Filliettaz, 2014) et à cet égard, le volet structural de l’oral est autant continuellement enseigné que le volet pragmatique (Dumais, 2014), que ce soit en contexte d’activité planifiée ou non planifiée. En outre, bien qu’une verbalisation plus fréquente et variée soit visée avec Laura, la production du langage ne peut jamais se détacher de la compréhension ni de la participation plus large à l’interaction en cours. Alors que De Granpré (2016) souligne la visée de passer d’une intervention contextualisée sur l’oral vers une intervention décontextualisée, il semblerait que l’ancrage en contexte signifiant demeure la base pour l’enfant ayant un trouble du spectre de l’autisme qui peine justement à repérer les indices en contexte.

Permettre à l’enfant une pleine participation à l’interaction

En terminant, dans ces extraits, Audrey donne crédit à Laura en la considérant comme une interactante à part entière qui peut interagir et coconstruire du sens en toute situation, et ce, en dépit de son trouble du spectre de l’autisme et de son langage non conventionnel. Laura est en effet vue comme valide dans l’interaction (Fasulo et Fiore, 2007). Faire vivre quotidiennement à l’enfant des interactions dans lesquelles elle a pleinement sa place d’interlocutrice est une autre manière de l’aider à développer ses compétences.

Limites

Cette recherche comporte certaines limites. Premièrement, en analysant davantage de séquences, d’autres utilisations de stratégies auraient potentiellement pu être constatées. Deuxièmement, le choix intentionnel d’une enseignante qui adopte une posture interactionniste dans ses interventions a certainement influencé les stratégies et les activités de la classe. Enfin, il faut souligner l’impossibilité de généraliser les résultats ni à l’ensemble des interactions en dyade Audrey-Laura ni à d’autres dyades d’enseignante-enfant, compte tenu, entre autres, du contexte unique de la classe et des caractéristiques de Laura (par exemple son bilinguisme). Cela dit, la démarche serait tout à fait reproductible et permettrait de faire ressortir la mise en oeuvre de stratégies avec d’autres enfants vivant des difficultés, avec ou sans trouble du spectre de l’autisme.

CONCLUSION

En conclusion, l’analyse fine des séquences d’interaction enseignante-enfant permet d’attribuer du sens aux indices multimodaux et de faire ressortir de petites stratégies qui se combinent. En somme, ces stratégies et leurs combinaisons font une grande différence dans le soutien au développement langagier de l’enfant, et ce, autant lorsque l’activité planifiée porte précisément sur l’oral que lorsque l’enseignante saisit spontanément une occasion dans une activité qui portait sur autre chose.

En ce qui concerne les retombées, la démarche d’analyse de séquences filmées proposée (Lavigne, 2021)[8] pourrait être utilisée lors de formations pour le personnel enseignant afin de faciliter le repérage des indices dans et autour du langage sur lesquels s’appuyer pour s’ajuster dans l’interaction avec l’enfant ayant des difficultés langagières. D’autre part, cette démarche d’analyse est prometteuse pour mieux comprendre les stratégies interactionnelles pouvant être utilisées avec l’enfant pour le soutenir et l’amener plus loin dans son développement langagier.