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Dans ce texte, je propose d’explorer les effets, en termes de rapports sociaux de sexe[1], sur les conjoints et sur le couple, de la transition particulière que constitue la participation politique ou syndicale des femmes. Je vise à montrer que cette participation est en étroite interaction avec des partages de territoires personnels, conjugaux et familiaux, une répartition du travail domestique ainsi que des ajustements et des redéfinitions du masculin et du féminin au sein du couple.

Cette démarche ne va pas de soi du point de vue de la sociologie de la famille Les activités sociales des femmes, notamment professionnelles, s’expliquent par le type d’organisation familiale (patrimonial, conjugal, associatif) dans lequel elles sont insérées (Menahem, 1984). Leur assignation à l’espace familial s’exerce à chaque étape de leur vie : scolarité, accès à l’emploi après le mariage, périodes de discontinuité et de rupture, les critères du « bon emploi » illustrant avant tout leur soumission aux exigences du travail domestique (Daune-Richard, 1984; Battagliola, 1984). Les fondements de la répartition inégalitaire du travail domestique entre hommes et femmes sont alors situés dans les modèles culturels intériorisés par les conjoints et transmis par la famille. Soit ils relèvent d’ajustements consensuels relativement stables en fonction des ressources des unes et des autres (Zarca, 1990), soit ils s’inscrivent dans des jeux de négociations et d’échanges au sein du couple qui n’excluent pas les contradictions, les rapports de force et les conflits (De Singly, 1987). Mais dans les deux cas, on élude la question de l’oppression des femmes (Devreux, 2000). On sait pourtant que l’articulation entre vie professionnelle et vie familiale se pose en termes plus favorables pour les hommes. Si le mariage désavantage les femmes par rapport à la surcharge de travail domestique, au marché de l’emploi, au rendement de leurs diplômes et à leur carrière professionnelle, il constitue un facteur important de réussite professionnelle pour les hommes (Singly, 1987). Sur le plan identitaire, les inégalités domestiques sont le fait de dispositions sexuées intériorisées. Entre l’injonction sociale qui pousse les femmes aux gestes ménagers et la pression sociale en faveur de l’égalité, celles-ci sont souvent piégées (Kaufmann, 1992). Les logiques domestiques fondées sur l’indicible, l’invisible, le facultatif, qui nient l’existence d’un travail en tant que tel, participent à l’établissement et à la reproduction d’une domination sexuée dans le cadre domestique et professionnel (Dussuet, 1999). Quant aux hommes, qui ont « l’habitude » d’être peu impliqués dans la sphère domestique, leurs rapports aux gestes ménagers sont doublement marqués de légèreté : légèreté de l’irresponsabilité ménagère et celle de la pensée (Kaufmann, 1993).

Ces travaux éclairent avec pertinence le poids de la famille sur les autres sphères sociales, en particulier professionnelle, les conséquences de son évolution, du fonctionnement et des changements conjugaux, les constructions identitaires des femmes et des hommes. Mais ils s’inscrivent dans une approche de la famille construite essentiellement comme espace privé, lequel détermine en dernier ressort les activités professionnelles et sociales des femmes. De plus, ils renvoient souvent l’image de femmes impuissantes à dépasser leur assignation domestique. Ils rendent, de ce fait, difficilement compte de la situation de celles qui, face à des injonctions contradictoires, investissent des bastions masculins : professions libérales, encadrement supérieur (Le Feuvre, 2003 : 8) ou qui prennent des responsabilités politiques et syndicales, y compris en présence d’enfants en bas âge (Le Quentrec, Rieu, 2003). Ils ignorent de plus que lorsque les femmes travaillent, s’engagent syndicalement ou participent à des actions collectives, elles entraînent diverses remises en cause des assignations de sexe non seulement dans la sphère professionnelle, mais également dans la sphère familiale (Borzeix, Maruani, 1994; Tarab, 1990). Ces dynamiques contradictoires montrent que la division sexuelle du travail, bien que structurante socialement, n’est pas figée pour les femmes et pour les hommes (Le Quentrec, 2008). Il reste à comprendre la complexité de telles situations et à mesurer leur degré de subversion concernant les rapports sociaux de sexe.

Interroger les effets, en termes de rapports sociaux de sexe, de la participation politique et syndicale des femmes sur le couple n’est pas plus évident du point de vue de la science politique. Cette discipline conçoit en effet largement la politique et le syndicalisme comme des champs asexués et indépendants des rapports de domination de genre qui traversent la société. On a peu d’informations sur la façon dont les femmes assument des responsabilités publiques, encore moins sur les interactions de la vie publique avec la vie dite privée. Seuls les travaux[2] du groupe de travail « genre et politique » créé au sein de l’Association française de science politique s’interrogent sur ce que le genre fait à la politique ainsi que sur les liens entre la politique et les femmes, les représentations de la féminité, et moins systématiquement, les rapports sociaux de sexe. Or les récentes élections présidentielles en France ont montré à travers les figures de Nicolas Sarkozy et de Ségolène Royal que les frontières entre les sphères publique et privée sont poreuses (Achin, Dorlin, 2007). La politique est aussi un jeu de mise en forme de la vie privée, notamment de la conjugalité et de la sexualité. Comme le souligne Éric Fassin (2007), à travers ce jeu, l’assignation des femmes à leur rôle traditionnel peut se reconduire, mais de nouvelles normes de rapports entre les sexes peuvent être ébauchées. Les représentations normatives du public et du privé sont également mises en cause.

Si je partage ces analyses, il me paraît important, pour approfondir la compréhension de la domination masculine, de ne pas limiter l’étude de ces interactions au seul registre de la sphère publique. C’est pourquoi je m’intéresse à ce que la politique et le syndicalisme, ici entendus au sens de participation politique et syndicale, font aux rapports sociaux de sexe, cette fois dans la sphère privée. Dans mes recherches, j’ai pu observer que les pratiques syndicales des femmes, comme des hommes d’ailleurs (Le Quentrec, 1998), sont en partie tributaires de rapports de force qui s’exercent dans le couple. L’engagement syndical des maris prévaut souvent sur celui des femmes, et dans ce cas, il détermine non seulement le maintien ou non de ces dernières dans l’activité professionnelle (ou leur passage d’un temps plein à un temps partiel), mais aussi la continuité ou non de leur engagement syndical et leur spécialisation dans les tâches domestiques. À l’inverse, l’engagement syndical des femmes a la particularité, en plus d’être parfois entouré d’une certaine suspicion, de ne pas se substituer à leurs autres activités sociales. Il se cumule alors avec leur travail professionnel, les charges ménagères et l’éducation des enfants.

Afin de dépasser les clivages et hiérarchisations disciplinaires, je me réfère aux approches qui visent à reconstituer la complexité de l’activité professionnelle des femmes en interaction avec les étapes et les évènements de la trajectoire biographique des individus et du couple. Agnès Pitrou montre ainsi que la continuité de l’activité professionnelle des employées relève à la fois de la scolarité, de l’influence familiale, de l’importance accordée par le conjoint au salaire de la femme, des qualités de l’emploi qu’elle occupe et des perspectives de carrière possibles. Les trajectoires professionnelles des femmes sont aussi tributaires du contexte socioéconomique dans lequel elles prennent place (Pitrou, Battagliola, Buisson, Rousier, Ruffier et Toussaint, 1984). Je pense de même que la trajectoire politique ou syndicale peut être infléchie par des oppositions entre participation politique ou syndicale et vie familiale. Réciproquement, la vie familiale peut être marquée par des évènements de la vie politique ou syndicale. Nous sommes face à une multiplicité des facteurs en étroite interrelation qui intègre le jeu dialectique des contraintes et des marges d’autonomie entre les deux sphères. Les notions de stratégie (Commaille, 1993), très présentes, de trajectoire ou encore d’itinéraire traduisent de façon dynamique le fait que les femmes composent entre les conditions objectives de la participation politique ou syndicale et de la situation familiale et les perceptions qu’elles en ont. Pour Agnès Pitrou (1987 : 109), la notion de stratégie, ne doit pas nous engager à rechercher une « logique » sous-jacente aux conduites ou une « cohérence » trop grande. « Les stratégies familiales sont une succession de mini- démarches dont le fil conducteur peut suivre le tracé d’une ligne brisée, mais qui s’accumulent et s’imbriquent ». Une telle approche, qui intègre le temps diachronique et synchronique, permet d’éclairer les équilibres, les tensions et les oppositions entre vie publique et vie privée et de montrer comment l’histoire politique ou syndicale des individus est aussi une histoire de couple.

Dans une première partie de ce texte, je précise le concept de rapports sociaux de sexe appliqué à la participation politique et syndicale des femmes dans ses interactions avec le couple. Après quoi, à partir des dimensions conjugales, domestiques et identitaires, je présente deux modèles idéaltypiques de couples dans lesquels la conjointe assume un mandat politique ou syndical : la fission[3] conjugale, le plus fréquent avec des variations, et le ménage à trois, plus atypique.

Le corpus de données que j’utilise est essentiellement d’ordre qualitatif. Il s’appuie sur des entretiens approfondis auprès de femmes élues (conseillères municipales, mairesses, conseillères régionales, conseillères générales) ou responsables syndicales (assumant a minima un mandat de secrétaire de section syndicale)[4] autour des pratiques et des perceptions du mandat et de ses interactions avec la vie familiale. Dans le souci de prendre en compte les individualités, mais aussi l’espace commun du vivre ensemble (Singly, 1996), des entretiens séparés ont été conduits auprès de leur conjoint respectif. Dans une troisième et dernière étape, des entretiens ont été réalisés avec les couples. Au moment de l’enquête, toutes les personnes interrogées vivaient à notre connaissance en couple[5] (mariées ou non) cohabitant. Elles s’inscrivaient dans la période du confort conjugal (Kaufmann, 1993). Les élues étaient en moyenne plus âgées (51ans) que les syndicalistes (37 ans) et elles appartenaient aux catégories socioprofessionnelles traditionnellement dominantes dans le personnel politique : professions libérales, enseignantes, cadres de la fonction publique. Les syndicalistes étaient issues des catégories « Professions intermédiaires de la santé et de l’action sociale », « Employés » et « Ouvriers ».

1- Penser l’interaction entre la participation politique et syndicale des femmes et le couple

La participation politique et syndicale des femmes n’est pas neutre au plan des rapports sociaux de sexe. En référence aux recherches féministes, la notion de rapports sociaux de sexe met l’accent sur des relations antagoniques entre groupes de sexe, sur des différences construites socialement à partir d’une base matérielle et idéologique et sur une hiérarchie qui témoigne d’un rapport de domination. Il faut ajouter que ces rapports structurent l’ensemble de la société et qu’ils ont un caractère dialectique et dynamique (Kergoat, 2000). Par ailleurs, la politique, en tant que lieu du pouvoir suprême, et le syndicalisme, en tant que contre-pouvoir dans la société et acteur indirect de la vie politique (Le Quentrec, Rieu, Lapeyre, 2002), sont monopolisés par les hommes. En France, mais pas seulement, les femmes sont sous-représentées dans les postes de responsabilité politique et syndicale. En politique, elles continuent d’être mises à l’écart (Le Quentrec, Rieu, 2003; Contrepois, 2006). La loi sur la parité a indéniablement permis une féminisation de certains exécutifs. L’absence des femmes est désormais visible et synonyme de discrimination (Lépinard, 2007). Mais elle a accentué le clivage entre institutions dominantes, prestigieuses et masculines, et institutions dominées, peu valorisées et féminisées (Achin, Dorlin, 2007). Les syndicats, quant à eux, peuvent être considérés comme des organisations mixtes à dominante masculine, que ce soit dans leurs fonctions de délibération, de représentation ou de négociation. Ils sont ambivalents entre le fait accompli de la féminisation du salariat, l’affichage de principes d’égalité et une mise en oeuvre qui ne suit pas (Le Quentrec, Rieu, 2002). Parler de responsables politiques ou syndicales, c’est donc, par rapport aux hommes, parler d’un nombre réduit de femmes, certes présentes tout au long de l’histoire de ces instances et qui ont contribué activement à leur évolution, mais sans cesse en situation extraordinaire et minoritaire.

Mais la sous-représentation politique et syndicale des femmes, comme d’autres formes d’inégalités, n’est que la partie visible d’un antagonisme qui répartit les rôles et les activités selon les sexes entre sphère publique et sphère privée. Dans cette division sexuelle du travail, fondement de la distribution sexuée du pouvoir politique et syndical et de la domination masculine, les hommes se réservent d’emblée l’espace public et productif, quand les femmes sont assignées à l’espace privé domestique, reproductif et conjugal. C’est parce qu’ils assignent les femmes à l’espace privé qu’ils peuvent évoluer dans l’espace public (Delphy, 1998). Dans l’espace privé, ils extorquent aux femmes un travail domestique gratuit et socialement invisible. Ce travail est constitué de tâches ménagères, d’activités de soins et requiert une disponibilité permanente (Chabaud-Richter, Fougeyrollas-Schwebel et Sonthonnax, 1985).

Par ailleurs, bien que souvent présentée de façon désincarnée, la responsabilité politique et syndicale est tributaire de ses conditions matérielles d’exercice et de la possession de ressources : familiales, territoriales, professionnelles, associatives, dont les hommes sont généralement mieux dotés. Au sujet de ces ressources, il faut souligner celle, capitale, du temps en politique et, dans une moindre mesure, dans le syndicalisme, car certains mandats sont exercés pendant le temps de travail. Or compte tenu de la division sexuelle du travail, les femmes ont la particularité d’avoir moins de temps que les hommes, ce que les enquêtes Emploi du temps de l’INSEE démontrent périodiquement (Brousse, 1999; Couppié et Épiphane, 2007). À cela s’ajoute le phénomène d’engrenage de la prise de responsabilité qui en entraîne une ou plusieurs autres[6]. Le temps politique et syndical a aussi tendance à envahir tous les autres temps sociaux : temps professionnel, temps familial au sens large du terme, temps de loisir, temps à soi. Ce caractère extensif concerne le temps quotidien, avec de fortes amplitudes horaires journalières, de même que le temps biographique.

La participation politique et syndicale suppose de s’impliquer au service d’une cause. Compte tenu de cela, la question de l’identité politique et syndicale est incontournable. Par analogie avec les analyses du travail d’Everett Hughes (1967), on peut définir la participation politique et syndicale comme un « drame social » au sens où cette expérience met en jeu la personnalité individuelle et l’identité sociale du sujet, elle cristallise ses espoirs et son image de soi, elle engage sa définition et sa reconnaissance sociales (Dubar, 1991 : 118). L’identité politique et syndicale se constitue centralement (mais pas exclusivement) autour de l’extérieur, du réel et du faire (Chebel, 1998 : 148). Dans le processus de construction de l’identité politique, la famille est bien sûr un creuset qui fournit les premiers repères ou une absence de repères (Muxel, 2001 : 34). Mais par la suite, la classe politique et syndicale, ses acteurs et différents groupes sociaux, nouveaux « autrui généralisés »[7] (Berger, Luckmann, 1986), seront décisifs pour donner forme et sens au parcours politique et syndical des individus. L’engagement au sens d’adhésion à un parti ou à un syndicat et de participation politique et syndicale présuppose et requiert une exposition de soi entendue comme prise de position (Ion, Peroni, 1997 : 250) dont le caractère public est fortement marqué (Ion, Peroni, 1997 : 73). Il nécessite de se déplacer de l’espace privé vers l’espace public et d’y évoluer. Dans la mesure où il contient aussi l’idée d’« agir sur », des dimensions comme la décision, la responsabilité et l’affirmation de soi y jouent un rôle primordial. En mettant en jeu un jugement d’identité, des sentiments intimes, des émotions, « l’engagement provoque une épreuve alternative de soi, du personnel et du politique » (Cefaï, 2007 : 504). Il faut souligner que ces cadres d’identification que constituent les univers politiques et syndicaux sont encore largement masculins. Les responsables politiques ou syndicales montrent des degrés diversifiés de conscience de cette réalité. Elles ne se réduisent pas pour autant à une identité d’exclue, l’exclusion relevant de ce que Claude Dubar appelle les identités virtuelles attribuées par les institutions politiques ou syndicales. L’identité réelle qu’elles revendiquent apparaît plus polysémique et contradictoire.

Pour comprendre toutes les facettes de cette polysémie concernant les femmes, il faut prendre en compte la sphère privée et les processus identitaires qui s’y développent. Nous avons vu que les frontières délimitant les espaces du public et du privé sont inévitablement mises en cause par l’activité politique et syndicale. Cela ne pose relativement pas de problèmes lorsqu’il s’agit des hommes, traditionnellement associés aux responsabilités publiques. François de Singly et Karine Chaland (2002) montrent combien les femmes de préfets et de sous-préfets contribuent directement et activement à la carrière de leur mari en remplissant le second rôle dans l’équipe conjugale. Ils précisent qu’il n’en va pas de même lorsque ce sont les femmes qui se déplacent dans l’espace public : « Les maris sont moins prêts à vivre ce statut “d’homme de ”, à jouer un spectacle où l’épouse aurait le premier rôle ». Si l’on se réfère aux représentations courantes et idylliques du couple, lieu d’amour, d’épanouissement, de soutien et de protection réciproques , on a du mal à comprendre cette dissymétrie. En se démarquant d’une approche statique et anhistorique du couple, les travaux sociologiques nous apportent une vision moins enchantée[8], plus complexe et paradoxale. Ils montrent que le couple n’est pas une donnée universelle et éternelle (Chaumier, 1999 : 27). Depuis quelques décennies, les changements dans la famille, la conjugalité, l’amour, la sexualité se sont accélérés. On note un mouvement de désinstitutionnalisation et une place plus grande accordée aux domaines et aux intérêts individuels des conjoints (Bozon, 2002). Le fait de vivre ensemble transforme l’identité des individus et produit un « moi conjugal » (De Singly, 2000; Kaufmann, 1994). Les analyses se rejoignent sur le constat que les rapports conjugaux contemporains sont empreints d’une tension entre la valorisation de la reconnaissance par autrui de sa propre existence, le besoin d’un autrui significatif stable et une valorisation de l’indépendance, de l’autonomie personnelle (De Singly, 1993). Mais cette tension est différente selon qu’elle touche les hommes ou les femmes. Dans les sociétés occidentales, on se réfère au modèle dominant du couple marqué par l’idéal de l’amour romantique même si cela n’a pas toujours été le cas (Hurtubise, 1990) et si les pratiques s’en démarquent. Sous l’influence de l’Église, l’amour romantique s’est construit sur la fusion, l’exclusivité, la durée, la monogamie, l’exclusion du tiers, le sacrifice, la sentimentalité… Le mariage auquel il s’est associé a rationalisé la domination des femmes. Autour du concept de sexage, Colette Guillaumin (1992 : 19) souligne que pendant des siècles, l’appropriation des femmes[9] s’est faite ainsi massivement. De nos jours, le mariage a décliné et les femmes ne sont plus assignées à la contrainte de reproduction. Mais leur appropriation n’a pas disparu, ne serait-ce qu’à travers la double journée, et elles sont désormais soumises à la contrainte d’amour avec ses principes de service et d’abnégation (Dayan-Herzbrun, 1982). On l’aura compris, les changements importants dans la sphère privée, dont certains sont indéniablement émancipateurs, ne suppriment pas les rapports sociaux de domination. En définitive, ces engagements ont pour point commun de se caractériser par une forte dissymétrie entre les sexes, qu’ils concernent le domaine politique et syndical ou le domaine conjugal. Pour les hommes, il y a continuité et convergence identitaire autour de l’extérieur, du public et de la valorisation d’un entre-soi politique masculin (Le Bras-Chopard, 2000). Pour les femmes, il y a discontinuité et divergence entre une identité politique ou syndicale tournée vers l’extérieur, le public, mais dévalorisée socialement, et une identité conjugale et familiale tournée vers l’intérieur, le privé et la disparition de soi dans un autre.

2- La fission conjugale

Dans son étude sur la déliaison amoureuse, Serge Chaumier (1999 : 212) distingue trois relations types dans les rapports conjugaux : le couple fusionnel qui entend faire un et s’ancre dans le fantasme de l’amour fusion; le couple à autonomie limitée dans lequel chacun fait sa vie jusqu’à un certain point et qui se promet une exclusivité sexuelle et affective; et le couple « open » basé sur l’égalité et la confiance des partenaires qui peuvent vivre des expériences indépendantes avec des tiers. A priori, la participation politique et syndicale des femmes paraît peu conciliable avec le couple fusionnel, compte tenu du caractère public de cette activité et de l’affirmation de soi qu’elle implique. Mais un examen plus poussé conduit à nuancer cette idée concernant notre objet de recherche. On observe en effet deux types de relations conjugales : le premier, la fission conjugale, majoritaire, oscille entre le couple à autonomie limitée et le couple fusionnel. Le second, le ménage à trois, se rapproche du couple « open ». En analysant les pratiques et les perceptions des conjoints autour de la participation politique et syndicale de leur compagne, je propose de préciser ces deux types de relations conjugales et de montrer, sous l’angle des rapports sociaux de sexe, quels sont les facteurs qui la freinent pour le premier type et ceux qui la favorisent pour le second. Les configurations ainsi dessinées doivent être vues comme des supports abstraits permettant de compléter la connaissance d’un phénomène. Elles n’ont pas la vocation de traduire la diversité des situations réelles et singulières. Elles ne sont pas non plus étanches. Il existe de multiples graduations et des chevauchements entre les deux. Elles peuvent aussi évoluer dans des sens contradictoires.

S’il est vrai que les femmes, par leur participation politique ou syndicale, disposent ou s’octroient de fait une autonomie par rapport au moi conjugal, cet engagement public est placé sous conditions, conditions qui renvoient à des degrés divers au modèle du couple fusionnel. Un des principaux traits de ce type de relations conjugales réside dans l’entrée différée des femmes en responsabilité, phénomène surtout présent en politique[10]. Leur trajectoire politique et leur trajectoire biographique sont ici liées par un principe d’incompatibilité, et c’est le projet familial qui prime. Autrement dit, ces femmes prennent un engagement public seulement quand elles ne sont « plus » mères. C’est une des raisons, en plus des délais d’investiture plus longs, pour lesquelles on trouve un profil de femmes relativement âgées en politique. Il semble que ces femmes adoptent d’autant plus facilement la stratégie d’une entrée en responsabilité différée qu’elles intègrent les normes sexuées traditionnelles, qu’elles n’ont pas d’activité professionnelle ou encore qu’elles travaillent à temps partiel. Mais la position des conjoints, qui assignent leur compagne à un rôle maternel, alors qu’eux-mêmes s’émancipent à l’inverse de leur rôle paternel, est tout à fait décisive. Dans ce cas, elles « se mettent en sommeil en tant que femmes » au prix de beaucoup de frustration. Les modalités de prise de décision peuvent témoigner de rapports de domination les plus brutaux à travers l’opposition radicale du mari qui s’ajoute parfois à celle de l’environnement familial. C’est ainsi en raison de considérations « privées » que certaines militantes politiques ou syndicales se désengagent ou renoncent à prendre de nouvelles responsabilités (Le Quentrec, 2008). Les autres doivent trouver la force de passer outre les pressions diverses et les chantages. Pourtant, dans la majorité des cas, les conjoints déclarent que la décision d’engagement appartient à leur compagne. Ce principe s’applique en fait de façon contrastée. La référence à l’idéal du couple fusionnel s’associe au tabou du désaccord conjugal dont l’existence est niée, puisque les individualités et les différences sont censées disparaître dans le couple. Face à une réalité plus contradictoire, le quiproquo conjugal[11] s’installe. Il reste le non-dit concernant les déséquilibres inévitables et les ruptures que cette décision entraîne, l’occultation des rapports de force et des enjeux notamment sexués. Chacun joue plus ou moins consciemment un double jeu. Les conjointes cherchent par leur engagement à vivre des expériences individuelles fortes tout en s’efforçant de donner des signes qui valident la fusion conjugale. De leur côté, les conjoints acceptent officiellement le projet d’engagement de leur compagne de même que l’intervention du tiers[12] dans l’espace conjugal tout en stigmatisant implicitement leur égoïsme. Le soutien qu’ils affichent est ambigu, car il s’accompagne de multiples intrusions dans le territoire personnel de leur compagne. Au motif d’une préférence partisane ou syndicale partagée, ils s’autoproclament leurs coachs, font de la politique[13] ou du syndicalisme par procuration, la suivent parfois dans ses déplacements. À l’inverse des constats sur la démocratisation des relations familiales, certains ne tolèrent l’engagement de leur conjointe que s’il reste invisible. Ceci exclut toute réduction de sa présence ou de son activité domestique et tout empiètement de l’extérieur comme un appel téléphonique. Pour d’autres, ce soutien fait vite place à une attitude de rivalité envers leur compagne ou à la critique de ses positions publiques, autant de façons de dire qu’elle n’est pas à sa place. On sait que les membres du couple doivent s’entendre sur ce qui relève du territoire personnel et du territoire conjugal (dominant dans le couple fusionnel), mais il faut aussi prendre en compte la division sexuée qui range les hommes du côté du public et de l’extérieur et les femmes du côté du privé et de l’intérieur dans chacun de ces territoires (Bourdieu, 1990). Dans le modèle du couple fissionnel, celle-ci est particulièrement réactivée chez les conjoints qui ne voient dans la participation politique et syndicale de leur compagne que marques d’abandon du domicile conjugal et leur propre assignation à des lieux habituellement réservés aux femmes. Vient alors le temps des comptes et des mécomptes et, au bout, la crise conjugale.

(Avant de prendre vos responsabilités en 1995, vous en avez discuté avec votre mari?)[14]
Elle : Oui, car je n'étais pas sûre du tout d'être maire parce que quand je me suis présentée, j'avais un collègue qui se présentait comme maire et il m’a demandé d’être sur sa liste. Et puis, après le premier tour, je me suis aperçue que ça n’avançait pas comme je l’avais cru, et ce collègue n'a pas été élu. C’est à ce moment-là qu’on m'a demandé d'être maire et j’ai accepté. De toute façon, on en avait déjà discuté dès le départ, avant que je me représente. C’est vrai que par rapport à mes idées politiques, je ne pouvais pas laisser la place. Et puis, quand on est rentrés chez nous, que j'ai été élue maire, mon mari m’a regardée et il m’a dit : Qu’est-ce qui nous arrive[15]?

(Et au quotidien, quel comportement adoptez-vous par rapport à son engagement?)
Lui : Au quotidien j’ai des fois des critiques un peu dures. Disons que c’est plus un désir de la retenir que de la pousser. Disons qu’il n’y a pas besoin de la pousser, loin de là, au contraire. Mais c’est vrai que je crois que j’ai plutôt la volonté de la retenir, de la freiner que de la pousser. Parce qu’elle a une telle générosité, naturelle, même en famille, entre amis, etc. qu’elle a la même générosité sur le plan politique. Et pour moi, je trouve qu’il y a un peu d’abus, enfin. Je veux lui faire comprendre qu’il ne faut quand même pas aller jusqu’à être poire. Ce n’est pas qu’elle soit poire, je ne m’exprime peut-être pas… C’est pour dire qu’il y a des fois où vraiment je me demande si, par son comportement, elle n’invite à pas à ce qu’on lui demande des choses qu’on ne devrait pas lui demander, quoi!!! Mais enfin, ce n’est pas un conflit… Je vous donne mon point de vue sur elle. Si j’essaie de prendre un peu de recul, peut être qu’elle n’en fait pas trop. Alors, c’est peut-être un point de vue égoïste : ce qu’elle fait à longueur de journée, à droite et à gauche, c’est sur moi que ça retombe. Il y a sans doute sûrement de ça, je pense. Il y a forcément de ça. Mais en même temps, je me dis : « Ne sois pas salaud, elle est élue, elle est élue pour faire un boulot, elle l’a voulu, elle a un engagement ». Simplement, c’est par rapport à elle. Elle risque de se faire bouffer. Mais pour parler de conflit proprement dit, absolument pas[16].

En lien avec les réflexions précédentes, la nature des ajustements domestiques témoigne d’une distorsion entre des conjoints qui, sur le plan imaginaire, sont obsédés par l’idée que leur compagne déserte l’espace « privé » et des responsables politiques ou syndicales dont la participation est en réalité bridée par le domestique. Dans ce modèle en effet, les femmes publiques s’autolimitent selon que leur organisation le permet, que ce soit dans le temps qu’elles consacrent à leur mandat, dans sa durée, dans le cumul de mandats, dans les déplacements géographiques. Contrairement aux hommes publics qui ont tendance à militer sans compter et à cloisonner les sphères publique et privée, elles sont dans l’enchevêtrement des temps au sens où elles s’emploient à faire tenir ensemble des temps et des activités qui se concurrencent continûment et intensément compte tenu de l’ordre sexué dominant. Ces pratiques d’enchevêtrement sont communes aux femmes des deux modèles conjugaux décrits dans ce texte, mais le sens qu’elles leur attribuent diffère. Dans le modèle de la fission conjugale, les femmes font des compromis sur la division inégalitaire du travail domestique et donnent des signes qu’elles se conforment aux injonctions de bonnes mères et d’épouses aimantes. Dans le modèle du ménage à trois, ces pratiques visent davantage à subvertir le milieu politique ou syndical en interrogeant l’articulation entre vie publique et vie privée et les frontières respectives de ces deux sphères. Quant aux conjoints du modèle de la fission conjugale, ils font le minimum de travail domestique. Dans le meilleur des cas, ils prennent des relais. Leur participation domestique est alors réversible et provisoire. Dans le pire des cas, ils ne font ni ne voient rien des choses domestiques. Elles ne les concernent pas et ils leur accordent si peu d’importance qu’ils n’ont pas les mots pour en parler. À ce stade, on note une seconde distorsion entre des conjoints objectivement désengagés sur le plan domestique et leurs compagnes qui, sur le plan imaginaire, tendent à survaloriser la participation domestique de leur compagnon ainsi que leurs capacités d’évolution. Peut-être essaient-elles ainsi d’ajuster la réalité à leurs désirs… Dans le cadre de stratégies alternatives, les couples externalisent une partie du travail domestique. Pour les élues, il s’agit des tâches ménagères. Pour les responsables syndicales, il s’agit surtout de la garde d’enfants. On observe ici le paradoxe dégagé par Jean Claude Kaufmann (1997 : 83) : C’est au moment où ils ont le plus à faire que les ménages sous-traitent le moins. Les couples de syndicalistes, plus jeunes, avec des enfants en bas âge, vivent une phase de mobilisation intense qui interdit toute délégation susceptible de compromettre leur organisation minutieuse. De plus, les employées et les professions intermédiaires, majoritaires dans ce groupe, délèguent moins que les enseignantes et les femmes qui exercent des professions libérales, plus nombreuses parmi les élues. La question des moyens financiers entre aussi en jeu pour des responsables syndicales qui travaillent souvent à temps partiel. À l’occasion, les responsables politiques ou syndicales recourent à la solidarité familiale. Quoi qu’il en soit, l’asymétrie des contributions domestiques entre les sexes est seulement contournée par la stratégie d’externalisation et la relation de service renvoyée à d’autres femmes. Au regard de ces éléments, les responsables politiques ou syndicales font preuve de surinvestissement et paient leur engagement au prix fort. Leur participation politique ou syndicale présente de plus un caractère fortement conjoncturel, puisqu’elle est à la merci de multiples évènements, prévisibles et imprévisibles, de la biographie familiale.

Lui : Non, l’organisation domestique, ce n’est pas différencié, mais c’est clair que c’est ma femme qui en fait le plus. C’est elle qui arrive la première le soir, donc tout ce qui est devoirs, c’est elle qui s’en occupe, bien que l’aîné commence à les faire tout seul... Non, je crois que même si on veut être un couple d’or et être moderne, la femme fait beaucoup plus que l’homme dans la maison. Ça, c’est clair! Ma femme, dans la vie du foyer, elle est beaucoup plus participante. La double journée, pour elle, elle existe bien… Même si je mets la main à la pâte, dans certains domaines, comme le ménage aussi bien que les enfants, je n’en fais pas autant qu’elle! L’équilibre, il n’existe pas! Dans des périodes bien ciblées, bien sûr, je me rends plus disponible, je rentre plus tôt pour les enfants, bien sûr! Après, pour le reste du temps, c’est elle qui s’en occupe… Quand elle part, elle organise et je me débrouille… D’ailleurs, c’est la solution de facilité : quand elle est là, je ne m’appuie que sur elle et quand elle n’est pas là, je fais à la place de deux! Je ne cuisine jamais quand elle est là, mais quand elle n’est pas là, je cuisine un minimum. Pour préparer les enfants : le bain et compagnie, les habits et tout ça, si elle a préparé, tant mieux, si elle n’a pas préparé, je fais. Quand elle s’en va sur trois jours ou une semaine, elle organise un petit peu. Des fois, elle prépare des plats pour manger dans la semaine et tout. Comme ça, je n’ai plus qu’à faire réchauffer. Mais si ça n’y est pas, je fais, ça ne me dérange pas : congélateur, micro-ondes. C’est clair, moi, je ne prends essentiellement que le relais! Alors, comment je ferais si elle prenait d’autres mandats?… Je ne sais pas. On se disputerait peut-être. En fait, j’ai pris des habitudes confortables pour tout le monde. Et maintenant, je les ai gardées… Ce sera peut-être à revoir et à renégocier[17].

Elle : Ce que j’aimerais…, d’ailleurs on en a encore discuté hier soir, c’est au niveau de la toilette des gamins. Bon, déjà, l’aîné commence à être un peu grand; il se la fait, mais il faut le surveiller. En fait, c’est toujours pareil, quand ils étaient bébés, c’est moi qui ai pris tout ça en main. Et puis, ça tombait dans une période où mon mari étudiait et n’était pas disponible. Je crois que c’est là que j’ai pris beaucoup de choses en main. Et puis, ça n’a pas évolué. Forcément, c’est amené à évoluer. Parce que si moi, je prends des responsabilités syndicales, il faudra qu’à la maison on se débrouille autrement. C'est-à-dire qu’il y a des habitudes qui s’étaient installées par rapport à un mode de vie. Et comme le mode de vie change, les habitudes devront changer un petit peu. Voilà. En plus, en étant à mi-temps, il n’y avait aucune raison que je ne fasse pas... Mais je pense que ça va changer parce que mon mari, c’est quelqu’un qui s’adapte, et puis s’il est d’accord pour… je ne pense pas que ce soit là-dessus que ça coince[18].

Si l’on met en perspective, d’un côté, les efforts que les femmes publiques déploient dans ce modèle, les épreuves qu’elles doivent surmonter sur le plan domestique et conjugal pour exercer leur mandat et, de l’autre, la légèreté domestique dont les hommes publics disposent habituellement, ces femmes font davantage figures d’actrices résolues que d’exclues. Mais leur identité politique se définit en tension entre ce positionnement d’actrice et leur statut de minoritaire. Certaines, proches du profil standard de la « mairesse type » (Tardy, 1998 : 116) s’inscrivent dans une logique de complémentarité avec les hommes au nom de qualités « féminines » et « naturelles » qu’elles revendiquent. Elles sont ainsi cantonnées en politique à des domaines comme l’enfance, la culture, l’éducation et, dans le syndicalisme, à des tâches techniques, administratives ou logistiques. D’autres sont proches des « reines abeilles ». Bien que critiques sur leur sous-représentation, elles n’en sont pas moins conciliantes avec les hommes auxquels elles s’identifient et stigmatisent leurs collègues femmes. Dans ces deux cas, l’un marqué par la féminitude, l’autre par la virilitude (Le Feuvre, 2003), les femmes du modèle de la fission conjugale ne changent guère les normes sexuées dominantes. C’est aussi pourquoi leur identité se définit à travers une autre tension née de l’impossible articulation entre leur activité publique et les activités domestiques. D’autant que le travail domestique n’est jamais totalement externalisé, notamment l’attention à autrui, la charge mentale d’organisation et l’entretien du moi conjugal. Cette tension s’exprime par un sentiment de tiraillement et de culpabilité observé dans de nombreuses enquêtes. On peut certes en déduire que les femmes ont intériorisé les normes traditionnelles de la féminité et de la masculinité. Mais ce sentiment témoigne avant tout à mes yeux d’une violence normative qui s’exerce sur elles à travers leurs proches[19] et les institutions et qui les renvoie à leur assignation domestique[20]. L’intériorisation de ces normes est d’ailleurs relative, puisque les femmes de ce modèle les ont transgressées objectivement en accédant à la prise de décision politique et syndicale. Malgré cela, il faut mentionner que leurs représentations mentales restent marquées par l’idéal essentialiste et naturaliste du couple fusionnel. On a là une discordance identitaire, relevée sous d’autres formes dans les études sur la sexualité[21], par laquelle les femmes continuent de se désigner d’abord dans leur être privé comme pourvoyeuses de travaux domestiques et objets d’amour, alors que par leur engagement, elles manifestent un désir d’autonomie et une volonté de conserver un espace qui leur est propre, où elles se posent comme sujets politiques inaliénables et citoyennes. Pour cerner les traits identitaires des conjoints, il faut rappeler que le modèle du couple fusionnel se fonde sur des exigences d’exclusivité et de symbiose qui s’appliquent de façon dissymétrique entre les sexes. Dans ce modèle, les hommes ne font pas de l’amour le but de leur existence, à la différence des femmes qui lui accordent une grande importance par rapport à la vie professionnelle et publique. Les hommes voient dans l’amour une conquête, un apport, une image positive pour eux et pour les autres, une sécurité affective. Les femmes y voient une attente, un sacrifice, un don d’elles-mêmes (Falconnet, Lefaucheur, 1975). Par leur participation politique ou syndicale, les femmes réactivent particulièrement ces représentations normatives de l’amour et du bonheur conjugal chez leur conjoint qui fait preuve d’une crispation possessive. Cette attitude découle d’une part du phénomène d’inversion des territoires évoqué précédemment. Ce sont ici les femmes qui vont dans la sphère publique, traditionnellement masculine. Les hommes se retrouvent seuls dans la sphère privée, traditionnellement associée aux femmes, et y attendent leur conjointe. Ils se sentent exposés à un risque de féminisation et de dépendance, ce qui les insécurise. Leur crispation possessive passe par une amplification de la part des projets personnels de leur compagne et de la part qu’elles « enlèvent » au moi conjugal. Elle aboutit à un sentiment de jalousie. C’est ainsi qu’ils refusent violemment d’être considérés comme le prince consort[22] ou affirment qu’ils ont élu leur femme avant le peuple. Il faut souligner que la jalousie est liée à l’émergence du sentiment de propriété dans l’histoire (Benedict, 1972). Selon l’expression de Serge Chaumier, la jalousie est une équation à trois termes : je suis jaloux de qui j’aime (et qui est ma propriété) et de qui l’aime (ici, le peuple ou le syndicat). Le rival (le peuple ou le syndicat) est aussi aimé de moi au sens où il m’intrigue (je désire ce désir qu’il lui porte). Dans le modèle de la fission conjugale, bien qu’elles critiquent cette situation d’exclusivité, les responsables politiques ou syndicales s’avèrent dépendantes de la représentation dissymétrique de l’amour où l’appropriation des femmes par les hommes apparaît comme la conséquence de l’amour qu’ils éprouvent pour elles. Marquer leur indépendance serait le signe qu’elles n’aimeraient pas vraiment. Si certaines se disent tentées de renoncer à leur mandat, la plupart composent et développent des stratégies visant à ménager les inquiétudes de leurs compagnons. D’autre part, dans un registre plus matériel, les conjoints cherchent, par la crispation possessive, à préserver leurs privilèges, notamment les services rendus par leur compagne[23]. Ils sont affectés par une dissonance identitaire entre la pression sociale qui promeut, d’un côté, des valeurs modernistes, démocratiques et égalitaires dans la famille, un libéralisme des sentiments entre conjoints et, de l’autre, leur confort conjugal, les pratiques et les représentations inégalitaires qui s’y associent.

(Comment pouvez-vous qualifier votre attitude par rapport à sa participation politique?)
Lui : Je suis fier, je suis fier qu’elle ait été reconnue par le peuple et élue par le peuple dans ses fonctions. Je l’ai élue, moi, personnellement, il y a 34 ans, et avant le peuple, aussi, l’élue! Alors, deuxième étage de la question, est-ce que je suis fier de ce qu’elle fait dans ses fonctions? Je suis fier de ce qu’elle fait dans ses fonctions. Mais franchement, je ne vois pas tout, je ne suis pas avec, je vois franchement 3 à 4 %... Ce qu’elle fait très bien? C’est des petites choses, par exemple, les discours de mariage. C’est vrai, comme elle est prof de lettres, elle a une façon de faire ça, très personnalisée, qui n’est pas mal. Je pense qu’elle a réussi – je vais donner quelques exemples – elle a réussi à créer un mode de travail dans l’équipe municipale qui est assez bon, le travail est bien réparti. Ça tourne bien. Non, elle est disponible pour les petites affaires des gens qui ont besoin de conseils. C’est bien ce qu’elle fait… Mais sur certains sujets – en tant que spectateur, je ne suis pas acteur, là – j’aurais peut-être préféré des attitudes plus… Comment dire? Je fais attention parce que les mots que j’ai en tête ne sont pas bons; ils sont réducteurs – des attitudes plus conquérantes et moins gestionnaires[24].

(Vous serait-il possible de vous absenter plusieurs jours consécutifs?)
Elle : M’absenter pour mes fonctions politiques? Oui. Maintenant je n’ai plus d’enfant à la maison, donc ce n’est plus un problème. Quand ils étaient plus petits, avec l’organisation que j’avais, cela aurait pu être possible. Enfin bon, pas trois semaines. Ça m’est arrivé, mais pas très souvent, finalement… Mais par contre – puisque vous vous intéressez aux couples, au fonctionnement du couple –, mon mari, lui, partait beaucoup. Certains pourraient penser que c’était embêtant. Au contraire, c’était bien, à mon avis. Je pense que dans les couples comme ça, quand la femme a beaucoup d’activités extérieures, donc sort pas mal le soir, rentre tard – les réunions commencent à 18 heures, forcément, c’est l’heure où les adjoints sont disponibles. Bon, si le mari, lui, est tout le temps à la maison, je pense que beaucoup d’hommes comme lui en auraient eu un peu marre. Ils peuvent avoir l’impression, vraiment, qu’il y a une espèce d’inversion des rôles et que c’est l’homme qui est à la maison. Mais on ne peut pas appeler ça comme ça parce que, lui, n’était pas là non plus – les enfants étaient plus grands quand j’étais maire – et lui était deux ou trois jours par semaine à Paris. Il avait sa vie et moi, j’avais la mienne. On était à peu près à égalité à ce niveau-là. Il n’y avait pas une inversion de rôle et on s’arrangeait pour gérer la situation[25].

3- Le ménage à trois

Serge Chaumier note que le couple « open » fonctionne sur le modèle trinitaire de 1+1 = 3. Autrement dit, il se constitue de deux individualités auxquelles s’ajoute une troisième dimension, le couple, avec lequel les individus ne se confondent pas et qui représente le territoire commun du vivre ensemble. L’articulation entre ces trois pôles montre un certain nombre de particularités dans le ménage à trois. Pour les plus significatives, on peut citer une entrée en responsabilité politique ou syndicale des femmes marquée par l’autonomie puisque celles-ci prennent un mandat en fonction des opportunités extérieures et non des projets du couple. Dans les cas de figure, plus fréquents dans le syndicalisme qu’en politique, où les femmes sont engagées avant la mise en couple, elles continuent d’assumer leurs responsabilités sans restrictions. Les femmes de ce modèle ne considèrent pas la maternité puis l’éducation des enfants comme incompatibles avec leur activité publique. Cette position est partagée par leur conjoint. Une dynamique d’adaptation domine. Si des contraintes supplémentaires apparaissent, elles sont jugées dépassables et font l’objet d’une gestion mutualisée et de stratégies conjugales. Quand les deux membres du couple sont engagés politiquement ou syndicalement, la priorité est indifféremment accordée à l’engagement de la conjointe. Certains des conjoints s’inscrivent en retour dans une période de désengagement militant. Chez les couples enquêtés, cette attitude ne caractérise pas forcément les générations plus jeunes. Contrairement à des situations conjugales où la mobilité professionnelle (souvent du mari) renforce les inégalités de sexe (Bertaux-Wiame, Tripier, 2006), il arrive que des conjoints, lorsqu’ils sont retraités, s’imposent une mobilité géographique pour favoriser la carrière politique de leur compagne. La prise de décision concertée dans le couple est une autre particularité. Que les femmes accèdent à la responsabilité politique ou syndicale par petites étapes ou brutalement (ce qui est moins fréquent), il s’agit d’un évènement[26] qui, loin d’être anodin, représente une transition pour chacun des conjoints autant que pour la vie conjugale, car il signe le passage d’un état à un autre et d’une situation à une autre. Ce changement n’est pas ignoré dans le ménage à trois. La décision d’engagement ouvre une réflexion sur la façon dont les individualités, notamment sexuées, se définissent dans le couple et sur ce qui relève ou non du territoire conjugal. Au-delà de ces échanges, la conjointe est toutefois maîtresse de la décision, à ses yeux comme aux yeux du conjoint, ce qui n’exclut pas des considérations pour autrui. Cela implique qu’elle envisage de transgresser une opposition éventuelle du conjoint et que celui-ci accepte cette transgression. Troisième dimension de ce modèle conjugal, il semble qu’il fonctionne sur le mode de relation que Roland Barthes (2005) définissait comme le N-V-S, le non-vouloir-saisir, c'est-à-dire, ne pas vouloir retenir, refuser de prendre et de fusionner avec l’autre. Sous cet angle, même si les responsables politiques ou syndicales disent accorder de l’importance au soutien de leur conjoint, celui-ci ne conditionne pas leur activité publique. Dans le même esprit, les conjoints acceptent l’idée que leur soutien ne soit pas perçu comme tel par leur compagne et donc de le modifier. Entre les individualités et le couple, il existe un espace potentiel[27] qui permet à chacune et chacun de vivre sa vie, d’aller et venir sans obligation entre des moments de tête-à-tête avec soi et des moments de rencontre, de partage, de complicité. Ce jeu enrichit à la fois les individus par des projets personnels forts comme il renouvelle l’univers et l’histoire conjugale par une ouverture au tiers. Mais ces relations conjugales, indéniablement plus égalitaires, ne se développent pas en milieu clos, ni ne sont acquises définitivement. L’autonomie des femmes se rejoue tout au long du cycle familial et de la trajectoire professionnelle. Par ailleurs, le fait que les deux conjoints puissent réaliser de front des projets personnels, à la différence du couple de la fission conjugale où les projets du conjoint priment sur ceux de la conjointe, exige que chacun et chacune s’octroie du temps disponible, ce qui exacerbe le conflit d’articulation entre la sphère publique, en particulier celle de la production, et la sphère privée. La demande de ces couples d’une prise en charge socialisée de certaines activités familiales s’accentue corollairement, mais les moyens d’y répondre différent selon leur classe sociale. À ce stade, la pérennité des couples du ménage à trois dépend d’injonctions extérieures contradictoires, notamment dans la sphère professionnelle à travers une moindre légitimité du travail des femmes et dans l’ensemble de la société traversée par la domination de genre. Les politiques d’articulation travail-famille sont ici un enjeu clé d’une égale accession des hommes et des femmes à la citoyenneté. Le problème, c’est que les instances gouvernementales qui les orientent ont rarement mis cette question au sommet de leur agenda et au coeur de leur action (Revillard, 2006 : 21). Ces politiques sont également ambigües, car elles oscillent entre, d’un côté, un libéralisme démocratique fondé sur le partage des responsabilités familiales et, de l’autre, un sexisme d’État fondé sur la reproduction des normes sexuées inégalitaires des rôles parentaux (Blöss, 2001 : 67). La sphère politique, sphère des sphères qui a la fonction de prendre en charge l’articulation entre les sphères particulières et de gouverner la société globale, reconduit elle-même la division sexuelle du travail.

Lui : Faire du syndicalisme presque 24 heures sur 24, j’ai commencé comme ça, jusqu’au jour où ma femme m’a mis les valises devant la porte. Bon. Il a fallu une engueulade et puis une discussion, et après, se dire : « Effectivement, il y a la maison, il y a la famille et il ne faut pas... » Voilà. Il faut faire la part des choses. Il y a le boulot, il y a le syndicat et il y a la famille. Maintenant, dans quel ordre on le met? Et bien, pour moi, ça y est, depuis quelques années, j’ai déjà tracé [...] Oui, parce que moi, quand je fais une chose, je la fais passionnément. Je me jette à corps perdu et sans regarder à côté si je risque de gêner. Et à ce moment-là, on ne m’a pas dit ou je n’ai pas su entendre que je gênais et qu’il fallait que... jusqu’au jour où, là, je me suis remis en question et j’ai su faire la part des choses! […] C’est vrai que l’inégalité, elle a toujours eu lieu. Ceci étant, il ne faut pas s’arrêter à ce constat. C’est pour cela que je suis d’accord à 200 % avec la parité. Je sais que ça va empêcher beaucoup d’hommes de gravir et de briller à des mandats, mais moi, je serais encore plus vache de vache! Je serais prêt à dire que l’organisation syndicale qui ne respecte pas la parité, elle soit déclarée irrecevable, carrément. Moi, je trouve ça excellent. Pourquoi? Parce que déjà mon épouse n’aurait jamais été élue conseillère prud’homme s’il n’y avait pas eu cette parité […] C’est un mandat qui lui plaît beaucoup. Elle a d’énormes capacités là-dessus, elle les développe de jour en jour ! [28].

Elle : Le problème qui se passe dans un couple, c’est qu’au départ, quand on se marie, il faut donner des deux côtés. Il faut savoir donner des deux côtés. Un couple, il ne fonctionne pas que dans un sens. Sinon, il y en a un des deux qui se retire et qui ne vit pas sa vie pleinement. Donc, ce n’est pas un couple. Il n’a pas lieu pour moi d’exister. Moi, quand j’étais à la maison, c’est vrai que mon mari ne faisait rien. Mais rien de rien! C’était normal parce que j’étais à la maison. Mais moi, j’estimais déjà que ce n’était pas normal. (Et là, il participe sur le plan domestique?). Il n’a pas eu le choix. En plus, quand j’ai travaillé, on m’a proposé un poste qui faisait midi-20 heures. Donc, lui, dans son entreprise, a demandé à passer le matin. Donc déjà, on avait une répartition. Le fait que je reparte travailler, obligatoirement, il fallait que les enfants soient assumés et le matin et le soir. (C’est-à-dire que les deux étaient mis à contribution?). Voilà, de toute façon, on ne pouvait pas se permettre de prendre quelqu’un pour récupérer les gosses et tout. Et le syndicalisme n’a fait qu’augmenter la chose. Mais il faut partager. C’est bien, parce que réellement, on arrive à vivre une situation où les deux participent[29].

Dans ce modèle, la façon dont le travail domestique est pris en charge dénote une prise de distance par rapport à une division traditionnelle des rôles sexués jugée incompatible avec l’autonomie de chaque membre du couple. Cette distance s’applique aux tâches ménagères, à la charge mentale d’organisation, aux soins aux enfants et, si besoin, aux soins aux ascendants âgés ou dépendants. Pour les femmes, le temps souverain est ici celui du politique et du syndical. Elles refusent de mettre leur activité publique au second plan, ce qui n’exclut pas des enchevêtrements avec le temps familial. Elles ne sont pas toutefois dans le désengagement domestique comme de nombreux hommes publics qui renvoient ce travail sur les épaules de leur compagne. Elles sont dans l’imparfait domestique au sens où elles dérogent aux normes du propre et du rangé. De même, les femmes de ce modèle se démarquent d’un investissement exclusif auprès des enfants au profit d’une prise en charge plus collective, multiforme et dont l’intensité varie selon les disponibilités des unes et des autres. Par l’exemple de leur engagement, elles considèrent, pareillement à leur conjoint, qu’elles contribuent à l’épanouissement de leur individualité et à leur ouverture au monde. Elles apprécient leur soutien ou la fierté qu’ils expriment, mais sans leur accorder un rôle déterminant. De leur côté, les conjoints assument non seulement les tâches domestiques et la charge mentale d’organisation, mais ils revendiquent cette responsabilité. Même si des affinités peuvent être prises en compte, la polyvalence prime. Ce processus d’indifférenciation des rôles domestiques, qui n’est pas spécifique aux jeunes générations dans nos données, peut être facilité, pour les hommes, par l’exercice d’une activité professionnelle en rapport avec les tâches ménagères, comme la cuisine, ou par la référence à des images paternelles de contribution domestique. Pour certains conjoints, il s’est amorcé brutalement à contre-pied de leur socialisation dans la famille d’origine, suite à un ultimatum de leur compagne. Les expériences de socialisation primaire sont aussi déterminantes pour les responsables politiques ou syndicales, à travers des figures familiales de femmes émancipées ou le fait d’avoir une mère mobile professionnellement et un père sédentaire. À cela s’ajoute la participation à des évènements historiques particuliers, comme 1968, ou au mouvement féministe… Pour mettre en pratique l’égalité domestique, ce type de couple utilise les mesures d’articulation travail-famille à sa disposition. Il a recours aux services publics quand c’est possible, aux solidarités familiales. Selon ses moyens financiers, il externalise une partie du travail domestique. Par ailleurs, à travers ces stratégies égalitaires qui visent à dépasser les contradictions entre temps familial, temps politique ou syndical et temps professionnel, chaque membre du couple amorce une dynamique de subversion des normes sexuées dans la sphère publique. Les femmes développent des pratiques militantes alternatives qui interrogent les règles du jeu politique ou syndical dominé par les hommes : engagement mesuré au groupe politique ou syndical, valorisation de la pluralité des groupes d’appartenance aux dépens de la spécialisation, attention pour la personne concrète et sexuée. Leur conjoint initie un processus plus ou moins formel de dévirilisation (Dejours, 2000) de la sphère professionnelle qui met en cause l’hégémonie du modèle masculin d’investissement dans le travail. Mais déroger aux normes sexuées de la division du travail domestique ne signifie pas qu’elles disparaissent. L’ancien et le nouveau cohabitent. Par la description de leur activité domestique, les hommes de ce modèle témoignent de la persistance d’un double standard asymétrique (Welzer-Lang, Filiod, 1993). Concernant le propre et le rangé, hommes et femmes suivent ainsi deux logiques différentes. Les hommes sont curatifs et passent à l’action quand ils voient que c’est sale. Les femmes sont préventives et nettoient avant que ce ne soit trop sale. Dans cet espace où la norme féminine prévaut, les conjoints expriment des sentiments contrastés qui vont de l’autodévalorisation à l’affirmation de leur différence. Agissant à contre-courant, il arrive qu’ils « se relâchent ». Les femmes sont ambivalentes, ont du mal à considérer que « faire, ce n’est pas faire comme elles », et reprennent parfois à leur compte le stéréotype de l’incompétence domestique masculine.

(Au niveau de la prise en charge des enfants, comment cela s’est-il passé, puisque vous avez dit que votre fille avait deux ans lorsque vous avez pris votre mandat?)
Elle : Oui, c'est-à-dire que systématiquement, c’est mon époux qui allait les chercher à l’école. C’est souvent lui qui fait le repas parce que je ne suis pas rentrée. Et donc, chez nous, je n’ai pas la place de la femme telle qu’elle est dans la société, c'est-à-dire, c’est la femme qui fait les repas, qui s’occupe systématiquement des enfants. Chez nous, c’est un partage des tâches. C’est le premier qui arrive qui fait, et puis c’est tout!… Plus qu’un partage, c’est, je dirai même, une question de survie pour eux s’ils veulent manger. Il faut bien qu’ils se préparent à manger, puisque je ne suis pas là pour le faire. Quand je rentre à 21, 22, 23 heures, forcément ils ont déjà mangé. Et je vois que mes enfants, ils ont tellement pris l’habitude – enfin, bon maintenant, le grand a son appartement – que si à une certaine heure, je n’étais pas rentrée, ils commençaient à se préparer des pâtes. Ils sont organisés[30]...
Lui : Nous avons eu beaucoup de chance parce que dans notre vie, on a l’impression que les fonctions qu’occupe ma femme actuellement, ça s’est fait graduellement. Déjà, bon, de par mon métier, j’ai toujours eu beaucoup de temps libre l’après-midi – je travaille en collectivité – et même quand je n’avais que mon fils, c’est moi qui m’en suis occupé la plupart du temps, hormis les trois années où ma femme avait cessé de travailler pour l’élever au départ. Elle travaillait déjà à cette époque dans un bureau d’études et elle ne rentrait qu’à 19 heures, quand moi je rentrais à 14 heures 30. Donc, j’avais pris l’habitude de gérer tout cela, de m’occuper d’un enfant, d’aller faire les commissions, préparer le repas et gérer un petit peu les trucs de la maison. Ensuite, deuxième période, ça a été la naissance de ma fille, qui a correspondu à quelque chose près à l’achat d’une ferme à rénover. Et comme j’ai fait seul 85 % des travaux, il s’est passé une longue période où nous faisions garder les enfants et je les récupérais le soir. Je ne pouvais pas être en même temps sur le chantier et m’occuper des enfants… Ma femme avait son travail, car pour Sophie, elle ne s’est pas arrêtée du tout. Ça a été les deux périodes principales. Ensuite, on s’est installés dans notre maison, il y a eu moins de choses à faire. Elle est devenue première adjointe avec davantage d’implication et en même temps que les enfants ont grandi. Après, elle a été élue maire. Et il y a tout un système qui s’est mis en place. Je veux dire que ça s’est fait très graduellement, de façon très harmonieuse. Ma profession fait également que je suis tout à fait autonome pour ce qui concerne les préparations des repas ou autres. Avec les enfants, quand ils étaient jeunes, c’était relativement facile à gérer. Non, ça ne me gênait absolument pas[31].

Comment les femmes et les hommes de ce modèle définissent-ils leur identité dans ce rapport avec l’autre du couple, avec les pairs de leur groupe de sexe et avec l’ordre sexué du monde? Les responsables politiques ou syndicales ont une identité de lutte fondée sur la critique des organisations politiques ou syndicales qui visent sans cesse à les mettre à l’écart. Mais cette tendance ne saurait à leurs yeux porter atteinte à leur légitimité et à leur autorité d’élue. Pour faire face, elles recourent à de multiples stratégies, font preuve de duplicité, pervertissent l’usage des stéréotypes sexués, jouent sur plusieurs tableaux. Leur aptitude à mettre en cause la domination de genre peut être confortée, même si ce n’est pas systématique, par le fait d’appartenir à un groupe professionnel « masculin ». Les femmes concernées y voient une continuité d’expérience des rapports antagoniques entre les sexes et se disent en quelque sorte préparées. L’identité des femmes de ce modèle se constitue aussi par la solidarité avec d’autres femmes. Solidarité de classe de sexe, dans ce cas, lorsqu’elles s’emploient à organiser collectivement et de manière plus ou moins formelle la transgression de la domination masculine. C’est d’abord en tant qu’actrices dans la sphère publique que ces femmes se situent et se projettent dans l’avenir et non en tant qu’épouses, mères ou grand-mères. Il faut ici mentionner une seconde dimension de l’imparfait domestique, qui a trait à la conjugaison cette fois, par laquelle elles marquent une rupture entre celles qu’elles étaient avant leur engagement public et celles qu’elles sont à présent. Elles souhaitent transmettre cette expérience portée par des valeurs égalitaires et la réalisation de soi à leurs enfants, filles et garçons. De leur côté, les conjoints de ce modèle stigmatisent l’ordre politique et syndical masculin auquel ils voient leur compagne s’affronter entre mots d’humour et propos plus virulents. Par cette vision réflexive et critique, ils opèrent un décloisonnement entre sphères publique et privée, se démarquent du modèle de l’homme pourvoyeur de ressources et condamnent l’inégale répartition des tâches domestiques. Ils affichent leur solidarité envers leur conjointe et plus largement envers les femmes. Ils la concrétisent par des pratiques domestiques égalitaires délibérées au sens où elles traduisent une intentionnalité et sont adoptées hors de toute servitude, à l’issue d’échanges, de discussions plus ou moins informelles. Ils revendiquent la reconnaissance de leur compétence et de leur différence domestique (Le Quentrec, Welzer-Lang, Corbière et Meidani, 2005). Ni les responsables politiques ou syndicales de ce modèle ni leur conjoint n’évoquent, qui la perte de leur féminité, qui celle de leur masculinité. De même, aucun, ni aucune n’exprime la crainte d’une inversion des sexes comme dans le couple fissionnel. Sur le plan symbolique et pragmatique, les conjoints valident l’identité de leur compagne à la fois dans sa dimension publique et privée. Celles-ci n’ignorent pas en retour que leur compagnon se démarque, par ses positions et ses pratiques, de son groupe de sexe et elles portent un regard positif sur ce soutien. Il reste que ce travail d’émancipation des identités de sexe assignées ne va pas de soi. Il exige de considérer que des rapports autres que ceux de domination sont possibles et de s’engager sur des chemins non balisés. Il exige également d’accepter d’affronter l’adversité et de multiples situations de violence quotidienne. Les responsables politiques ou syndicales doivent passer outre le double stigmate de leur défaillance domestique et de leur illégitimité publique. Les conjoints, quant à eux, s’exposent aux représailles des employeurs, doivent résister aux suspicions de dévirilisation et aux injonctions douces émanant des autres « maisons des hommes », écoles, lieux de travail, clubs de sport, cafés… Il y a là des tensions et des dissonances entre les rappels incessants à l’ordre normatif sexué et des identités individuelles et conjugales, des masculinités et des féminités, qui tentent, de se définir de façon interactive, autour de liens de solidarité, d’alliances entre les sexes, malgré l’inconfort et l’incertitude.

(Vous avez toujours poussé votre compagne à s’engager politiquement ?)
Lui : Oui, même si quelquefois bon, c’est relativement difficile, disons, d’accepter …Ça va paraître macho ce que je dis, mais dans la structure d’une famille, ce n’est pas toujours évident qu’une femme soit à l’extérieur. Mais je me suis rassuré en me disant que quand le problème était inversé, s’il s’agit d’un homme qui est toujours à l’extérieur, ce n’est pas du tout facile non plus pour la femme. Donc, il n’y a pas de raison pour qu’elle n’y aille pas[32].
Elle : Moi, je le vois sur les chantiers, ils sont tous machos. Cette expérience politique est pour moi une continuité de ce que je vis dans le professionnel. Cette relation femme/homme, je l’ai dans le professionnel, je l’ai toujours eu et je l’aurai toujours. Je l’assume tout à fait. Je me dis au fond de moi-même que de toute façon, ce que l’on demande à une femme, à valeur égale, c’est d’être plus capable qu’un homme. Encore qu’au conseil municipal, avec mon poste de maire, c’est un peu différent, mais je peux vous dire que sur les chantiers, ils ne me font pas de cadeau, donc vous avez intérêt à être au top pour répondre. Et souvent, quand je me trouve devant un macho, je le tourne à la dérision, un peu à la moquerie. Ils sont un petit peu gênés... Mais c’est le même rapport de force. (Et au niveau de votre pratique quotidienne, vous essayez de faire bouger les choses?) Mais je crois que je le fais! Déjà, la première des choses, ça a été par rapport à notre fille, puisque régulièrement je lui dis : « Tu es une fille, il faut t’imposer! » Pour moi, professionnellement, je le fais, puisque je suis entourée d’hommes, et c’est un combat de tous les jours. Il faut s’imposer. Et en politique, c’est ce que je fais. Je parle régulièrement avec des femmes et je les incite à se présenter déjà aux municipales et à s’impliquer dans la vie politique, syndicale. Je veux dire, c’est un combat profond[33].

Conclusion

Les modèles de la fission conjugale et du ménage à trois, avec les traits caractéristiques qui les constituent, ne sont bien sûr que des fictions. Les configurations conjugales s’avèrent dans la réalité plus hétérogènes, enchevêtrées, discontinues et instables. Tous les conjoints de la fission conjugale ne souffrent pas de crispation possessive. Et les ménages à trois ne se réclament pas forcément d’une conscience féministe même s’ils ont des pratiques domestiques égalitaires. On observe des emprunts réciproques entre ces modèles : des conjoints adoptent des pratiques égalitaires en effectuant la majeure partie des tâches ménagères, par exemple lorsqu’ils sont au chômage, tout en témoignant d’une crispation possessive. À l’inverse, un conjoint féministe diminue sa participation domestique en période de vacances et de coprésence conjugale. Des relations d’exclusion se dégagent toutefois entre conscience féministe et crispation possessive. Dans le même esprit, l’alliance semble difficile à tenir entre une conjointe du ménage à trois et un conjoint du couple fissionnel. Par ailleurs, s’il paraît peu concevable que le ménage à trois se transforme en couple fissionnel, compte tenu du sacrifice de soi que cette évolution implique pour les femmes, on observe que l’inverse est possible : une responsable politique et syndicale qui, à l’épreuve de son activité, prend conscience des inégalités; une autre, déjà convaincue, qui gagne son compagnon à la cause égalitaire de gré ou de force (parfois); un conjoint qui, témoin des épreuves vécues par sa compagne, adopte une vision féministe du monde… Dans ces évolutions, les évènements des trajectoires biographiques comme l’interruption de l’activité professionnelle ou le travail à temps partiel (souvent de la conjointe), un projet de formation (plus souvent du conjoint), le divorce, le départ des enfants du foyer, le chômage, la rénovation d’une maison, la retraite… sont décisifs pour mettre en cause les équilibres et réactiver des dispositions mises en sommeil chez les unes et les autres. Autant d’occasions de décompositions et de recompositions conjugales et, corrélativement, de retour en force de la domination masculine.

La participation politique et syndicale des femmes n’est jamais sans effets sur les couples, qu’ils appartiennent à l’une ou à l’autre de ces configurations. Mais l’analyse en termes de rapports sociaux de sexe permet d’en éclairer les enjeux. Dans le couple fissionnel actuellement dominant, entre autonomie limitée et fusion conjugale, l’engagement politique ou syndical des femmes est mis en concurrence avec leur engagement familial et conjugal. Il est ainsi fortement marqué d’un caractère conjoncturel. Les femmes publiques sont placées face à un dilemme, entre leurs aspirations à se construire comme sujet et des relations conjugales qui, à l’extrême, représentent un obstacle. Il n’est pas exclu pour autant qu’elles contribuent à l’érosion de ce modèle. Ces cas de figure montrent que l’autonomie des femmes, ici politique et syndicale, qui peut être vue comme une promesse d’égalité, a un coût non négligeable qu’elles assument souvent seules, à la différence des hommes. Elle requiert paradoxalement[34] – passage obligé? – d’affronter un cumul d’inégalités. De ce point de vue, les responsables politiques ou syndicales du ménage à trois peuvent évoluer plus sereinement dans la sphère publique et s’employer à y instaurer l’égalité. Les conjoints ont un rôle décisif dans la constitution de ces modèles. Dans le premier modèle, ils s’allient symboliquement avec d’autres hommes pour que rien ne change dans les normes sexuées. Dans le second, ils se solidarisent avec d’autres femmes pour subvertir ces normes dans la sphère privée et publique. Or ces hommes parlent pourtant d’amour chaque fois. C’est donc bien la définition sociale de l’amour qu’il faut interroger, car elle contribue ou non à produire et reproduire les rapports de domination.

Il reste que dans l’invention de rapports sociaux plus égalitaires, des tensions relationnelles se déploient, des écarts se creusent entre ce que l’on dit, ce que l’on pense et ce que l’on fait. Des dissonances aussi. Plus exacerbées dans le couple fissionnel. Entre idéal égalitaire et rappel de leurs prérogatives de mari, les conjoints affichent leur soutien tout en posant de multiples actes de résistance. La jalousie qu’ils éprouvent montre combien l’imaginaire supplante le réel quand ils ne voient qu’abandon conjugal dans l’engagement de leur compagne. De leur côté, des responsables politiques ou syndicales tentent de concilier l’inconciliable. Elles donnent des signes que rien ne change dans la fusion conjugale tout en affirmant leur autonomie sous une forme publique, la plus visible qui soit. Elles continuent de se référer à l’idéal de l’amour romantique, alors qu’elles s’éloignent objectivement d’une mystique de service. Dans ces dynamiques contradictoires, chacune et chacun doit s’ajuster au mieux entre donner le change ou changer vraiment. Il y a aussi le double langage et la double vie pour que femmes publiques et princes consorts continuent de s’accorder. Mais peut-on s’émanciper isolément et en secret?