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Introduction

Cet article est né de l’idée que des changements importants ont lieu dans la façon dont les couples gèrent leurs finances, que ces changements peuvent être liés à une évolution culturelle plus générale reliée au développement de l’individualisation, et qu’ils peuvent avoir des répercussions importantes sur le niveau de vie, particulièrement en termes de dépenses associées aux enfants et à la garde d’enfants. Cependant, il serait peut-être utile de donner d’abord un aperçu du contexte démographique plus vaste dans lequel ces changements s’opèrent.

Au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle, les modèles du mariage et de la vie de famille ont évolué de façon spectaculaire en Grande-Bretagne. Bien qu’encore aujourd’hui la majorité des hommes et des femmes se marient à un moment où l’autre de leur vie, la proportion de gens mariés est toujours en baisse. Ainsi, en 1971, 71 pour cent des hommes étaient mariés, comparativement à 53 pour cent en 2000. Le nombre de mariages par année est passé de 340 000 en 1961, à 249 227 en 2001. Les deux tiers étaient des mariages civils, contractés au bureau de l’état civil, et un tiers était des mariages religieux (Office of National Statistics, 2003a).

Beaucoup plus de personnes vivent seules ou cohabitent, la cohabitation étant devenue une étape préliminaire normale du mariage, particulièrement dans le cas d’un deuxième mariage. Parallèlement, s’est installée la tendance à reporter le mariage et la naissance des enfants, ou à ne pas avoir d’enfants. La proportion des ménages comprenant un couple avec enfants à charge a chuté de 38 pour cent en 1961 à 23 pour cent en 2002, tandis que la proportion des familles monoparentales avec enfants à charge a doublé, celles-ci comptant pour 6 pour cent de l’ensemble des ménages en 2002 (Office of National Statistics, 2003b). Tout ceci semble suggérer une incertitude croissante par rapport au mariage et à la vie de famille, de même qu’une certaine résistance aux modèles traditionnels.

Changements des modèles de gestion des finances

Les modèles de gestion des finances ont aussi changé de façon remarquable au cours du dernier demi-siècle. Il y a cinquante ans, certaines idées étaient généralement répandues et acceptées en Grande-Bretagne concernant la répartition de l’argent au sein de la famille, la forme que devait prendre une famille « convenable » et la façon dont l’État providence devait répondre aux besoins de chaque membre de la famille. On tenait pour acquis que le père de famille devait en être le soutien, tandis que la principale occupation de la mère consistait à prendre soin du foyer et des enfants. Dans le rapport Beveridge, qui jetait les bases de l’État providence en Grande-Bretagne, on affirmait que :

Par le mariage, toute femme acquiert un nouveau statut économique et social qui comporte des risques et des droits différents de ceux de la femme non mariée. Par le mariage, la femme acquiert le droit au soutien de son mari en tant que premier protecteur contre les dangers qui guettent directement la femme seule; elle s’engage pour sa part à fournir un service essentiel mais non rémunéré et s’expose à de nouveaux dangers, y compris celui de voir sa vie de femme mariée interrompue prématurément, par le veuvage ou la séparation.

Beveridge, 1942, 49

Cet énoncé résume bien l’idée selon laquelle le couple marié devrait constituer une unité financière où l’homme serait le soutien de famille et la femme accepterait de dépendre de lui financièrement, en échange de sa sécurité financière. Cette idée a donné lieu aux lois de sécurité sociale qui confèrent aux femmes mariées le droit de toucher une pension en fonction de la cotisation de leur mari ainsi qu’une pension de veuve, advenant qu’elles survivent à leur mari. Ceci reflétait la situation en 1961, alors que moins de la moitié des femmes âgées entre 16 et 59 occupaient un emploi rémunéré, comparativement à 68 pour cent en 2000 (Office of National Statistics, 2003b, 73).

Les recherches menées au cours des années 50 ont révélé que la façon dont les couples organisaient leurs finances laissait supposer que l’homme était le soutien de famille. L’étude de Zweig auprès de 337 hommes du sud et du centre de l’Angleterre a révélé que 70 pour cent d’entre eux donnaient à leur femme l’argent du ménage, tandis que 16 pour cent leur remettaient leur paye en gardant une certaine somme pour eux-mêmes ou en se faisant redonner de l’argent de poche par leur conjointe. Seulement 16 pour cent des couples combinaient leurs revenus et, selon Zweig, cela se produisait surtout chez les couples plus jeunes ou lorsque les deux partenaires avaient chacun des revenus. Il constata également « un arrangement très curieux » que l’un de ses répondants décrivait ainsi : « Ce qu’elle gagne est à elle; ce que je gagne m’appartient. » (Zweig, 1961).

Au début des années 80, la situation avait changé. De minoritaire qu’elle était, la mise en commun des revenus était devenue le système de gestion des finances familiales le plus courant. Ma première étude, qui faisait état d’entrevues auprès de 102 couples et dans laquelle j’utilisais les données recueillies de 1982 à 1984, révélait que 56 pour cent des couples mettaient leur argent en commun, généralement dans un compte de banque conjoint; chez 22 pour cent des couples, le mari donnait à sa femme l’argent du ménage; 14 pour cent confiaient le salaire au complet à un gestionnaire unique, habituellement la femme, tandis que 9 pour cent entraient dans la catégorie de ceux qui conservaient leur indépendance financière (Pahl, 1989). Le Social Change and Economic Life Initiative obtenait des résultats similaires lors de sa cueillette de données auprès d’un échantillon aléatoire de 1 211 ménages en 1986. On présentait aux répondants une liste des différentes façons d’organiser les finances d’un ménage en leur demandant laquelle se rapprochait le plus de la leur. Les résultats ont révélé que 54 pour cent des couples mettaient leur argent en commun, 36 pour cent avaient recours à un système de gestion unique, tandis que chez 12 pour cent des couples, le mari donnait à sa femme l’argent du ménage: sur une période de trente ans, le système dominant était devenu un modèle minoritaire. Seulement deux pour cent des couples disaient gérer leur budget indépendamment, ce qui amena les chercheurs à dire que ce nombre, étant « trop petit pour une étude indépendante, on l’avait omis des débats subséquents » (Vogler et Pahl, 1994, 270).

Les modèles changeants reflétaient une nouvelle idéologie du mariage. Le rapport Beveridge, qui donnait son aval à l’inégalité économique dans le mariage, était remis en question, surtout chez les féministes, tandis que s’installait, du moins chez certains couples, une réticence nouvelle à accepter le modèle d’un seul partenaire soutien de famille, dont l’autre était entièrement dépendant financièrement. Le commentaire le plus courant chez les couples qui mettaient leurs revenus en commun était : « Ce n’est pas mon argent; ce n’est pas son argent : c’est notre argent ». Ceci semble perpétuer le concept du couple en tant qu’unité financière, mais suppose aussi une aspiration à l’égalité entre les deux individus qui composent le couple. Plusieurs des personnes interviewées dans les années 80 disaient s’inquiéter des disparités entre la capacité lucrative des hommes et des femmes et voyaient dans la mise en commun de l’argent un moyen d’en atténuer les effets. Fait intéressant, les recherches menées auprès des ménages dont la femme occupait un rang social supérieur à celui du mari ont montré que les tensions qui pouvaient en découler étaient souvent atténuées par la mise en commun de tous les revenus; ainsi, une idéologie prônant l’égalité permettait de dissimuler, sous la couverture d’un arrangement financier, la véritable inégalité financière (McRae, 1987, 121).

Le British Household Panel Survey (BHPS) a suivi 5 000 ménages pendant dix ans et recueilli, chaque année, de 1991 à 1995, des données sur les systèmes de gestion financière de ces couples. Lors des entrevues, on présentait au couple une série d’options en leur demandant laquelle se rapprochait le plus de leur propre système de gestion financière. Ainsi, par exemple, les deux options qui se rapportaient le plus à la présente discussion étaient : « Nous partageons notre argent et le gérons conjointement » et « Nous nous occupons de nos finances séparément », cette dernière option entrant dans la catégorie de la gestion indépendante des finances. Les résultats étaient très stables pendant cette période : chaque fois qu’on leur posait la question, la moitié des couples répondaient qu’ils partageaient la gestion de leurs finances. Le nombre de couples qui géraient leurs finances séparément/indépendamment représentait habituellement environ 3 pour cent de l’échantillon total, mais il y avait beaucoup d’inconsistance d’une année à l’autre quant aux personnes qui disaient utiliser ce système (Berthoud et Gershuny, 2000).

Une étude plus poussée des données obtenues par le BHPS pour 1995 nous éclaire davantage sur les nouvelles tendances. La gestion indépendante de l’argent est un phénomène beaucoup plus courant chez les ménages plus jeunes et mieux nantis et chez les couples où le revenu de la femme est relativement élevé. Par exemple, 7 pour cent des couples âgés de moins de 30 ans ont répondu qu’ils géraient leurs finances séparément, comparativement à 1 pour cent chez les 60 ans et plus. Parmi les femmes qui gagnaient plus de 1 200 £ par mois, 9 pour cent déclaraient que la gestion de l’argent du ménage se faisait de façon indépendante, comparativement à seulement 2 pour cent des ménages où la femme gagnait moins de 400 £ par mois. (Rake et Jayatilaka, 2001, 14)

Toutefois, le questionnaire du BHPS, en offrant aux répondants une liste toute faite de systèmes de gestion financière, imposait à ces derniers un choix entre : «Nous partageons notre argent et le gérons conjointement » et « Nous nous occupons de nos finances séparément ». Ces questions ne laissaient aucune place pour un système qui semble de plus en plus courant et que j’appelle « la mise en commun partielle ». Dans ce système, chaque partenaire doit avoir sa propre source de revenus, de sorte que chacun puisse garder un certain montant pour ses besoins personnels, tout en contribuant à un fonds commun; il faut, de plus, que le couple s’entende sur ce qu’ils considèrent être des dépenses communes et des dépenses personnelles. De façon générale, les revenus sont versés dans des comptes de banque personnels à partir desquels on effectue des transferts dans un ou plus d’un compte conjoint. Mais il arrive que certains couples s’entendent pour qu’un des partenaires paie les factures qui se rapportent aux dépenses communes à partir d’un compte individuel.

Résultats des recherches récentes

Dans une étude menée à la fin des années 90, je me suis intéressée à l’impact que pouvaient avoir les nouvelles formes d’argent, telles les cartes de crédit et de débit et les transactions bancaires par téléphone ou Internet sur l’organisation des finances au sein des familles. Je pouvais, par la même occasion, étudier l’évolution des systèmes de mise en commun partielle et de gestion indépendante de l’argent. Trois sources de données différentes ont alimenté mon étude. Premièrement, les analyses du Family Expenditure Survey (FES) ont fourni des données quantitatives sur 3 676 couples mariés, données qui pouvaient être généralisées pour s’étendre à une population plus vaste, vu la nature de l’enquête (Office of National Statistics, 1996).

Deuxièmement, sept groupes de consultation eurent lieu en 1996-1997, comprenant 59 personnes qui résidaient dans cinq parties différentes de l’Angleterre. Chaque personne faisait alors partie d’un couple hétérosexuel; 11 cohabitaient avec leur conjoint tandis que les autres étaient mariées. Un seul membre de chaque couple participait au groupe de consultation, ce qui veut dire que tout commentaire concernant les divergences du couple était unilatéral. En tout, le groupe comprenait 34 femmes et 25 hommes, dont l’âge variait entre 26 et 60 ans : 26 avaient moins de 40 ans; 31 avaient plus de 40 ans; dans deux cas, l’âge nous était inconnu. Chez 26 couples, les deux partenaires occupaient un emploi à plein temps; chez 21 couples, un des partenaires, d’ordinaire l’homme, avait un emploi à plein temps tandis que l’autre occupait un emploi à temps partiel; chez 11 couples, l’homme travaillait à plein temps tandis que la femme n’avait pas d’emploi rémunéré parce qu’elle s’occupait des jeunes enfants; chez un couple, la femme était le principal soutien de famille.

Enfin, des entretiens de face à face furent menés auprès de 40 couples, dont cinq vivaient en union libre. Ces entretiens visaient à mieux comprendre, par le biais de données qualitatives, la façon dont les individus et les couples géraient leurs finances et utilisaient les nouvelles formes d’argent. On interviewait hommes et femmes séparément, une personne à la fois, méthode qui pouvait en soi produire des données suggérant une approche plus individualisée des finances du couple. Pour recruter les participants, on avait appliqué la technique d’échantillonnage par quotas afin d’obtenir une fourchette d’âges, d’emplois ou de professions, de classes sociales et de lieux géographiques (Pour plus de détails, voir Pahl, 1999 et 2001).

Toutes les personnes qui ont participé à l’étude ont répondu à des questions sur leur système de gestion financière. Ceci veut dire que nous avons accès à de l’information sur environ 99 couples, dont 59 ont participé aux groupes de consultation et 40 à des entrevues. Les résultats ont montré que seulement un quart de tous les couples, c’est-à-dire 28 sur 99, avait recours à la mise en commun partielle ou à la gestion indépendante de leur argent. Pour plus de commodité, l’expression « gestion indépendante de l’argent » englobera ici la mise en commun partielle de l’argent.

On pourrait faire valoir que l’appariement de la mise en commun partielle et de la gestion indépendante de l’argent risque de fausser les données. Cependant, les deux systèmes sont essentiellement l’expression d’une forme d’individualisme. Si les couples ne mettent pas leur argent en commun ou s’ils n’ont pas une cagnotte commune, c’est généralement parce que l’un ou l’autre ou les deux souhaitent conserver un certain degré d’autonomie ou de confidentialité dans la façon de gérer l’argent. La raison la plus couramment invoquée pour ce faire est : « Comment peut-on acheter un cadeau à son partenaire quand on doit le payer à même un compte conjoint? ». Ils peuvent être d’accord pour avoir une cagnotte commune servant aux dépenses communes telles l’hypothèque ou les comptes courants, système que l’on qualifierait ici de mise en commun partielle; ils peuvent aussi décider de garder leurs revenus séparés et s’entendre sur qui devra payer tel ou tel compte. Dans les deux cas, l’objectif est de conserver la possibilité de faire des dépenses individuelles. Deux questions clés se posent : combien d’argent demeure sous la responsabilité de chacun et quelles dépenses chacun doit-il payer avec cet argent?

L’étude a révélé que la gestion indépendante de l’argent était une pratique particulière aux couples plus jeunes, aux couples sans enfant et aux couples où la femme occupait un emploi à temps plein. Ainsi, des 35 couples où la femme travaillait à temps plein, près de la moitié conservaient une certaine indépendance par rapport aux questions financières, comparativement à un tiers chez les couples où la femme travaillait à temps partiel; ce nombre était très limité chez les couples où la femme n’avait pas d’emploi rémunéré ou était à la retraite. On pouvait constater un lien significatif entre la cohabitation et l’indépendance par rapport aux questions financières, lien aussi documenté en Nouvelle-Zélande par Elizabeth (2001). Dans mon étude, 83 des 99 couples étaient mariés et un quart d’entre eux (19) gérait leurs finances indépendamment, comparativement à plus de la moitié (9 sur 16) chez les couples en union libre.

L’indépendance en matière de finances prenait des formes nombreuses et variées et s’expliquait de diverses façons. Beaucoup de femmes déclaraient ne pas aimer l’idée de dépendre financièrement de leur partenaire et d’avoir à rendre compte de leurs dépenses. Le contrôle que chacun gardait de ses revenus personnels était lié à son autonomie en matière de dépenses. Charles et Jane étaient tous deux comptables et dans la trentaine. Jane nous a décrit comment leur système fonctionnait :

Il gagne plus que moi – mais il verse un pourcentage de ce qu’il gagne, tant par mois (dans un compte conjoint), alors je verse tant – environ 45 pour cent de nos salaires. Étant donné que je gagne moins que lui, je ne pourrais pas verser autant que lui, parce qu’il ne me resterait à peu près rien pour moi-même. Mais je verse le même pourcentage de mes revenus. En fin de compte, avec son salaire plus élevé, il finit toujours par avoir plus d’argent que moi à dépenser.

Charles explique pourquoi ce système a été retenu :

Tous les gens que je connais et qui ont un compte conjoint (où tout leur argent est déposé) ne cessent de se disputer. C’est qu’il y a toujours des dépenses ou des achats que votre partenaire fait et qui vous semblent du gaspillage. Mais quand c’est votre propre argent, c’est que… c’est votre argent à vous. Vous avez travaillé pour le gagner, alors vous pouvez en faire ce que vous voulez. Si elle disait : « Je ne peux pas aller en vacances, Charles, parce que je n’ai pas assez d’argent », alors je me fâcherais et lui dirais : « Qu’est-ce que tu as fait de ton argent ? » Mais en autant que nous avons suffisamment d’argent pour nos loisirs et qu’il lui reste des sous, la façon dont elle dépense son argent la regarde.

Chez quelques couples, l’indépendance en matière de questions financières correspondait à la façon dont chacun percevait les engagements familiaux. Andrea et Michael, dans la vingtaine, avaient tous les deux un emploi à plein temps; lui comme conseiller fiscal, elle comme enseignante. Andrea nous a confié ce qui suit :

Nous transférons chaque mois dans un compte conjoint un montant tiré de nos comptes personnels. Ainsi, nous payons toutes les dépenses communes, telles que l’hypothèque, les factures courantes, etc. à même le compte conjoint. Ce qui reste dans le compte de chacun sert à son usage personnel.

Ils possédaient une carte de crédit pour payer les dépenses communes à partir d’un compte conjoint au nom d’Andrea, tandis qu’ils avaient d’autres cartes de crédit et de débit pour leur usage individuel. Ils utilisaient ces cartes pour la majorité de leurs achats et surveillaient méticuleusement leurs dépenses, payant leurs comptes au complet chaque mois pour ne pas avoir à verser d’intérêts. On pourrait se demander si les nouvelles formes d’argent contribuent à l’individualisation des finances du couple. Michael nous explique comment leur système fonctionne dans la pratique :

Quand il s’agit d’une dépense commune, nous la passons sur sa Barclaycard; si c’est une dépense d’emploi, nous prenons l’argent dans mon compte d’affaires; quand c’est pour rendre visite à mes parents, c’est moi qui paie – avec mon argent; par contre, si nous allons voir ses parents, nous utilisons son argent à elle. Pour les cadeaux? Chacun s’occupe de sa propre famille.

Pour certains couples, le fait d’être dans un deuxième mariage influait grandement sur la façon dont ils géraient leur budget, comme l’ont constaté Burgoyne et Morison (1997). Sarah et Simon était un couple dans la cinquantaine et leur relation constituait pour les deux un nouveau départ, après avoir été mariés pendant plusieurs années et élevé des enfants. Sarah nous a expliqué les raisons qui les avaient amenés à choisir leur système de gestion financière :

Nous avons chacun des obligations personnelles. Simon a sa famille ; moi, j’ai la mienne. Je possède aussi quelques économies. J’ai également certaines responsabilités envers ma famille : certaines traditions que j’ai conservées et auxquelles je tiens. Il nous semblait que la façon la plus équitable pour nous d’être en couple passait par le partage.

Simon nous a expliqué comment fonctionnait leur système :

Mon salaire est versé dans mon compte principal. Un montant de 800 £ est déposé en bloc dans un deuxième compte de chèques qui sert à toutes les dépenses qui concernent mes enfants, c’est-à-dire 470 £ pour l’hypothèque et la prime d’assurance-vie et 320 £ qui sont virées (au compte de l’ex-épouse) par ordre de paiement permanent. Ensuite 550 £ vont dans le compte que je détiens conjointement avec Sarah et qui sert à payer les taxes municipales, l’épicerie et les autres dépenses du ménage. Nous possédons aussi un compte d’épargne à intérêts élevés – pour les vacances – dans lequel nous déposons chacun 100 £ par mois. De plus, j’ai mon propre compte d’épargne, dans lequel je transfère tout surplus d’argent qui peut rester dans mon compte principal à la fin de chaque mois.

Toutefois, les sentiments occupaient une place aussi importante que la logique. Ainsi, affirmait-il :

Nous sommes tous deux conscients de la dynamique de l’argent dans notre relation. J’estime qu’il est important d’avoir des fonds communs en même temps que son propre argent ; le fait de pouvoir déterminer la quantité d’argent dont nous disposons a un caractère symbolique; c’est comme être maître de sa vie, en quelque sorte.

La façon dont Sarah et Simon utilisent les comptes bancaires nous renvoie aux recherches menées par Treas sur les opérations bancaires et l’organisation économique du mariage (Treas, 1993). L’objectif de ses recherches était de comprendre pourquoi certains couples ont une « cagnotte commune » tandis que d’autres ont des « bourses séparées ». L’étude comprenait une recherche sur les comptes de banque de 9 217 couples américains, en 1984. Treas a constaté que 64 pour cent des couples n’avaient que des comptes conjoints; que 18 pour cent possédaient des comptes individuels; et que 18 pour cent avaient des comptes conjoints et des comptes personnels. Le maintien de comptes de banque individuels était souvent lié à des problèmes conjugaux antérieurs ou au fait que la femme occupait un emploi à temps plein et possédait un niveau de scolarité relativement élevé. Un revenu plus élevé augmentait les chances d’avoir à la fois des comptes conjoints et des comptes individuels. Ma propre enquête, bien que de moindre portée, m’a fourni des données comparables et plus récentes sur les comptes bancaires en Grande-Bretagne. La moitié des 99 couples qui ont participé à l’étude avait à la fois des comptes conjoints et des comptes individuels; un quart n’avait que des comptes individuels, tandis que l’autre quart n’avait que des comptes conjoints. (Pahl, 1999)

Des recherches récentes, menées en Suède et en Espagne, et dont l’American Sociological Association a rendu compte en 2002, nous ont aussi documentés sur l’individualisme croissant en matière de finances. Nyman et Reinikainen ont exposé la question de façon très claire :

Selon une norme, le partage entre les partenaires est l’essence même de leur relation amoureuse. Selon une autre norme, un couple est composé de deux individus qui possèdent un certain degré d’autonomie quant à leurs décisions.

Nyman et Reinikainen, 2002, 1

Les recherches menées en Suède nous portent à croire que l’individualisation l’emporterait sur le partage, du moins en Suède (voir aussi Nyman, 1999 et 2002).

L’Espagne diffère de par ses traditions et ses liens familiaux très serrés, la norme étant que l’homme est le soutien de famille, tandis que la femme s’occupe des dépenses courantes du ménage, si ce n’est des dépenses plus importantes (Diaz, 2002). Néanmoins, même en Espagne, des changements s’opèrent. Les femmes se montrent de plus en plus réticentes à dépendre d’un homme soutien de famille et voient l’indépendance d’un bon oeil. L’exposé est conclu comme suit :

En théorie, les hommes sont libres et financièrement indépendants, donc ils n’ont pas besoin d’affirmer leur indépendance avec de l’argent. Pour les femmes, cependant, l’argent et l’indépendance vont de pair et l’indépendance financière est un facteur indispensable par lequel passent toutes les autres formes de liberté.

Diaz, 2002, 13

Les recherches menées en Suède aboutissent sur une conclusion d’une similarité frappante :

Dans toutes les langues, l’expression « indépendance financière » ne signifie pas la même chose pour les hommes et pour les femmes. Une femme indépendante financièrement ne dépend pas d’un homme, tandis qu’un homme indépendant financièrement ne dépend pas d’un emploi.

Nyman et Reinikainen, 2002, 25

La tendance vers la séparation des finances dans le couple semble se répandre rapidement, tendance confirmée par le biais d’un sondage représentatif mené, en 2004, par la banque Alliance & Leicester auprès de 1 001 couples britanniques, mariés ou en union libre. Les résultats ont fait apparaître que 34 pour cent des personnes qui ont participé au sondage se servaient d’un compte conjoint pour gérer leurs finances, tandis que 38 pour cent possédaient à la fois un compte conjoint et des comptes personnels. Toutefois, chez 28 pour cent des couples, chaque partenaire maintenait un système de gestion financière individuel. Les raisons évoquées pour expliquer cette séparation des finances n’étaient pas les mêmes chez les hommes que chez les femmes. Chez les couples qui ne possédaient pas de compte conjoint, plus de quatre femmes sur cinq affirmaient qu’elles considéraient cela comme un moyen de conserver leur indépendance. Un peu moins du quart des hommes et une femme sur huit disaient avoir un compte personnel afin d’éviter les différends. Environ 18 pour cent des hommes ont déclaré qu’ils gagnaient plus que leur partenaire et souhaitaient conserver leur argent séparément; 21 pour cent des hommes de ce groupe craignaient que leur partenaire ne pige à leur insu dans un compte conjoint, risque qu’envisageaient seulement 8 pour cent des femmes. (Alliance & Leicester, 2004)

L’individualisation et l’État providence

Pour mieux comprendre les données issues de la recherche, je me suis tournée vers la littérature portant sur l’individualisation, sur le risque et sur la croissance de l’incertitude dans la modernité réflexive. Selon Beck, l’individualisation est associée à la dissolution des fondements des modes de vie associés à la société industrielle et à l’introduction de nouveaux modèles selon lesquels les individus doivent se construire leur propre biographie. Il associe ces changements à la transformation progressive de l’État providence dans les sociétés industrielles de pointe et, en particulier, aux changements survenus dans le système d’éducation, sur le marché du travail, sur le marché de l’habitation, etc. Chaque personne est devenue individuellement responsable de son cheminement au sein de l’État providence et du marché du travail (Beck, 1997). Beck et Beck-Gersheim résument cet énoncé :

L’individualisation signifie que les hommes et les femmes sont affranchis des rôles de genre imposés par la société industrielle et qui régissaient la vie de la famille nucléaire. Parallèlement, ce qui aggrave la situation, ils se voient forcés, sous peine de désavantage matériel, de se forger une vie autonome par le biais du marché du travail, de la formation et de la mobilité et, au besoin, de suivre cette voie aux dépens de leurs engagements envers leur famille, leurs relations et leurs amis.

Beck et Beck-Gersheim, 1995, 6

La littérature féministe nous a prévenus des dangers que représentait l’État providence fondé sur le modèle de l’homme soutien de famille (voir, par exemple, Lewis, 1992, 2001 et 2003; Lister, 2003). On y suggère que la dépendance financière des femmes au sein du ménage, loin de les protéger, les expose davantage à la pauvreté et les défavorise (Glendinning et Millar, 1992). À la fin du vingtième siècle, beaucoup de féministes ont milité en faveur de l’individualisation et des changements qui permettraient aux femmes d’accéder à leur indépendance financière, fondement de leur pleine participation à la société et de leur égalité au sein du ménage.

En Grande-Bretagne, les droits à l’aide sociale sont de plus en plus individualisés. Bien que certains avantages sociaux soient encore accordés en fonction du ménage, d’autres sont calculés sur une base individuelle, notamment les prestations d’emploi et de retraite. Par ailleurs, on a individualisé le système fiscal depuis les années 80. Aussi, on attend des individus qu’ils prennent eux-mêmes les dispositions nécessaires pour protéger leur niveau de vie à la vieillesse, ce qui pose aux femmes des difficultés de plus en plus évidentes (Arber et Ginn, 1991; Peggs, 2000). Dans une section thématique du journal Social Policy and Society, il est question des répercussions de l’individualisation en fonction du genre, en Allemagne (Ostner, 2004), aux Pays-Bas (Knijn, 2004), en Suède (Hobson, 2004), en Grande-Bretagne et en Australie (Millar, 2004) et en général (Lewis et Bennett, 2004). Les articles en question font état des tendances vers l’individualisation dans divers États providence et montrent que les changements ont été inégaux et souvent contradictoires. Cependant, il ressortait clairement que la notion de solidarité collective rattachée au bien-être était remplacée, dans une mesure plus ou moins grande selon l’État providence, par la notion de responsabilité personnelle.

Ce mouvement individualiste est parallèle, sinon associé, aux changements que connaissent le mariage et la famille. L’accroissement des unions de fait, de même que des ruptures de relations et des divorces, a donné lieu à une situation où la femme, en particulier, ne peut voir dans le mariage une source de sécurité financière telle que le concevait Beveridge. Parallèlement, la croissance de l’emploi des femmes et l’accès à des programmes de maintien du revenu rendu possible aux chefs de famille monoparentale ont permis aux femmes de ne plus dépendre entièrement des hommes financièrement. La satisfaction que procure aux femmes le fait d’avoir leur propre argent à dépenser et leur réticence à dépendre d’un homme financièrement sont les aspects positifs d’un monde qu’elles se sont créé. Cependant, ce monde n’est pas sans dangers, comme nous le verrons.

Les débats sur le risque et sur l’incertitude biographique ont aussi leur place dans un monde où nous sommes devenus les « planificateurs » de nos propres vies (Zinn, 2003). Quand la vie des individus était tracée par la société et la conjoncture économique dans laquelle ils étaient nés, les possibilités d’autonomie de chacun étaient limitées. Dans le passé, les hommes jouissaient d’une plus grande liberté que les femmes dans la façon de mener leur vie, d’où l’importance que l’on accordait à la notion du « bon » soutien de famille. Cependant, la capacité des hommes d’assumer seul le rôle de soutien de famille a diminué (Crompton, 1999). Parallèlement, les femmes sont devenues plus réfractaires à l’idée de dépendre financièrement d’un homme soutien de famille. De nos jours, hommes et femmes sont censés façonner chacun leur propre biographie et posséder les ressources financières nécessaires pour le faire, bien que les femmes puissent concevoir différemment la façon de mener leur vie (Zinn, 2003, 15). Ils le font dans un contexte que Taylor-Gooby qualifie de « défamilialisation » et de fragmentation, où l’accès aux ressources revêt une importance grandissante (Taylor-Gooby, 1997).

Tel est le contexte dans lequel individus et couples optent de plus en plus pour la gestion individuelle de l’argent. Les services et produits financiers ont toujours été conçus en fonction du consommateur en tant qu’individu, plutôt qu’en fonction du couple ou du ménage. Comme le suggère Bauman :

La modernité a chanté les louanges du report de la gratification, dans l’espoir que celle-ci soit encore satisfaisante une fois l’attente terminée; le monde post-moderne… prône le report du paiement. Alors que le carnet d’épargnes était le symbole de la vie moderne, la carte de crédit est devenue le paradigme de la vie post-moderne.

Bauman, 1995, 5

Les cartes de crédit ne servent pas seulement à faciliter les dépenses, comme l’ont mentionné Lewis et autres (1995). Mes propres recherches ont fait ressortir que les individus utilisaient des formes d’argent nouvelles afin de jouir d’une flexibilité et d’une autonomie accrues dans la gestion de leurs finances (Pahl, 1999). Par exemple, on utilisait les cartes de crédit tant dans les périodes creuses que dans les moments forts et, dans certains cas, pour cacher des dépenses à son partenaire. Les divers usages que l’on faisait des cartes de crédit étaient associés à l’emploi. Si l’homme et la femme occupaient tous deux un emploi à temps plein, ils avaient selon toute probabilité utilisé une carte de crédit au cours des deux semaines précédentes. Cependant, cela était moins probable pour les femmes qui avaient un emploi à temps partiel, et beaucoup moins probable pour les femmes sans emploi, comparativement à leur conjoint avec emploi (Pahl, 1999 et 2000a).

Répercussions en termes de dépenses associées aux enfants et à la garde d’enfants

La tendance vers l’individualisation dans les modèles de gestion des finances a des répercussions importantes. Deux questions clés se posent. Combien d’argent les individus gardent-ils sous leur responsabilité personnelle? Et quelles dépenses sont-ils censés payer avec cet argent? L’exemple de Charles et Jane nous a montré comment l’autonomie et l’indépendance financières pouvaient engendrer des inégalités dans le pouvoir de dépenser des partenaires. Lors de recherches effectuées en Nouvelle-Zélande, Elizabeth a étudié les répercussions de l’individualisation sur les finances familiales. Elle a affirmé que, bien que l’adoption d’un tel système vise à assurer l’autonomie ou l’égalité, la recherche de l’autonomie peut, dans certaines situations, contribuer à faire ressortir les inégalités :

Le principe de la contribution égale aura pour conséquence qu’un des partenaires (habituellement la femme) utilisera une proportion plus élevée de ses revenus pour payer sa part des dépenses communes du couple, ce qui laissera à cette personne beaucoup moins d’argent pour ses besoins personnels, une fois sa part payée.

Elizabeth, 2001, 408

La question précise que nous soulevons ici est de savoir si les femmes sont censées contribuer aux dépenses associées aux enfants et à la garde d’enfants à même leurs ressources individuelles, par opposition aux ressources du ménage. Notre attention se porte donc sur deux sphères qui se rejoignent : les différentes responsabilités reliées au genre en matière de dépenses en général et en matière de dépenses reliées aux enfants et à la garde d’enfants.

Les différences associées au genre pour ce qui est des responsabilités en matière de dépenses sont aussi significatives que les différences de revenus (Pahl, 2000b). Au cours du Family Expenditure Survey (enquête sur les dépenses des familles), on a demandé aux participants de conserver un registre de toutes les dépenses qu’ils effectueraient pendant une période de deux semaines, ceci pour pouvoir comparer les modèles de dépenses des hommes et des femmes, tant pour les articles achetés que pour les sommes dépensées. L’étude de ces registres pour 1996 a fait ressortir que les modèles de dépenses des hommes étaient très différents de ceux des femmes. Ainsi, l’achat des articles suivants incombait la plupart du temps aux femmes (leur contribution est exprimée, entre parenthèses, en pourcentage des dépenses de la famille pour le même genre d’article) : vêtements pour dames (les femmes payaient 90 % de ce que le ménage dépensait pour ce type d’article); vêtements pour enfants (85 %); nourriture (80 %), garde d’enfants/achats scolaires (78 %). Les hommes s’occupaient principalement des dépenses suivantes : alcool (73 %); véhicules automobiles (69 %); réparations de maison (66 %); repas à l’extérieur (66 %) et jeu (65 %). Les autres dépenses étaient réparties plus uniformément.

En fait, nous ignorons si les frais de garde d’enfants sont payés à partir de comptes conjoints ou de comptes personnels, mais il est clair que ce sont habituellement les femmes qui paient les dépenses reliées aux enfants, en ce sens qu’elles donnent l’argent ou paient la facture. Cela n’a pas d’importance quand tous les revenus du ménage sont réunis dans un compte en commun, accessible aux deux partenaires. Toutefois, les choses ne sont peut-être pas les mêmes quand les partenaires gèrent séparément leurs finances et ne s’attendent pas à partager les revenus ou les dépenses. La responsabilité des dépenses reliées aux enfants et à la nourriture revient presque toujours aux femmes : des recherches approfondies ont permis de documenter l’existence de ce modèle dans différentes parties du monde, et il ressort clairement que plus les femmes ont de contrôle sur les ressources, plus grande est la proportion des revenus du ménage destinée à ce genre de dépenses (Pahl, 1989; Ermish, 2003, 49).

Les répercussions sont aussi importantes en ce qui concerne spécifiquement les frais de garde d’enfants. Le gouvernement britannique actuel a priorisé la prestation de services de garde d’enfants et affecté des ressources considérables à l’aménagement de centres pour enfants, de garderies et autres services (Daycare Trust, 2003). Néanmoins, les frais de garde d’enfants sont encore élevés. En 2004, le coût moyen d’une place en garderie pour un enfant de moins de 2 ans était de 134 £ par semaine, comparativement à 128 £ par semaine en 2003 – une augmentation de près de 5 pour cent. On peut comparer ce montant au revenu moyen de 562 £ du ménage et au coût moyen de 82 £ par semaine du logement et de la nourriture combinés (Daycare Trust, 2004). Comme le faisait remarquer Hilary Land : « les parents britanniques – principalement les mères – paient déjà plus pour la garde de leurs enfants que tous les autres parents de l’Union européenne » (Land, 2004, 11).

Cette préoccupation pour les coûts de garde d’enfants a amené le gouvernement à introduire un volet à cet effet dans les crédits d’impôts accordés aux familles dont les parents travaillent (Working Family Tax Credit). Ainsi, une allocation est accordée en fonction des ressources et destinée aux familles à faible revenu. Le montant consenti peut couvrir jusqu’à 70 pour cent des frais de garde d’enfants, à concurrence de 135 £ par semaine pour un enfant (Child Poverty Action Group, 2004), ce qui a incité beaucoup de mères de famille à faible revenu à entrer sur le marché du travail (Nichols et Simm, 2004). Cependant, un problème subsiste lorsque le revenu du ménage dépasse le revenu-plafond aux fins de cette allocation, étant donné qu’elle est calculée en fonction du revenu du ménage et non en fonction du revenu de la mère. Ainsi, une femme pourrait ne pas avoir les moyens de payer la garde d’enfants à même ses propres revenus, mais n’aurait droit à aucune allocation du fait que le revenu du ménage dépasse le plafond imposé.

Comme nous l’avons vu, le Family Expenditure Survey a fait ressortir que, le plus souvent, les femmes payaient les services de garde d’enfants, modèle qu’une autre étude a permis de confirmer. Une enquête sur les ménages dont les deux conjoints travaillaient et où la mère était retournée à temps plein sur le marché du travail après la naissance du premier enfant a montré que les « raisons d’ordre financier » occupaient une grande place dans la décision de retourner au travail. Les « raisons d’ordre financier » invoquées englobaient le désir de contribuer aux revenus du ménage et le besoin d’une certaine indépendance financière chez la femme : les trois quarts de celles qui était retournées au travail après un congé de maternité disaient que leur dépendance financière avait été pour elles une expérience déplaisante (Brannen et Moss, 1991, 48).

L’étude nous révèle également la façon dont ces femmes dépensaient leurs revenus. Les frais de garde d’enfants étaient payés à même les revenus de la mère, chez 49 pour cent des ménages ; à même les revenus du père, chez 17 pour cent d’entre eux ; et à même les deux revenus, dans 34 pour cent des cas. D’ordinaire, les hommes payaient les coûts reliés au logement, à l’essence et à l’automobile, tandis que les femmes payaient la nourriture et les frais de garde d’enfants. L’étude a aussi révélé que c’étaient les femmes qui supportaient le fardeau des frais reliés à la vie de couple à deux revenus, en payant la deuxième voiture en plus des frais de garde d’enfants (Brannen et Moss, 1991, 82).

Conclusions

Le noeud du problème est que les enfants ne peuvent jamais être totalement individualisés, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas subvenir à leurs besoins en tant qu’individus autonomes occupant un emploi. Cela signifie que quiconque est responsable des enfants doit assumer pour eux les coûts qui s’y rattachent, à moins que ces derniers ne soient entretenus par l’État. Ainsi, les conséquences de l’individualisation seraient moindres dans les pays où les dispositions législatives prévoient des mécanismes généreux et complets d’aide au soutien et à la garde des enfants.

La portée des dispositions législatives est très importante lorsque l’individualisation de l’aide sociale a lieu parallèlement à l’individualisation des finances de la famille : l’espace dont nous disposons nous permet de faire seulement trois observations. D’abord, les avantages sociaux destinés aux enfants devraient aller à la mère, sauf si les enfants sont principalement à la charge du père, étant donné que c’est généralement la mère qui défraie les coûts rattachés aux enfants. Deuxièmement, lorsque les avantages sociaux sont accordés en fonction des revenus, ce sont les revenus de l’individu, et non pas ceux du ménage, qui devraient servir de base au calcul des allocations; quand il s’agit d’allocations pour les enfants, c’est le revenu de la mère, et non pas celui du père ou du ménage, qu’il faudrait évaluer. Troisièmement, il importerait de chercher des moyens d’inciter tous les pères à payer leur part des coûts rattachés à leurs enfants. Bien entendu, beaucoup le font déjà, mais pas tous. Pour ce qui est des parents qui vivent séparément, plusieurs États providence ont prévu des mécanismes qui permettent de transférer de l’argent du parent non résident au parent qui a la charge des enfants, comme c’est le cas du Child Support Agency, en Grande-Bretagne. Toutefois, quand il s’agit de changer la situation de parents qui vivent ensemble, cela relève davantage des normes sociales que des politiques sociales.

Quand les finances du ménage sont gérées séparément, les deux partenaires jouissent d’un certain sens d’autonomie et de liberté individuelle, à condition que leurs revenus soient sensiblement les mêmes. Cependant, quand les revenus de la femme diminuent, par exemple avec la naissance d’un enfant, et que ses dépenses augmentent du fait qu’elle doit défrayer les coûts reliés aux enfants et à la garde d’enfants, la situation peut changer. Donc, si le couple ne modifie pas sa façon de gérer l’argent, il pourrait arriver que l’un des partenaires soit considérablement avantagé. Plus particulièrement, les pères doivent reconnaître leurs obligations financières pour ce qui est des coûts rattachés aux enfants et inclure ce type de dépenses dans leur système de gestion financière. Chez les ménages qui optent pour une certaine mise en commun des ressources, les coûts reliés aux enfants devraient être payés à partir du fond commun ; autrement, et en dépit de toutes les aspirations à l’égalité dans la relation de couple, les inégalités de genre rattachées aux revenus et aux priorités de dépenses pourraient faire que, dans certaines situations, l’individualisation des finances conduise à l’inégalité.Remerciements