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Autant dans les sociétés autochtones qu’allochtones, l’adoption est une pratique fréquente, mais la finalité demeure fort différente. Dans les sociétés allochtones, l’adoption vise à reproduire ou imiter la filiation biologique. L’adoption est souvent vue comme une façon d’apporter assistance aux enfants abandonnés ou démunis. Dans la majorité des pays occidentaux, l’adoption est partiellement ou totalement médiatisée par l’État et vise à assurer la protection de l’enfant (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007 ; Selwyn et Sturgess, 2000). L’intérêt de l’enfant constitue alors le seul motif raisonnable permettant d’envisager de rompre la filiation d’origine pour lui en conférer une nouvelle (Ouellette, 1995). En ce sens, les pratiques d’adoption, médiatisées par l’État, reposent souvent sur la preuve que les familles biologiques ne sont pas en mesure de satisfaire à leurs obligations parentales et d’assurer le bon développement de l’enfant (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). Même s’il est possible pour un parent de consentir à donner son enfant en adoption, et que cette pratique s’observe dans certains pays comme les États-Unis ou la France, l’idée qu’un parent peut céder volontairement et librement son enfant est peu véhiculée et assez taboue dans les sociétés allochtones (Ouellette, 1995).

À l’inverse, dans les sociétés autochtones, il existe différents modes de transfert, d’échange et de circulation d’enfants (Lallemand, 1993). Plusieurs écrits anthropologiques soulignent la présence de pratiques coutumières qui favorisent la libre circulation des enfants, notamment en Océanie (McRae et Nikora, 2006 ; Pérousse de Montclos et al., 2001), en Afrique (Lallemand, 1980) et chez les Inuit et les Premières Nations (Guemple, 1979 ; ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012 ; Silk, 1987). Diverses formes de transfert plus ou moins permanentes et réversibles existent au sein des sociétés, dite « traditionnelles », qui peuvent aller du gardiennage provisoire ou du fosterage à l’adoption (cf. Lallemand, 1993). L’adoption n’est donc qu’une des formes de transfert possibles. Souvent définitive, l’adoption désigne le transfert d’enfants en bas âge vers de nouveaux parents (Lallemand, 1993). Ce transfert d’enfant en vue d’adoption est couramment qualifié de « don d’enfants » (Ouellette, 1995). Cette pratique repose principalement sur la cession volontaire et libre d’un enfant à un proche parent ou à un autre membre de la communauté.

Au Canada, l’adoption coutumière autochtone est pratiquée autant chez les Inuit que chez les Premières Nations (Femmes Autochtones du Québec Inc. et Regroupement des centres d’amitié autochtones du Québec, 2007 ; Makivik Corporation and the Nunavik Regional Board of Health and Social Services, 2010). Toutefois, étant donné que les façons de faire diffèrent légèrement entre ces deux groupes autochtones (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007, 2012), le présent article s’intéresse exclusivement à l’adoption coutumière inuit. Dans un premier temps, l’article dresse un bref portrait des éléments culturels qui influencent la façon dont s’articule l’adoption coutumière. Par la suite, les principales caractéristiques (motif, consentement, réversibilité, etc.) de cette pratique sont décrites, ce qui permet de faire émerger les distinctions avec les autres formes d’adoption existantes en Occident (adoption plénière, adoption simple et adoption ouverte). Puis, le statut juridique actuel de l’adoption coutumière au Québec et au Canada est présenté. Finalement, à partir d’une recension des études menées auprès des enfants inuit adoptés selon les pratiques coutumières, l’article fait état des différences observées entre adoptés et non-adoptés, notamment en ce qui a trait à leur environnement familial et à leur développement.

Référents culturels distincts au sein des sociétés allochtones et inuit

L’adoption permet d’établir un lien de filiation entre un adulte et un enfant en l’absence de liens biologiques. Cette pratique très répandue à travers le monde s’articule et évolue selon une logique propre à chaque groupe social et à chaque culture (Ouellette, 1995). Toute société a sa propre conception de la parenté, de la filiation et de ce qui caractérise l’identité d’un individu (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). Cette vision dicte l’organisation de la vie familiale et la place accordée aux enfants. Il existe d’importantes distinctions entre les sociétés allochtones et la société inuit à cet égard.

Dans les sociétés allochtones

Même si un individu naît toujours de l’union d’un gamète mâle et femelle, l’importance accordée aux facteurs biologiques varie d’une culture à l’autre (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). Selon Schneider (1980), la notion de lien de sang occupe une place prépondérante au sein de la société nord-américaine. En ce sens, les liens qui unissent un individu à ses ascendants, à ses descendants et aux autres membres de sa famille dépendent principalement de facteurs biologiques. Selon Ouellette (1998b), le lien de sang comporte une forte connotation symbolique puisqu’il représente le bagage génétique commun que partagent les membres d’une même famille. Dans les sociétés allochtones, les géniteurs sont reconnus d’office comme le père et la mère d’un nouveau-né. Le lien de sang est perçu comme un vecteur de transmission des valeurs et des caractéristiques familiales (Fine, 2001). L’instance juridique, par l’émission de l’acte de naissance, ne fait qu’entériner le lien biologique existant. La sanction juridique confère toutefois un ensemble de droits et responsabilités aux parents à l’égard de l’enfant (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). L’anthropologue Modell (1994 ; 2001) constate que dans la société nord-américaine les pratiques d’adoption visent principalement à appliquer le modèle de parenté biologique à la parenté adoptive. Tout est fait légalement pour que les parents adoptifs se sentent « comme si » l’enfant adopté était né au sein de sa famille substitut (Bowie, 2004). Toutefois, la préséance accordée aux liens biologiques transparait dans le discours populaire : l’emploi de termes comme « naturels » ou « vrais » parents pour désigner la famille biologique de l’enfant adopté tend à reléguer la filiation adoptive à un lien de second ordre (Bowie, 2004 ; Lévy-Soussan, 2002). Par ailleurs, l’adoption demeure pour bien des parents adoptifs un deuxième choix pour fonder leur famille, conséquence d’une infertilité ou d’une impossibilité de devenir parent de façon « naturelle » (Kirk, 1981, 1984).

Comme la majorité des pays en Occident, la société québécoise repose sur un système de filiation bilatérale fondé sur le modèle généalogique : il n’est possible d’être le fils ou la fille que d’un seul père et d’une seule mère (Ouellette, 1998a). Le lien parent-enfant revêt donc un caractère exclusif et unique (Lavallée, 2005). La famille « nucléaire » composée d’un père, d’une mère et de leurs enfants biologiques est demeurée pendant longtemps la seule forme d’organisation familiale socialement reconnue et autorisée (Bowie, 2004). Traditionnellement, toutes les décisions relatives aux enfants et au fonctionnement familial étaient centralisées aux mains des mêmes personnes, le père et la mère, seuls détenteurs de l’autorité parentale (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). L’implication de la famille élargie dans l’éducation des enfants demeurait donc minimale, voire négligeable (Bowie, 2004). Encore aujourd’hui, la vision d’un seul couple parental par enfant teinte le discours des parents adoptifs qui recherchent l’exclusivité de la filiation dans leurs liens avec l’enfant adopté afin de recréer ce qu’induit naturellement la filiation par le sang (Pagé, 2012). Pour certains parents adoptifs, se percevoir comme le « seul parent » est essentiel pour s’investir pleinement et de manière permanente auprès de l’enfant adopté. Ce sentiment d’exclusivité favorise le développement d’un lien de filiation et contribue à légitimer leur place auprès de l’enfant adopté (Pagé, 2012 ; Soulé et Lévy-Soussan, 2002). Selon Ouellette (2005b), l’exclusivité du lien de filiation jouerait un rôle encore plus déterminant dans la définition d’une famille que l’idéologie du lien de sang.

Ainsi, au sein des sociétés allochtones, l’adoption s’est développée comme une forme de parentalité « substitutive » ou de remplacement pour des enfants orphelins ou abandonnés. Au Québec, la première loi sur l’adoption de 1924 visait à permettre aux enfants illégitimes, nés hors des liens du mariage, d’accéder à un statut social en tout point équivalant au lien généalogique qui prévaut entre un parent et son enfant (Goubau et O’Neil, 2000 ; Ouellette, 2003). Puis progressivement, l’adoption devint au sein des sociétés dites « industrialisées » une forme de contrôle social reflétant un changement de mentalité où l’État se devait de jouer un rôle plus proactif afin de promouvoir le bien-être des enfants et de les protéger de l’exploitation et des abus (Lavallée, 2005 ; Sokoloff, 1993). Dans cette lignée, l’État québécois adopte en 1975 la Charte des droits et libertés de la personne dans laquelle sont reconnus un certain nombre de droits à l’enfant, dont notamment le droit à la protection, à la sécurité et à l’attention de ses parents (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). De plus, à travers la Loi de la protection de la jeunesse de 1977, le législateur québécois s’autorise dans le « meilleur intérêt de l’enfant » à s’ingérer dans la vie privée des familles afin de s’assurer que l’enfant évolue dans un environnement pouvant offrir une réponse à ses besoins fondamentaux d’ordre moral, intellectuel, affectif et psychologique. Si le milieu familial est jugé comme incapable d’assurer de fait le soin, l’entretien et l’éducation de son enfant, l’État peut procéder à un placement temporaire de l’enfant dans un milieu substitut. Dans certaines situations, lorsque les difficultés des parents semblent persistantes et nuisibles pour le développement de l’enfant, ce dernier peut être placé jusqu’à sa majorité ou adopté. Lors d’un placement en contexte de protection de la jeunesse, le processus judiciaire complexe sous-jacent peut conduire à introduire un rapport asymétrique et potentiellement conflictuel entre les familles biologiques et adoptives qui se font compétition pour détenir l’exclusivité du rôle parental auprès de l’enfant (Bowie, 2004 ; Pagé, 2012). Outre l’adoption en contexte de protection de la jeunesse, il demeure possible, au Québec, de consentir librement à l’adoption de son enfant, toutefois ces situations demeurent peu fréquentes.

En mettant l’accent sur le meilleur intérêt de l’enfant, le législateur québécois tend à donner préséance aux droits individuels et aux intérêts de l’enfant sur d’autres considérations d’ordre familial ou social. En ce sens, les pratiques en protection de l’enfance s’inscrivent dans la vision plus égocentrique et individualiste qui caractérise les sociétés allochtones en Occident. Au sein de la culture nord-américaine, chaque individu se définit comme une personne unique, autonome, qui poursuit ses propres objectifs (Kirmayer, 2007). La société valorise que les individus démontrent une pensée articulée, voire originale et qu’ils défendent de façon constructive leurs opinions. C’est donc l’affirmation du caractère unique de chaque individu qui est valorisé et favorisé (Kirmayer, 2007). Dans le même ordre d’idée, Bellah et ses collègues (1985) décrivent deux visions de l’individu qui caractérisent la société nord-américaine moderne. L’individualisme expressif encourage l’individu à partager et à exprimer sa vie émotionnelle et ses propres valeurs morales dans un souci d’authenticité personnelle. À l’inverse, d’un point de vue plus rationnel, l’individualisme utilitaire définit l’individu comme un être pragmatique qui poursuit ses propres objectifs dans le but de maximiser son bien-être personnel et d’accumuler le plus possible de biens matériels et de pouvoir (Bellah et al., 1985). Cette pensée individualiste et égocentrique contraste avec la vision communautaire et collectiviste qui a préséance au sein des sociétés autochtones, comme chez les Inuit (Kirmayer, 2007).

Dans la société inuit

Les Inuit conçoivent l’individu en perpétuelle communion et interaction avec l’environnement, la nature et les autres êtres vivants qui l’entourent (Stairs, 1992 ; Stairs et Wenzel, 1992). Au cœur de plusieurs traditions inuit, il se trouve en contact avec les esprits des ancêtres (Saladin d’Anglure, 1998 ; Viveiros de Castro, 1998). C’est donc une vision de l’individu à la fois écocentrique, en harmonie avec la nature, et cosmocentrique, en contact avec l’univers, qui caractérise la pensée inuit (Kirmayer, 2007). L’individu évolue dans un environnement naturel où il doit tendre à maintenir le juste équilibre des choses. Cette vision organique et harmonieuse de l’individu en relation avec l’environnement extérieur, et notamment avec l’esprit de ses ancêtres, transparait dans les rituels entourant la mort et l’attribution d’un prénom aux nouveau-nés, et influence indirectement la façon dont se tissent les liens de filiation au sein de la communauté.

En Inuktitut langue des Inuit, le terme « toqu- » signifiant la mort désigne un état provisoire et temporaire (Saladin d’Anglure, 1998). Dans les communautés inuit, il existe une croyance en une sorte de réincarnation des défunts dans les nouveau-nés (Saladin d’Anglure, 1998). La coutume veut que le prénom d’un défunt soit donné au nouveau-né au moment de la naissance ou de l’adoption. Les caractéristiques physiques ou les traits de caractère d’un nouveau-né seront interprétés comme un signe de la volonté des trépassés de renaitre à travers tel ou tel enfant (Pauktuutit Inuit Women of Canada, 2006 ; Saladin d’Anglure, 1998). Ainsi, porter le prénom d’un ancêtre confère automatiquement au nouveau-né la personnalité et les qualités acquises par son prédécesseur (Pauktuutit Inuit Women of Canada, 2006 ; Saladin d’Anglure, 1998). Un individu porte souvent plus d’un prénom, comme lors d’une adoption où l’enfant s’en voit attribuer deux : l’un par la famille biologique et l’autre par la famille adoptive (Houde, 2003 ; Larivière, 2013). Ainsi, un individu peut être désigné au sein du groupe par différentes appellations, dont certaines font référence à la filiation éponymique, c’est-à-dire à la relation qui unissait le défunt dont il porte le prénom aux autres membres de la communauté (Saladin d’Anglure, 1998). Un même individu peut avoir plusieurs prénoms et différentes personnes d’une même communauté peuvent porter le même prénom. Entre eux, les individus titulaires du même éponyme utiliseront le terme « avvaq- » signifiant moitié pour indiquer qu’ils partagent une partie d’une même âme (Saladin d’Anglure, 1998). Ainsi, au sein de la culture inuit, des liens spirituels forts existent entre le monde des vivants et celui des morts. Le prénom que porte un individu possède une forte connotation symbolique, et la filiation éponymique qui le lie à l’ancêtre dont il porte le nom a beaucoup plus d’importance que la filiation généalogique déterminée par les liens du sang.

Ainsi, chez les Inuit, les facteurs biologiques ont peu d’importance pour déterminer l’appartenance d’un individu à un groupe qu’il reconnait comme sa famille. Comme dans bien d’autres sociétés dite « traditionnelles », des facteurs comme la résidence, l’accès à la terre, la participation à la vie communautaire et la proximité géographique ou émotive joueront un rôle déterminant (Edwards et Strathern, 2000). Par ailleurs, les mariages, les adoptions et les autres formes d’échange ou de transfert d’enfants susciteront constamment l’établissement de nouveaux liens filiaux, et, indirectement, la redéfinition de qui est membre d’une même famille (Lallemand, 1993). Ainsi, chez les Inuit, les réseaux de parenté sont souvent très vastes et incluent les membres de la famille élargie et parfois d’autres membres de la communauté. Au sein des communautés, il existe des rapports hiérarchiques entre les générations (Houde, 2003). Face aux ainés, les générations subséquentes doivent être obéissantes et respectueuses. Les enfants, quant à eux, occupent une place de choix (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). En effet, l’enfant représente beaucoup plus que l’opportunité de poursuivre la lignée familiale, il est aussi une ressource économique et sociale à chérir (Morse, 1980 ; Silk, 1987). Dans la culture inuit, l’enfant est considéré comme un « don des esprits », un cadeau qui a un apport significatif ou substantiel à l’avenir du groupe (Commission royale sur les peuples autochtones, 1996 ; Morse, 1980). Par ailleurs, il est vu très tôt comme doté de sa propre liberté de pensée et d’action (Lallemand, 1993 ; Morse, 1980). Les enfants étant perçus comme de « jeunes adultes dans un corps immature », relativement peu de limites et de règles leur sont imposées et une grande liberté d’action leur est accordée (Guemple, 1979 ; Pauktuutit Inuit Women of Canada, 2006). Leur bien-être demeure un souci collectif et il incombe à tous les membres de la communauté d’en prendre soin et de subvenir à leurs besoins (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). Ainsi, l’éducation et la discipline des enfants sont des responsabilités partagées et tous les adultes peuvent exercer une forme d’autorité auprès d’eux. Les ainés jouent souvent un rôle privilégié puisque les Inuit valorisent que les enfants soient entourés de personnes âgées, porteuses de la tradition (Larivière, 2013).

Au sein des communautés inuit, il existe différents modes d’échange ou de transfert d’enfants, allant du gardiennage temporaire à l’adoption permanente. Les anthropologues soulignent que l’adoption coutumière y occupe différentes fonctions. Selon Dunning (1962) et Rousseau (1970), l’adoption coutumière permet un ajustement démographique et vise à assurer un meilleur équilibre entre les individus et les ressources disponibles. De son côté, Spencer (1959) considère que l’adoption favorise l’élargissement des liens de coopération au-delà de la cellule familiale. D’autres anthropologues (Guemple, 1979 ; Lallemand, 1993 ; Saladin d’Anglure, 1998) estiment que l’adoption n’est qu’un des moyens existants au sein des communautés inuit pour permettre une flexibilité dans la négociation des rapports sociaux, au même titre que le transfert de biens ou l’échange de conjoints ou d’enfants. Selon eux, l’adoption permet l’établissement de liens supplémentaires entre les familles, ce qui facilite une meilleure distribution des ressources dans le meilleur intérêt de chacun. Ainsi, tous les transferts ou échanges d’enfants au sein des communautés se font en considérant l’intérêt de l’enfant, mais s’imbriquent dans une vision holistique qui prend en compte l’intérêt de la famille, de la communauté et de la nation (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). Les motifs entourant l’adoption d’un enfant par un autre membre de la communauté vont bien au-delà des stricts besoins de protection ou de sécurité pour l’enfant et répondent à des considérations sociales plus générales (Houde, 2003 ; Larivière, 2013 ; Silk, 1987). Ainsi, chez les Inuit, l’adoption coutumière n’est pas une pratique marginale, elle découle de la vision communautaire et collectiviste propre aux communautés autochtones. La notion de droits individuels a relativement peu d’écho dans la société inuit comparativement à ce qui est le cas dans les sociétés allochtones, les droits individuels étant perçus comme tributaires des besoins collectifs et de l’intérêt de l’ensemble de la communauté. Chez les Inuit, l’adoption coutumière vise, en premier lieu, à favoriser le maintien d’un équilibre sain dans les communautés. L’enfant adopté, de par la vitalité qu’il apporte au sein de sa nouvelle famille, est une plus-value inestimable pour celui qui l’accueille (Ouellette, 1995). Culturellement, « céder son enfant » est donc vu comme « faire un cadeau ».

Les caractéristiques de l’adoption coutumière inuit

L’adoption coutumière réfère à la prise en charge par un autre membre de la communauté d’un enfant qui n’est pas le sien, dans le respect des coutumes et traditions autochtones. La majorité des adoptions ont lieu à la naissance ou lorsque les enfants sont en très bas âge (Houde, 2003), toutefois dans certains cas il arrive qu’un enfant soit adopté plus tardivement. Cette pratique qui repose principalement sur une tradition orale et ne nécessite aucune intervention de l’État ou des tribunaux est très répandue dans les communautés inuit de la région Arctique. Au Nunavik, un tiers des enfants sont adoptés selon les pratiques coutumières (Rochette et al., 2007).

Motifs menant à l’adoption

Les anthropologues ont dressé différentes typologies des motivations pouvant amener un parent à vouloir donner son enfant en adoption (Dunning, 1962 ; Guemple, 1979 ; Rousseau, 1970). Autant des événements situationnels isolés que des considérations sociétales plus générales peuvent justifier qu’un enfant soit donné en adoption. Tout d’abord, des changements dans l’organisation familiale peuvent amener des parents à vouloir se séparer d’un de leurs enfants, par exemple à la suite d’un décès, d’un divorce, ou en raison de difficultés familiales ou financières importantes (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). Une grossesse adolescente, des difficultés au cours de l’accouchement ou la nécessité de services de santé spécialisés pour le nouveau-né peuvent aussi venir motiver le choix de donner son enfant en adoption (Houde, 2003 ; Morse, 1980 ; Silk, 1987). Des grossesses rapprochées ou une inégalité dans la distribution des genres au sein de la famille peuvent également influencer la décision (Houde, 2003).

Un enfant peut aussi être donné en adoption en raison du contexte social : afin de créer des alliances, de consoler un couple infertile ou une femme endeuillée par la perte d’un proche, ou encore en signe de gratitude pour un acte posé (Houde, 2003 ; Morse, 1980 ; Silk, 1987). De plus, comme le veut la coutume, les Inuit donnent souvent le premier enfant à la grand-mère maternelle, en signe de respect et de gratitude envers les ainés (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). Par ailleurs, Guemple (1979) rapporte que dans les cas d’adoptions tardives, c’est parfois l’enfant lui-même qui demande à être adopté par un proche parent avec qui il partage certaines affinités.

Pour ce qui est des parents adoptifs, diverses raisons peuvent les amener à accepter un enfant (Rousseau, 1970). Parfois, un couple souhaite adopter en raison de leur infertilité ou pour équilibrer le rapport des sexes dans leur maisonnée. Toutefois, le simple désir d’avoir un enfant est considéré comme un motif valable et suffisant pour adopter. Quant aux ainés, il arrive qu’ils adoptent pour se sentir utiles en apportant une contribution significative à la communauté (Houde, 2003 ; Silk, 1987).

Consentement à l’adoption

Une des principales caractéristiques de l’adoption coutumière inuit est l’aspect consensuel du transfert de l’enfant des parents biologiques aux parents adoptifs (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). En général, les deux familles se connaissent et toutes les décisions sont prises d’un commun accord. Lors d’une adoption tardive, l’enfant consent aussi à son adoption (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). Généralement, l’enfant est adopté par un membre de la famille élargie. Ce sont souvent les oncles et tantes ou les grands-parents qui adoptent l’enfant. Il arrive que le processus implique une certaine forme de rétribution par le don d’objets ; toutefois, cette pratique n’est pas répandue dans toutes les communautés de l’Arctique (Houde, 2003 ; Morse, 1980). Même si l’adoption coutumière est basée sur un geste libre, altruiste, et sur une entente consensuelle entre les parties, il existe culturellement une certaine forme d’obligation sociale à prendre un enfant si celui-ci est offert. Historiquement, c’étaient les grands-mères maternelles qui choisissaient les parents adoptifs (Houde, 2003 ; Pauktuutit Inuit Women of Canada, 2006). Mais les récentes consultations menées en 2010 par la société Makivik indiquent que leur implication dans le processus décisionnel entourant l’adoption d’un enfant a beaucoup diminué (Larivière, 2013). Les jeunes mères monoparentales subissent toutefois encore une certaine pression sociale afin qu’elles donnent leur premier enfant à leur propre mère, tel que le veut la coutume (Houde, 2003 ; Larivière, 2013).

Préservation du lien de filiation et partage de l’autorité parentale

L’adoption coutumière crée de nouveaux liens familiaux entre l’enfant adopté et ses parents adoptifs, sans supprimer l’identité d’origine de l’enfant. Ainsi, la nouvelle filiation s’ajoute à la précédente (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). Pour signifier son appartenance aux deux familles, l’enfant adopté porte souvent deux prénoms, l’un choisi par sa famille d’origine et l’autre par sa famille adoptive (Houde, 2003 ; Saladin d’Anglure, 1998). L’adoption coutumière confère aux parents adoptifs les mêmes droits et obligations envers les enfants adoptés qu’envers leurs autres enfants (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). Concrètement, les enfants adoptés doivent être traités de la même façon que les autres enfants (Houde, 2003 ; Saladin d’Anglure, 1998 ; Silk, 1987). Habituellement, l’autorité et la responsabilité des soins à l’enfant incombent aux parents adoptifs, et l’adoption se veut permanente, c’est pourquoi elle entraine la création d’une nouvelle filiation (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). Cependant, lors des consultations menées en 2010 dans le cadre des travaux du groupe de travail sur l’adoption coutumière en milieu autochtone, il ressort qu’une réadoption des enfants est parfois envisagée, notamment lors du décès des parents adoptifs, cette pratique visant à être flexible et à s’adapter à chaque situation particulière (Larivière, 2013).

Confidentialité et contacts

L’adoption coutumière inuit se veut une pratique ouverte et non confidentielle. L’enfant est informé à un très jeune âge des raisons entourant son adoption. Cette annonce se fait généralement sous forme de jeu ou de petites mises en scène (Houde, 2003). Par ailleurs, l’enfant peut librement entrer en contact avec ses parents biologiques (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). Étant donné qu’il arrive fréquemment que l’enfant d’une jeune mère soit adopté par les grands-parents, les enfants adoptés vivent souvent dans la même maison que leur mère biologique (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007) en conséquence d’une pénurie de logements au Nunavik. Par contre, lorsque l’enfant est adopté par des membres de la parenté (oncle, tante), il vit plus souvent dans une autre maisonnée et parfois même dans un autre village (Silk, 1987). Ainsi, il arrive que les contacts entre les enfants adoptés et leurs parents d’origine soient occasionnels ou inexistants. Malgré tout, les Inuit considèrent qu’une connaissance de ses origines et la possibilité de maintenir des contacts avec certains membres de la famille biologique sont garantes du bien-être de l’enfant adopté (Houde, 2003).

Somme toute, l’adoption coutumière est une pratique flexible qui a su perdurer et évoluer au gré des transformations qu’ont connues les communautés au courant des dernières années (Larivière, 2013). Très ancrée au sein de la culture inuit, cette pratique ouverte, consensuelle, qui repose sur le don volontaire d’un enfant à un proche parent se distingue de façon importante des autres formes d’adoption existantes en Occident.

L’adoption coutumière et les autres formes d’adoption

Au-delà des différences quant aux motifs entourant l’adoption d’un enfant, d’autres distinctions importantes existent entre les pratiques d’adoption inuit et les autres formes d’adoption existantes en Occident. Ainsi, l’adoption coutumière telle que pratiquée par les Inuit est 1) non confidentielle, 2) préserve la filiation biologique et 3) permet le maintien de contacts avec la famille biologique. Ces principaux éléments la distinguent des autres formes d’adoption telles que l’adoption plénière, l’adoption simple ou sans rupture du lien de filiation et l’adoption ouverte.

Au Québec, la seule forme d’adoption légalement reconnue est l’adoption plénière(Ouellette, 2003). Elle se définit comme « un régime d’adoption qui entraîne la rupture totale des liens de filiation de l’enfant avec sa famille d’origine. Cette adoption confère à l’enfant une filiation qui se substitue à sa filiation d’origine » (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2010 : 51). Qu’il s’agisse d’une adoption à la naissance ou d’une adoption en contexte de protection de la jeunesse, le jugement d’adoption simule une parenté biologique entre adoptant et adopté qui est, sur le plan juridique, en tout point équivalente au lien de sang (Logan et Smith, 2005 ; Ouellette, 1995). L’enfant adopté détient les mêmes droits dans sa famille adoptive que s’il était un enfant biologique. Concrètement, les parents adoptifs peuvent donner à l’enfant de nouveaux noms et prénoms et deviennent les nouveaux détenteurs de l’autorité parentale (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). En général, l’adoption est confidentielle et l’enfant adopté ne maintient aucun lien avec ses parents d’origine après l’adoption. L’adoption plénière rompt définitivement le lien de filiation qui existe entre l’enfant et sa famille biologique, et les noms des parents biologiques sont retirés de l’acte de naissance. Habituellement, le législateur québécois impose l’intervention du directeur de la protection de la jeunesse dans tout processus d’adoption. Toutefois, s’il s’agit d’une adoption intrafamiliale, seul un consentement spécial octroyé par les parents biologiques en faveur d’un membre de la famille élargie ou du conjoint d’un des parents est nécessaire. Le tribunal entérine alors l’adoption librement consentie et modifie les liens filiaux établis en remplaçant la filiation biologique par la filiation adoptive, sauf dans les cas d’adoption de l’enfant du conjoint où on laisse subsister le lien de filiation de l’enfant avec son parent (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007).

À l’inverse de l’adoption plénière, l’adoption simple et l’adoption sans rupture du lien de filiation préservent le lien de filiation d’origine existant entre l’enfant adopté et ses parents biologiques. L’adoption simple est « un régime d’adoption qui permet de juxtaposer les statuts d’enfants biologiques et adoptifs » (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2010 : 51). La nouvelle filiation de l’enfant s’ajoute à sa filiation d’origine. L’enfant conserve son acte de naissance original et les noms des parents adoptifs y sont ajoutés. Le prénom de l’enfant n’est pas modifié (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). L’adoption simple est possible dans différents pays comme la France, la Belgique, la Grèce, l’Italie, le Luxembourg et le Portugal. Ce type d’adoption est surtout privilégié lors d’adoption intrafamiliale, d’adoption d’enfants plus âgés ou lors de l’adoption de l’enfant du conjoint. La préservation du lien peut s’accompagner du maintien de différentes formes de relation entre l’enfant adopté et sa famille d’origine, mais l’autorité parentale demeure détenue par les parents adoptifs (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007).

L’adoption ouverte est une adoption plénière qui déroge de façon plus ou moins importante au principe de confidentialité (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). Dans divers pays comme les États-Unis, l’Angleterre, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, cette forme d’adoption (« open adoption ») est pratiquée depuis longtemps. Elle permet à l’enfant adopté de maintenir une certaine forme de contact avec sa famille d’origine. Il peut s’agir de contacts directs, sous forme de rencontres en face à face, ou indirects, à travers l’échange de photos ou de lettres (Fratter, 1996 ; Macaskill, 2002 ; Neil et Howe, 2004). Il arrive que l’information passe par un intermédiaire ; il s’agit alors d’une adoption semi-ouverte (Grotevant et McRoy, 2008). L’information échangée est parfois anonymisée, la confidentialité n’étant pas complètement levée. Ainsi, l’adoption ouverte repose sur une entente de communication verbale ou écrite entre les parents biologiques et les parents adoptifs. En général, l’entente de communication demeure flexible et peut être modifiée. Il s’agit de trouver un équilibre pour que tous les membres de la triade adoptive soient à l’aise avec l’intensité des contacts (Grotevant et McRoy, 2008 ; Wrobel et al., 2003). Toutefois, peu importe les modalités des contacts existants entre les deux familles, les parents adoptifs demeurent les seuls détenteurs de l’autorité parentale et l’adoption n’est pas réversible.

Ainsi, contrairement à l’adoption plénière et l’adoption ouverte, qui rompent de façon définitive le lien de filiation biologique, l’adoption coutumière vise à maintenir les liens de l’enfant avec ses racines. Elle s’apparente à l’adoption simple ou à l’adoption sans rupture du lien de filiation et préserve le lien de filiation qui unit l’enfant à sa famille biologique. Par ailleurs, de façon similaire à l’adoption ouverte qui autorise certains échanges directs ou indirects entre les familles biologiques et adoptives, l’adoption coutumière est non confidentielle et se caractérise souvent par des contacts réguliers, parfois quotidiens, entre l’enfant adopté et son parent biologique. De plus, tout comme l’ensemble des formes d’adoption présentées, l’adoption coutumière se veut permanente, toutefois elle souhaite demeurer flexible et pouvoir s’adapter à chaque situation. Contrairement aux autres formes d’adoption, elle n’implique pas les tribunaux et repose sur une entente verbale entre les parents adoptifs et les parents biologiques, qui peut être modifiée au besoin. Il s’agit d’une adoption intrafamiliale qui repose sur la décision volontaire d’un parent de donner son enfant en adoption. Le consentement à l’adoption est possible dans divers pays comme la France, les États-Unis et le Canada, mais ces adoptions demeurent assez peu fréquentes et le consentement doit être donné par écrit et entériné par les tribunaux, ce qui n’est pas le cas en droit coutumier inuit.

État actuel du droit en matière d’adoption coutumière au Québec et au Canada

Les lois canadiennes et conventions particulières qui régissent les questions en matière autochtone au Québec, comme la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) et la Loi sur les autochtones Cris, Inuit et Naskapis mentionnent l’existence d’une forme d’adoption selon les règles coutumières (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007 ; Otis, 2008). Par ailleurs, la jurisprudence canadienne tend à reconnaitre que l’adoption coutumière constitue un droit ancestral protégé en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (Otis, 2011). De plus, le Canada a limité l’application de certains articles contenus dans la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies (1989) et la Convention de La Haye sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale (1993) afin qu’ils ne contreviennent pas aux formes de garde coutumière pratiquées au sein des peuples autochtones (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). Ces quelques éléments témoignent d’une certaine forme de reconnaissance des pratiques coutumières autochtones par le gouvernement canadien. Cependant, étant donné les règles du partage de compétence entre le pouvoir fédéral et les provinces, la législation en matière d’adoption et d’autorité parentale demeure une compétence provinciale et les communautés autochtones demeurent assujetties au droit applicable dans chaque province. En conséquence, la reconnaissance de l’adoption coutumière et des effets juridiques associés varie grandement à travers le Canada (Baldassi, 2006 ; Otis, 2011).

Au Québec, en vertu du Code civil en vigueur, l’adoption plénière est la seule forme d’adoption autorisée et légalement reconnue. Ainsi, il n’est actuellement pas possible de préserver la filiation biologique au-delà de l’adoption et même s’il arrive que les parents biologiques aient des contacts avec les parents adoptifs durant le processus d’adoption, il est relativement peu fréquent que ceux-ci perdurent une fois l’adoption finalisée (Goubau et Beaudoin, 1996 ; Noël, 1997 ; Ouellette, 2005a). Les autochtones considèrent que ces pratiques contreviennent à l’essence même de l’adoption coutumière, qui vise à maintenir les liens de l’enfant adopté avec ses racines, sa langue et sa culture (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2012). Depuis plusieurs années, les communautés autochtones du Québec revendiquent donc que l’adoption coutumière soit formellement reconnue, et que les lois soient modifiées en conséquence (Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador et Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador, 2005 ; Makivik Corporation and the Nunavik Regional Board of Health and Social Services, 2010). Dans les communautés inuit, un mécanisme de reconnaissance a été mis en place depuis 1994 par le Bureau régional de la santé et des services sociaux du Nunavik afin de concilier les pratiques traditionnelles avec les exigences du Code civil du Québec en matière d’adoption. Ainsi, un représentant désigné par la communauté peut, lorsqu’une adoption s’est déroulée conformément aux pratiques coutumières, en faire état au Directeur de l’état civil qui émettra un nouvel acte de naissance où ne figureront que les noms des parents adoptifs (ministère de la Justice et ministère de la Santé et des Services sociaux, 2007). À l’heure actuelle, de nombreux défis demeurent quant à la reconnaissance des effets de l’adoption coutumière en droit canadien et certains juristes contestent l’existence d’une telle procédure administrative puisqu’elle n’est pas légalement autorisée en vertu du Code civil québécois (Grammond, 2014 ; Otis, 2013).

Ailleurs au Canada, seules quatre provinces ont légiféré en matière d’adoption coutumière. Les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut ont créé une loi distincte reconnaissant formellement l’adoption coutumière (Loi sur la reconnaissance de l’adoption selon les coutumes autochtones,1994). La Colombie-Britannique (1995) et le Yukon (2008) ont, quant à eux, décidé d’ajouter des dispositions spécifiques sur l’adoption coutumière à leurs lois actuelles (cf. Baldassi, 2006 ; Otis, 2008).

Ainsi, l’adoption coutumière apparait comme une pratique bien précise, qui existe chez les Inuit depuis de nombreuses années. Même si, pour l’instant, cette pratique n’est pas pleinement reconnue sur le plan juridique par les instances canadiennes et québécoises, le législateur québécois a, par deux fois, déposé un projet de loi visant à modifier le Code civil actuel afin de reconnaitre la réalité juridique propre au contexte autochtone. Ces projets sont toutefois morts au feuilleton (PL 47, 2013 ; PL 81, 2012). À l’heure actuelle, cette pratique concerne environ un tiers des enfants de moins de 17 ans vivant au Nunavik (Rochette et al., 2007). En conséquence, il apparait intéressant de documenter, dans la dernière partie de l’article, quelles sont les différences observées entre adoptés et non-adoptés, notamment en ce qui a trait à leur environnement familial et à leur développement.

Le développement des enfants inuit adoptés selon les pratiques traditionnelles

Quelques écrits anthropologiques et ethnologiques (Guemple, 1979 ; Rousseau, 1970 ; Houde, 2003) permettent de décrire la pratique coutumière, mais seule l’étude de Guemple (1979) fournit des observations pertinentes sur le développement et le bien-être des enfants adoptés. Basée sur des enquêtes de terrain menées dans les années 1970 dans les communautés inuit des îles de Baffin, du Nunavik et du Nunavut, Guemple (1979) rapporte une certaine forme d’inégalité dans le traitement réservé aux enfants adoptés et non adoptés. En ce sens, il souligne que les enfants adoptés plus vieux (après 3 ans) sont parfois moins bien nourris, habillés et aimés que les enfants adoptés plus jeunes. À l’inverse, il mentionne avoir aussi observé que parfois les enfants inuit adoptés sont mieux traités et moins susceptibles d’être confiés de nouveau à une autre personne comparativement aux autres enfants de la famille. Toutefois, au sein des communautés, il est largement documenté qu’à l’intérieur d’une même maisonnée certains enfants bénéficient parfois de certains privilèges (Pauktuutit Inuit Women of Canada, 2006). En ce sens, il est possible que ces observations témoignent davantage d’un trait culturel que d’une forme de discrimination entre adoptés et non-adoptés. À l’heure actuelle, peu d’études empiriques permettent de comparer le développement des enfants adoptés et non adoptés, seulement trois études ayant été recensées (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2007 ; Decaluwe et al., 2015 ; Fletcher, 1996).

La première étude menée par Fletcher (1996) s’intéresse à la situation de 97 enfants d’âge scolaire suivis par les services de protection de la jeunesse de la baie d’Ungava (37 adoptés et 60 non adoptés). Elle démontre que contrairement aux enfants non adoptés (âge moyen = 9,4 ans), les enfants adoptés (âge moyen = 11,4 ans) sont plus nombreux à être victimes d’agression sexuelle, présentent davantage de problèmes de consommation d’alcool et ont un plus haut taux d’absentéisme scolaire. De façon similaire, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) a analysé 139 dossiers d’enfants suivis par la protection de la jeunesse, dont 28 % sont des enfants adoptés. Dans son rapport, elle constate que dans la baie d’Hudson, 65 % des enfants adoptés sont déplacés d’une famille à une autre et que plusieurs parents adoptifs ne sont pas en mesure d’assurer le bon développement des enfants qui leur sont confiés (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2007). En ce sens, la CDPDJ recommande que toute adoption traditionnelle soit précédée d’une évaluation psychosociale de la situation de l’enfant et des parents adoptifs. Toutefois, il n’est pas possible de conclure à partir des résultats de ces études à une relation de causalité entre l’adoption coutumière et le bien-être ou le développement des enfants. En effet, ces deux études portent exclusivement sur un échantillon d’enfants suivis par la protection de la jeunesse, leurs conclusions ne peuvent donc pas être généralisées à l’ensemble des situations d’adoption coutumière. Par ailleurs, aucun outil clinique standardisé n’a été utilisé pour évaluer le développement des enfants, les résultats reposant exclusivement sur une analyse des informations contenues au dossier de l’enfant. De plus, au sein des situations étudiées par la commission, la proportion d’enfants adoptés (28 %) demeure comparable à celle généralement observée dans la population générale (30 %) (Rochette et al., 2007), ce qui laisse à penser que les situations d’enfants adoptés selon les pratiques traditionnelles ne représentent pas une plus grande part des dossiers pris en charge en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse. Dans ses conclusions, Fletcher (1996) précise que le statut d’adoption ne peut probablement pas expliquer à lui seul les écarts observés. Il constate notamment que les enfants adoptés et non adoptés évoluent dans des environnements familiaux fort différents. Il rapporte que les parents adoptifs sont significativement plus âgés et présentent moins de problèmes de consommation d’alcool et de drogue. Il souligne également qu’au sein des communautés, les ainés sont souvent moins accoutumés au système scolaire et peut-être moins enclins à encourager la persévération scolaire ; ce qui peut contribuer à expliquer le haut taux d’absentéisme chez les enfants adoptés. Par ailleurs, pour plusieurs ainés, l’éducation des enfants repose surtout sur l’observation et l’essai-erreur plutôt que sur l’instruction (Pauktuutit Inuit Women of Canada, 2006). Ainsi, ces deux études ne permettent pas de statuer si le fait d’être adopté constitue un facteur de risque au développement de problèmes ultérieurs.

À l’heure actuelle, une seule étude sur l’adoption coutumière a été menée auprès d’un échantillon non clinique d’enfants inuit du Nunavik (Decaluwe et al., 2015). Cette étude visait à déterminer l’impact du statut d’adoption sur le développement de problèmes d’attention externalisés ou internalisés à l’âge scolaire. Au total, 277 enfants (231 enfants non adoptés et 46 enfants adoptés) ont été suivis de la naissance à l’âge scolaire (âge moyen = 11,3 ans). Des informations prénatales telles que l’âge de la mère biologique à l’accouchement, la parité, le poids du bébé et la consommation de substance durant la grossesse (tabac, alcool, drogue) ont été obtenues à partir du dossier médical et des entrevues maternelles réalisées durant la grossesse et au premier mois postpartum. Par ailleurs, à l’âge scolaire, une autre entrevue semi-structurée a été menée auprès du principal donneur de soins (parent adoptif ou biologique) permettant de documenter différentes caractéristiques sociodémographiques (âge, degré de scolarité, état civil, statut socio-économique) et de mesurer la qualité de l’environnement familial (détresse psychologique, violence domestique et consommation de substances). De plus, des informations sur le fonctionnement scolaire de l’enfant (problèmes d’attention, externalisés ou internalisés) ont été collectées auprès du professeur titulaire à l’aide d’un questionnaire standardisé. Les résultats de cette étude démontrent qu’à la naissance, les enfants adoptés se distinguent peu des enfants non adoptés. Même si les enfants adoptés sont généralement nés de mère plus jeune, il n’y a pas de différence significative entre les deux groupes en ce qui a trait à la durée de gestation et au poids du bébé. Par contre, à l’âge scolaire, les enfants adoptés et non adoptés évoluent dans des environnements familiaux très distincts. Les enfants adoptés sont élevés par des parents adoptifs plus âgés, moins éduqués et plus nombreux à bénéficier de l’aide sociale. Toutefois, les parents adoptifs rapportent moins de symptômes dépressifs, de violence domestique et de consommation d’alcool dans la dernière année lorsqu’ils sont comparés aux parents des enfants non adoptés. Ainsi, il apparait qu’à l’âge scolaire, les enfants adoptés connaissent davantage de précarité socio-économique, mais ils sont moins exposés à divers facteurs des risques psychosociaux (symptômes dépressifs, violence et consommation d’alcool) au sein de leur famille. Par ailleurs, les analyses statistiques ont permis de mettre en évidence que même si les enfants adoptés présentent plus de problèmes externalisés à l’école que les enfants non adoptés, le statut d’adoption n’explique pas les écarts observés ; d’autres variables comme l’exposition prénatale au tabac et les moins bonnes habiletés non verbales du parent adoptif contribuent davantage à expliquer les différences observées (Decaluwe et al., 2015).

Les résultats de cette étude contrastent avec ceux des études sur l’adoption domestique réalisée en contexte allochtone. En effet, certaines de ces études rapportent que les enfants adoptés sont de plus petit poids et qu’ils sont régulièrement exposés à des substances tératogènes durant le développement prénatal (Crea et al., 2009 ; Maughan et al., 1998). Cependant, une fois adoptés, ils évoluent dans un environnement familial significativement plus cossu et auprès de parents plus scolarisés, bénéficiant d’un statut socio-économique plus élevé que les enfants non adoptés (Fergusson et al., 1995 ; Maughan et al., 1998). Par ailleurs, plusieurs de ces études constatent que les enfants adoptés présentent généralement davantage de comportements délinquants et agressifs que les enfants non adoptés (Deater-Deckard et Plomin, 1999 ; Howard et al., 2004 ; Keyes et al., 2008). Il est à noter que peu de ces études sont en mesure de contrôler pour l’effet potentiel de variables prénatales comme l’exposition in utero au tabac pourtant reconnue pour avoir une influence importante sur le développement ultérieur de problèmes d’attention et de problèmes externalisés (Desrosiers et al., 2013 ; Gaysina et al., 2013). En effet, dans les études sur l’adoption, les informations concernant la période prénatale sont souvent difficiles à documenter avec précision.

Par ailleurs, les différences importantes entre les résultats des études sur l’adoption coutumière et celles sur les pratiques d’adoption non autochtones témoignent que le contexte dans lequel se réalise l’adoption coutumière est fort distinct de celui qui prévaut dans les sociétés allochtones Il est possible de croire que le contexte culturel dans lequel s’imbrique la pratique de l’adoption coutumière contribue en partie à expliquer les différences observées. En ce sens, le modèle de niche développementale développée par Super et Harkness (1986) apporte un certain éclairage. En effet, selon eux, le développement d’un enfant est fortement influencé par le contexte culturel et social dans lequel il évolue. Ils considèrent qu’au-delà des caractéristiques concrètes de l’environnement physique, le développement de l’enfant dépend des pratiques parentales culturellement transmises et des croyances et attitudes parentales, aussi appelées ethnothéories parentales. Ainsi, les interactions parent-enfant sont directement modulées par les idées et les croyances des parents à propos des besoins développementaux des enfants et de ce qui est approprié de faire ou non pour y répondre (Harkness et Super, 1995, 1996). Citons, à titre d’exemple, la façon dont les jeunes enfants sont éduqués et disciplinés au sein des communautés inuit. Tel que mentionné précédemment, les Inuit conçoivent l’enfant comme un jeune adulte dans un corps immature. Très tôt, l’enfant est vu comme un être capable de penser et d’agir librement. Par conséquent, les parents leur imposent relativement peu de limites, ils les encouragent à faire leurs propres expériences et usent de l’ignorance intentionnelle plutôt que de la réprimande pour les discipliner ; les enfants étant perçus comme capables de comprendre par eux-mêmes l’objet du mécontentement des adultes (Guemple, 1979 ; Pauktuutit Inuit Women of Canada, 2006).

Dans le même ordre d’idée, il est probable que le contexte culturel spécifique entourant l’adoption coutumière, nommément l’aspect ouvert et non stigmatisant qui la caractérise, influence les pratiques des parents adoptifs à l’égard des enfants adoptés. En effet, différentes études réalisées en contexte allochtone ont démontré qu’une bonne connaissance de ses origines, la possibilité de maintenir des contacts avec sa famille biologique et une aisance à parler de son adoption avec sa famille adoptive favorisent le bon développement des enfants adoptés (Grotevant et al., 2011 ; Neil, 2009 ; Wrobel et Dillon, 2009). À l’inverse, les enfants adoptés à l’international qui se sentent stigmatisés ou différents des autres présentent significativement plus de problèmes de comportement (Juffer, 2006 ; Simsek et al., 2007). À l’heure actuelle, aucune étude ne s’est intéressée au vécu des enfants inuit adoptés selon les pratiques coutumières inuit. Il serait pertinent de documenter notamment leur degré de satisfaction à l’égard de leur situation d’adoption, le degré de contacts qu’ils maintiennent avec leurs parents biologiques et la nature de la relation qu’ils entretiennent avec leurs parents adoptifs. Par ailleurs, une meilleure connaissance de leur vécu permettrait aussi d’aborder d’autres dimensions importantes du développement de l’enfant telles que le développement affectif, émotionnel ou identitaire.

Conclusion

L’adoption coutumière est un mode d’échange et de libre circulation des enfants qui existe au sein de plusieurs sociétés autochtones, notamment chez les Inuit. À l’inverse des sociétés allochtones, pour qui l’adoption vise à assurer la protection des enfants, l’adoption coutumière repose sur le don d’un enfant à un proche parent ou à un autre membre de la communauté. Perçue comme un geste libre et altruiste de la part du parent biologique à l’égard de la famille adoptive, cette pratique souhaite préserver la filiation biologique et favoriser le maintien des contacts avec la famille biologique. Même si cette pratique n’est pas reconnue par le Code civil québécois, elle demeure très fréquente dans les communautés inuit du Nunavik. Des différences importantes entre l’environnement familial des enfants inuit adoptés et celui des enfants non adoptés sont rapportées dans les quelques études recensées, toutefois l’impact sur le développement émotionnel des enfants demeure peu documenté. Le seul fait « d’être adopté » ne semble pas constituer un facteur de risque pour le développement de problèmes d’attention externalisés et internalisés à l’âge scolaire. Davantage d’études doivent s’intéresser au vécu des enfants adoptés afin de mieux saisir l’influence du contexte culturel spécifique dans lequel s’inscrit l’adoption coutumière sur le développement des jeunes adoptés. Une meilleure connaissance de leur vécu permettrait de dresser un portrait plus large de leur bien-être et de leur développement.