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La photographie de famille est un rite du culte domestique dans lequel la famille est à la fois sujet et objet (Bourdieu, 1964), et c’est sur eux-mêmes et sur les liens complexes qui les lient (ou les délient) aux figures familiales de leur histoire, que travaillent les membres de la famille. « Une photographie qui parle du moi affronte à sa manière le plus terrible : ce dont je viens, ce que je reproduis ou que je refuse, ce dont jamais, quoi que je fasse, je ne pourrai me défaire : la famille, ma famille. Ce noeud qui parfois étrangle et parfois enlace » (Baqué, 1990 : 63).

On aura beau dire que telle ou telle photo de famille finit par trouver son sens en elle-même (son esthétique, sa composition, …), sa charge symbolique est supérieure à sa charge référentielle. Tombées en mains étrangères ou bradées dans des vide-greniers, ces images sorties de leur contexte familial dégagent une impression d’abandon. Lorsque ces images privées de la vie privée sont arrachées des maisons auxquelles elles appartenaient et sont définitivement amputées de la tradition orale qui les faisait exister, elles gisent à jamais silencieuses. Quand nulle parole ne vient plus donner sens aux clichés et leur rendre vie, elles ne « disent » plus rien, sauf pour quelques sociologues, historiens ou photographes qui viendront s’y alimenter et substituer à un discours familial un discours scientifique. « Lorsque je feuillette l’album de famille d’un inconnu, je contemple des images qui étaient des photos souvenirs, mais pour moi elles sont des témoignages et ne sont nullement redondantes par rapport à ma propre mémoire (qu’elle soit directe ou médiatisée par des narrations familiales) » (Schaeffer, 1987 : 87). Car l’image familiale se lit d’abord et essentiellement à travers un discours d’ordre autobiographique et de tout ce qui a trait au roman familial (souvenirs personnels, récits des proches, fabulation, …) et elle exige d’être commentée pour acquérir sa fonction mnémonique (Déchaux, 2003). Un discours qui, par-delà sa simple description, devient une construction où l'on énonce, voire réinvente au fil des générations les personnes et les relations à ces personnes pour se conformer à l'image que l'on tente de projeter en portant un regard rétrospectif sur le passé.

Photographie familiale et devoir de mémoire

D’abord signe de pauvreté[1], l’absence de photographies devient au fil du XXe siècle une carence humiliante, voire suspecte : « Ne pas prendre de photos de ses enfants surtout quand ils sont petits est un signe d’indifférence des parents » (Sontag, 1983 : 21). Ces absences peuvent devenir l’indice d’une extermination symbolique, celle que les familles réservent à leurs « mauvais membres », mais dans la situation où l’absence de trace photographique ne relève pas d’une décision délibérée « d’éliminer » un de ses membres, ne pas avoir des photos de famille devient un acte contre nature qui marque une rupture dans la transmission et dans la possibilité d’avoir une mémoire pour ceux qui vont suivre :

Mon frère qui est mort à 18 mois et que je n’ai jamais connu parce que c’était l’aîné […] Il n’a jamais été pris en photo et pour cause, puisqu’il avait de graves problèmes de santé, et finalement je trouve que c’est quelque chose qui là m’a manqué. Quand je pense à lui, j’ai un prénom, mais je ne peux pas mettre de visage sur cet enfant. Je le vis aussi comme une offense qui lui aurait été faite, je trouve ça injuste que cet enfant n’ait jamais été pris en photo. C’est comme s’il avait été plus que renié, dénié… [2].

Il « faut faire » des photos pour qu’un jour les autres puissent « avoir des photos ». Mais outre cette fonction de souvenir et de preuve affective, il y a « devoir » de mémoire familiale, car chaque famille souhaite construire l’image qu’elle veut donner d’elle-même, celle d’une « famille réussie » selon les normes en vigueur tout en revendiquant l’existence d’une mémoire singulière.

Jusque dans les années soixante-dix, à quelques variantes près, un même modèle familial était admis et partagé par l’ensemble des groupes sociaux : l’institution demeurait la règle. Au cycle de vie programmé succède non seulement la possibilité de mener en dehors de l’institution matrimoniale, durablement ou provisoirement, une vie délibérément féconde ou stérile, mais également l’éventualité de passer par différents modèles au cours de sa vie (Roussel, 1989; Théry 1996). Cette diversité de schémas familiaux et ce foisonnement de situations nouvelles n’ont pas été sans incidence sur les stéréotypes régissant les images de la famille. Bien que la pratique photographique reste encore prioritairement associée aux vacances, aux fêtes, aux réunions familiales en cette fin de XXe siècle, de nouvelles tendances se dessinent. Des images se substituent ou s’ajoutent aux anciennes (accouchement, allaitement, pendaison de crémaillère, …) et des proportions s’inversent dans les albums, les portraits d’enfants devenant majoritaires aux dépens des photos de groupe (Jonas, 1989).

Malgré cette évolution des scènes et des moments photographiés, les photos restent néanmoins prises et conservées avec autant d’amour que de devoir. Si la participation au rite familial de la photographie évolue et se diversifie, certains maintenant une tradition établie de longue date en vertu de réunions familiales autour d’évènements précis, d’autres contestant le rite dans sa forme comme dans sa dimension obligative et conventionnelle, nul ne refuse pour autant la convention sociale du « il faut faire des photos ». En elle-même, l’idée de faire des photos de famille n’est pas rejetée, c’est le fait qu’elles doivent emprunter des formes rituelles qui est de moins en moins admis : « Avec ma mère, on devait être bien habillé, bien coiffé, alors que moi j’ai pris Muriel avec 40 ° de fièvre, malade, complètement avachie sur la table, j’ai pris des choses comme ça, elle non […] Elle n’aurait pas fait ça. »

La nécessité d’occasions particulières pour faire des photos est de plus en plus contestée, elle est évacuée au profit d’un rapport plus spontané et plus intuitif, d’une sorte subjectivation extrême du rapport à la mémoire. Et si le rite photographique est disqualifié, c’est probablement parce qu’il a moins de sens et ne constitue pas une expression du rapport d’ego à la mémoire : « Dans ma famille, il y avait une pratique de la photo souvent un peu ritualisée, on était moins dans le fait de capter, des expressions, des moments de tendresse. »

Cette nouvelle façon de photographier loin de signifier un détachement et un désintérêt pour la mémoire familiale, puisqu’elle n’est en aucune façon un refus de se souvenir, reflète probablement la revendication d’une mémoire « personnelle » qui ne soit plus uniquement marquée par les rituels classiques familiaux.

De la trace à l’archive

Les photographies entretiennent une relation privilégiée avec le temps : elles sont prises en souvenir… En souvenir des vacances, d’une fête, d’une cérémonie, d’un événement exceptionnel ou d’un moment partagé. Tous souhaitent garder vif l’instant contre la force de l’oubli ou de la disparition et préserver, à travers le cliché, un fragment de vie en rendant définitivement présente une absence inévitable. « Car en chacun passe bien un désir de retenir, de condenser, mais peut-être aussi tout simplement de voir, comme à travers une ouverture magique, ce qui de notre temps (de notre vivant) n’a fait que passer, se dérober » (Durand, 1990 : 103).

Tu oublies le visage de tes parents… Tu as besoin de les retrouver, c’est un besoin un peu irrésistible de retrouver le passé. Je sais que j’ai fait des pieds et des mains pour avoir des photos de mes parents que j’avais vus chez mes frères et soeurs et je ne les ai toujours pas […] Oui, c’est un besoin de mémoire.

La photographie a toujours eu partie liée avec la mort. Parce qu’une image produit la trace de quelqu’un (quelque chose) qui a été devant l’objectif, « les photographies constituent un mémento des disparus et du passé révolu » (Sontag, 2003 : 32). Elle est une présence de ce qui a été et non de ce qui est, elle dit quelque chose de l’absence de la personne qui est passée par là et qui n’est plus là. Comme le souligne Roland Barthes, il y a double position conjointe de réalité et de passé, le « ça a été » (1980). Son importance tient en son double temps : l’époque où elle a été prise et le présent de l’image, et en sa double capacité : rappeler des personnes, des événements, des lieux, des moments heureux et/ou faire renaître les émotions qui y sont associées : « C’est important parce que ça s’efface, le visage fini par s’effacer, d’ailleurs que ce soit les vivants que tu ne vois plus ou les morts. Avec la photo, de la présence existe […] Bien qu’il n’y ait que de l’absence ».

Le rôle de la photographie familiale est de sauvegarder la mémoire au-delà de la personne. Car regarder les photos des morts, ce n’est pas regarder le vide, c’est le remplir. Les voir (en image) et parler d’eux, c’est encore les faire exister, les faire « être ». « Par la photographie pieusement gardée, contemplée avec d’autres souvenirs dans le cérémonial d’une religion intime, quelque chose de l’horreur de la disparition a été exorcisé. À l’anéantissement brutal et à la décomposition des chairs s’est substituée l’éternité figée d’un sourire jauni » (Castel, 1965 : 327). En regardant ces images, se met à exister, pour chacun des membres de la famille, une lignée quasi familière dans le prolongement des vivants. Son caractère d’empreinte indubitable joue ainsi un rôle important pour permettre à ce qui s’est passé, à ceux qui ont été là, de vivre dans le souvenir :

J’ai toujours dans la tête la question de la trace, je me dis toujours : quand je ne serai plus là. Il faut que je fasse des photos avant que je ne sois plus là, qu’il ou elle ne soit plus là. C’est terrible, mais je suis très dans il faut qu’il me reste quelque chose à voir.

La photographie conjure la disparition totale, mais également les changements liés au temps et au vieillissement. La personne disparue dans les albums est autant le parent « défunt » que soi-même ou ses enfants, non en tant que personne, mais en tant que bébé, enfant ou adolescent, c’est-à-dire photographié à une époque à jamais révolue. Photographier, c’est voler de l’instant au temps pour permettre un retour à l’état antérieur, attester de son existence et faire la preuve de sa permanence possible.

Chaque membre de la famille, suivant son caractère, son histoire propre et les circonstances de sa vie, a une mémoire qui lui est propre et les souvenirs familiaux se développent « comme sur autant de terrains différents, dans les consciences des membres de la famille » (Halbwachs 1976 : 196). Toutefois, souligne encore Halbwachs, la remémoration n’est possible que si le contact a été gardé soit avec le groupe auquel le souvenir se rattache, soit avec les cadres de pensée au sein desquels il a été constitué. Le cliché en permettant de « retracer » se donne ainsi comme une archive privilégiée de la mémoire, mais la trace ne continue d’exister et ne se perpétue que si une personne peut la reconnaître ou l’interpréter en tant que telle. Support du souvenir, la photo ne demeure « photo souvenir » que le temps où le souvenir des personnes photographiées continue d’être porté par les vivants :

Pour moi vraiment, si je veux donner une logique à la photo, je dis que c’est dans le passé, dans l’instant où on fait la photo et surtout dans l’avenir. Elle est dans le passé parce que le temps passe, mais pour moi elle est toujours dans la vie. Je veux dire qu’elle est toujours dans la vie à partir du moment où une personne la reprend et peut dire…

Car pour que cette mémoire reste vive, il faut que les traces déposées puissent être, par la suite, réactivées, c’est-à-dire investies de sens et d’affect. Comme l’a écrit Christian Boltanski : « Quelqu’un a dit : on meurt deux fois. On meurt quand on meurt et on meurt une deuxième fois quand on trouve votre photo et que plus personne ne sait de qui il s’agit » (2002)

Il appartient à la trace photographique de pouvoir s’effacer, se perdre, s’oublier ou se détruire, et c’est pour cela que les clichés sont préservés dans des boîtes ou collés dans des albums. L’élaboration d’un album consiste ainsi en un travail fait pour la survie des clichés, mais, et c’est là son second rôle, également en une organisation des souvenirs. Pour que la famille survive dans la mémoire de ses descendants, elle doit mettre en oeuvre un traitement qui sélectionne, informe, archive ses propres traces, et archiver suppose que la trace soit interprétée, organisée, classifiée, car il n’y a pas d’archives sans sélection et hiérarchisation (Derrida, 2002). L’album de photographies de famille est, en ce sens, une construction d’archives mnésiques parce qu’il y a à sa base même une sélection des traces. Il est constitué de ce que la mémoire veut garder ou ne pas garder, détruire ou ne pas détruire et met en oeuvre un traitement qui sélectionne, informe et archive ses propres traces jusqu’à proposer une version plus ou moins consensuelle, voire officielle de l’histoire commune afin que la famille survive dans la mémoire de ses descendants. « La sélection, l’appropriation et la consignation des images du passé résultent en fait d’une volonté de mémorisation tout autant que d’un procédé d’occultation » (Muxel, 1994 : 175).

L’album de photos de famille : une sélection

L’album de photos assure le maintien du groupe familial en solennisant les temps forts de la famille et permet de manifester le sentiment que le groupe a de lui-même et de son unité, de revivre et recréer le passé (Bourdieu, 1965; Déchaux, 1997). Ce qui est présent dans ces albums, n'est pas seulement une accumulation hétéroclite de bons souvenirs, mais aussi une mise en scène des liens affectifs entre les individus et entre les générations (Belleau, 1996). Au moment où la famille actuelle ne garantit plus l’hérédité d’un statut ou d’un patrimoine, mais plutôt l’héritage d’une mémoire et d’une culture familiale dans lesquelles chacun puise à sa guise en y privilégiant des liens affectifs, il semble que l’album témoigne naïvement de l’attachement à soi, du besoin légitime d’inscrire son histoire privée comme un bien précieux de récente conquête (Ségalen, 2002) : « Chaque famille fabrique sa mémoire en forgeant, par là même, son identité particulière et son « esprit propre » à partir d’un fonds commun de traditions, de coutumes, de façons de penser, de souvenirs comme de secrets » (Halbwachs, 1976 : 168). Par le biais de l’album, elle peut ainsi brosser son propre portrait, tenir sa chronique et témoigner de sa cohésion, car la photographie souvenir ne ressuscite pas seulement le passé, elle joue un rôle dans la socialisation des images du passé et le partage des souvenirs, donc en un sens dans la déclinaison de notre identité (Montier, 2003).

Rite commémoratif qui rappelle le passé et le rend présent au moyen d’une mise en scène, les albums puisent leur sens à la fois dans une quête affective, émotionnelle du passé de la famille et dans la mobilisation d’un savoir et d’une connaissance de ce passé :

Mes parents aimaient bien la photo. Je me souviens, c’était toujours dans le secrétaire, un secrétaire magnifique napoléonien qu’il y avait chez nous, et donc on avait des albums et une grande boîte énorme, genre boîte où on mettait les gâteaux, il y avait plein de photos dedans, alors on les sortait une à une et puis maman commentait, ou les grands frères parfois parce qu’il fallait retrouver les dates.

Livre d’images, il tisse les liens de la famille et apprend à l’enfant, tel un manuel initiatique, le principe de filiation, les catégories de parenté, l’ordre du temps, devenant ainsi à la fois roman des origines, chronique, récit de vie, autobiographie et légende.

L’image fournit la preuve d’une origine, de l’existence d’un lien. L’image dit qu’on n’est pas tout seul, que l’on vient d’autres avant soi […] Preuve d’une existence continue, la photographie rend visible une filiation. Elle rappelle la présence des générations les unes aux autres.

Muxel, 1996 : 170

Véritable expression du souvenir social, l’album donne à lire une sorte de représentation du monde de ses auteurs. « Version idéale » d’une vie de famille idéale, son propos n’est jamais de montrer les fractures, mais d’exposer « les bons moments » afin d’en attester l’existence « Pour moi une photo c’est que du bonheur… » Car tout album est placé sous le signe de la nécessité d’une mémoire homogène, débarrassée de ce qui peut la troubler ou l’inquiéter. Les photos de famille et plus encore les albums de photos de famille sont destinés à favoriser l’effacement de certains souvenirs pour en privilégier d’autres (Tisseron, 1996).

Pour que l’album ne transmette que le souvenir des éléments qui méritent d’être conservés, respectés et incorporés à la mémoire familiale, il faut qu’un savant tri ait été réalisé en amont. D’abord au moment de la prise de vue, dans le choix de ce et ceux qui figurent sur le cliché (photographier, c’est cadrer et donc par-là même exclure du cadre) puis dans la sélection qui en est faite pour l’album. Car le passé familial n’est pas libre et aucune famille ne le laisse à lui-même. Entretenu ou occulté, il reste un enjeu au présent. Épuré des écarts et aventures singulières des membres déviants, l’album peut alors donner une image rassurante, décente et normée de la vie de famille telle qu’elle doit se vivre et être reproduite :

Mon grand-père, j’ai dû voir une ou deux photos, mais ma mère l’avait à peine connu, puisqu’il s’est suicidé pour une dette de jeu et que ma mère s’est retrouvée orpheline à cinq six ans […] Il était huissier je crois, il avait une bonne situation, mais il jouait aux courses et moi je suis resté dans ne jamais faire de pari, je n’ai jamais parié quoique se soit, aucun jeu, Kenzo, machin, je ne fais jamais. Il y avait quelques photos de lui, mais j’ai quand même vu beaucoup plus de photos de mon oncle dominicain que de mon grand-père.

Car se souvenir de la famille, c’est se souvenir de la famille comme d’un idéal à reproduire et à perpétuer (Namer, 1987).

L’affiliation, la reconnaissance d’une inscription générationnelle, la volonté de perpétuation d’un certain nombre d’attributs d’une identité propre, tout cela dépasse néanmoins l’histoire du groupe familial pour s’inscrire dans une histoire collective de « la famille ». Au carrefour de plusieurs logiques sociales, esthétiques, familiales, l’album de photos de famille constitue en effet un témoignage visuel extrêmement normé sur la manière dont les familles, au-delà de leurs singularités, se représentent symboliquement à une époque donnée. Maintenant que la vie privée tend à se dégager des règles institutionnelles et qu’apparaissent plusieurs schémas familiaux, l’album, s’il ne se limite plus à sacraliser les grands moments de l’histoire familiale en s’ouvrant sur la quotidienneté et l’intimité, n’en continue pas moins de rester une mise en scène attestant que « tout va bien » et d’exclure les clichés indignes d’y être mentionnés. À l’exclusion des photos « immorales » de la mère célibataire ou du cousin qui a mal tourné tend à succéder l’exclusion des photos qui témoignent d’une « anormalité » affective : « Je n’ai gardé aucune des photos de ces vacances. J’étais très déprimée, la petite pleurait tout le temps […] J’ai tout déchiré au retour. Même s’il y en avait des sympas, ça me rappelait un moment que j’avais trop mal vécu ». Dans une société où l’on porte tant d’intérêt aux rapports personnels et intimes, à son propre accomplissement et à la découverte de soi, les albums de photos de famille doivent répondre à une nouvelle normativité du bonheur en famille, on ne leur demande plus de témoigner de la bonne santé morale de la famille, mais d’en attester la bonne santé affective et l’authenticité des relations (Jonas, 1991).

Les photographies des ascendants

Chercher à perpétuer le souvenir implique qu’on se voue à la tâche de construire le souvenir, de renouveler le souvenir, et les photographies aident à cette démarche. Les membres de la famille souhaitent à des moments donnés pouvoir rendre visite à leurs souvenirs et les rafraîchir « Pour moi les photos de disparus […] De temps en temps j’aime bien passer un petit moment avec eux, et puis c’est mon enfance, pour beaucoup c’est mon enfance et puis c’est des souvenirs… » On hérite des photos de ses grands-parents; on figure, enfant, sur les photographies réalisées par ses parents et on fait soi-même des photos de façon plus régulière et en plus grand nombre à partir de la naissance de ses enfants. Toutefois, il y a une différence fondamentale entre les photos dont on hérite, qui font partie des archives familiales, et les photos que l’on réalise au moment de la création de sa propre famille. Elles n’ont ni la même valeur ni le même usage (Garrigues, 1996).

L’observation des tendances sociétales ne permet pas de rendre compte de la diversité des comportements et de la motivation des acteurs. Pour comprendre si leur intérêt pour l’histoire et les archives familiales relève d’un besoin de continuité dans un environnement qui change trop rapidement, d’un souci d’identité, alors que tout tend à s’uniformiser, d’une recherche d’ancrage pour pallier la disparition des communautés, d’un besoin de modèle ou encore d’un simple souhait de dépaysement, c’est leur attitude qu’il faut scruter.

Les photos des ascendants et les photos prises par les ascendants, au-delà des personnes photographiées, des évènements et des ambiances dont ils gardent une trace, ne sont pas que des images et constituent une vision du monde. En ce sens, la question de la relation aux photographies des ascendants est plus complexe que le désir – ou non-désir – de conserver des traces tangibles de ce qui a été. Si, comme le fait remarquer Jean-Hugues Déchaux, l’individu a plus ou moins besoin du groupe familial pour se souvenir, on peut identifier deux registres mnémoniques qui ne se confondent pas toujours : la « mémoire constituée », codifiée et léguée par la famille et la « mémoire intime », celle qu’ego se reconnaît subjectivement. « D’un côté, les défunts sont ancestralisés et concourent à maintenir un sentiment d’appartenance à un groupe de parenté; de l’autre, le lien avec les morts apparaît comme la poursuite post-mortem d’une relation entamée du vivant de la personne » (Déchaux, 1997 : 142).

Je les ai volées ces photos de mes parents jeunes en amoureux, j’ai dit à ma mère : "Je les prends, je te les rendrai", et puis finalement je les ai gardées, mais elle le sait […] Ces photos me plaisent parce qu’on a souvent une représentation de ses parents comme déjà des adultes et quand on les voit jeunes, ce n’est pas du tout l’image qu’on en a, ils étaient très bien habillés, c’est d’autres personnes.

Outre le plaisir et l’intérêt de pouvoir reconnaître et se reconnaître dans les siens, existe également de façon plus ou moins consciente, le désir de reconstruire les contenus de la mémoire en prenant position par rapport au passé. Cette lecture des images passées devient alors orientée par le présent qui encadre ce travail interprétatif de mémoire.

Cette photo, je la connaissais, mais ça m’a fait un choc de l’avoir retrouvée parce qu’on lit vraiment quelque chose […] Mes frères et soeurs, la communion du fils aîné, le petit dernier qui vient de naître […] C’est l’apogée de la vie familiale, il n’y a que ce qui est bien qui ressort, on voit vraiment une sorte d’apothéose, on sait qu’après, plutôt je sais qu’après ça n’a fait que se compliquer, peut-être on peut le deviner déjà là…

La photographie familiale à l’heure du numérique

La question qui se pose aujourd’hui, avec l’apparition du numérique, est celle de savoir ce que devient ce devoir de mémoire et la forme qu’il avait prise avec l’album, mais avant toute chose, il est important de souligner que parler de la pratique familiale du numérique demande prudence, tant ce phénomène est nouveau, inégalement partagé et en constante évolution. À l’heure actuelle, le multiéquipement dans les foyers est encore courant et il n’est pas rare de trouver dans une même famille : jetables pour certaines circonstances, appareil compact, reflex et appareil numérique. Il s’agira donc ici de dessiner quelques tendances observables et dont la plus flagrante est celle de l’augmentation phénoménale du nombre de photographies et des questions que cela soulève dans la constitution d’un album et d’une mémoire familiale. « Choisir, j’ai peur parce que je n’ai pas envie d’en supprimer une et de la rater. À chaque situation il y a quelque chose d’intéressant. La sélection elle n’est pas facile à faire ». Comment se souvenir de toutes? Comment savoir laquelle on va choisir? Où trouver le temps de les retoucher, de les trier, de les faire tirer sur papier? Voilà autant de questions que se posent les utilisateurs du numérique.

La gestion du nombre de photographies et de leur tri a commencé de se poser dès qu’a débuté la première production importante de clichés réalisés par les membres de la famille eux-mêmes, et ce phénomène n’a fait que s’accentuer lorsque la photographie est devenue une pratique de masse dans la seconde partie du XXe siècle. De 1965 au début des années 90, la diffusion de la pratique de la photographie évolue considérablement et ce sont aujourd’hui 81 % des Français qui pratiquent, au moins occasionnellement, la photo amateur. Le numérique s’inscrit ainsi dans la démocratisation de la photographie qui s’était déjà dessinée avec l’apparition de l’Instamatic puis des compacts et enfin du jetable[3].

L’arrivée massive du numérique dans les familles n’est pas sans les confronter au nouveau problème du nombre « ingérable » de photographies et la question du choix prend une dimension totalement inédite (Jonas, 2007). Avec le traitement numérique, il semble ainsi que la vie familiale ne soit plus photographiée, développée puis sélectionnée, mais enregistrée, convertie en trace puis stockée. Cette inflation mémorielle n’est pas vécue sans ambivalence par une génération qui a grandi avec l’argentique, car l’utilisation la plus courante des photos numériques consiste actuellement à un transfert de photos sur l’ordinateur et à un visionnage sur l’écran. « Moi l’arrivée du numérique, j’étais super contente, moins de tirages perdus, mais en fait je n’aime pas tant que ça […] C’est bien, mais elles sont où les photos? Dans l’ordinateur! On n’a rien tiré depuis deux ans et on ne fait plus d’albums. »

Avec les centaines, voire les milliers de photos réalisées et stockées sur l’ordinateur ou des CD semblent se profiler le rêve d’une vie photographiée en continu et d’une mémoire intégrale, incompatible avec le processus même de la mémorisation qui implique de retenir et trier pour éliminer. Toute photo numérique tend à devenir archive, patrimoine dans un fantasme de conservation intégrale et de stockage sans perte, rompant bel et bien avec l’archivage, tel que le définit Jacques Derrida (1995), qui impliquait un geste de séparation, de tri, de hiérarchie et de sélection.

C’est difficile après, à partir du moment où on prend plus de photos de famille, de souvenirs d’un moment, on va vouloir les garder, je n’ai rien envie de jeter, ça reste dans les photos de famille, alors qu’on ne les mettrait pas dans un album. Mais bon, c’est normal qu’on les garde, le problème c’est qu’on en garde aussi une quantité de mauvaises.

Une nouvelle utopie semble ainsi s’installer, celle du stockage de toutes les photos familiales et de tous les moments de la vie quotidienne, sans perte et sans déchet.

On se meut dans une idéologie de la conservation de tout, un fétichisme du tout-garder. Cette hantise de la disparition pourrait déboucher sur une pétrification. Quelque chose qui voudrait se mettre définitivement à l’abri de tout accident de transmission.

Robin, 2003 : 449

Cet excès de mémoire familiale, ce rêve de « tout photographier », ces fantasmes de « tout garder », cette passion de « tout stocker » ne risquent-ils pas alors de conduire à ce que Régine Robin a appelé une mémoire saturée?

De l’argentique au numérique

Le nombre de photos prises a été ainsi multiplié par sept lors du passage de la photo argentique à la photo numérique, non sans lien avec la disparition des contraintes financières liées à l’achat des pellicules et au développement : « Avec le numérique c’est extraordinaire parce que vous êtes complètement libéré du souci économique, vous pouvez bombarder ». Au-delà de ces considérations matérielles qui ne sont pas à négliger, il semble qu’appareil photo numérique et appareil argentique n’aient fondamentalement pas la même « valeur » et ne remplissent pas le même rôle symbolique.

La photographie, je crois que j’ai toujours trouvé ça cher, c’est un produit de luxe, avec le numérique je ne suis plus dans un rapport à l’argent, on est moins dans un objet de vénération. Avant l’autofocus et le numérique, il fallait être qualifié pour pouvoir prendre des photos

Dès lors, on peut supposer que cette perte de valeur de l’objet appareil photo tient davantage au fait que là où le 24/36 permettait d’afficher une positions sociale, certes déjà en partie détrônée par les compacts et les jetables, l’appareil numérique fait d’emblée partie de la société d’hyperconsommation décrite par Gilles Lipovetsky et des « objets à vivre » achetés en vue de satisfactions émotionnelles, relationnelles, ludiques et distractives.

En fait, on est parti en Inde qu’avec le numérique, en se disant qu’on laisserait aussi l’appareil aux petits pour qu’ils prennent eux leurs images et en se disant : « On se donne no limit ». On est revenu avec, on a tout mis sur l’ordinateur, on a rien trié, ni là-bas ni ici. Quand c’était vraiment mauvais on éliminait au fur et à mesure mais c’est tout. On a pris pendant dix jours, je ne sais pas […] on en a plus de mille. Mais c’était amusant parce que c’était « qui est-ce qui prend l’appareil? », il y en avait un qui était de bonne humeur et il le prenait et dans la journée il passait dans toutes les mains. Chacun prenait les photos qu’il avait envie de prendre.

L’avènement du numérique et des canaux de diffusion haut débit a démultiplié l’enregistrement de la vie et les exhibitions narcissiques (Biagini, 2007). La possibilité de photographier beaucoup plus librement, déjà amorcée par la taille et la praticité des compacts et jetables, acquiert en effet une nouvelle ampleur avec le numérique et contribue à élargir la pratique photographique à des situations de plus en plus diversifiées et désacralisent son usage réservé aux moments d’exception (Rivière, 2006).

Finalement, avec le numérique il y a plusieurs choses qui me gênent encore, d’abord ça enlève toute la solennité de l’instant photographique, quand on prend tout finalement on ne prend rien, et puis du stockage ou développement, c’est moins facile, c’est plus laborieux déjà parce qu’il y a beaucoup plus de photos, là où on en faisait dix, on en fait cinquante, il faut choisir…

Enfin, outre la possibilité de photographier à volonté, la photographie numérique se caractérise par une immédiateté de l’image. Parce qu’elle permet de voir l’image au moment où elle est fabriquée, elle n’est plus un reflet ni même une représentation du monde, mais un élément du réel qui participe à sa construction (Tisseron, 2000). On ne peut plus distinguer l’événement de sa saisie ni même cette saisie de la réception (visionnage de la photo), ces trois moments finissant par coïncider sans plus de délais ou de distance entre eux. Immédiateté du résultat, instantanéité absolue et sélection directe sont les nouvelles règles photographiques.

Hommes, femmes et numérique

S’il est encore tôt pour distinguer les changements apportés par la photographie numérique dans la répartition sexuée des différentes tâches, quelques tendances se dessinent néanmoins. Il semble pour le moment que le numérique ne remette pas en cause les deux démarches déjà existantes avec l’argentique depuis les années 60 en ce qui concerne le choix des prises de vues : l’une qui apparaît plus « féminine » et dont la visée essentielle est de photographier la famille pour engranger des souvenirs, et l’autre plus « masculine » qui consiste à vouloir faire de belles photos avec la famille. « Lui il va être en recherche esthétique et moi en recherche de souvenir, je veux la photo de l’instant présent de ce qui se passe à cet instant présent. »

Dans leurs discours sur la photographie familiale, les femmes disent faire peu de « belles photos » au sens esthétique du terme (particulièrement quand il y a un homme pour les faire) et se centrer sur la dimension émotionnelle d’une image plutôt que sur sa dimension technique.

Luc quand il regarde une photo, il regarde le côté technique de la photo, en fait, lui, il va me dire : "Elle est ratée cette photo", pour moi elle est géniale parce que tout le monde sourit, parce qu’il y a vachement de couleurs, parce qu’on voit un bras en mouvement, c’est pas grave si ça fait flou. En fait, on n’a pas la même appréciation du tout.

Lorsque Michèle parle des voyages ou des vacances en famille, d’emblée elle explique que son mari et elle ne prennent pas les mêmes photos :

Lui il est plutôt tourné paysage, alors que moi j’aime bien le côté reportage sur la famille. J’aime bien prendre des photos des enfants en activité. Je prends beaucoup la famille, ce qu’on fait au quotidien, alors que Christophe c’est un peu l’inverse, il aime photographier ce qui se passe à l’extérieur.

Cette distinction entre « photos de femmes » tournées vers l’intérieur et « photos d’hommes » tournées vers l’extérieur n’est pas sans s’inscrire dans la dichotomie féminin/privé masculin/public. Lorsque les deux membres du couple réalisent des photos de famille, les femmes, pour la plupart, se cantonnent (sont cantonnées) dans les photographies centrées sur un suivi régulier de l’évolution des enfants (anniversaires, Noël, leurs premiers pas ou leurs premiers sourires) et les rencontres familiales[4].

S’il semble que le numérique ait permis aux hommes et aux femmes ne réalisant pas ou peu de photographies avec l’argentique de se mettre plus facilement à la photo : « Depuis que j’ai le numérique je n’arrête pas, avant ce n’est jamais moi qui les faisais », la gratuité ne semble pas avoir le même impact sur les deux sexes et les terrains d’investigation photographique divergent. Là où les femmes se considérant comme « mauvaise photographe » et inquiètes de gâcher de la pellicule, suppriment l’autorestriction dans le nombre de prises de vues : « Cette photo de ma fille, j’en ai raté plusieurs avant de la faire. Je ne sais pas si j’aurais réussi à la faire avec un argentique et je n’aurais peut-être même pas essayé parce que ça coûte cher », les hommes vont avoir tendance, d’une part, à élargir leur champ du photographiable : « Moi j’aime bien l’idée de prendre n’importe quoi, je vois ça, je le prends » et, d’autre part, à jouer les « apprentis photographes ».

Mon mari, il adore le côté se servir de l’appareil et il peut passer du temps à faire des trucs comme ça. Il a pris un mur à la campagne, il y a plein de photos de son mur, des fois il me blinde l’appareil avec les photos de son mur et il n’y a plus de place pour photographier Antoine (son fils).

Il apparaît également que les hommes s’emparent davantage de cette nouvelle technologie en jouant sur sa dimension expérimentale et « gadget ».

Pour lui, c’est beaucoup plus son joujou, il va essayer plein de nouveaux trucs, il aime bien. Moi je me sers de l’outil pour faire les photos que je veux faire. Je considère que je n’ai pas le temps, que je n’ai pas envie de prendre le temps d’aller voir les fonctions qu’il y a, je ne vois pas l’intérêt, je ne trifouille pas quoi…

Si les femmes utilisent aussi le potentiel récréatif du numérique, il n’en reste pas moins que l’usage prépondérant qu’elles en font s’inscrit davantage dans une démarche de rationalité, le jeu avec les objets techniques étant un attribut culturel du genre masculin (Jouet, 2003).

Les tâches qui incombaient plutôt aux femmes de porter la pellicule, de stocker, de dater et de ranger les pochettes de photographies dans l’attente d’un moment propice à la réalisation de l’album tendent à se masculiniser par l’utilisation de l’ordinateur. « Tout ce qui est informatique c’est plutôt lui. Je m’y suis moins mise, et puis comme il adore ça. » Cette forme de « blocage » ou de « refus » des femmes à l’égard de l’informatique n’est probablement pas sans lien avec le fait que dans l’espace domestique, les femmes, bien que s’étant bien souvent approprié l’ordinateur dans la sphère du travail, préservent le jeu d’images internes à la famille en délaissant à domicile la charge informatique au compagnon (Le Douarin, 2004).

On les met sur ordinateur et on fait des dossiers, là pour le coup ce n’est pas moi qui m’en occupe, mais je sais tout à fait le faire, puisque je le fais avec les appareils des enfants, mais c’est plus parce que je fais autre chose pendant ce temps-là, du coup je délègue tranquillement, et lui adore.

Cette hypothèse tend à être confirmée par le fait que ces mêmes femmes n’ont aucune difficulté à utiliser l’ordinateur pour tout ce qui touche à l’envoi et à la distribution familiale des images, tâche qui leur est depuis toujours le plus souvent dévolue. « Les envois, c’est toujours moi. Du côté de la famille de mon mari ils ont le haut débit, pour mes parents, je suis obligée de faire des tirages et de les poster ». Si le numérique redistribue quelque peu les rôles, il n’en reste pas moins que chaque acteur tisse son rapport à l’appareil numérique, à l’image et à l’ordinateur en fonction de la place socialement sexuée qu’il occupe dans la constellation familiale.

Femmes de papier – femmes de mémoire

Si pour les professionnels de l’information, de la communication et de l’édition le passage au tout numérique est déjà largement amorcé, qu’en est-il pour les amateurs?Les amateurs, qu'on cherche à séduire à grands coups de publicité, sont en revanche sans doute moins disposés à convertir leurs photos souvenirs en pixels et leurs albums en écrans d'ordinateur. Car les usages affectifs, fantasmatiques ou symboliques de la photographie ne se détacheront pas si facilement de la matière où ils prennent corps[5].

Pour la plupart de ceux, et surtout de celles, qui ont des photos de famille, une image numérisée est encore une image sans support. « Les photos sur l’ordinateur […] Je ne sais pas, ça ne donne pas de chair, c’est complètement désincarné, elles existent pas vraiment, tu captes des choses que tu matérialises pas, moi la photo c’est le tirage ».

Les femmes restent en priorité vouées à la fonction d’expressivité, soit au maintien de la cohésion du groupe, en veillant notamment aux besoins émotionnels et de protection de la famille et en gardant le cap sur les valeurs et la culture familiales (Coenen-Hunther, 1994). C’est parce que ce sont elles, majoritairement, qui élaboraient les albums de photos de famille qu’elles vont être, en premier lieu, sensibilisées à la difficulté de faire l’album à partir du numérique. Si le numérique permet de faire des économies à la prise de vues et offre la possibilité de prendre un nombre infini d’images, il n’en pose pas moins une nouvelle question du « quoi faire et comment avec toutes ces images?

Avant j’apportais ma pellicule chez le photographe, je râlais parce que ça coûtait cher […] J’en ai vaguement fait des albums, et là-dessus est arrivé le numérique où tu peux en faire à volonté, mais du coup il n’y a plus d’albums […] Je n’ai pas la démarche d’apporter ma petite disquette, ou mon CD, c’est vrai que c’est plein de démarches…

Le manque de temps est fréquemment évoqué par les femmes, tant pour classer les photos que pour les retoucher et en faire une sélection pour réaliser des tirages :

Ça y est, on a acheté une imprimante parce que la démarche d’avoir ta carte, de l’emporter, de les sélectionner, de les tirer, moi je trouve ça trop compliqué […] Et puis le manque de temps. Je pense que c’est une question de disponibilité, en fait, il faudrait traiter ça comme une photothèque professionnelle et effectivement, ce temps-là on ne l’a pas. Apparemment, avec le numérique on devrait gagner du temps et de l’argent et en fait, je trouve que le numérique est beaucoup plus contraignant que l’argentique.

L’image numérique ne devient une photographie au sens habituel du terme que lorsqu’elle prend la forme d’une épreuve permanente sur papier, et la photo sur papier, pour beaucoup de femmes, reste toujours à l’heure actuelle la forme idéale des images : « Moi j’ai besoin du support papier pour les regarder de temps en temps, les montrer à quelqu’un, sinon c’est vrai qu’on pourrait ouvrir l’ordinateur, mais j’ai besoin quand même du papier ». Les réticences face au numérique sont loin d’être généralisables, mais l’on peut se demander si cet attachement aux tirages papier rencontré chez de nombreuses femmes ne vient pas, certes, de ce besoin d’un rapport tactile à l’image, mais également du fait qu’en l’état, il serait attendu des mères de famille qu’elles réalisent un travail supplémentaire et donnent l’impulsion pour que les photos souvenirs ne risquent pas d’être perdues à jamais. Il semble donc que la question du papier ne soit pas sans lien avec le souci de pérennité des photos réalisées et donc de la mémoire familiale.

Moi j’ai envie de […] faire (l’album) pour les enfants parce que l’ordinateur on ne sait pas trop comment la technologie va évoluer, donc je ne suis pas sûre que le CD que je grave aujourd’hui, dans dix ou quinze ans il sera encore lisible ou que je ne l’aurais pas perdu. Je trouve que le tirage papier il y a quelque chose de durable […] Donc, ça c’est un truc auquel je tiens, c’est pour ça que je fais quand même l’effort de développer et de faire des albums.

Numérique et pérennité des images

En effet, pour la première fois dans l’histoire de la photographie, les actes de prise de vue et de tirage se trouvent dissociés, la découverte des images étant toujours subordonnée à leur développement, c'est-à-dire à leur matérialisation sous forme de négatif puis de tirage papier, garantissant une double sauvegarde aux clichés. La technologie numérique plonge ainsi la photographie dans une situation inédite où il faut penser au devenir des images et leur inscription sur la carte mémoire dès la prise de vue, car tant que l’image n’est pas formellement sauvegardée, le risque de disparition n’est pas exclu. L’immatérialité du support, non fixé, transitoire, qu’une mauvaise manoeuvre peut éliminer, à moins de les imprimer en permanence, fait que la gigantesque mémoire que les familles entreposent sur leur ordinateur est fragile et périssable : « J’avais mis les photos de vacances sur mon ordinateur du boulot et je n’avais pas fait de cd-rom […] Quand il a buggé, j’ai tout perdu, je ne me voyais pas aller demander mes petites photos personnelles à la direction ».

Et même en considérant que toutes les précautions aient été prises en matière de sauvegarde, la durée de vie d’environ six ans pour un cd-rom et la modernisation incessante des supports de conservation sont loin d’assurer la pérennité souhaitée par les familles en matière de photographies :

Quand tu as fait des photos sur papier, tu as des négatifs, ça dure toute une vie. Ça c’est un problème du numérique, si ton truc foire, tu perds tout. Le truc, c’est de les mettre sur CD et de se dire qu’on a encore quelques années devant nous avant que cela disparaisse.

Or, écrivent la plupart des spécialistes, malgré l'évolution technique, seul le tirage sur papier permet d'assurer la conservation de nos images dans la mesure où les standards de stockage numériques d'aujourd'hui seront obsolètes demain et donc à jamais condamnés pour cette fonction (Hémon, 2003). À l’heure actuelle, en France, il apparaît pour de nombreuses femmes, mais également pour les hommes qui s’investissaient avant la numérique dans la constitution des albums, un sentiment de non-adaptation entre l’outil numérique et la possibilité de constitution d’un album et d’une mémoire familiale[6].

De temps en temps je me prends en main et je les mets sur ordinateur, ce n’est pas automatique […] Une ou deux fois, ça m’est arrivé de faire des CD, tout ça c’est un peu dans le désordre, c’est un peu galère, avec un résultat pas tellement satisfaisant parce que finalement avec le numérique du stockage au développement, c’est moins facile, c’est plus laborieux déjà parce qu’il y a beaucoup plus de photos, là où on en faisait dix on en fait cinquante, il faut choisir. J’ai pensé à l’imprimante, mais je ne l’ai pas fait parce que ce serait encore un périphérique supplémentaire, j’ai du mal avec tout ça. Pour moi, ça reste encore plus simple d’aller porter ma pellicule en allant chercher le pain et de la reprendre le lendemain soir.

Les personnes ayant grandi avec la photographie argentique peinent à investir pleinement le numérique, et ce, tant psychologiquement qu’en termes de temps. Elles se sentent ainsi souvent « entre deux mondes » :

Je pense qu’il faudrait être complètement ultramoderne, numérique, téléphone, palm au lieu de photos dans le portefeuille, moi je suis encore dans le schéma où toucher les choses ça me va bien, j’aime bien le côté un peu moderne, mais ça me rassure de toucher, le papier, tout ça, ça me va bien.

L’une des questions qui se pose aujourd’hui est de savoir quelle propension auront les familles à intégrer dans la sphère privée les activités de développement et de tirage selon un schéma type : réalisation des prises de vues avec un appareil numérique, stockage immédiat des images sélectionnées, transfert du contenu de la carte mémoire vers un micro-ordinateur, conservation des images sur fichiers informatiques ou tirages des épreuves à l’aide d’une imprimante? Car le développement de la photographie numérique repose en partie sur le fait qu’elle autorise la réalisation de tirages à domicile avec la souplesse que cela induit (retouches, montages, recadrages), et il s’agit bien là d’une internalisation au sein du domicile d’une fonction jusqu’alors réalisée par des prestataires extérieurs.

L’étape d’après, c’est que pour Noël on va s’acheter une imprimante parce que je trouve que c’est un peu pénible de les sélectionner, et que du coup on ne le fait pas. Comme on ne le fait pas tout de suite, après on oublie, ça veut dire qu’il va falloir refaire le tri et la sélection et après que j’aille les porter chez le photographe pour les développer.

Élaboration de CD et mémoire familiale

Une enquête en ligne concernant les sites familiaux sur Internet révèle que la moitié des créateurs de sites sont des femmes, alors qu’en 2001, elles étaient moins nombreuses que les hommes à être actives sur Internet, ce qui va dans le sens de l’intérêt traditionnel des femmes pour les affaires familiales. Mais, soulignait l’auteur, « Si l’on trouve la majorité des créateurs dans la tranche d’âge 25-31 ans, il faut noter que les personnes âgées ne sont pas rares […] En forçant un peu le trait, on pourrait dire que le profil des initiateurs de sites familiaux se partage entre les jeunes parents ou grands-parents et généalogistes » (Carmagnat, 2000 : 59). Ce constat s’applique également à la photographie numérique, en témoigne cette femme à la retraite qui s’est lancée dans la technologie et fabrique des cd-roms destinés à l’ensemble de sa descendance :

Elle a retrouvé les photos de son enfance, en fait, elle a retrouvé des albums qu’elle a photographiés et après elle a fait des cd-roms, et elle a pu le distribuer à qui ils voulaient. C’est quand même magique ça, je n’aurais jamais eu ça sinon […] C’est quand même génial […] Ma mère avec ses petites tresses […] Celles-là je vais les garder comme ça sur l’ordinateur…

Le partage des photographies de famille est symboliquement aussi délicat que le partage des biens dont on hérite entre frères, soeurs, cousins. Outre cette transmission des photographies qui relève de l’héritage au sens courant du terme, celles-ci peuvent également être cédées du vivant des ascendants, mais avec tout ce que cela comporte comme sélection, puisque la transmission d’une photo se fait nécessairement au détriment d’un non-receveur (Mortain, 2002 : 193). Aujourd’hui où de nouveaux supports immatériels peuvent inscrire la mémoire familiale et la stocker, on voit ainsi apparaître le souci chez certaines personnes, déjà devenues grands-parents et souvent à la retraite, de transmettre une trace à l’ensemble des descendants de façon égalitaire en scannant les photographies anciennes et en fabriquant un cd-rom. Si cet attrait pour les réminiscences de l’enfance et cette réflexion sur le passé semblent surgir au moment où les témoins sentent qu’ils peuvent disparaître, qu’ils souhaitent faire le lien entre leur génération ascendante et leur génération descendante, a déjà été analysé (Lemieux, 1993), ce qui semble nouveau, avec l’apparition du cd-rom, est un désir de transmettre un même document à tous dans le souci de ne léser personne.

S’il est vrai qu’il en va des photographies comme des personnages qu’elles ont immortalisés, elles se décolorent, vieillissent, jaunissent et dépérissent, et qu’aujourd’hui il est possible pour tout archiviste familial et féru d’informatique de les restaurer et les faire revenir à la vie, que vise-t-on quand on cherche à restaurer une photo ancienne avec les moyens de haute technologie? Faut-il enlever les traces de l’écoulement du temps sur la photographie, les taches, les marques de doigts? L’activité restauratrice est tout aussi affectée par le numérique que le support de transmission, mais quelle est alors la bonne attitude face à la restauration, face aux nouveaux supports et aux nouvelles formes de diffusion, de transmission? Ne risquent-ils pas de contribuer à l’effacement d’une dimension de la mémoire que sont les différents papiers photos, les bords des photos, le type de noir et blanc ou de couleur? Cette dimension de mémoire que sont les dépôts du temps, certes obsolètes aujourd’hui, sont des moyens de se repérer dans la culture. « C’est quand même marqué carte postale derrière, donc ça date de soixante-dix ans au moins. Là c’est mon grand-père, là c’est une photo colorée de ma grand-mère […] Et j’ai une photo peinte de ma mère… » Comment ce nouveau support de la mémoire familiale pourrait-il alors garder cette trace du passage du temps?

Un nouvel âge de la mémoire familiale apparaît, mais ces cd-roms identiques et distribués à l’ensemble de la descendance ne risquent-ils pas de faire disparaître une sorte de transmission vagabonde telle qu’elle était encore possible par des boîtes remplies de photos en vrac ou des pochettes de photos non sélectionnées ou encore par des photos soustraites discrètement à l’album pour être reproduites ou gardées puis intégrées à un nouvel album?

Après la mort de ma mère j’ai été prendre des photos chez mon père, des photos de ma mère que j’ai voulu garder. Il y en a où je la retrouve telle que je l’ai imaginée, conservée, et il y a aussi des photos que je souhaitais garder parce que ça me renvoie une image d’elle qui lui correspondait je pense, mais qui n’est pas forcément la manière dont moi enfant je la voyais, et ça c’est important aussi. Comment elle était en tant que femme, des photos d’elle jeune.

Et pour la génération de femmes plus jeunes, adeptes du numérique et de l’informatique, cette mise sur cd-rom de la vie familiale ne risquerait-elle pas de devenir une nouvelle forme de contrôle du mémorable qui pare au danger d’une transmission vagabonde?

Je ne fais plus du tout d’albums, je fais des films et des CD, et je peux les visionner sur la télévision [...] Et puis comme je fais plein de copies que j’offre aux personnes qui étaient là lors de l’événement. Avant de faire un film de photos je travaille à ce que je veux montrer, à ce que je veux mettre en évidence : de l’humour, c’est ma représentation de l’événement, et pour le coup ce n’est pas simplement des photos que j’ai prises comme ça et qu’on va regarder, là il y a un travail supplémentaire parce que je fais mon film en racontant une histoire, ma façon d’avoir vécu ce moment-là [...] Je mets qui est qui, des légendes, des commentaires, j’intègre du texte avec des jeux d’écriture, de couleurs entre les photos.

Cette question n’est pas sans se poser également pour cette nouvelle formule de « livre de photos » à partir de logiciel qui fixe de manière définitive les images sans qu’il ne soit possible d’en détacher une à moins de la découper.

Conclusion

En 1990, Jean-Claude Gautrand, photographe, journaliste et historien de la photo, conscient de l’évolution des techniques, écrivait : « Une seule certitude : sous une forme ou sous une autre, et grâce sans doute à ses paradoxes, la photo de famille subsistera. Car tout à la fois certitude et illusion, justification et interrogation, réalité ou mystification, insignifiante et importante, elle est avant tout nécessité ». Au-delà des mutations familiales, au-delà de l’évolution du type de clichés réalisés dans et par la famille, au-delà du changement des moyens techniques de production d’images, il semble bien en effet que la photographie familiale continue de s’imposer comme un devoir familial. Mais, peut-on se demander, que va changer, pour la génération à venir, cette forme particulière de circulation des images – numérisées, dématérialisées, stockées sur l’ordinateur et circulant sur Internet – par rapport aux photos traditionnelles et particulièrement à l’élaboration d’albums?

La question de l’avenir des photos de famille se pose aujourd’hui de deux points de vue : le devenir du nombre phénoménal d’images stockées que la famille ne souhaite ni effacer ni mettre sur papier et le devenir des images qu’elle choisit de tirer et d’intégrer à un album. Alors que les photographies argentiques intégraient presque en totalité l’album, aucune étude à ce jour n’indique le pourcentage d’images numériques tirées et insérées dans un album par rapport au nombre d’images réalisées. Les photos stockées en masse dans l’ordinateur ou sur des CD remplacent désormais boîtes ou valises pleines d’images de la famille ainsi que tiroirs où s’entassaient les rebus des photos non choisies pour l’album. Si au soulagement de beaucoup le numérique et l’informatique libèrent ces espaces anciennement occupés par les négatifs et les tirages papier, quelle est leur destinée à long terme? Quelle place auront-elles dans la mémoire familiale?

Quant aux photos que la famille souhaite préserver sous forme d’album, s’il semble que le scrapbooking[7] soit la solution moderne la plus proche des albums de photos de famille où étaient collés également d’autres papiers (billets de voyage, calendrier de l’année de naissance, mèche de cheveux, première dent, etc.), elle n’est pour le moment que peu développée en France.