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Introduction

Traditionnellement dans notre société, le père et la mère avaient des rôles distincts complémentaires. La mère donnait aux enfants l'affection et les soins de base, alors que le père représentait la discipline et l'autorité (Bourçois, 1993); la première consacrant plus de temps en interaction directe avec les enfants, et le second investissant surtout son temps à procurer les ressources nécessaires à la famille (rôle de pourvoyeur). Au cours des dernières décennies, les nombreuses transformations sociales ont conduit à une situation paradoxale. D'une part, les pères ont subi de fortes pressions sociales afin qu'ils s'impliquent davantage dans les soins aux enfants. De fait, les pères de familles biparentales de la classe moyenne s'occupent davantage des enfants qu'autrefois, y compris des nourrissons. D'autre part, dû à la diversification et la complexification des structures familiales, de nombreux enfants n'ont plus de figure paternelle stable. En fait, un certain nombre d'entre eux ne voient plus ou ne voient qu’occasionnellement leur père biologique, mais sont par contre en contact avec le conjoint de leur mère, ou successivement avec les différents conjoints de leur mère, au fil du temps.

Nous ne connaissons pas encore les effets sur le développement des enfants de cette présence discontinue d'une figure paternelle. Certains résultats de recherche laissent entrevoir la possibilité que l'implication positive stable d'une figure paternelle soit très importante pour permettre l'adaptation sociale des enfants. Les premiers travaux dans ce domaine ont suggéré un lien entre l’absence des pères dans les familles monoparentales et les troubles de comportements des jeunes, mais l’effet du défaut de relations significatives père-enfant n’a pas été distingué de l’effet simultané de la diminution des revenus familiaux et de la hausse du stress à la suite de la séparation (McLanahan, 1997). Amato et Rezac (1994) ont montré que les garçons de familles monoparentales qui ont gardé contact avec leur père montrent moins de problèmes de comportement que les enfants qui en sont privés. Coley (1998) a montré, pour sa part, qu’un certain contrôle parental de la part d'une figure paternelle (père biologique ou non) prédisait peu de problèmes de comportement à l'école et plus de comportements prosociaux envers les pairs.

Les recherches signalent aussi que certaines caractéristiques chez les pères dysfonctionnels (alcoolisme, personnalité antisociale) sont davantage reliées aux comportements extériorisés des jeunes plutôt qu'à leurs problèmes intériorisés, en particulier chez les garçons (Phares & Compas, 1993). Enfin, l'étude de Jaffee (2002) auprès de 1 116 jumeaux âgés de 5 ans et leurs parents révèle que la personnalité antisociale des pères (et non celle des mères) prédit les problèmes de comportement chez leurs jeunes, même une fois contrôlés les facteurs génétiques et ce, surtout quand ces pères vivent avec leurs enfants.

Ce court article est en fait un essai dont les idées présentées s’appuient essentiellement sur le modèle de l’auteur. Nous proposons ici une problématisation « biosociale » de la paternité en comparant les rôles parentaux du père humain à ceux des pères chez les autres espèces de primates et en tenant compte de quelques adaptations biologiques spécifiques à l’espèce humaine[1]. Il y a très peu d'espèces monogames chez les primates, mais chez ces dernières, les mâles apportent beaucoup de soins aux petits. Par contre, chez les espèces de primates polygynes (harem: un mâle et plusieurs femelles), les mâles ne procurent aucun soins paternels, restent indifférents aux jeunes ou les agressent à l’approche de la puberté. Enfin, chez les espèces qui pratiquent la promiscuité sexuelle (tel le chimpanzé, notre plus proche cousin), les mâles se montrent tolérants à l’égard des jeunes du groupe (dont ils ne sont pas nécessairement le père), jouent parfois avec eux, mais ne leur prodiguent aucun soins. Chez les deux derniers groupes mentionnés, il y a dimorphisme sexuel[2] et la socialisation des jeunes est essentiellement facilitée par la mère et les pairs. Ces modes de paternité et d'accouplement sont directement liés au dimorphisme sexuel : les mâles sont beaucoup plus gros et plus agressifs que les femelles chez les espèces polygynes, alors qu'à l'autre extrême, ils ne se différencient pas des femelles chez les espèces monogames. Apparu par sélection naturelle, ce dimorphisme s'expliquerait par une forte compétition entre les mâles pour l'accès exclusif aux femelles et aussi par le fait que ce sont les femelles qui choisissent leur partenaire (Barash, 1982).

Ce dimorphisme sexuel est aussi observé chez les humains, bien qu’il soit moindre que chez nos ancêtres hominiens (McHenry, 1996). On peut dire que l’espèce humaine revêt un statut particulier parmi les primates. Dans de nombreuses cultures, les pères ne prodiguent pas ou presque pas de soins à leurs enfants alors que le rôle de pourvoyeur est généralisé (Hewlett, 2000). Les humains ayant développé par le jeu de la sélection naturelle une grande flexibilité dans leurs réponses aux variations de l'environnement, on retrouve, selon les cultures, différents modes d’accouplement et d’investissement parental. Les données biologiques de diverses sources (anatomie, physiologie, fossiles, etc.) appuient l'idée que l'espèce humaine porte à la fois une tendance ancienne à la promiscuité sexuelle ou à la polygynie et une tendance récente à la monogamie (voir Paquette, 2004a, 2004b). Par un parcours évolutif bien particulier, l'investissement paternel serait devenu nécessaire à l'adaptation et à la survie des rejetons. L’augmentation extraordinaire du volume du cerveau chez nos ancêtres aurait causé des difficultés à l’accouchement et la sélection naturelle aurait favorisé les femmes qui accouchaient prématurément (Fisher, 1983; Shepher, 1978). Cela expliquerait pourquoi le cerveau du bébé humain n’est pas complètement développé à la naissance et continue de se développer au cours de la première année de vie. Étant plus vulnérable et plus dépendant que chez les autres primates, le bébé humain a exigé davantage de soins de la part de la mère qui, ce faisant, avait moins de temps pour trouver de la nourriture, d’où une pression sélective pour un plus grand investissement paternel (voir Paquette, 2004a, 2004b).

En plus de protéger la dyade mère-enfant contre les prédateurs, le père aurait donc développé un rôle important de pourvoyeur en fournissant les ressources nécessaires à la dyade mère-enfant. La littérature soutient l'idée que cet apport de ressources permet de réduire les risques de mortalité infantile et d'assurer une meilleure santé physique aux enfants (Geary, 2000). Une telle répartition des tâches aurait également permis à l'espèce humaine d'accroître la courbe démographique en réduisant l’intervalle entre deux naissances (1 à 2 ans chez l'humain, versus 5 à 6 ans chez le chimpanzé).

La diminution du dimorphisme sexuel de la taille au cours de l’évolution humaine suggère que la compétition entre les femelles pour la nourriture et la plus grande dépendance des enfants auraient amené les femelles à choisir les mâles pourvoyeurs et engagés auprès des enfants. Les pères se seraient tout particulièrement impliqués directement auprès des garçons en les ouvrant au monde afin qu'ils puissent développer les habiletés de combat, de chasseurs, d'explorateurs du territoire pour trouver les ressources; habiletés qui leur seront nécessaires pour assurer, une fois adultes, la survie de leurs propres enfants (voir Paquette, 2004a).

Il est étonnant de constater le peu d'importance accordée aux pères dans notre société[3], où la monogamie est valorisée. Dans un contexte de monogamie biologique (et non de contrat social), on s'attendrait à ce que les deux parents de la famille nucléaire aient des responsabilités parentales directes importantes auprès des enfants. Chez les espèces biologiquement monogames, comme c'est le cas de la majorité des oiseaux, le père prend tout autant soin des jeunes que la mère. Cette monogamie est apparue par sélection naturelle chez les espèces qui vivent dans des conditions environnementales difficiles pour la survie (Wilson, 1975). L’idée que nous voulons soumettre ici, par analogie, est que les sociétés industrielles occidentales se sont complexifiées au cours de l’histoire à un point tel que le père devient de plus en plus nécessaire pour mieux outiller les enfants et leur permettre de s’adapter à un environnement non seulement de plus en plus exigeant mais très compétitif (Paquette, 2004c). Comme l’a dit Alvin Toffler (1971) dans son fameux livre intitulé Le choc du futur, qui demeure toujours d’actualité, l’accélération incontrôlée de l’évolution sociale, technologique et scientifique pousse l’homme à la limite extrême de ses capacités d’adaptation. Nos connaissances se multiplient à une vitesse effarante, alimentant ainsi la technologie et entraînant l’accélération du changement dans notre environnement physique et social. L’individu est plongé dans une multitude de situations nouvelles qui le forcent à développer de la souplesse et de nombreuses compétences et ce, à un âge le plus précoce possible.

On peut en fait faire l’hypothèse que, compte tenu de la plasticité extraordinaire du comportement chez l’espèce humaine, les pères monogames subiront davantage de pressions sociales pour s’impliquer auprès des enfants[4] au fur et à mesure que leur société se complexifiera. Dans un tel cas, les enfants auront avantage durant leur apprentissage à bénéficier de l’expérience de deux modes parentaux différents, dont l’un endossant surtout la fonction d’ouverture au monde. Les travaux de chercheurs toulousains (voir Le Camus, 2000) soulignent l'importance actuelle de la fonction paternelle d’ouverture au monde qui comporte essentiellement deux rôles : la stimulation et le contrôle. Par sa tendance à exciter, taquiner, déstabiliser, provoquer l’enfant, le père lui permet de prendre confiance en lui dans son exploration de l’environnement (voire même à lui faire prendre des risques) et lui permet d’apprendre à réagir aux nombreux imprévus d’un environnement en perpétuel changement.

Mais cette incitation à faire face à la nouveauté, à l’appréhender, doit être encadrée dans des limites qui assurent la sécurité de l’enfant en évitant les nombreux dangers possibles (accidents, agressions, etc.), d’où l’importance de la discipline. Le père n’est pas un pair. Il peut être un compagnon de jeu pour l’enfant mais, pour protéger et guider le mieux possible son enfant, il doit pouvoir faire respecter son autorité. Et on pourrait ajouter que pour permettre le développement de l’autonomie de l’enfant, la discipline doit être « sensible », c’est-à-dire ajustée en fonction des circonstances et de l’âge de l’enfant. Les mères aussi sont impliquées, à leur façon, dans cette fonction d’ouverture au monde et nous dirions possiblement de plus en plus compte tenu de leur participation accrue sur le marché du travail.

Il y a tout lieu de croire que la tendance de nombreux parents d’aujourd’hui à être permissifs avec leurs enfants est une réaction à l’autorité excessive typique des générations précédentes. Cette tendance a sans doute été alimentée aussi par l’emphase de la recherche sur l’importance de l’amour, de la chaleur, de la sensibilité parentale, en particulier grâce à la théorie de l’attachement[5] qui s’est taillée une place centrale en psychologie du développement. Il est maintenant temps de faire une place à cette dimension oubliée qu’est l’autorité parentale, en se rappelant que les limites sécurisent l’enfant et lui procurent les balises pour faciliter son adaptation à l’environnement. Paquette (2004a, 2004d) a tout récemment théorisé le volet paternel de l’attachement en développant la notion de « relation d’activation ».

Alors que traditionnellement les pères s’impliquaient directement surtout auprès des garçons, aujourd’hui ils s’occupent de plus en plus de leurs filles, et ce même parfois avec des jeux physiques brusques tels les jeux de bataille, qui sont toujours nettement plus fréquents chez les garçons (Paquette et al., 2003). Compte tenu de l’importance que pourraient jouer les jeux de bataille père-enfant dans la régulation des émotions agressives et dans le développement d’habiletés de compétition dans une société individualiste et compétitive comme la nôtre (Paquette, 2004e), on pourrait même faire la prédiction d’une augmentation de la prévalence des jeux de bataille père-fille au cours de la prochaine décennie. Le phénomène grandissant d’antisocialité chez les filles est peut-être une résultante de la perte de différenciation des rôles parentaux. Des études récentes de l’équipe française de chercheurs dont nous avons parlé antérieurement ont montré que les enfants de parents impliqués et différenciés ont un meilleur profil socio-affectif que ceux de parents impliqués et non différenciés dans leurs rôles au quotidien (Bourçois, 1997; Le Camus, de Léonardis et Lescarret, 1989; Ricaud, 1998). Leurs résultats suggèrent que la différenciation des rôles paternels et maternels pourrait jouer un rôle important dans l’acquisition chez l’enfant d’un équilibre entre les stratégies de coopération[6] et de compétition dans l’acquisition des ressources du milieu.

S'il existe véritablement une relation entre l'implication positive stable d'une figure paternelle et l'adaptation des enfants à leur environnement, on devrait aussi obtenir une relation de l'engagement paternel avec la toxicomanie, le décrochage scolaire, le suicide, l’itinérance chez les jeunes, leur adhésion à un gang et leurs problèmes d’insertion au marché du travail, un ensemble de problèmes observés tout particulièrement chez les garçons.

Toute cette problématique se complique par le fait que la figure maternelle est aussi moins stable qu'autrefois. La plus grande présence des femmes sur le marché du travail a provoqué l'entrée des enfants à la garderie à un âge de plus en plus précoce, soit durant la période (0-2 ans) où l'enfant a besoin de développer un lien d'attachement privilégié avec une ou quelques personnes. La scolarisation est aussi de plus en plus précoce dans de nombreux pays, sans parler de la tendance de plus en plus nette des parents à s’en remettre à l’école pour l’éducation complète de leurs enfants. Nous ne connaissons pas encore les conséquences négatives à la fois de l’instabilité croissante des figures parentales et de la surstimulation[7] cognitive et sensorielle sur le développement socio-affectif et la santé physique des enfants. Par contre, nous savons que des problèmes de santé apparaissent lorsque, à cause de stress intenses ou fréquents, les capacités d’adaptation des individus sont dépassées[8]. Il ne faut pas oublier que nos capacités d’adaptation ont des limites et que ces dernières sont plus facilement atteintes qu'autrefois puisque notre environnement physique et social d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui dans lequel notre cerveau a évolué pendant des millions d’années.

Au bout du compte, ce sont les besoins exprimés par les enfants[9] dans leur comportement au quotidien qui devraient nous guider dans les réformes familiales et sociales. Dans un environnement exigeant et en perpétuel changement comme le nôtre, qui défie constamment nos capacités d'adaptation au stress, deux conditions nous semblent essentielles et minimales à assurer aux enfants pour leur permettre de développer des compétences variées et de s'adapter à l'environnement: la stabilité des figures parentales et la complémentarité des rôles parentaux. La complémentarité parentale, qui doit tenir compte des « forces » et de la personnalité de chacun des parents, est d'autant plus nécessaire dans le contexte de manque de temps. Des recherches devront être effectuées pour vérifier l'impact différentiel de la fonction d'ouverture au monde adoptée respectivement par les mères et par les pères sur l'adaptation de l'enfant, dans des contextes de complémentarité ou de non-complémentarité parentale et en fonction des différentes structures familiales d'aujourd'hui.