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La revue Enfances, Familles, Générations est une revue interdisciplinaire de langue française dont la thématique est centrée sur les questions de la famille et de l’enfance, dans une perspective intergénérationnelle. Elle a pour objectif de favoriser la diffusion d’articles scientifiques inédits, sélectionnés selon les modalités usuelles des revues de ce type.

Des multiples significations du métier de parents

Le premier numéro porte sur les parents. D’abord pratiquement occulté dans les recherches sur la famille, le parent apparaît souvent au départ comme un problème. Enfants maltraités, parents abuseurs, pères ingrats : à la limite, le parent est de trop ! Mieux vaut l’écarter de ses enfants. Progressivement, une autre image des parents commence à se dessiner, image sans doute symptomatique d’un renversement significatif de tendance, notamment autour des notions de partenariat ou de la concertation entre parents et intervenants.

C’est ainsi qu’un concept a connu une grande popularité dans la dernière décennie tout particulièrement : celui de la compétence parentale. L’idée centrale est de donner aux parents les outils méthodologiques et psychologiques essentiels à l’exercice de leur rôle, en fonction du cycle de vie des enfants, tout en étant attentif aux difficultés que rencontrent ces mêmes parents. Ces outils, savoirs et savoir-faire, peuvent être partagés entre les parents eux-mêmes, ou développés à l’aide d’intervenants professionnels. Certains leitmotivs émergent de cette approche : soutenir les familles, responsabiliser les parents, bien connaître les divers stress auxquels ils sont soumis, développer un sentiment positif des rôles parentaux, mettre l’accent sur les pratiques éducatives en milieu familial, etc. Naturellement, la tâche est plus ardue dans les milieux familiaux moins scolarisés, faisant l’expérience de la pauvreté ou de problèmes sociaux. Non sans ambiguïté, puisque sa contrepartie est l’incompétence parentale: ce thème a donné lieu à la création de très grandes équipes de recherche, à la grandeur du Canada.

Or, si les parents ne participent pas au jeu, tout programme d’intervention risque de demeurer lettre morte. Par ailleurs, les enfants font de plus en plus l’expérience de plusieurs parents, et de plusieurs formes d’exercice de la parentalité : qui rejoindre ? À qui s’adresser ? Sans compter les formes familiales changeantes. Au parent qu’il faut en quelque sorte éduquer, former, s’est ajoutée une nouvelle conception. De manière négative, on pourrait la caractériser ainsi : il n’y a pas d’autre alternative que de composer avec les parents, avec ce qu’ils sont, ce qu’ils veulent et ce qu’ils pensent. Sur un plan plus positif, on ajoutera que même si d’autres institutions contribuent à modeler très tôt le devenir des enfants (écoles et médias, tout particulièrement), les parents sont les premiers à construire l’enfant ; leurs forces et leurs faiblesses forment le creuset de toute expérience éducative et familiale. De plus, comme on le voit dans les secteurs de la santé, de l’éducation et de l’environnement, ils expriment des demandes légitimes et sont ouverts aux changements.

De façon plus fondamentale encore, on ne peut penser les responsabilités parentales sans référence à la dialectique parents-enfants. Retour aux sources ou simple jeu du balancier, de nos jours le parent, quel qu’il soit, est bien situé au centre de tout enjeux éducatif et familial, et non pas en périphérie des institutions de santé ou d’éducation. Il n’est pas seul d’ailleurs : les solidarités intergénérationnelles comptent pour beaucoup, la transmission familiale des savoirs et des savoir-faire peut s’avérer déterminante, enfants et adolescents participent au processus éducatif de toute la famille.

Le parent éducateur et responsable constitue la figure de proue dans les conceptions actuelles de l’exercice du « métier » de parent. Mais il s’agit d’un métier à haut risque ! Très conscients des enjeux liés à l’avenir de leurs enfants, les parents sont sollicités de toutes parts et soumis à une abondance d’informations des plus crédibles aux plus discutables : comment faire le tri ? Ils cherchent à éviter les erreurs de jugement, les difficultés de parcours. Aux prises avec un problème chez leur enfant (de santé, d’éducation, de comportement, etc.), ils ont accès de manière très inégale aux ressources informatives, psychologiques et institutionnelles pour les supporter. Certains d’entre eux se méfient même, voire évitent délibérément des ressources à leur disposition. N’étant pas en reste, de nombreuses institutions, notamment dans le domaine de l’éducation et de la santé, sollicitent de plus en plus les parents dont le rôle apparaît majeur pour l’atteinte de leur mission éducative. Des parents par ailleurs fort occupés, avec de longues heures de travail, souvent à la course pour les tâches domestiques, aussi occupés les week-ends que pendant la semaine.

Plan du numéro

S’il est centré autour des enjeux de la parentalité, ce premier numéro s’ouvre toutefois par un article faisant brièvement le point sur l’évolution des recherches sur la famille au Québec. Il ne s’agit pas de dresser un portrait rétrospectif d’ensemble, mais de décrire comment les thématiques ont évolué, quelles ont été les disciplines dominantes, comment une relève importante de nouveaux chercheurs a été formée. À partir de l’analyse de contenu des symposiums de recherche organisés par le Conseil de développement de la recherche sur la famille du Québec, en consultant le Répertoire de la recherche publique du Québec et en analysant les mémoires et les thèses sur la famille, un bilan impressionnant se dégage, des thématiques changeantes émergent, une diversification importante des intérêts de recherche se dessine nettement.

Le second texte, signé par Hélène Belleau, de l’INRS-Urbanisation, Culture et Société, aborde la question de fond de ce numéro : que signifie être parent aujourd’hui ? Comment peut-on se reconnaître et se dire parent ? S’il n’est plus de lien juridique formel, si la notion même de famille a éclaté en une diversité de modèles, s’il y a pluralité de parents, si la recomposition des familles oblige à redéfinir les liens parents-enfants, qu’est donc le parent devenu ? L’article décrit la construction sociale du lien de filiation, par delà le lien juridique ou biologique. Au couple amoureux, construit autour de relations affectives, s’ajoute le couple parental (qui peut être différent du premier d’ailleurs), construit autour de la présence de l’enfant ; il n’y a pas nécessairement symétrie entre le couple dit conjugal et le couple parental. C’est l’enfant qui fait le parent, écrit-on. Qui plus est, avec la recomposition des familles, avec le phénomène de l’adoption internationale, l’enfant se voit doter de parents de plus en plus nombreux, dont il a à décider de la nature des rapports qu’il va entretenir avec chacun d’eux. Comme l’écrit Hélène Belleau, « le lien de longue durée demeure fondamental et l’engagement instrumental au quotidien du parent envers l’enfant prend une place plus déterminante que jamais » dans la construction du lien de filiation.

Le texte qui suit, sous la plume de Jean-Pierre Pourtois, Huguette Desmet et Willy Lahaye, de l’Université de Mons-Hainaut, en Belgique, présente une synthèse des travaux des auteurs autour des notions de parents éducateurs et d’éducation familiale, dont on a vu qu’il s’agissait d’une problématique centrale aujourd’hui. On pourra y lire une présentation des principaux concepts et des grandes perspectives d’analyse qu’ils ont progressivement dégagés de leurs travaux. Cette équipe de recherche, internationalement reconnue, a réalisé de nombreuses recherches empiriques et théoriques, dont elle nous offre un panorama synthèse. Bien au fait de la complexité de la dynamique familiale, associant les parents à leurs travaux, revenant et discutant constamment leurs résultats, cette équipe nous présente les concepts-clés qu’elle retient au terme d’un parcours de plusieurs décennies.

Pour sa part, John Robinson, de l’Université du Maryland, s’attache à décrire en détails l’évolution du temps quotidien que les parents consacrent à leurs enfants. En utilisant la méthodologie des « budgets-temps », ou « emploi du temps », on peut en effet recomposer de manière minutieuse la durée effective (et non évaluée par les répondants) du temps quotidien consacré à telle ou telle activité, ou encore en présence de telle ou telle personne. L’article présente des données qui contrastent avec l’image de parents surchargés qui s’occuperaient de moins en moins de leurs enfants. Sur une vingtaine d’années, on constate en effet que les parents consacrent pratiquement autant de temps à leurs enfants, les mères un peu moins, en raison de leur présence massive sur le marché du travail, les pères un peu plus. La présence accrue des pères auprès de leurs enfants est tout particulièrement accentuée chez les jeunes pères québécois.

Les parents constituent des acteurs majeurs du projet éducatif qu’ils veulent transmettre à leurs enfants. Au point d’ailleurs que certains d’entre eux, en rupture avec l’institution scolaire pour des raisons religieuses, éducatives ou pédagogiques, n’hésitent pas à se faire instituteurs de leurs propres enfants. Ils seraient environ un million aux États-Unis. Le texte signé par Christine Brabant, Sylvain Bourdon et France Jutras, de l’Université de Sherbrooke, apporte un éclairage sur ce phénomène malgré tout marginal au Québec : il en décrit l’ampleur, les raisons dominantes, le projet familial sous-jacent, lequel semble prédominant dans l’échantillon de parents québécois de cette recherche. La notion de parent éducateur, proposée par l’équipe belge, prend ici tout son sens.

Être parent, c’est aussi transmettre un certain héritage culturel à ses enfants. Dans une contribution sur un thème peu souvent abordé dans les recherches sur la famille, Olivier Donnat, du ministère français de la Culture et de la Communication, présente les résultats d’une vaste enquête portant sur la manière dont les parents transmettent à leurs enfants leurs passions culturelles, pour la lecture, la musique ou le théâtre, par exemple. Il appert que le poids du milieu familial est déterminant. Plus de la moitié des passions culturelles des enfants leurs sont transmises par leurs parents. Pour ces parents, les exemples sont donnés précocement (visites familiales d’institutions, degré d’engagement des parents dans la vie culturelle, etc.) et l’attention au parcours scolaire des enfants est plus forte. Les « héritiers » deviennent « passeurs » à leur tour, cumulant dans le temps les héritages culturels. Si les données sont françaises uniquement, nul doute qu’elles se vérifieraient en d’autres milieux, car elles vont dans le même sens que d’autres enquêtes internationales sur le sujet.

Ce premier numéro se termine par un examen critique des modifications récemment apportées au Code civil du Québec en matière de filiation, par Alain Roy, de la faculté de droit de l’Université de Montréal. Depuis le 24 juin 2002, ces modifications permettent l’établissement d’un lien filial entre un enfant et deux parents de même sexe. Comme le soulignait Hélène Belleau dans un texte précédent, on observe ici la construction d’une nouvelle filiation, par delà les liens biologiques, sur des assises juridiques que vient consacrer la réforme du code civil en permettant à des parents de même sexe d’adopter un enfant ou de procéder par procréation assistée. Mais, prévient l’auteur, il s’agit d’une réforme précipitée qui ne tient pas nécessairement compte du bien de l’enfant, puisqu’elle ne consiste qu’en un montage juridique pour assurer l’autorité parentale de deux pères ou de deux mères. La réforme est aussi incomplète, ajoute Alain Roy, car elle ne règle pas la situation d’enfants issus d’unions hétérosexuelles vivant auprès d’un de leur parent et du conjoint homosexuel de ce dernier. Elle affecte, de manière comparable, l’ensemble des familles recomposées, dont le conjoint hétérosexuel ne jouit d’aucun droit à moins d’avoir pu adopter l’enfant.