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Introduction

En 2003, le Canton de Vaud a introduit un nouveau dispositif d’aide sociale appelé revenu d’insertion (RI). Ce dispositif a généralisé l’injonction faite aux personnes récipiendaires de ces prestations de s’engager « à tout mettre en œuvre pour retrouver leur autonomie[1]. » Toute personne majeure récipiendaire du RI a ainsi l’obligation de chercher activement un emploi. Cet objectif est principalement défini par cette politique sociale comme l’accession à l’autosuffisance financière par l’emploi. En revanche, le recours à l’aide sociale est considéré comme une dépendance problématique qui nécessite l’élaboration de solutions.

Pour atteindre l’objectif d’autosuffisance financière, des mesures d’insertion sociale et professionnelle sont proposées, mesures qui « visent essentiellement à permettre aux bénéficiaires de se retrouver capables d’avoir une profession. L’objectif est de leur redonner une qualification ou une habitude du monde professionnel qui les rendent à nouveau “plaçables”[2] ». Il ressort de ces propos que la problématisation produite repose sur la norme d’internalité (Beauvois, 1984), c’est-à-dire que les explications qui favorisent le rôle causal des actrices et des acteurs sont privilégiées au détriment des interprétations qui recourraient à des explications sociales ou institutionnelles. En l’occurrence, du point de vue du législateur, c’est soit l’absence de formation, soit le comportement qui serait la cause de « la dépendance problématique ».

Dans cet article, je vais m’attacher dans un premier temps à saisir quelles sont « les figures de la dépendance problématique » produites par les politiques sociales de l’emploi dans le canton de Vaud. J’appelle « figures de la dépendance problématique » les catégories dont la dépendance financière est problématisée par les politiques sociales et pour lesquelles des solutions sont proposées (Bacchi, 2009). Je cherche à expliciter quelles sont les formes de dépendance qui posent problème, et lesquelles sont naturalisées et normalisées. Si en Europe des politiques défamilialisantes (Esping-Andersen et Palier, 2008) ont vu le jour afin de favoriser l’emploi des mères, le temps partiel demeure la norme helvétique en la matière (Giraud et Lucas, 2009). Ainsi, si la dépendance d’une épouse à son mari n’est pas problématisée du point de vue des politiques sociales suisses, la dépendance à l’aide sociale l’est. En 2015, 57,3 % des femmes travaillaient à temps partiel, alors que c’était le cas pour 16,8 % des hommes[3]. Dans un deuxième temps, je montrerai que ces problématisations ou normalisations des formes de dépendance varient en fonction de l’âge et du genre.

Avant de présenter le matériau empirique, je vais préciser le sens que je donne à la notion de dépendance et explorer la singularité du rapport social d’âge ainsi que son imbrication au rapport social de genre. L’originalité de cet article réside dans le fait de réunir et de comparer trois catégories de l’intervention sociale qui représentent trois étapes du parcours de vie traditionnel. Si des recherches sur les politiques sociales de l’emploi se sont concentrées sur les jeunes (Lefresne, 2003; Lima, 2012; Van De Velde, 2008), les familles (Lenoir, 1996; Martin et Millar, 2004) ou la vieillesse (Burnay, 2011; Daniel et Tuchszirer, 1999; Guillemard, 2010), il n’existe pas de recherche qui concerne ces trois catégories. Les penser ensemble révèle des disparités et des similarités qui aident à mieux comprendre les processus de problématisation et de normalisation qui participent à produire des catégories sociales hiérarchisées, pensées à partir de la norme idéalisée de l’adulte indépendant (Priestley, 2000). Cette norme, qui apparaît comme mythique selon Audre Lorde (1984), se réfère à une construction genrée et ethnocentrée représentée par la figure d’un homme adulte blanc, hétérosexuel et valide.

Le mythe de l’indépendance

Les recherches sur le care ont battu en brèche le consensus apparent autour de la perception négative de la dépendance qui domine en société. Marie Garrau et Alice Le Goff rappellent par exemple que la dépendance peut être une relation nécessaire et potentiellement positive,

ce qui signifie qu’aucune existence humaine ne peut se déployer si elle n’est pas soutenue par des formes d’intervention dont les relations de dépendance sont le vecteur. […] Ces formes de dépendance apparaissent très clairement durant les périodes de notre vie où nos capacités d’action sont limitées – l’enfance, la vieillesse ou la maladie. Mais elles existent aussi pour les personnes perçues comme « indépendantes », qui continuent de dépendre de certaines personnes pour la satisfaction de leurs besoins émotionnels, et demeurent prises dans des relations sociales complexes. (Garrau et Le Goff, 2010: 14)

Ces auteures relèvent ainsi que, si des personnes peuvent être perçues comme indépendantes, c’est qu’il y a une hiérarchisation des relations de dépendance et que certaines de ces relations ne sont pas perçues comme telles, qu’elles sont rendues invisibles.

Dans leur célèbre article intitulé « A Genealogy of Dependency : Tracing a Keyword of the U.S. Welfare State », Nancy Fraser et Linda Gordon (1994) ont également questionné les présupposés normatifs véhiculés par l’usage du terme dépendance par les politiques sociales étasuniennes et ont mis en lumière que les significations ont changé dans le courant du XXe siècle. Ces auteures montrent que la normalisation de la relation salariale a fait de l’emploi un attribut inconditionnel de l’indépendance. Selon leurs recherches, les personnes exclues de l’emploi – les femmes et les Noirs notamment – sont devenues des figures emblématiques de la dépendance, définies comme des négatifs de la figure dominante du travailleur. Cette norme d’indépendance traverserait tous les âges de la vie (Van De Velde, 2015). Iris Marion Young conforte la centralité de l’emploi dans la construction idéalisée d’une figure de l’adulte indépendant en montrant que les nouvelles politiques d’aide sociale qui ont vu le jour aux États-Unis en 1996 se fondaient sur un double consensus non remis en cause: d’une part l’idée que travailler veut dire avoir un emploi et d’autre part celle que l’autosuffisance financière est devenue un impératif de la vie adulte (Young, 2002). Ces présuppositions ont pour conséquence de rendre invisible le fait que certains emplois ne donnent pas accès à l’autosuffisance financière (Young, 2002). De plus, la norme de l’indépendance financière participe à normaliser ce qu’Iris Young appelle le « travailleur vigoureux et en pleine santé » (2002: 42) et stigmatise les personnes qui, pour de multiples raisons, ne peuvent pas se conformer à cet idéal. La notion de dépendance telle qu’elle est problématisée par les politiques sociales renvoie donc principalement au fait, pour les personnes qui ne sont pas dédouanées de l’obligation d’emploi (Castel, 1995), de dépendre de l’État parce qu’elles ne peuvent subvenir à leurs besoins via l’emploi. Cette représentation réfute toute relation de dépendance dans le rapport salarial, puisque l’emploi est ce qui définit dans les politiques sociales le statut d’adulte indépendant. Elle pose la question problématique des « pauvres valides » soulevée par Castel (1995), catégorie qui a modifié les fondements normatifs de l’intervention sociale, laquelle préconise depuis les années 1990 le retour à l’emploi dans les délais les plus brefs. De plus, l’activité professionnelle repose sur la norme du « family wage[4] », une norme porteuse de présupposés à l’intersection des systèmes de genre, d’ethnicité et de classe, puisqu’elle suppose que toute personne peut avoir accès à un emploi avec un salaire décent et relègue le travail domestique dans un statut inférieur (Fraser et Gordon, 1994). Si des politiques récentes créées pour compléter le salaire des « travailleurs pauvres » ébranlent quelque peu cette vision dominante de l’emploi, il n’en demeure pas moins que l’indépendance passe par cet attribut. Les politiques fondées sur la rhétorique de l’investissement social le confirment : « pour les personnes peu qualifiées, les emplois disponibles sont faiblement rémunérés » (Bonoli, 2012: 182). Si des travailleurs sont pauvres, c’est parce qu’ils manquent de formation ; la solution proposée est d’investir précocement et de manière continue dans des formations certifiantes. Ce modèle normatif masque les inégalités produites par les intersections du genre, de la classe et de l’ethnicité.

Ceci montre que les rapports sociaux s’imbriquent pour produire des figures de la dépendance problématisées, invisibilisées, ou encore normalisées. Ainsi, s’il apparaît comme naturel que les enfants et les personnes âgées sont dépendants des autres pour vivre, la dépendance de l’adulte est perçue comme problématique, à moins qu’elle ne soit justifiée par une hiérarchie produite notamment par le système de genre, comme c’est le cas de l’épouse dépendante de son mari.

L’articulation de l’âge et du genre

La société suisse contemporaine est sur bien des aspects organisée autour de catégories d’âge. Le politique définit un âge pour aller à l’école, un âge minimal pour travailler, un âge pour exercer les droits civiques et un âge pour le retrait de l’emploi. L’âge est un puissant outil de classification sociale, avant tout un outil de gestion de la main-d’œuvre (Guillemard, 2010), et l’usage de catégories d’âge comme principe structurant institue des bornes d’âge dans l’emploi (Leisering et Leibfried, 1999; Marshall et Muelller, 2003). Ces bornes naturalisent des étapes du parcours de vie comme l’enfance, la jeunesse, l’âge adulte ou la vieillesse :

Au travers de ses politiques de la famille, de l’éducation, de la protection sociale et de la santé, au travers de la mise en œuvre des systèmes de retraite et de préretraites, les pouvoirs publics ont régi peu à peu – quand ils ne les ont pas inventés – la prime enfance, l’enfance, la jeunesse, le 3e, le 4e, bref, tous les âges de la vie, sauf l’âge adulte. (Percheron et Rémond, 1991: 111)

L’âge est ainsi une catégorie construite (Valabrègue et al., 1982) et les « classements d’âge » (Widmer, 1983) sont des produits de l’histoire variant en fonction du temps (Grossin, 1989) et du contexte (Lynch, 2006).

Dans un texte intitulé « Catégories en mouvement dans le Canada du XXe siècle : activité, inactivité, genre et âge », l’historienne Aline Charles montre que les catégories d’âge sont l’objet de transformations et de redéfinitions au cours du temps et que l’âge chronologique n’a pas toujours été un principe de classement et d’organisation du travail aussi structurant qu’aujourd’hui dans le nord du continent américain (2011). Selon cette auteure, au début du XXe siècle au Canada, le sexe est plus structurant que l’âge par rapport au marché de l’emploi. Elle ajoute cependant que si l’âge a acquis davantage d’importance pour organiser l’emploi dans le courant du XXe siècle, il détermine principalement l’accès à celui-ci, mais ne dit rien sur sa forme. En Suisse également, une recherche sur les fins de carrière a mis en lumière que s’il existe une convergence des comportements d’activité des deux sexes à partir de 50 ans, elle ne se traduit pas forcément en plus d’égalité, en termes de salaire notamment, chez les seniors en emploi (Rosende et Schoeni, 2012).

Des chercheur·e·s ont par ailleurs montré que l’âge chronologique, sous son apparente naturalité, est un rapport de pouvoir parce qu’il « (re)produit les inégalités en termes de statut, d’autorité et d’argent » (Calasanti, 2003: 203). Comme la construction d’un système des âges se fait autour d’un adulte étalon stabilisé dans l’emploi, les différences justifient des rapports de domination (Bessin, 2009), en vertu d’une autorité au sens que donne Max Weber à ce terme : à certains âges sont associés l’autorité et à d’autres l’obéissance. C’est-à-dire que certains groupes ont par principe le pouvoir de donner des ordres et que d’autres ont l’obligation de s’y soumettre indépendamment de toute motivation et de tout intérêt (Weber, 2013 [1911-1914]). Le Code civil suisse illustre ce fait en stipulant que « l’enfant doit obéissance à ses père et mère[5] » qui ont le « devoir de protéger son développement corporel, intellectuel et moral[6] ». L’enfance et la vieillesse bornent l’âge adulte, la jeunesse étant perçue comme une période de transition vers l’âge adulte, comprise comme un temps de formation permettant l’accès à l’emploi. Ce dernier est ainsi l’attribut principal d’un groupe d’âge, les adultes (Charles, 2011), et représente le standard en vertu duquel toutes les autres activités sont évaluées (Calasanti, 2003). Il s’agit d’ailleurs du critère sur lequel la population d’un État est catégorisée en actifs ou en inactifs (Charles, 2011).

La perspective intersectionnelle, qui est apparue dans les discours du black feminism dans les années 1970 en mettant en lumière l’effacement des femmes noires aussi bien des discours antiracistes que des discours féministes (Crenshaw, 1991), est un outil d’analyse qui permet de mettre à jour les intersections des rapports sociaux.

Les recherches dans cette perspective ont, jusqu’en 1995, donné peu d’attention à l’influence de l’âge dans la production des inégalités sociales. Cette lacune a été comblée en partie par un travail collectif édité par les gérontologues sociales Sara Arber et Jay Ginn. Avec le livre Connecting Gender and Ageing: A Sociological Approach, les éditrices ont mis en lumière les raisons pour lesquelles le genre était réduit à une variable dans les recherches gérontologiques. Selon ces dernières, les besoins quantitatifs de la gérontologie traditionnelle ne s’accordent pas d’un point de vue méthodologique aux besoins qualitatifs et théoriques des recherches féministes (Arber et Ginn, 1995).

Pour résoudre ce problème, des études articulant explicitement âge et genre ont vu le jour. La prise en compte de cette articulation a contribué, selon Marc Bessin, à « déstabiliser les modèles de l’âge, construits à partir du masculin » (2009: 94) ainsi qu’à saisir que « les assignations d’âge de la parentalité en fonction du sexe [étaient] fortement naturalisées » (2009: 94). L’intersection de ces deux systèmes permet dès lors d’éclairer différemment des catégories sociales naturalisées et de voir que les hommes et les femmes sont soumis à un calendrier de vie différent, à des temporalités inégales et asymétriques (Bessin, 2009). Ce calendrier est notamment institutionnalisé par les politiques sociales.

Cette contribution cherche à saisir de manière systématique l’influence des articulations de l’âge et du genre dans la problématisation ou la normalisation des formes de dépendance. Si les intersections des systèmes de classe et d’ethnicité ne sont pas traitées spécifiquement dans cet article compte tenu de sa longueur restreinte, elles sont développées en profondeur dans mon projet doctoral (Perriard, 2017).

Après avoir montré que l’indépendance relevait du mythe et que l’articulation des rapports sociaux d’âge et de genre produisait des positions hiérarchisées et naturalisées, je vais brièvement présenter le matériau empirique.

Méthodologie

Afin de mettre au jour le cadre normatif dans lequel les figures de la dépendance problématique sont pensées par les politiques sociales, j’analyse les discours de deux groupes d’agent·e·s : les élu·e·s chargé·e·s d’élaborer les lois et le personnel du travail social mettant en œuvre ces lois dans ses pratiques professionnelles. La méthodologie part de l’idée qu’il s’agit de distinguer la formulation des politiques publiques de leur mise en œuvre (Steinmetz, 2014). Ceci permet de mettre en lumière la confrontation des principes normatifs entre les cadres législatifs et leur application par le personnel de travail social (Lima et Moulin, 2006).

L’analyse des discours des élu·e·s permet de saisir les usages des catégories d’âge ainsi que les problématisations de la dépendance à l’œuvre dans l’arène politique. Mon analyse de la formulation des politiques repose sur divers projets de lois : il s’agit du projet gouvernemental de mai 2003 (124 pages) relatif à une nouvelle loi d’assistance publique (débats parlementaires du 4 novembre au 2 décembre 2003), du projet gouvernemental de janvier 2009 (21 pages) relatif à un programme destiné à une catégorie nommée « jeunes adultes en difficulté » (débats parlementaires du 26 mai au 2 juin 2009), et du projet gouvernemental d’avril 2010 (63 pages) relatif à des prestations financières spécifiques réservées aux familles avec enfant(s) de 0 à 16 ans et à l’introduction d’une « rente-pont » pour les personnes à deux ans de l’âge de la retraite, soit à 62 ans pour les femmes et à 63 ans pour les hommes (débats parlementaires entre le 9 et le 23 novembre 2010). Ces lois ont été choisies car elles s’adressent à des publics récipiendaires de l’assistance publique définis par l’âge et la parentalité. Ce choix permet ainsi de mettre en lumière les effets des imbrications de l’âge et du genre. L’analyse de ces débats parlementaires s’inspire de la sociologie des problèmes publics développée par Joseph Gusfield. Selon cet auteur, aucun problème public n’existe en soi, il n’est jamais « donné en nature » (Gusfield, 1981). Il apparaît comme tel parce que certains de ses aspects sont présentés comme contraires à l’intérêt public et parce qu’ils sont supposés transformables ou éradicables par une action spécifique qui est celle des pouvoirs publics.

Si l’analyse des lois et des débats parlementaires, considérés comme des « textes organisateurs » (Smith, 2001: 174) nous renseigne sur ce que sont les lois et sur les présupposés normatifs qui les fondent, elle ne nous dit rien sur la manière dont les lois sont mises en œuvre par les professionnel·le·s et sur les normes sociales qui orientent leurs pratiques. Ce sont les professionnel·le·s du travail social qui trouvent des solutions pour les personnes et qui proposent des stratégies qui donnent corps aux politiques sociales (Dubois, 1999; Lipsky, 1980; Maynard-Moody et Musheno, 2003; Tabin et Perriard, 2016). Pour mettre en lumière les processus de catégorisation à l’œuvre dans les discours des professionnel·le·s et l’influence de l’âge dans ces processus, j’ai mené 77 entretiens auprès de 74[7] travailleuses et travailleurs sociaux employés dans des services sociaux publics ou des organismes prestataires entre 2011 et 2014. J’ai conduit 34 entretiens avec du personnel accompagnant des « jeunes adultes en difficulté », 22 entretiens auprès du personnel accompagnant des familles à l’assistance sociale et 21 entretiens avec du personnel accompagnant des personnes récipiendaires du RI de plus de 50 ans. J’ai interrogé au moins une personne travaillant dans chacune des institutions concernées par les programmes analysés. Un dispositif ayant pour but d’inciter les professionnel·le·s à avoir une posture réflexive sur leur pratique a été mis en place. J’ai demandé aux professionnel·le·s avant l’entretien de préparer trois situations qui leur paraissaient emblématiques de leur intervention auprès soit des jeunes adultes entre 18 et 25 ans, soit des familles pauvres, soit des personnes âgées de plus de 50 ans. Durant l’entretien, qui durait environ une heure, je les ai invités à décrire en détail leur intervention, les outils engagés ainsi que les réactions des récipiendaires. Je les ai également questionné·e·s sur les raisons qui ont motivé le choix des situations présentées.

Les entretiens ont été retranscrits entièrement et codés thématiquement à l’aide du logiciel TAMS Analyser. Les 74 participant·e·s à la recherche ont décrit un total de 235 situations de récipiendaires du revenu d’insertion : 100 concernant des « jeunes adultes en difficulté », 69 concernant des familles à l’assistance et 65 concernant des personnes de plus de 50 ans. 118 concernant des femmes (51 %), 85 des hommes (36 %) et 30 des couples (13 %). Les 77 entretiens et les 235 situations ont fait l’objet de traitements spécifiques dans des tableaux et des graphiques afin de mettre en lumière les articulations des positions sociales des protagonistes des 235 récits.

Trois catégories de la dépendance problématique

Dans le canton de Vaud, des politiques sociales de l’emploi prennent pour cible des catégories de parcours de vie définies par l’âge et la parentalité des récipiendaires : les « jeunes adultes en difficulté », les « familles pauvres » avec un ou des enfants de moins de 16 ans et les « travailleurs âgés ». Si elles proposent la formation aux personnes âgées de 18 à 25 ans à l’aide sociale, elles implémentent un programme de coaching pour les familles de working poors, dont le but est principalement d’augmenter le revenu, et enfin une rente-pont aux personnes sans emploi à deux ans de l’âge de la retraite. Toutes ces personnes ont en commun d’être récipiendaires de l’assistance publique et doivent donc « s’engager à tout mettre en œuvre pour retrouver leur autonomie ». Le législateur libère toutefois certaines personnes de cette injonction pour autant qu’elles soient déjà en emploi et ne puissent pas augmenter leur activité, qu’elles présentent un certificat médical pour incapacité de travail, soient à moins de 24 mois de la rente-pont ou encore que leur comportement rende manifestement impossible la reprise d’un emploi[8].

Dans un premier temps, je montrerai quelles sont les problématisations à l’œuvre dans la formulation des politiques sociales envers ces trois cibles situées à des moments distincts d’un parcours de vie normalisé constitué des étapes formation-emploi-retraite (Kohli, 2007; Leisering et Behrens, 1993) et androcentré (Levy et al., 2006). Dans un deuxième temps, je m’attacherai à saisir comment le personnel de travail social problématise l’absence de revenu suffisant de ces publics afin de confronter les principes normatifs de la formulation et de l’application des politiques sociales. Finalement, je questionnerai les effets de l’âge et du genre dans la perception problématique ou normalisée des formes de dépendance.

Les « jeunes adultes en difficulté » : des adultes à éduquer

Les jeunes sans emploi ni formation sont la cible prioritaire des politiques européennes dites actives (Tabin et Perriard, 2014). Dans le canton suisse étudié, les jeunes adultes récipiendaires de l’assistance publique âgés de 18 à 25 ans constituent également le public principal des politiques mises en place. Cette catégorie est bornée par l’intervalle d’âge situé entre l’accès à la majorité civique et la fin de l’obligation légale d’entretien par les parents en cas de formation postobligatoire. L’âge de 25 ans est ainsi perçu comme l’âge normal pour accéder à l’autosuffisance financière par l’emploi. L’absence d’emploi de cette catégorie, que le politique nomme « jeunes adultes en difficulté », est expliquée par le législateur par le manque de formation, cette dernière étant considérée comme le facteur clé pour accéder durablement à l’emploi. Cette catégorie est de plus caractérisée par le cumul de difficultés professionnelles, scolaires, sociales et de santé, résultant d’un parcours souvent chaotique et parsemé de ruptures (Müller et al., 2009).

La solution au problème ainsi posé est de « donner aux jeunes une formation plutôt que de les assister dans une oisiveté subventionnée par la société[9] ». Cette logique est celle de l’investissement social puisque « se donner les moyens de soutenir les jeunes pour qu’ils entrent dans le monde du travail, c’est penser à l’avenir et l’assurer[10] » Pour répondre à cet objectif, le canton de Vaud a élaboré en 2006 un programme nommé FORJAD (Formation pour jeunes adultes en difficulté) qui propose « une orientation vers l’apprentissage plutôt qu’un revenu d’assistance[11] » en modifiant le système des bourses d’études, dispositif qui permet aux jeunes adultes en formation de sortir du revenu d’insertion. Ceci permet aux jeunes récipiendaires du RI âgés de 18 à 25 ans de suivre un apprentissage en ayant accès au même revenu que lorsqu’ils ou elles étaient au RI.

Si le financement de cette bourse demeure un transfert financier de l’État et que l’autosuffisance financière n’est pas (encore) atteinte, elle n’est toutefois plus problématique du point de vue des politiques sociales. Ce programme transforme la catégorie des jeunes dépendants de l’assistance publique en « jeunes apprentis boursiers », qui se calque dès lors sur la première étape du parcours de vie et n’apparaît plus comme une forme de dépendance problématique :

Les jeunes, avec toutes les expériences qu’on a, ils sont quand même contents de ne plus avoir besoin de venir au CSR[12], tous les mois justifier… qu’est-ce qu’ils ont fait chaque mois. Et puis, vis-à-vis de leur entourage, eh bien dire : « Je suis en apprentissage », c’est plus glorifiant que de dire : « Je suis au social. » (Simon, assistant social dans un service social public)

Concernant la mise en œuvre de cette politique, les 34 professionnel·le·s du travail social rencontré·e·s sont en accord avec la solution proposée par les politiques sociales envers cette catégorie. À cet âge, le fait de « retrouver son autonomie » passe essentiellement par l’acquisition d’une formation certifiée, seule à même de garantir une activité professionnelle sur la durée de l’âge dit « actif ». Par exemple, Marta, assistante sociale dans une mesure d’insertion sociale destinée aux familles, raconte que « si c’est un jeune de 18 ans qui arrive, qui dit : “Moi, je cherche du travail et tout”, on va lui dire : “Mais vous n’aimeriez pas plutôt faire une formation, quelque chose, avoir un papier pour votre avenir ?” ». Clara, assistante sociale dans un service social public, partage cette conception en précisant que « à un moment donné si vous avez une formation, peut-être que vous avez accès à un emploi… moins précaire. On a peut-être plus facilement accès à l’emploi déjà. Avec une formation ». Sophie, responsable d’une mesure d’insertion sociale pour les 18-25 ans, déclare que « sans aucune formation, qu’est-ce que c’est dommage quoi, c’est vraiment dommage… ».

Toutefois, la solution de la formation ne vient que dans un deuxième temps pour le personnel du travail social. En effet, les jeunes devront d’abord acquérir ou prouver qu’elles et ils possèdent d’autres attributs de l’âge adulte perçus comme nécessaires pour « entrer dans le jeu » (Bourdieu et al., 2012). Il ressort des entretiens qu’ils et elles doivent faire la preuve de leur capacité à élaborer un projet, à respecter des horaires, à accepter l’autorité, à gérer leurs émotions, en plus d’avoir une santé psychique et physique considérée comme non problématique, et d’être capable de payer leurs factures. Les « jeunes » doivent posséder un logement et obéir à l’injonction d’acquérir un habitus de travail ainsi qu’une relative indépendance à l’égard de la génération aînée. L’analyse des raisons de l’absence d’emploi donnant accès à un revenu suffisant révèle ainsi en creux la figure idéalisée de l’adulte indépendant. Les « jeunes adultes en difficulté » sont perçus principalement comme des « adultes à éduquer » ou en devenir (Van De Velde, 2008). Les citations suivantes mettent en lumière ces deux temps de l’intervention sociale :

Et puis moi, je suis en train, actuellement de l’aider à chercher un appartement. […] Pour moi, c’est ça le plus important. (Maude, job coach dans une mesure d’insertion sociale pour 18-25 ans)

Le projet de formation, c’est vraiment quelque chose qui est spécifique directement pour les gens qui viennent par le biais du Service de l’emploi. Avec les personnes qui nous sont envoyées par les services sociaux, souvent avant de mettre en place un projet professionnel, on doit déjà atteindre des objectifs qui sont plus terre à terre. Comme être présent, venir tous les jours, reprendre un rythme. (Gaston, maître socioprofessionnel dans une mesure d’insertion sociale pour 18-25 ans)

Dans certaines situations, la solution proposée par le cadre législatif semble impossible à mettre en œuvre, ainsi qu’en témoigne Lisa, conseillère en insertion dans un Centre social régional : « C’étaient des jeunes qui quand même, avaient passablement de soucis, soit de santé, soit de consommation […] qui étaient loin d’une formation. »

Si la formation s’impose comme solution aux « jeunes adultes en difficulté » indépendamment de leur genre, les modèles normatifs du gagne-pain pour les jeunes hommes et de la conciliation pour les mères seules entre 18 et 25 ans guident les projets de formation, comme en attestent les deux citations suivantes :

Et puis je me suis dit : « Eh bien oui, finalement, elle pourrait s’en sortir comme ça » ça aurait été un mec, qui a la charge d’une famille, avec deux enfants, j’aurais dit : « Réfléchis bien avant de faire cette école de photographie. » (Philippe, job coach dans une mesure d’insertion sociale pour les 18-25 ans)

Elle a une idée assez précise d’être assistante socio-éducative en –, dans le concept d’animatrice, mais on lui dit « Mais il est possible que là il y ait des horaires irréguliers, et que vous vous retrouviez dans la même position, à savoir, impossible de pouvoir gérer les deux. L’enfant, l’organisation d’un enfant, et… un apprentissage, quoi, avec des horaires » (Raoul, conseiller en insertion pour les personnes entre 18 et 25 ans dans un centre social régional)

Trois éléments principaux ressortent de l’analyse de cette catégorie. Premièrement, concernant les formes de dépendance, elle met en lumière que la dépendance financière étatique apparaît comme normale dès le moment où elle se calque sur l’étape « normale » de parcours de vie propre à cet âge, c’est-à-dire la formation. Deuxièmement, elle montre que si le personnel du travail social est en accord avec la solution proposée, elle ne peut être appliquée à « tous les jeunes », ce qui met en lumière la diversité des expériences vécues subsumées en une seule catégorie par cette politique. Troisièmement, elle révèle que si l’âge est très structurant à ce moment du parcours de vie et impose le temps de formation, le genre l’est moins et définit surtout le type d’emploi qui sera proposé, en adéquation avec le régime de genre helvétique, qui promeut le temps partiel des mères.

Les « familles pauvres » : le modèle de la conciliation

La catégorie que le politique nomme « familles pauvres » ayant un ou des enfants âgés de moins de 16 ans sont les deuxièmes cibles des nouvelles politiques sociales vaudoises. Dans son programme de lutte contre la pauvreté, le législateur lie le problème de la pauvreté des familles à l’organisation sociale fondée sur le modèle normatif de la conciliation et non à un problème personnel, comme c’est le cas pour l’absence de formation des « jeunes adultes en difficulté ». Il s’agit pour l’essentiel de l’impossibilité pour les « mères seules » ou pour les familles « de plus de trois enfants » de concilier les tâches éducatives et l’exercice d’un emploi. Ce qui domine dans ce cas, c’est l’idée que l’exercice d’une activité professionnelle « ne garantit pas à tous les ménages une protection suffisante contre la pauvreté[13] ». Selon le législateur, « ce sont les conditions de travail, les offres d’accueil de jour et le réseau social qui déterminent la possibilité de concilier travail et famille et de reprendre, voire d’augmenter, son taux d’activité professionnelle. Pour les mères seules, ces conditions sont encore plus déterminantes[14] ».

L’enjeu des politiques sociales et familiales est de favoriser leur autonomie et insertion dans le tissu social, de garantir leur indépendance financière par l’exercice d’une activité lucrative et de fournir un complément de revenu lorsqu’elles sont dans l’incapacité temporaire d’assurer par le travail un revenu suffisant[15].

Les politiques sociales, dans leur formulation, se calquent ainsi sur la rhétorique de l’investissement social qui préconise de « concilier maternité et emploi » (Esping-Andersen et Palier, 2008: 25). Selon Jane Jenson (2011), ces politiques de conciliation possèdent avant tout une visée nataliste et s’adressent principalement aux mères, qui participent à la reproduction de la société, et non à toutes les femmes adultes. La « famille monoparentale » est de plus une catégorie sexuée qui désigne principalement « les mères élevant seules leurs enfants », forme familiale qui ne garantit plus la division sexuée du travail du point de vue des politiques sociales puisque la figure du gagne-pain est absente du ménage. Pour ne pas participer à l’invisibilité de la position spécifique des mères, j’utiliserai dans cet article cette dénomination et non celle de « familles monoparentales », privilégiée dans les discours des politiques sociales.

Dans un premier temps, la solution proposée par le canton de Vaud consiste en une allocation financière supplémentaire pour les familles dont au moins un des parents occupe un emploi ayant des enfants de moins de 16 ans afin qu’elles sortent de l’assistance. Il s’agit dès lors d’un transfert financier qui produit trois effets. Premièrement, cette nouvelle politique familiale transforme une catégorie de dépendance étatique problématique, les familles à l’assistance, en une catégorie de dépendance étatique normalisée, les familles récipiendaires d’allocations familiales. Deuxièmement, en stipulant que « les familles sont dans l’incapacité temporaire d’assurer par le travail un revenu suffisant » (Grand Conseil, 2010: 11) cette politique s’adresse de fait aux mères élevant seules leurs enfants, à qui incombe « la responsabilité de la synchronisation et de la gestion quotidienne des rythmes temporels de l’ensemble des proches » (Bessin et Gaudart, 2009: 11), et non aux pères. Elle norme la durée de la conciliation : lorsque les enfants atteignent l’âge de 16 ans, soit l’âge de la fin de la scolarité obligatoire et de l’entrée dans la première phase du parcours de vie traditionnel, l’absence d’emploi des mères n’est plus normalisée par les tensions liées à l’articulation des tâches éducatives et professionnelles (Hays, 2003). Les mères sont dès lors incitées à rejoindre le parcours de vie fondé sur l’emploi qu’elles avaient quitté, du moins partiellement, le temps de la conciliation. Troisièmement, en proposant une allocation qui complète le revenu, cette politique rend visible le fait qu’il est considéré comme normal que les mères n’aient pas accès à un revenu de gagne-pain pendant le temps perçu comme celui de la conciliation. Durant cette étape, elles ne sont de fait pas perçues par les politiques sociales comme des figures de l’adulte indépendant. Sur le parcours de vie en trois phases, la période dévolue à l’emploi est entrecoupée de retraits (du moins partiels) pendant le temps perçu comme acceptable pour éduquer des enfants.

Dans un deuxième temps, un projet-pilote de coaching spécialement conçu pour les familles a été mis en place en 2010. Il est justifié par le constat qu’un nombre réduit de familles a eu recours aux allocations financières supplémentaires par rapport aux attentes du politique. Selon le canton de Vaud, l’objectif de ce programme de coaching « est d’offrir aux familles à l’assistance la possibilité de sortir durablement de l’aide sociale en développant des stratégies leur permettant au moins de couvrir le minimum vital grâce aux prestations familiales complémentaires ou au mieux d’être autonome financièrement[16] ». Les raisons qui expliquent le revenu insuffisant des familles reposent sur la norme d’internalité et non plus sur une lacune de l’organisation sociale puisque l’objectif est de travailler sur les dispositions des parents à entrer dans l’emploi. La mission du coach consiste dès lors à évaluer la situation et à saisir les causes du problème, afin de proposer une solution pour augmenter le revenu de la famille. Cette deuxième solution, au contraire de la politique d’allocation familiale, nécessite l’intervention du travail social.

Les entretiens réalisés auprès des 22 professionnel·le·s qui mettent en œuvre ce projet pilote en direction des familles montrent que la parentalité modifie la catégorie et fait disparaître l’impératif de formation. En pratique, l’activation des familles ou l’octroi d’une rente a pour objectif d’augmenter leur revenu financier, sans pour autant exiger l’autosuffisance financière. Globalement, le personnel de travail social considère qu’il est normal que les mères ne puissent pas atteindre cet objectif d’autosuffisance financière pendant le temps dévolu à la conciliation.

En effet, dans les discours du personnel de travail social concernant les mères élevant seules leurs enfants, les tensions liées à la conciliation s’avèrent également être le critère principal qui explique leur absence de revenu suffisant. Ce « problème » peut revêtir des responsabilités causales différentes (Gusfield, 1981). La conciliation peut être perçue comme un facteur externe, fondé sur des impératifs liés à l’organisation sociale :

Ce sont des personnes qui sont tributaires du RI et qui ne parviennent pas à s’autonomiser financièrement. Madame ne pense pas pouvoir travailler à un taux plus élevé et assumer en même temps ses tâches familiales qui sont assez importantes. (Casimir, placeur dans une mesure d’insertion sociale)

Mon objectif à moi, ce que je lui avais toujours suggéré, c’était de lui dire : « Mais… dans un premier temps, peut-être, 100 % c’est trop, par rapport à votre situation ». (Madeleine, assistante sociale dans un service social public)

Les représentations des employeurs concernant les mères d’enfants en bas âge peuvent également constituer un obstacle à l’emploi, ainsi qu’en témoigne Séverine, coordinatrice d’une mesure d’insertion sociale pour les 18-25 ans :

Et puis on a commencé à faire les recherches, et puis je commençais à dire à la conseillère en insertion « ça va être difficile pour cette jeune de trouver une place de travail sur le premier marché » parce que les employeurs voient marqué deux enfants et c’est foutu. Ils ne veulent pas que les mères aient deux enfants, ou alors il faut qu’ils soient grands, majeurs, vaccinés, et puis qu’ils soient loin de la maison.

Les obstacles liés aux solutions de garde sont parfois expliqués par des facteurs internes, comme la difficulté pour les mères de se séparer de leurs enfants :

Mais avec le deuxième enfant, eh bien elle était encore un peu plus dans… plus à se voir à rester à la maison et à s’occuper de ses enfants. Ce qui est aussi très bien. Mais c’est vrai qu’après, eh bien au niveau du futur, on est dans quelque chose où il va falloir penser sa vie différemment, au niveau de l’insertion professionnelle. Parce qu’elle n’aura pas été formée, elle aura fait mère au foyer pendant un certain nombre d’années, du coup elle va se retrouver dans une situation où il n’y aura pas – elle n’aura pas beaucoup de choix. Au niveau professionnel. (Daniela, assistante sociale dans un service social public)

De plus, les propos des professionnel·le·s montrent que les normes de l’emploi des mères varient en fonction de l’âge des enfants, qui délimite le temps de la conciliation. Cette durée peut aller en deçà de la borne légale instituée à 16 ans :

C’est un problème qu’on a souvent, […] chez les femmes, c’est de dire […] : « Non, mais moi je veux être là pour mes enfants ! » Ce qui est tout à fait louable, mais […] des fois […] il y a presque un travail à faire pour dire : « Il faut peut-être lâcher un peu les enfants, ils ont maintenant 14-15 ans, ce n’est plus comme s’ils étaient tout petits. » (Nadia, job coach dans une mesure d’insertion sociale destinée aux familles)

Si l’indépendance financière n’est pas perçue comme réalisable tout de suite, un des critères qui définit l’autonomie des mères réside dans leur capacité à se projeter dans le futur, lorsque leurs enfants seront grands et que leur incapacité à être en situation d’autosuffisance financière ne sera plus expliquée par la situation de conciliation.

Quand vos enfants ils seront grands, vous allez faire quoi ? Parce que, oui, ils sont petits maintenant, mais après ils seront grands. Et puis, vous, pour vous, vous avez envie de quoi, pour être bien dans votre vie ? Alors là, vous avez envie d’être avec vos enfants. Ok. Mais après ? Parce qu’il y a des choses qu’il faut faire en – qu’il faut essayer de construire en parallèle, en même temps. (Daniela, assistante sociale dans un service social public)

Les entretiens réalisés mettent en lumière une catégorie oubliée de la formulation de cette politique. En effet, la problématisation dominante de la conciliation rend invisible des familles constituées de deux parents dans lesquelles le père en âge d’être en emploi n’a pas accès au salaire de gagne-pain. Sur 69 récits récoltés, 37 concernent des mères élevant seules leurs enfants, 28 des couples et 4 des pères en situation de garde partielle. Dans les problématisations concernant les couples, ce n’est pas la conciliation qui pose problème mais l’impossibilité pour les pères d’accéder à un salaire permettant l’autosuffisance financière, que ce soit pour des raisons de santé ou d’absence de formation. Ainsi, Casimir, placeur dans une mesure d’insertion sociale, raconte que le père d’une famille « a commencé à avoir des sérieux problèmes de santé qui ont amené ce monsieur à faire des demandes à l’assurance invalidité qui n’ont pas abouti à des rentes ». Le modèle traditionnel du parcours de vie fondé sur la triade formation-emploi-retraite ne se calque pas sur le vécu de tous les hommes, comme le souligne Victor, assistant social dans un service social public :

Sans formation, voilà… oui, je pense qu’il a travaillé maximum même pas une année, depuis qu’il est en Suisse. Moi, ce que je remarque, il y a un réel problème chez… la population étrangère, c’est que… enfin certains, en tout cas, ils n’ont pas de formation. Ils arrivent… ils travaillent, ils trouvent n’importe quel travail, ils travaillent et après un licenciement, eh bien ils ont de la peine à trouver du travail.

Cette citation montre que cette catégorie de pères se situe à l’intersection des systèmes de genre, de classe et d’ethnicité.

L’analyse de la formulation et de l’implémentation de ces deux politiques en direction des familles met en lumière que la dépendance à l’assistance sociale des mères élevant seules leurs enfants n’apparaît pas comme problématique si elles consentent à reprendre une activité professionnelle au moment où la période dévolue à l’éducation de leurs enfants prend fin. Par conséquent, le genre structure nettement les normes de l’emploi des mères pendant le temps de la conciliation. De plus, il participe à l’effacement des pères qui n’ont pas accès à la figure de l’adulte indépendant. Ces hommes situés en bas de l’échelle sociale sont par conséquent une catégorie silenciée des politiques familiales.

Les travailleuses et travailleurs âgés : le deuil de l’emploi

Les « travailleurs âgés » sont la troisième catégorie visée par ces politiques. Dans les débats parlementaires, les « chômeurs âgés de 60 ans au moment de perdre leur emploi » sont pour l’essentiel considérés comme des victimes du marché du travail qui possèdent des « chances de réinsertion sur le marché du travail […] très faibles » et pour lesquels le revenu d’insertion « représente donc principalement une solution d’attente » (Grand Conseil, 2010: 5). À nouveau, la catégorie ainsi définie par le politique se fonde sur la figure idéalisée de l’adulte indépendant, c’est-à-dire sur la représentation d’un parcours en emploi ininterrompu jusqu’à sa perte quelques années seulement avant l’âge légal de la retraite. Ce parcours traditionnel concerne en Suisse seulement un quart des trajectoires des femmes et trois quarts de celles des hommes (Levy et al., 2006).

Le problème ainsi posé, le canton de Vaud propose une sortie précoce de l’emploi sous forme d’une rente-pont aux personnes à deux ans de l’âge de la retraite, soit 62 ans pour les femmes et 63 ans pour les hommes. Malgré cette perception négative concernant leurs chances de réinsertion professionnelle, les travailleurs et travailleuses âgées en fin de droit chômage qui sont récipiendaires du revenu d’insertion ont également l’injonction de « tout mettre en œuvre pour retrouver leur autonomie », jusqu’à deux ans avant l’âge de la rente-pont, âge à partir duquel ils et elles peuvent être libéré·e·s de cette obligation selon les normes de l’assistance vaudoise. La solution proposée montre à nouveau que ce qui est perçu comme problématique n’est pas la retraite, qui est également une dépendance étatique, mais la dépendance spécifique de l’assistance publique.

Les 21 travailleuses et travailleurs sociaux rencontrés ont présenté 31 situations concernant des hommes, 27 des femmes et 5 des couples. Globalement, l’âge est perçu comme un critère ostensible indépassable à la reprise d’un emploi, qui suffit à lui seul à expliquer la catégorisation problématique (Demazière, 2002). La rente-pont se présente dès lors comme l’unique solution, tant dans la formulation que dans l’application des politiques. Victor, assistant social dans un centre social public, illustre cette vision de l’emploi pour cette catégorie d’âge en déclarant qu’ils « n’ont aucune chance de trouver un travail, alors c’est vrai parce qu’ils sont trop vieux pour les patrons alors du coup la seule alternative c’est la rente-pont ». Cette lecture est partagée par Lilly, assistante sociale dans un service social public, qui confie que « à un moment donné… enfin, à un âge où… ça devient difficile voire… impossible de trouver… quelque chose, je ne sais pas. Vraiment très très difficile ».

Les professionnel·le·s voient ainsi l’intervention pour cette catégorie d’âge principalement comme un accompagnement vers la sortie de la vie active avant l’âge légal de la retraite. Il s’agit, selon les termes de Lorraine, conseillère dans une mesure d’insertion sociale, de faire « le deuil d’une activité professionnelle ». Les propos d’Ophélie résument également ce constat :

On est en train de travailler sur le deuil toujours, c’est toujours ça après, sur le deuil de… faire comprendre aux gens que… le système il est comme ça. Et que ce n’est pas eux le problème, mais que voilà, y a le système qui est comme ça, quand on a plus de 50 ans, qu’on perd un emploi, voilà il n’offre plus de place pour ces gens, c’est triste, mais c’est comme ça.

Le deuil de l’emploi passe notamment par le fait de s’adonner à d’autres activités porteuses de sens ou d’utilité sociale. L’injonction à l’autonomie pour ces personnes n’est plus comprise comme l’exercice d’une activité lucrative, mais comme la capacité à se projeter dans des activités non rémunérées, qu’elles soient artistiques, de loisirs ou encore bénévoles. Les deux citations qui suivent illustrent cette vision de l’activité à cet âge de la vie :

Un monsieur qui a 57 ans me disait : « Mais, est-ce que j’ose téléphoner à la Croix-Rouge pour me proposer comme bénévole, il me dit je sais très bien qu’à mon âge ce serait extrêmement difficile de retrouver quelque chose, alors est-ce que vous êtes d’accord que je me propose comme bénévole ? » Eh bien oui, je suis d’accord vu que je me dis si au moins ça peut lui occuper certaines journées et puis qu’il se sente utile, qu’il puisse aider d’autres personnes, je me dis que c’est bien. (Marie-Laure, assistante sociale dans un service social public)

Alors, ce monsieur-là, il tient encore le coup, parce qu’il a réussi, avec le temps, à se distancer, et puis à se dire : « Ok, je ne suis pas qu’un… employé, enfin, je ne suis pas qu’une personne apte à travailler, voilà, j’ai des hobbys. » (Aimée, assistante sociale dans un service social public)

Concernant l’articulation spécifique de l’âge et du genre pour cette catégorie, trois constats peuvent être faits. Premièrement, le caractère androcentré du parcours en trois phases est mis en lumière par les professionnel·le·s à propos des femmes qui auraient eu des parcours subversifs en « donnant tout » à leur carrière : « Puis c’est quelqu’un qui n’a pas d’enfants mais elle a fait toute sa carrière dans cette banque, c’est quelqu’un qui se donnait à fond au travail… enfin, on sentait que sa priorité c’était vraiment sa carrière, quoi. » (Simon, assistant social dans un CSR, à propos de la situation de Léonice)

Deuxièmement, elle révèle que les mères ont un âge autant dans la formulation que dans l’application des politiques. Elles ne sont en effet plus perçues comme des mères à cet âge et leur inactivité professionnelle n’est plus justifiée par le modèle de la conciliation, comme le relève Cassandre, assistante sociale dans un service social public : « Elle n’avait pas de certificat médical, donc rien qui justifiait qu’elle ne pouvait pas chercher un emploi, qu’elle ne faisait rien de ses journées à part rester à la maison, entretenir la maison, voilà. »

Troisièmement, quelques situations concernant cette catégorie sont problématisées en termes d’interdépendance. Il s’agit de situations concernant des femmes de plus de 50 ans qui arrivent à l’assistance sociale à la suite d’une séparation. Les propos de Clara, assistante sociale dans un Centre social régional, au sujet de Rolande, illustrent cette problématisation :

Elle a travaillé avant d’avoir des enfants essentiellement en papeterie. Et puis après elle a arrêté de travailler pour élever ses filles et elle a été à l’assistance. Donc, moi je n’ai pas l’historique avant 2006 parce que son mari était salarié ou je ne sais pas s’il y a eu une période de séparation avant que le divorce ne soit prononcé […]. Donc j’imagine que c’était en complément de la pension alimentaire, l’aide sociale, je ne pense pas qu’elle ait bénéficié de l’aide sociale avec son mari.

Toutes ces situations à l’intersection du genre et de l’âge concernent des femmes, ce qui montre d’une part que ce sont elles qui sont assignées au care et qui portent le coût de la « conciliation », et d’autre part, que seules les femmes sont pensées en interdépendance avec les autres membres de leur famille en ce qui concerne l’emploi, alors que les hommes sont d’abord considérés comme des adultes indépendants.

L’analyse concernant cette catégorie montre que l’âge est le critère principal expliquant la situation problématique, faisant passer au second plan les inégalités de genre et de classe. De plus, la catégorie des travailleuses et travailleurs âgés rend visible la relation de dépendance à l’emploi puisqu’il est perçu comme quelque chose que l’on peut perdre, qui fait perdre du même coup les avantages liés au statut de l’adulte indépendant.

Conclusion

Cet article s’attache à montrer que toutes les formes de dépendance financière à l’État ne sont pas considérées comme problématiques. Ainsi, le recours des « jeunes adultes » à un financement par le biais d’une bourse d’études est perçu comme normal et même encouragé. Quant aux « familles pauvres », elles peuvent solliciter une allocation financière supplémentaire pour compléter leur revenu sans que cela pose problème. De leur côté, les « seniors » sans emploi proches de l’âge de la retraite peuvent bénéficier d’une rente précoce considérée comme méritée. Il ressort de ce constat que les dépendances financières étatiques sont perçues comme normales et légitimes si elles se calquent sur les normes de parcours de vie. Il existe ainsi une distinction entre les formes de dépendance problématisées et normalisées.

En termes d’imbrication de l’âge et du genre, l’analyse a montré que ces deux dimensions s’articulaient différemment auprès des trois catégories de parcours de vie étudiées. En effet, si pour les jeunes adultes en difficulté l’âge s’est révélé plus structurant que le genre, ce dernier influence pourtant le secteur d’activité professionnelle proposé. Concernant la catégorie des familles, le genre a des effets qui résultent d’une part dans la normalisation de la dépendance financière des mères élevant seules leurs enfants, puisqu’il est perçu comme normal que ces dernières soient dans l’impossibilité de reproduire la division sexuée du travail. D’autre part, dans les discours législatifs, la pauvreté normalisée de cette catégorie genrée participe à masquer celle des couples à l’aide sociale. En effet, les pères au bas de l’échelle sociale n’accédant pas au salaire de gagne-pain demeurent une catégorie impensée par la formulation des politiques sociales. Quant aux travailleuses et travailleurs âgés, si les normes d’âge rendent impossible la reprise d’une activité professionnelle autant dans la formulation que dans la mise en œuvre des politiques sociales, l’intersection spécifique du genre et de l’âge construit uniquement les femmes en interdépendance.

Par ailleurs, les articulations spécifiques de l’âge et du genre dans le champ des politiques de l’emploi en Suisse montrent que les catégories ne sont pas construites sur la binarité hommes-femmes, mais sur une conception qui distingue les mères des autres figures de l’adultéité : si les normes concernant les comportements d’activités professionnelles des hommes et des femmes convergent hors de la parentalité, celles des mères d’enfants jusqu’à 16 ans sont soumises aux injonctions de la conciliation. Ainsi, pour les mères, si la conception du parcours de vie repose encore sur la triade formation-emploi-retraite, la deuxième étape est entrecoupée de périodes de retrait, du moins partiel. Lorsque les enfants ont grandi, les mères à l’assistance sont enjointes de retrouver un emploi. Cette relative convergence des comportements en emploi en fin de carrière ne dit pourtant rien sur la forme et les conditions de l’emploi. Au contraire : en considérant qu’à partir d’un certain âge les femmes à qui incombait la conciliation sont des « adultes comme les autres », les politiques sociales ne tiennent pas compte du coût de la conciliation sur le parcours en emploi des mères.

Qu’en est-il des normes d’indépendance et d’autonomie pour ces trois catégories ? Les résultats montrent que tant les textes législatifs que les discours issus de la pratique n’opèrent pas de distinction claire entre les notions d’indépendance et d’autonomie. L’indépendance est perçue avant tout comme l’autosuffisance financière par les politiques sociales. Quant à l’autonomie, elle résiderait davantage en la capacité de se considérer en tant qu’adulte indépendant, c’est-à-dire en tant que personne qui n’a pas besoin des autres. Ainsi, pour les jeunes récipiendaires de l’assistance publique, « tout mettre en œuvre pour retrouver son autonomie » requiert de se doter des attributs de la figure de l’adulte indépendant afin d’accéder à l’autosuffisance financière par l’emploi. Cette injonction à l’autonomie se décline différemment pour les mères. Soumises à l’impératif de conciliation qui leur incombe de manière normalisée, il n’est pas attendu de ces dernières qu’elles atteignent l’autosuffisance financière. Toutefois, le temps de la conciliation institutionnalisé par les politiques sociales a une fin, qui est celui de l’entrée des enfants dans la première phase du parcours de vie traditionnel, c’est-à-dire la formation. Passée cette étape, les mères rejoignent la catégorie des personnes disponibles pour l’emploi. Il leur est du coup demandé d’avoir la capacité de se projeter dans un emploi futur pour anticiper le moment où leurs enfants seront devenus des adultes indépendants. Pour les travailleuses et travailleurs âgé·e·s sans emploi, « retrouver l’autonomie » ne se lit plus en termes financiers, mais dans la capacité à faire le deuil de l’activité professionnelle et à trouver une utilité sociale hors de la relation salariale.