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Introduction

L’intérêt que revêt l’élaboration de meilleures pratiques cherchant à rendre la ville aux enfants et aux adolescents n’est plus à démontrer. Ce sujet, bien que pas toujours très bien débattu (Rivière, 2012), est de plus en plus reconnu dans les études urbaines (Gayet-Viaud et al., 2015). Cependant, malgré les efforts collectifs et quelques initiatives individuelles, les villes libanaises restent pour la plupart inhospitalières envers ce jeune public ; elles accordent plus d’attention (dans leur dimension spatiale) aux activités commerciales, touristiques et nocturnes (Huybrechts et Verdeil, 2000) – bref, aux activités économiques rentables exerçant « un pouvoir d’attraction » (Douglas, 2005) – qu’à ce « citadin singulier » (Gayet-Viaud et al., 2015). Dans ce contexte, et des suites de la densification du bâti (Faour et al., 2005), la ville de Beyrouth est venu empiéter sur le milieu scolaire, cette place légitime qui selon nous devrait revenir de droit aux enfants et aux adolescents.

C’est à travers une analyse qualitative (entretiens avec les acteurs du secteur éducatif) et une analyse quantitative (réalisée auprès de familles libanaises en 2015 et 2016)[1] que nous avons abordé les modes de vie urbains des élèves (mobilité, activités parascolaires, etc.). L’imaginaire social libanais, produit des valeurs qui animent cette société (origine sociale, appartenance culturelle, idées préconçues, confessions, etc.), nous a permis non seulement de retracer le quotidien des usagers mais aussi de réinventer la ville d’aujourd’hui selon des représentations spatiales, des scénarii, en réponse aux besoins exprimés (par les parents et, évidemment, par les enfants et les adolescents) lors de notre enquête. « Comme tous les individus, c’est par la spatialisation de leurs imaginaires que les jeunes participent aux transformations de la vie urbaine » (Boudreault et Parazelli, 2004 : 3), autrement dit, leurs expériences peuvent être traduites en pratiques urbaines.

Dans cet article, nous présentons les résultats d’un projet d’étude qui cherche à repenser nos villes et nos espaces publics du point de vue de leurs usagers (à partir d’un noyau : l’école) afin de permettre aux jeunes de s’impliquer dans la ville et d’y asseoir leur légitimité.

Vivre la ville du réel à l’imaginaire

Situation actuelle

Dans sa configuration actuelle, Beyrouth-municipe connaît trois pôles d’attraction « concurrentiels » (le centre-ville, Achrafieh à l’est, et Hamra à l’ouest) (Hariri et al., 2013). Mais si elle attire depuis toujours touristes et promoteurs, surtout depuis la reconstruction du centre-ville et avec les activités nocturnes qu’il propose (Buccianti-Barakat, 2007 ; Nasser, 2011), elle ne laisse guère de place à une approche centrée sur les enfants et les adolescents. À n’en pas douter, ses priorités résident ailleurs : le tourisme reste communément assimilé au développement économique (amplification du taux d’emploi et stimulation de l’économie locale). Promu donc à titre de stratégie de développement (Graburn et Jafari, 1991), le tourisme se voit attribuer une part relativement importante (promotion, reconstruction, etc.) par rapport à d’autres préoccupations plus urgentes.[2]

Beyrouth, riche d’une histoire millénaire marquée d’épisodes de conflit et de réconciliation (Kassir, 2003), a connu durant les deux dernières décennies un développement très rapide (Pharès et Bourgey, 1973) : la plupart de la population urbaine vit à Beyrouth et aux alentours de la capitale (l’agglomération compte 2 916 776 habitants en 2017) (Atlas des populations et pays du monde, 2017).[3] Néanmoins, aujourd’hui, cette ville s’avère de plus en plus inaccessible aux primo-accédants (Haddad, 2016). Les Libanais ont beaucoup de mal à devenir propriétaires à Beyrouth ; surtout les jeunes couples, qui, confrontés à la flambée des prix de l’immobilier, désertent la capitale afin de s’installer en périphérie. Cette situation alarmante s’accompagne d’une diminution progressive et notable du nombre d’élèves fréquentant les établissements scolaires en ville ; un état de fait confirmé par le responsable du département de l’Éducation publique au ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur au Liban, qui, dans une interview exclusive accordée dans le cadre de notre recherche, explique que plusieurs établissements scolaires (privés et publics) à Beyrouth-municipe ont dû fermer leurs portes en raison d’une « insuffisance » du nombre d’élèves[4], « la raison la plus flagrante étant, en effet, la diminution de ce nombre, surtout avec l’élévation du prix foncier »[5]. Un bon nombre d’écoles touchées par ce flux migratoire (les jeunes couples s’installant ailleurs) ont dû mettre la clé sous le paillasson[6] ; un phénomène qui, selon le responsable susmentionné, risque de perdurer.

Par ailleurs, même en termes de jardins et d’espaces récréatifs, l’urbanisation laisse à Beyrouth une empreinte significative : la société évolue, la ville se densifie et les espaces libres se réduisent (Faour et al., 2005). Imposés, dédiés ou spontanés, les espaces publics se font rares et les conséquences d’un tel manque se font de plus en plus ressentir (Verdeil, 2013). En effet, ils semblent se limiter à quelques rares places et espaces verts. Outre la rue, véritable espace de sociabilité et terrain pourtant dangereusement hostile aux piétons (Barakat et Chamussy, 2002), c’est la Forêt des Pins, poumon de la ville détruit pendant la guerre (1975-1991), qui constitue son atout majeur (Lautissier et El-Mlaka, 2016). Notons toutefois qu’elle n’a été rouverte que récemment.[7] Le reste de l’espace public semble se limiter à quelques parcelles dégradées, en manque flagrant d’équipement (mobilier urbain) et d’aménagement urbain (végétaux). Bien que la municipalité de Beyrouth ait financé une étude sur ce sujet,[8] force nous est de constater ses lacunes en matière d’application. À l’heure actuelle, « la superficie de jardins publics disponible par habitant dans la capitale libanaise n’excède pas les 0,65 m2, contre les 10 m2 recommandés par l’Organisation mondiale de la santé » (selon une étude du bureau d’architectes libanais Habib Debs, financée par la région Île-de-France). Les jeunes, face à cette situation, préfèrent côtoyer les centres commerciaux, ou « malls », grandes surfaces qui se sont imposées dans l’agglomération beyrouthine et qui proposent aujourd’hui tous types d’activités (aires de jeu, cinémas, cafés, etc.) (Fadel Nasr, 2006). Ces structures (espaces de rencontre, de loisir et de commerce) fréquentées par les jeunes engendrent des mutations dans les pratiques sociales :

Ce nouveau type d’espaces publics fermés semble bien avoir remplacé les espaces publics urbains, au moins pour une grande partie des gens […]. Dans ce grand espace, les gens appartenant à la classe aisée et moyenne viennent pour se rencontrer et pour prendre un café, ils viennent aussi pour acheter et pour faire leurs courses […] (Salamon, 2004).

« Flâner », faire la promenade, se réunir pour passer du temps ensemble (pendant les vacances et les jours fériés), tout semble prendre place entre les murs de ces grandes structures. Conçues comme des lieux de détente « gratuits » (Fadel Nasr, 2006), elles attirent les adolescents et même les enfants avec leurs activités récréatives proposées selon les saisons, et constituent des modèles de substitution aux espaces extérieurs publics (presque inexistants), lesquels ne satisfont plus à la demande des jeunes.

À noter qu’à Beyrouth, le contexte ne se prête pas à la présence d’enfants libanais (de moins de douze ans) non accompagnés d’adultes : l’aménagement de la ville, en termes de confort – trottoirs dégradés et parfois même absents (Barakat et Chamussy, 2002), trafic routier très dense, pollution atmosphérique importante (Sleiman, 2016) – n’encourage pas les déplacements solitaires des enfants ; s’ajoute d’ailleurs à cela la nature surprotectrice des parents libanais (facteur non négligeable lors de l’analyse des déplacements non surveillés des enfants en ville). Néanmoins, cela n’empêche pas les enfants de certains quartiers populaires d’investir ces rues fortement dégradées. Bon nombre de quartiers limitrophes étroitement intégrés à la ville de Beyrouth (Ain el Remmaneh, Bourj Hammoud, Sin el-Fil, Furn el-Chebbak, Chiyah, Tayouné, Haret Hreik, etc.) laissent entrevoir d’autres pratiques des enfants dans la ville. Dans ce cas, l’absence d’espaces équipés et réservés aux activités enfantines a poussé ce jeune public à investir les espaces de proximité, notamment la rue et les parkings des immeubles (malgré les trottoirs envahis de voitures stationnées). Non prévus à cet effet, ces lieux offrent des opportunités de défoulement nécessaire aux enfants. « Jouer dehors » revient donc à jouer dans la rue.

Beyrouth (et ses quartiers limitrophes) présente ainsi certaines ségrégations sociales liées aux pratiques du lieu (couches sociales favorisées ou classes laborieuses). Mais que ce soit au niveau des pôles principaux ou des quartiers populaires, la densification urbaine, conséquence de politiques et de lois qui laissent la voie libre aux promoteurs, prive la ville d’espaces publics. Cette ville – ou « antiville » (Ariès, 1993) –, à force de chercher à se renouveler, efface peu à peu sur son passage les espaces et les recoins susceptibles d’engendrer des appropriations spontanées.

La ville et le milieu scolaire

En termes d’architecture (et d’impact sur le paysage urbain), la ville présente des discontinuités entre les espaces dédiés aux jeunes ; notamment au niveau des établissements scolaires. Érigés à l’intérieur des murailles ou des grillages, ceux-ci marquent clairement la limite entre espace scolaire et rue ; une séparation rigide qui s’exprime même dans les règlementations[9]. Leur position stratégique au sein du tissu urbain et social crée des limites entre les différentes composantes de la ville[10]. Ils forment donc des « entités distinctes », des « zones isolées », des « espaces introvertis » ; soit des îlots préservés au milieu d’un territoire aujourd’hui fortement urbanisé (Maskineh, 2012). Petites cités en elles-mêmes avec leurs espaces de circulation et de rencontre (Hertzberger, 2008), ces écoles offrent souvent dans leur enceinte des activités annexes d’épanouissement et de loisirs (cours, terrains de jeu, centres sportifs, etc.). Et en vue du nombre conséquent de ces établissements – entre privés et publics – à Beyrouth-municipe (figure 1) et en périphérie de celle-ci (tableau 1), nous pouvons aisément affirmer qu’en termes de superficie et même de qualité d’aménagement, ces structures éducatives constituent les seuls espaces en ville dédiés aux enfants et aux adolescents.

Fig. 1

Figure 1 : Carte schématique montrant le réseau scolaire privé (non gratuit) et public à Beyrouth-municipe 

Figure 1 : Carte schématique montrant le réseau scolaire privé (non gratuit) et public à Beyrouth-municipe 
Souce : carte élaborée par l’auteur C. Azzam (2016)

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Tableau 1 : Nombre d’établissements privés (non gratuits) et publics au niveau de l’agglomération beyrouthine ; d’après l’annuaire du Centre de recherche et de développement pédagogiques – CRDP pour l’année scolaire 2016-2017.

Tableau 1 : Nombre d’établissements privés (non gratuits) et publics au niveau de l’agglomération beyrouthine ; d’après l’annuaire du Centre de recherche et de développement pédagogiques – CRDP pour l’année scolaire 2016-2017.

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Cette répartition géographique révèle dès lors des pôles scolaires, des parcelles de territoire déjà destinées aux enfants et aux adolescents, susceptibles de servir en dehors des horaires de cours. Ces établissements, qui jouissent pour la plupart de terrains de jeu ou au moins d’une cour de récréation, ne pourront-ils pas éventuellement jouer le rôle d’espaces récréatifs pour les quartiers qui les abritent, d’espaces charnières entre la communauté éducative et l’extérieur (autrement dit, assurer l’accessibilité de ces terrains au plus grand nombre de jeunes), concrétisant ainsi la vocation d’ouverture des écoles sur leur environnement ? L’insertion de l’école en tant que bien commun et bien public suppose alors une plus grande porosité entre la ville et ses entités isolées (Secchi et Viganò, 2011) : c’est une notion que nous développerons ici en nous fondant sur les propos des usagers de six écoles de l’agglomération beyrouthine (directeurs, parents et adolescents) ayant participé à notre enquête.

Un cas d’étude dans l’hyper-centre de Beyrouth

Afin de mieux visualiser les données actuelles concernant la ville de Beyrouth et la relation qu’elle entretient avec les jeunes et le milieu scolaire, mettons en relief un quartier : celui de Gemmayzé. Situé à deux pas du centre-ville, il abrite depuis 1894 le Collège Sacré Cœur-Frères Gemmayzé[11] (Yacoub, 2003-2004). Témoin de l’histoire et de l’évolution de la ville, cette école secondaire, se voit souvent mêlée au contexte actuel de ce quartier branché[12] (avec ses cafés, ses pubs, etc.), qui laisse peu de place aux pratiques juvéniles. Le directeur du collège explique que les élèves qui fréquentent l’établissement ne vivent pas tous à proximité (Beyrouth-Achrafieh et ses alentours). Jouissant d’une bonne réputation, ce collège attire les gens d’un peu partout (Bchamoun, Jeita, Jal el Dib). Mais avec les embouteillages fréquents, il est impossible de se rendre à Beyrouth (surtout le matin), et certains parents commencent à remettre en question leur choix d’établissement. Le directeur nous a dit avoir tenté de retarder la rentrée le matin – pour faire commencer les cours à 8 h plutôt qu’à 7 h 30 – afin de permettre aux enfants et aux adolescents de dormir un peu plus. Mais un tel décalage s’est révélé impossible, surtout pour ceux venant de l’extérieur de Beyrouth :

L’année dernière, pour arriver tranquillement, il fallait passer Nahr el Mot avant 7 h ; maintenant, il faut passer avant 6 h 40 […]. Et cela se répercute sur les élèves, car ils vont venir assez tôt. Ils auront envie de dormir en classe. Ou bien il faut que les parents les amènent ailleurs, dans des écoles bien plus proches. Il y a même des parents qui, pour être sûrs de ne pas être retardés dans les embouteillages, amènent les enfants à 6 h 30 (directeur du Collège Sacré Cœur-Frères Gemmayzé).

Sans compter qu’aux heures de pointe, la ville est infréquentable. Afin donc d’attirer parents et élèves, le collège, à l’instar de bon nombre d’écoles privées, a aménagé des terrains de tennis sur terrasse et toutes sortes d’activités parascolaires sportives et récréatives capables de retenir l’attention des enfants et des adolescents.

Toutefois, ce qui fait la particularité de ce collège, hormis son emplacement stratégique près du centre-ville, c’est la relation qu’il entretient avec son entourage et qui le dote du surnom d’« école-parking ». En effet, en ville, les places de stationnement se font rares ; plus de densité, plus de constructions et moins de places pour se garer. Peu à peu, les terrains vacants qui servaient de parking ont disparu tout autour de l’école, laissant place à des tours (figure 2). La voiture reste néanmoins le principal moyen de déplacement au Liban (Sleiman, 2016). Améliorer l’offre de stationnement en ville semble alors une évidence. Situation de laquelle l’école a su tirer parti car aujourd’hui, c’est la cour centrale de récréation du collège qui joue le rôle de parc de stationnement pour le quartier, étant la seule parcelle « vacante » de cette zone. En ayant recours à « une société de valet parking », le collège assure ainsi un service des plus nécessaires pour les personnes prévoyant de passer la soirée à Gemmayzé. L’école a su mettre au point un système qui sert ses intérêts personnels mais aussi qui fait profiter les commerces locaux adjacents[13] en dehors des horaires scolaires. Et même durant la journée, affirme le directeur, « certaines sociétés ont demandé à stationner à l’école ; comme les banques ou même la société Naggiar » (un fabricant et distributeur d’équipement industriel).

Fig. 2

Figure 2 : Le collège est entouré aujourd’hui de nouveaux bâtiments qui s’élèvent en hauteur (il s’agit pour la plupart de sociétés et de bureaux de travail).

Figure 2 : Le collège est entouré aujourd’hui de nouveaux bâtiments qui s’élèvent en hauteur (il s’agit pour la plupart de sociétés et de bureaux de travail).

Source : Photo-croquis réalisé par l’auteur C. Azzam (2014).

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L’utilisation partagée des installations permet de favoriser les échanges entre ville et école, mais est-ce la meilleure façon de procéder ? La ville ne vient-elle pas empiéter sur les seuls espaces officiellement dédiés aux enfants et aux adolescents ? Par ailleurs, si nous pouvons envisager une ouverture des terrains et des cours de récréation hors des heures de cours, alors pourquoi ne pas imaginer d’autres perspectives d’usage ? Dans une ville qui manque d’espaces récréatifs, pourquoi ne pas créer des points d’appui parascolaires renforçant la place des enfants et des adolescents dans la cité ?

La relation école-quartier dans l’imaginaire social libanais

Selon Jean-Pierre Sironneau, l’imaginaire social a été abordé de différentes manières et, selon cet auteur, la plus récente « vise l’imaginaire le plus moderne et le plus quotidien, imaginaire à l’œuvre dans les pratiques de tous les jours : le paysage urbain, les objets les plus familiers, les rencontres les plus fortuites, les parcours les plus ordinaires, les distractions les plus populaires » (Sironneau dans Legros et al., 2006 : 3). En se référant à certains éléments de compréhension fournis par la sociologie de l’imaginaire, notamment dans ce qu’elle apporte à l’analyse de la société, nous utiliserons le test des dessins et des récits projectifs (réalisations symboliques produites par la relation « individu / milieu ») comme piste méthodologique de recherche (Legros et al., 2006). Analyser les relations qu’entretiennent les jeunes avec leurs écoles et leurs villes permet alors de comprendre un peu mieux la place qu’occupe notre sujet dans l’imaginaire social libanais. Nous nous intéressons donc ici à l’opinion des usagers. Autrement dit, selon eux et devant le manque flagrant d’espaces récréatifs pour les enfants et les adolescents en ville, pouvons-nous attribuer à l’école le statut d’espace à usages collectifs ?

En décomposant les constituants liés à la mémoire individuelle et à l’imaginaire de chaque individu, nous relaterons ainsi l’expérience scolaire du point de vue des élèves et de leurs parents.

Méthodologie de recherche

Cette étude consiste à mener une enquête d’opinions sur la mobilité des élèves, le manque d’espace à Beyrouth et la possibilité d’optimiser l’usage des infrastructures scolaires en dehors des heures de cours ; une approche qui requiert un travail de terrain conséquent au niveau de l’analyse de discours[14] et de l’analyse statistique (à l’aide d’un questionnaire ajusté au contexte libanais)[15].

Nous privilégions dans ce travail une méthode mixte (qualitative et quantitative) qui porte sur un modèle de cas multiples. Six écoles de l’agglomération beyrouthine (Beyrouth-municipe et ses périphéries) ont été sélectionnées comme des cas typiques (Ghiglione et Matalon, 1982) en raison du nombre conséquent d’élèves au niveau de cette zone (tableau 2). Nos choix ont été motivés par les caractéristiques géographiques (typologies), les pratiques socio-culturelles des collectivités (secteurs privé et public) et l’évolution chronologique de l’architecture scolaire au Liban. Dans le secteur privé, nous avons sélectionné, à titre d’exemple, deux écoles à la renommée importante au Liban et appartenant à la même communauté religieuse (catholique), mais dont le contexte historique et l’implantation urbaine et périurbaine diffèrent : l’une située à Achrafieh, dans l’hyper-centre de Beyrouth (installée avec l’entrée des ordres missionnaires au Liban) et l’autre (construite en 1969 en dehors de la capitale selon la typologie des grands campus) localisée à Aïn-Saadé (banlieue réputée pour ses écoles privées prestigieuses). Quant au secteur public, notre choix est tombé sur le rassemblement des écoles publiques à Bir Hassan[16] (et particulièrement les nouvelles constructions de ce quartier populaire de Beyrouth), et sur l’école et le lycée de Kfarchima[17] (bâtiments loués par l’État : une propriété waqf[18] et un immeuble résidentiel reconvertis), situés dans un village limitrophe – rassemblant des quartiers de classe moyenne – à la banlieue sud de Beyrouth[19]. Chaque cas met en avant une typologie qui lui est propre mais qui s’applique à bon nombre d’établissements ayant des critères d’implantation similaires ; des modèles urbains et périurbains de référence.

Tableau 2 : Proportion des élèves dans l’enseignement privé et public en territoire libanais (la plus grande part se situe dans l’agglomération beyrouthine). Statistiques de l’année scolaire 2013-2014 du Centre de recherche et de développement pédagogiques – CRDP.

Tableau 2 : Proportion des élèves dans l’enseignement privé et public en territoire libanais (la plus grande part se situe dans l’agglomération beyrouthine). Statistiques de l’année scolaire 2013-2014 du Centre de recherche et de développement pédagogiques – CRDP.

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En outre, dix directeurs ont été interviewés dans le cadre de notre recherche : chacun a été questionné trois fois. Les deux premiers entretiens étaient semi-directifs (laissant ainsi aux personnes interrogées la possibilité de s’exprimer). Le troisième était un entretien direct : les questions étaient ciblées afin de combler les données manquantes.

Les élèves évoqués et cités ici étaient âgés de 10 à 17 ans. Nous les avons rencontrés dans les établissements scolaires lors de notre pré-enquête (2013-2014), avec l’accord préalable des directeurs d’écoles. L’échantillon représentatif (Ghiglione et Matalon, 1982 : 29) était constitué de 48 élèves. Certains fréquentaient les six écoles susmentionnées, tandis que d’autres côtoyaient des établissements présentant des caractéristiques similaires, que ce soit dans le domaine privé ou dans le public. Les réponses ainsi collectées ont permis de délimiter le champ de la recherche, d’établir un lexique[20] décrivant le rapport des usagers à leurs écoles (leur ressenti et leur bien-être dans l’institution scolaire) et de mieux cibler la population d’enquête.

C’est en ce sens que la population visée était celle des usagers d’écoles : directeurs, enseignants, parents et élèves. 394 parents ont été contactés par le biais de leur enfant ou par un questionnaire en ligne[21]. 267 personnes ont répondu en tout ou en partie au questionnaire – soit un taux de réponse d’environ 68 %. L’ensemble des questionnaires, Web ou papier, ont été distribués en langues arabe et française selon les préférences des écoles et le choix des directeurs (tableau 3), et ont été remplis entre février et avril 2016. L’exploitation statistique des données a été réalisée à partir des logiciels Google Form et Microsoft Excel. La méthode utilisée pour ce sondage n’est pas une méthode aléatoire par quotas. En effet, seuls les parents qui voulaient s’exprimer sur le sujet ont répondu au questionnaire. La participation est restée anonyme, aucun nom n’étant exigé dans le formulaire.

Tableau 3 : Récapitulatif du profil des participants à l’enquête (2016).

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En répondant à l’enquête, les jeunes et leurs parents ont décrit leur contexte social (famille, lieu d’habitation, trajet domicile-école, etc.), leur école et leurs attentes en matière d’espaces récréatifs (en décrivant leurs activités extrascolaires). Dans ce contexte, les représentations sociales sont associées à des « opinions » et des prises de position mais sont également liées aux « connaissances » et « croyances » des usagers (Legros et al., 2006). Le but était d’inciter les habitants à repenser l’école (et sa relation avec son quartier) tout en exploitant la possibilité d’une plus grande ouverture sur la ville, pour en faire un projet collectif.

À noter que notre enquête ne repose pas simplement sur les questionnaires distribués mais également sur l’observation et les visites régulières des sites d’étude (entre 2013 et 2016). Utilisées en complément au questionnaire et aux entretiens individuels, les observations sur le site (auprès de non-participants), de deux et trois heures chacune, consistaient à noter les comportements et l’usage que font les élèves des espaces récréatifs des écoles. Nous avons eu recours à la photographie pour faciliter la prise de notes. En moyenne, chaque école a fait l’objet de cinq ou six visites.

Positionnement des usagers

Les espaces publics sont « l’expression de l’identité de la ville et du brassage de ses habitants. Ils constituent un élément majeur de la capacité du citoyen à s’identifier avec sa ville » (Moreno, 2014). C’est en ce sens que l’école, un des sites principaux de la formation et de l’expression des citoyens et des générations futures (Caulier et Hamel, 2006), s’avère être un lieu public (Frankignoulle et Bodson, 1996), un espace public, un lieu à usage collectif (Paquot, 2009), un établissement recevant du public, mais aussi un lieu non ouvert au public (hors horaire scolaire). Pourtant, la désignation d’un espace comme espace public dépend en grande partie de l’usage que nous lui attribuons et de son appropriation : la mémoire collective (Maalouf, 1998) et l’identité (produit de représentations sociétales) du lieu jouent aussi un rôle dans cette qualification (Legros et al., 2006). Lieu de vie collectif, de rencontre citoyenne, de mixité sociale, l’école constitue donc l’exemple le mieux adapté pour décrire ce contact direct entre individu et ville. Interrogés sur ce sujet, les usagers ont eu des opinions assez diversifiées.

Si les écoles donnent souvent l’impression d’être hors atteinte (avec leurs murailles d’enceinte qui leur donnent une impression d’inaccessibilité), elles ne sont pas pour autant préservées des nuisances de la ville (pollution, escalade des prix de l’immobilier, etc.). Lors de notre enquête, nous avons demandé l’avis d’usagers sur l’éventuelle ouverture de l’école (notamment ses terrains de jeu) pendant les weekends et les jours fériés. Un grand nombre était en faveur d’une telle démarche. En milieux urbain et périurbain, les pourcentages sont quasi-similaires : la plupart des parents (63 %) (figure 3) étaient d’accord sur la nécessité d’utiliser l’espace scolaire en dehors des cours pour un certain nombre d’activités « puisqu’une grande école pourrait remplacer un parc dans certains cas » (parent 1) ; « surtout qu’il n’y a pas d’espaces publics et de jeu pour les jeunes à Beyrouth » (parent 2) ; « ça aide les enfants à se divertir dans un milieu privé et sécurisé » (parent 3).

Fig. 3

Figure 3 : Opinion de parents concernant l’ouverture éventuelle de l’école pendant les weekends et les jours fériés, selon les caractéristiques sociogéographiques des écoles (2016).

Figure 3 : Opinion de parents concernant l’ouverture éventuelle de l’école pendant les weekends et les jours fériés, selon les caractéristiques sociogéographiques des écoles (2016).

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Si certains parents se sont contentés d’offrir une réplique succincte (« certainement » ou « pourquoi pas »), d’autres ont expliqué leur choix. Selon ces derniers, s’ils encouragent l’ouverture de l’école, c’est pour éviter aux enfants de jouer dans la rue ou les stationnements d’immeubles. Proposant ainsi tout genre d’activités intellectuelles, sportives et récréatives, ils expliquent que non seulement « Ça aide les enfants à se divertir dans un milieu privé et sécurisé » (parent 1), mais « partager l’espace scolaire avec le public pour des activités communautaires encourage les relations entre l’école et son entourage » (parent 2) ; une telle ouverture constituerait « une démarche qui cimente la réputation d’excellence de l’école » (parent 3). Néanmoins, certains étaient beaucoup plus réticents envers cette ouverture ; ils encourageaient une telle approche en théorie (socialisation des élèves, occupations diverses, etc.) mais précisaient qu’en pratique « c’est irréalisable » (parent 4) pour des questions sécurité, d’effectifs, ou autres. Selon les parents des écoles publiques, ce projet serait seulement envisageable en présence d’« un comité mis en place par l’école et le ministère pour assurer l’ordre » (parent 5) et la surveillance des lieux. Selon les parents des écoles privées, il faudrait se conformer au règlement de l’école, laissant entendre que « cela dépend de chaque école et de son règlement intérieur » (parent 6). En effet, dans ce cas, toute initiative d’ouverture dépend du bon vouloir des directeurs (contrairement aux écoles publiques, qui se réfèrent à l’autorité centrale, à savoir le ministère de l’Éducation). Certains directeurs interrogés ont émis des doutes quant à l’ouverture des espaces de jeu à des élèves ne fréquentant pas leur établissement. Ils n’étaient cependant pas contre l’utilisation des terrains de jeu par leurs élèves après les cours (ce qui, selon eux, se fait déjà)[23]. Favoriser les échanges entre école et ville implique donc de créer des zones de contact (espaces de détente et de récréation) en ré-exploitant les espaces des écoles en dehors des horaires scolaires et d’assurer leur ouverture au public en articulant les réglementations existantes.

Mais qu’en pensent les enfants et les adolescents ? Au cours de l’année scolaire 2013-2014, 48 élèves ont été interrogés (lors de notre pré-enquête). En nous référant à « la part de l’expérience individuelle configuratrice de la représentation » (Legros et al., 2006 : 103), nous avons invité les plus jeunes (10-13 ans) à schématiser l’activité ou l’espace scolaire qu’ils aimeraient explorer davantage en dehors des heures de cours (figure 4) et à en dessiner la réalisation imaginaire. Quant aux plus âgés (14-17 ans), ils ont été interrogés par groupe pour engager la discussion et favoriser le partage d’opinions (selon « la part collective d’une représentation »). Cette méthode d’entretien a requis l’accord préalable des administrations scolaires pour nous entretenir avec les élèves durant les cours. Les jeunes interviewés (bien que peu expressifs au début de l’entretien) ont finalement admis qu’une plus grande ouverture leur permettrait d’exercer un certain nombre d’activités dans un milieu où ils se sentent « en sécurité totale » (fille, 17 ans). Ils estiment que l’aspect « fermé », ou plutôt « sécurisé » de l’espace scolaire « ne constitue pas un point négatif » puisqu’il est « convenable » pour « jouer », « faire du sport », ou même « se promener » (garçon, 15 ans). D’ailleurs, comme le signale un des adolescents : « un espace ouvert permet de profiter du plein air » et amène les gens à apprécier leur environnement. « J’estime que plus nous aurons des espaces où jouer et plus ça nous aidera à nous sentir relaxés » (garçon, 16 ans). Nous avons également demandé aux élèves quels espaces ils aimeraient redécouvrir après les cours. Les réponses ont été assez diversifiées : bibliothèque, salle d’informatique, « gradins » (fille, 16 ans), terrain de jeu, etc. Ils ont même fait l’éloge de leur cour de récréation « très grande et jolie, contient beaucoup d’arbres » (fille, 16 ans), dont ils estimaient qu’elle pourrait servir à de multiples usages.[24] Le regard des jeunes, leurs revendications subjectives (à la base même de la construction imaginative), en disaient long sur leur envie d’ouvrir les espaces scolaires à d’autres activités que celles dédiées à l’éducation ; un mot suffisait à « évoquer des sensations plus ou moins positives » pour chacun d’entre eux (Legros et al., 2006 : 139). Mais faire des terrains de jeu de l’école des espaces publics ? Qu’en pensent les parents ? Une telle démarche, en cas de succès, permettrait-elle d’ancrer plus encore les pratiques juvéniles dans la ville ?

Fig. 4

Figure 4 : Dessins réalisés par des élèves (âgés de 10 à 13 ans), illustrant l’espace scolaire qu’ils aimeraient explorer davantage en dehors des heures de cours (2013, 2014).

Figure 4 : Dessins réalisés par des élèves (âgés de 10 à 13 ans), illustrant l’espace scolaire qu’ils aimeraient explorer davantage en dehors des heures de cours (2013, 2014).

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Dans un premier temps, nous avons analysé les résultats d’enquête selon que les participants étaient usagers d’un établissement affecté au secteur public ou d’un établissement privé. Sur 112 parents d’élèves des écoles privées interrogés, 55 % étaient en faveur de l’utilisation de l’école comme espace public après les cours ; une valeur qui atteint les 67 % auprès des 155 parents d’élèves des écoles publiques interrogés (figure 5). Cet écart s’explique par le fait que la plupart des parents d’élèves des écoles publiques habitent à proximité de l’établissement : leurs enfants pourront en conséquence mieux profiter de ces terrains de jeu ainsi mis à leur disposition. Pour leur part, la majorité des élèves des écoles privées viennent de loin ; un choix établi en fonction de la réputation de l’école. En outre, les établissements publics n’offrent pas de cours l’après-midi. Du même coup, un plus grand nombre d’activités est mis à la disposition des usagers des écoles privées, et donc, les élèves des écoles publiques sont à la recherche d’espaces (dans leur quartier) susceptibles de servir de lieux récréatifs. Finalement, les établissements privés restent avant tout, et selon leur appellation, des lieux « privés ». Les parents y estiment que les locaux scolaires doivent seulement remplir leur fonction éducative, et sont donc moins enclins à partager ces installations – sauf si « les espaces ne sont ouverts qu’aux usagers des établissements et pas à tous les habitants du quartier ».

Fig. 5

Figure 5 : Opinion des parents concernant l’importance de l’utilisation des espaces scolaires hors des heures de cours ; répartition selon le type d’écoles (privée ou publique) interrogées (2016).

Figure 5 : Opinion des parents concernant l’importance de l’utilisation des espaces scolaires hors des heures de cours ; répartition selon le type d’écoles (privée ou publique) interrogées (2016).

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Dans un second temps, nous avons analysé les résultats selon les caractéristiques géographiques du lieu. Nous remarquons qu’à Beyrouth-municipe (Gemmayzé et Bir Hassan), 52 % des parents sont en faveur du partage des installations scolaires, alors que dans les régions périphériques (Kfarchima et Aïn-Saadé), 61 % encouragent une telle démarche (figure 6). Ces pourcentages sont attribuables au fait qu’un certain nombre des élèves qui fréquentent les écoles urbaines quittent la ville pendant les vacances et la saison estivale ; les parents estiment donc qu’ouvrir les cours de récréation à de multiples usages n’est pas une nécessité. En outre, les écoles périphériques jouissent de beaucoup plus d’espace et sont donc capables d’offrir une surface importante de terrain de jeu. Plus on s’éloigne de la ville, et plus l’établissement présente des qualités fonctionnelles (aménagements ludiques et récréatifs) qui sont appréciées des parents (c’est souvent le cas des écoles privés installées en périphérie de la ville). Les équipements d’accueil et les installations sportives (terrains de basket, piscines, etc.), comme en comporte le collège localisé à Aïn-Saadé, sont des aménagements très sollicités des parents, mais également des enfants et des adolescents. Le directeur du collège explique qu’ouvrir ses portes pour ce genre d’activités (certes moyennant un prix) exerce une attractivité accrue sur les familles. Il précise également que la fréquentation de ces attractions reste fortement tributaire des rythmes scolaires.

Fig. 6

Figure 6 : Opinions des parents concernant l’importance de l’utilisation des espaces scolaires après les cours ; répartition selon les caractéristiques géographiques du lieu (2016).

Figure 6 : Opinions des parents concernant l’importance de l’utilisation des espaces scolaires après les cours ; répartition selon les caractéristiques géographiques du lieu (2016).

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Ainsi, sur l’ensemble des 267 parents interrogés, la majorité (62 %) était en faveur de l’utilisation des espaces scolaires comme espaces publics. Nous avons demandé aux parents de justifier leurs choix et les réponses peuvent se répartir selon cinq catégories. La catégorie 1) désigne ceux qui considèrent que les espaces scolaires ne peuvent être mis à la disposition du public, car ils doivent se concentrer sur leur fonction d’enseignement : selon eux, il s’agit d’espaces dédiés uniquement aux enfants scolarisés sur le site, et au personnel de l’école. « On ne peut pas les utiliser comme espace public », dit un parent ; « Je préfère que l’école reste un endroit exclusif pour l’éducation », affirme un autre. La catégorie 2) désigne ceux qui ont exprimé leur réticence à ouvrir ces espaces pour des usages communs car « au Liban, les espaces publics deviennent des endroits pleins d’ordures » ; ils expliquent : « nos régions manquent d’espaces publics mais il est difficile de maîtriser le comportement du public, ce qui peut par la suite endommager les espaces scolaires. » La catégorie 3) désigne les parents qui estiment que « l’enfant a besoin d’espace de jeu dans la ville » ; surtout « qu’il n’y a pas d’espaces publics et de jeu pour les enfants, des lieux de repos, calmes, pour passer du temps avec les copains ». « Je suis en faveur d’une telle démarche », explique un parent, « car mes enfants restent jouer à la maison après l’école. » La catégorie 4) désigne ceux qui encouragent une telle approche car ils estiment que l’école est un lieu sécurisé, « loin des voitures », et qui pourrait donc servir d’espace de jeu pour les enfants en ville (« jouer dans les terrains de jeu des écoles est mieux que jouer dans la rue, et surtout moins dangereux »). Ils affirment que « ça aide les étudiants à changer d’atmosphère, tout en restant en sécurité », « surtout durant la période estivale, ce qui permet le regroupement des parents et de leurs enfants ». La catégorie 5) regroupe ceux qui affirment que « c’est un bon projet mais [qu’]il faut aussi penser à l’exécution et si l’école est capable de s’engager dans un tel projet ». En d’autres termes, « il faudrait équiper les cours et les terrains de bancs, de lumières, et faire de cet espace un espace de repos et de jeu » – en un mot, l’aménager.

En somme, il nous semble que les réponses favorables récoltées dépendaient en grande partie de deux facteurs. D’une part, les parents accordaient une importance particulière aux équipements des écoles et à la taille de ses terrains de jeu. C’est ce qui explique que les parents des élèves du lycée public de Kfarchima (immeuble résidentiel loué par l’État qui ne jouit pas de cour de récréation), par exemple, n’étaient pas en faveur du partage des installations de leur école (« la cour de récréation est un parking » (parent 1) ; « il n’y a pas d’espace susceptible d’être utilisé comme espace public » (parent 2) ; « il est rempli d’eau d’égout et est entouré de voisins » (parent 3)), contrairement aux parents de l’école publique de Kfarchima, qui eux, pensaient que les vastes terrains de jeu pourraient jouer le rôle de lieu récréatif sûr et rassurant, à l’écart de l’agitation urbaine. Ainsi, plus l’aire de jeu est grande, plus ce lieu est susceptible d’attirer l’attention des parents. D’autre part, les réponses favorables étaient liées à la localisation de l’école (à proximité du domicile) ; autrement dit, elles dépendaient de si l’enfant qui fréquente cette école serait en effet capable de profiter de ses terrains de jeu en dehors des heures de cours. Les parents déploraient de ne pas avoir suffisamment d’espaces récréatifs à proximité de leur logement. Ils estimaient qu’avoir des aires de jeu dans leur quartier attirerait les riverains accompagnés d’enfants et d’adolescents dans la mesure où il serait possible de faire le trajet domicile-école / aire de jeu à pieds, et non en voiture. La « proximité » ou l’éloignement de l’école va donc « considérablement influencer les représentations sociales des individus » selon leur relation entretenue avec ce lieu (Legros et al., 2006). L’utilisation des espaces scolaires comme espaces de jeu s’avère donc un exercice complexe, qui met en relation les caractéristiques géographiques des écoles, leurs équipements et les orientations sociales des habitants.

Ouvrir l’école à d’autres usages que ceux pour lesquels elle a été conçue (l’éducation) n’est pas difficile à envisager : garantir l’accès à tous permet de créer des espaces de frottement social dans la ville. Ces espaces de jeu, qui renforcent les liens sociaux et structurent l’espace urbain, représentent donc un enjeu primordial pour la ville, dans la mesure où il semble aujourd’hui crucial « de permettre que les villes autorisent encore une manière “d’être ensemble” » (Jaillet, 1997 : 9).

Ouvrir l’école sur la ville : Quelles sont les limites ? Que dit la loi ?

L’article 95 du Règlement intérieur des établissements scolaires publics[25] précise :

L’utilisation des bâtiments scolaires, de leurs terrains de jeu et de leurs installations doit se limiter strictement aux travaux scolaires ; sauf dans les cas exceptionnels prévus dans les lois et règlements en vigueur et suite au consentement du ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur[26].

La loi stipule donc que les bâtiments scolaires ne peuvent servir à des fins non scolaires, à quelques exceptions près qui requièrent l’accord du ministère. Pourtant, le texte de loi du Décret 9091, qui détermine les normes et critères des bâtiments des écoles publiques[27], vient réfuter celui cité précédemment. En effet, le partage des installations scolaires avec le quartier est énoncé par l’article 4 dudit Décret. Cet article stipule que :

L’école est au service de la société. Les locaux suivants : le laboratoire de technologie, les salles d’informatique, de musique et d’arts plastiques, la bibliothèque et la salle polyvalente, en plus du terrain sportif (le cas échéant) doivent être partiellement ou totalement mis à la disposition de l’intérêt public de la communauté avoisinant l’école. Sur ce, lors de la conception du bâtiment scolaire, ces locaux doivent avoir une alimentation indépendante (eau, électricité, chauffage) et être liés au reste des locaux de l’école par des passages, entrées et portes faciles à surveiller.[28]

Ici, la loi est en faveur du partage de certains locaux avec la cité qui héberge l’établissement : c’est là un principe fondamental de l’architecture scolaire. Mais bien qu’elle existe, cette loi ne semble pas s’appliquer aux nouvelles constructions.

De son côté, le ministère de l’Éducation du Liban encourage-t-il le partage des installations scolaires avec la ville ? Interrogé sur ce sujet, le directeur de l’école publique Bourj Hammoud II a été catégorique dans sa réponse : « Sans l’accord du ministère, nous ne pouvons ouvrir l’école au public ; les circulaires ministérielles que nous recevons tout au long de l’année scolaire sont assez révélatrices du positionnement de l’État concernant ce sujet. » Ainsi, malgré le Décret 9091, le ministère ne semble pas être enthousiaste à utiliser l’école à d’autres usages que ceux, « éducatifs », pour lesquels elle a été conçue. La contrainte de sécurité reste toujours présente, non seulement dans l’esprit des parents mais aussi dans celui des élus. C’est ce que nous a confirmé Antoine Prost (professeur d’histoire à l’université Paris I), qui affirme que : « Les discours pleins de bonnes intentions disent : “On laisse pénétrer la ville dans l’établissement, on crée des liaisons.” Mais la contrainte de la sécurité empêche de telles dispositions, et ces établissements scolaires restent comme des éléments isolés, ouverts dans la journée et morts la nuit, sur le plan de l’insertion urbaine » (Prost, 2002 : 60).

La sécurité des élèves reste un sujet de préoccupation pour les autorités et les usagers. C’est en ce sens que le Décret 9091 cite la clôture comme un élément clé de l’architecture scolaire ; sa fonction : protéger contre d’éventuelles intrusions, mais également limiter les risques de départ impromptu des enfants (Engel, 2007). Le partage des locaux implique donc de savoir trouver le juste équilibre entre la recherche de sécurité et l’ouverture sur la ville, soit établir une relation de confiance mutuelle entre parents et élus, entre communauté et école. Serait-il donc possible d’utiliser les bâtiments scolaires après leur fermeture pour d’autres activités citoyennes ? « Oui », explique le directeur du Secrétariat général des écoles catholiques au Liban, « mais à condition que ces citoyens soient de vrais citoyens[29]. »

Tous les usagers et acteurs consultés lors de notre enquête étaient d’accord sur le fait que l’école ne peut être conçue comme une entité isolée du tissu socioculturel environnant, particulièrement au niveau de l’agglomération beyrouthine (marquée par une forte densité urbaine). Ils soutenaient qu’il faut une aide gouvernementale plus substantielle et une collaboration accrue entre les ministères, les ONG et les écoles, afin que tous les acteurs concernés travaillent de concert pour les intérêts publics. Le principal problème de l’ouverture de l’école sur le quartier reste donc la réglementation (beaucoup trop présente), qui décourage bien souvent les porteurs d’initiatives.

La ville, dans l’imaginaire urbain

Réinventer les conditions urbaines des jeunes, repeindre l’esprit de la ville, est, incontestablement, une affaire d’imaginaire et de représentation (Legros et al., 2006). La ville étant un laboratoire d’initiatives collectives, infiltrer le milieu scolaire dans l’optique de créer des espaces de quartier, des lieux de rassemblement, permet de matérialiser les suggestions exprimées par les élèves, les parents et certains directeurs lors de notre enquête, en un projet pilote qui permettrait de démontrer la validité de ces suggestions. Nous proposons donc ici, et en nous fondant sur le cas du Collège Sacré Cœur-Frères Gemmayzé, de développer des scenarii susceptibles de répondre aux besoins des usagers.

Des idées-outils

Les campus éducatifs sont souvent monofonctionnels : fermés la nuit et le weekend, ils n’ouvrent leurs portes que pendant les heures de cours. Repositionner ces structures pédagogiques dans la cité revient donc à en faire des espaces « publics », des espaces à vocation culturelle et récréative en vue de rendre aux jeunes (à travers des appropriations collectives) ce qui leur revient de droit. Ces potentialités du lieu (l’imaginaire urbain), qui reposent en grande partie sur la concrétisation des intentions collectives (l’imaginaire social), sous-entendent une plus grande porosité entre école et quartier, et reviennent donc à envisager, dès le départ, l’architecture scolaire différemment – notamment en ce qui concerne les terrains de jeu, aménagés de manière à desservir la ville.

À partir de la notion de porosité[30], associée à la recherche de connectivité et de perméabilité dans le tissu urbain (Secchi et Viganò, 2011), nous cherchons à imaginer la ville selon les inspirations des usagers. L’idée consiste à analyser et interpréter les infrastructures déjà existantes afin de révéler leur potentiel de projet. Une telle démarche repose sur le renforcement de « l’horizontalité des relations urbaines […] pour produire un espace habitable inédit, poreux, accessible et isotropique, qui est, en partie, déjà là » (Viganò, 2016). Cette façon de travailler avec l’existant, de proposer des solutions alternatives aux contextes présents renvoie au concept de réintégration, dans le territoire, des infrastructures actuelles ; un concept que Djamel Klouche[31] qualifie d’« urbanisme du recyclage ». En effet, Klouche explique qu’un projet ayant la ville (et ses résidents) pour objectif doit chercher avant tout la « valorisation du déjà là ». Le processus d’intervention qualitatif qui en découle porte sur le fait de trouver des solutions propres à chaque quartier, selon ses caractéristiques (sociales et spatiales). En somme, un « urbanisme du recyclage » consiste non seulement à travailler avec l’existant mais à travailler également avec les populations résidentes (Klouche, 2007). Relier donc le quartier à son environnement (proche et lointain) revient à proposer des projets urbains permettant l’élaboration d’espaces publics de qualité, ouverts, pensés pour (et par) leurs usagers. Voilà l’approche que nous cherchons à calquer afin d’aboutir à une vision renouvelée des infrastructures scolaires.

Cette « ville adaptable »[32] (Europan-Europe, 2015)[33] qui répond aux besoins et aux ambitions sociales de ses habitants, invoque multiples interprétations : à travers les observations faites sur le territoire (qui nous ont permis de mieux comprendre les pratiques du lieu), nous aspirions à une réflexion renouvelée de l’espace scolaire. En s’appuyant sur la réhabilitation du territoire à partir de ses zones d’activités, on aurait la possibilité de produire de nouveaux espaces de connectivité. L’espace scolaire se révèle donc peu à peu comme un potentiel à exploiter et non plus comme une entité isolée du tissu urbain (comme c’est actuellement le cas des établissements scolaires au Liban).

Scénarios et stratégies

Afin donc de créer des espaces de respiration dans la ville de Beyrouth, nous proposons la réhabilitation des grandes cours d’écoles, par leur aménagement en espaces publics hors du temps scolaire. Autrement dit, il faudrait selon nous en faire de véritables lieux de vie, ouverts aux enfants et aux adolescents, mais aussi aux parents et aux habitants. Ces espaces combleraient un manque dans le tissu urbain et pourraient servir à une multitude d’usages.

À noter que cette démarche ne nous est pas complètement étrangère. Dekwané (petite ville périphérique à Beyrouth), et plus particulièrement sa Cité professionnelle[34], constituent un terrain d’initiatives citoyennes. En effet, ce campus éducatif délimité par une large cour et de quelques plantations sert en dehors des heures de cours d’espace de rencontre pour les habitants du quartier. Que ce soit dans la matinée ou même en après-midi, on y retrouve des résidents qui font du sport, promènent leurs chiens, des enfants qui jouent, etc. (et ce, surtout durant les vacances estivales). Cet espace qui remplit donc sa fonction éducative durant la journée se transforme après les cours en un espace de socialisation. Pourtant, cette pratique spatiale n’a été encouragée par aucune autorité (nationale ou locale) : les habitants de ce quartier se sont approprié ce qu’ils considéraient comme étant le seul espace « vacant » susceptible de servir de lieu récréatif. Même si cet espace n’est pas proprement aménagé pour remplir une fonction d’espace public, l’usage spontané qu’en font les citadins a révélé sa potentialité. Pourquoi alors ne pas encourager, à Beyrouth, des pratiques similaires au niveau des campus scolaires, capables de déclencher chez les enfants et les adolescents des comportements sociaux liés à l’appropriation des lieux et des activités pratiquées ?

Le but principal de tout projet urbain est d’améliorer les milieux de vie de la communauté urbaine ; cette attitude, qui repose sur un idéal de spontanéité dans l’approche à l’espace urbain, est centrée sur le « bien-être » des usagers (Gagnon et Klein, 1991 : 251). En effet, un projet qui répond aux attentes des populations locales agit pour leur plus grand intérêt, au contraire, souvent, d’un projet mené par la Ville (et ses acteurs) et qui exige de grandes dépenses budgétaires. La « co-construction » des espaces publics sous-entend donc la réinvention de la ville « tous ensemble » et « à moindre coût » (Baldassi, 2016). Une telle approche permettrait d’accompagner les communautés locales dans leur épanouissement, et donc d’exploiter plus profondément le lieu. Investir un espace citoyen dépend alors de l’engagement de chacun (Gagnon et Klein, 1991), mais repose aussi sur une bonne revitalisation urbaine et sur une approche de type « bottom-up » et non « top-down ».

Cette pratique de l’espace, qui cherche à optimiser l’usage des infrastructures déjà existantes de la ville (notamment les écoles), a été mise de l’avant par la ville de Genève. Afin de rendre la ville aux enfants, le Service des écoles et institutions pour l’enfance a cherché à améliorer l’offre en « places de jeux »[35], en réaménageant les aires de jeu des écoles publiques. Considérés comme des « équipements de proximité », ces espaces sont fréquentés aujourd’hui, en dehors des horaires scolaires, par les enfants et par les habitants de la cité. Ils constituent des espaces publics « ouverts à tous », « des lieux de rencontre et de vie » intergénérationnels (Besson, 2012 : 7). Il convient également de considérer ces espaces de jeu « répartis dans les préaux d’école » (Ville de Genève, 2017) comme une « stratégie de planification », surtout au niveau de « la distribution des places de jeux sur le territoire, [de] leur mise en réseau, etc., mais également [de] leur aménagement propre » (Besson, 2012 : 4). Les places de jeux remplissent donc une double fonction : elles sous-tendent, d’une part, un enjeu social (celui de l’amélioration de la qualité de vie des habitants) et, d’autre part, un enjeu urbain (celui de la gestion et de l’aménagement des espaces). En ce sens, et selon une étude réalisée par le Service des écoles et institutions pour l’enfance de Genève (ADR, 2003), il est important que chaque enfant dispose d’une aire de jeu près de son domicile (dans un rayon de 200 mètres). L’accès y est facilité et les jeux sont aménagés dans un environnement sécurisant. « C’est d’ailleurs probablement parce que ces territoires sont rassurants et familiers que certains jeunes adultes ou adolescents continuent de fréquenter ces lieux. Ces places de jeux de proximité ont un rôle à jouer sur le dynamisme des quartiers d’aujourd’hui et de demain » (Besson, 2012 : 38). Serait-il donc possible d’envisager une démarche similaire en ce qui concerne les établissements scolaires au Liban ?

En s’appuyant sur le quartier de Gemmayzé (et le Collège Sacré Cœur-Frères Gemmayzé), nous proposons trois types d’intervention sur l’espace, envisagés dans le but d’adapter une mixité programmatique (privée et publique) des établissements scolaires. La première approche pose la possibilité d’établir une connexion linéaire forte entre les établissements scolaires et le centre-ville, et entre les écoles elles-mêmes. Cette réflexion, qui sous-entend la création d’une grille (un réseau) scolaire, permettrait ainsi de mettre à la disposition du jeune public un grand nombre de terrains susceptibles de servir (en dehors des cours) comme espaces publics. La seconde approche établirait des espaces de contact entre l’école et la ville, par l’aménagement des abords des établissements et par la création d’espaces de circulation dédiés aux piétons et aux mobilités douces (vélo ou trottinette). Une telle intervention nous apparaît comme une évidence. Chaque quartier jouirait ainsi d’un espace de récréation, de socialisation et de regroupement, disponible en dehors de l’horaire scolaire. Finalement, le troisième type d’intervention consisterait à travailler à travers un réseau de relations plus restreint – par exemple, au décloisonnement de l’espace scolaire, à l’enlèvement de murailles, à l’aménagement d’espaces publics, etc., afin d’enrichir la qualité spatiale proposée[36] (figure 7).

Fig. 7

Figure 7 : Carte récapitulative des trois types d’intervention proposées, applicables ici au Collège Sacré Cœur-Frères Gemmayzé. Carte réalisée par l’auteur C. Azzam (2016).

Figure 7 : Carte récapitulative des trois types d’intervention proposées, applicables ici au Collège Sacré Cœur-Frères Gemmayzé. Carte réalisée par l’auteur C. Azzam (2016).

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Chaque type de proposition peut être interprété différemment selon les particularités du site et les atouts de son environnement. Ainsi, les nouveaux programmes et espaces publics qui investissent le lieu dépendent de l’appropriation des habitants (et plus particulièrement des enfants et adolescents) et de l’usage qu’ils en font. L’école (noyau du quartier) deviendrait progressivement, (à travers ses terrains de jeu et ses cours de récréation) un pont aménagé, mélangeant activités, infrastructures de loisirs et espace de rencontre.

Cette réorganisation de l’espace serait susceptible de résoudre plusieurs problèmes liés à la ville : la création d’un réseau d’établissements permettrait non seulement la matérialisation de cette grille au niveau du territoire (liée par des échines piétonnières) mais aussi la valorisation des expériences pédagogiques propres à chaque établissement. L’échange ville-école porterait donc sur l’optimisation de l’utilisation partagée des installations et sur l’exploitation de l’environnement géographique de la ville. Comment donc rendre la ville plus séduisante aux yeux de ce jeune public ? Pour mieux comprendre ce phénomène d’échange, prenons l’exemple du parcours pédagogique destiné aux jeunes élèves mis en place par l’Institut français de Jounié et la Compagnie libanaise du téléphérique. Ce projet de parcours (accessible à tous les élèves libanais) établi à Jounié (ville côtière libanaise située à 20 km au nord de Beyrouth) associe culture, pédagogie et jeu. Il consiste en une montée gratuite à bord du téléphérique (« élément important du patrimoine libanais ») qui relie Jounié à Harissa[37]. La devise de ce projet : « Joindre l’utile à l’agréable. » Deux parcours éducatifs ont été mis en place : l’un pour les élèves du primaire et l’autre pour les collégiens. Selon leur âge, les élèves recevront « un petit dépliant » auquel ils devront répondre. Les questions portent à la fois sur « l’histoire du téléphérique et la flore de la colline ». Les réponses récoltées seront validées à leur descente auprès des employés du téléphérique (Parent, 2016). Peu à peu, les élèves commencent à se familiariser avec leur environnement quotidien. La vie en dehors de l’école, dans la ville, représente pour les jeunes cet espace de liberté tant convoité, alors que l’école leur apparaît comme un lieu d’obligation. L’attrait de la découverte joue un rôle dans la motivation des élèves ; leur ville se révèle dès lors plus attrayante. Cette activité proposée demeure un projet à petite échelle mais constitue quand même un premier pas vers l’enrichissement des relations école-ville. Par ailleurs, en mettant en avant les atouts et les opportunités locales de leur territoire, autrement dit les points forts de leur milieu, nous aidons les enfants et les adolescents à revisiter leur relation au quartier, réduisant ainsi les idées préconçues et les préjugés dévalorisants. Ce genre d’échange (alliant loisirs et activités pédagogiques) enrichit donc considérablement l’environnement éducatif et culturel des élèves ; et c’est dans les lieux, les situations « difficiles », « qu’on trouve les actions pédagogiques pilotes et les équipes éducatives les plus efficaces » (Chauveau et Duro-Courdesses, 1989).

La requalification et l’embellissement de l’espace scolaire comme espace public s’inscrivent donc dans une continuité spatiale et temporelle de la ville : spatiale, parce qu’ils reconnectent les périphéries des établissements avec leurs quartiers, ponctuant le quartier scolaire d’une série d’équipements publics, de squares et de jardins, ce qui permet une plus grande liberté de déplacement dans la ville pour ces jeunes gens, et temporelle, parce qu’un tel investissement s’inscrit dans le temps, faisant envisager l’usage de l’espace scolaire selon différentes temporalités – temps scolaire et temps extra-scolaire.

Cette requalification, cet embellissement permettent d’articuler l’espace et le temps scolaires selon la relation qu’entretient l’établissement (et ses usagers) avec le quartier. Dans le cas du Collège Sacré Cœur-Frères Gemmayzé, cette institution scolaire fonctionne en trois temps (une nécessité due aux particularités du site[38]) : 1) le temps scolaire ; 2) le temps extra-scolaire (voué à l’utilisation des terrains de jeu par les jeunes du quartier) ; 3) l’urbanisation de la nuit (Armengaud et al., 2009) (voué à l’utilisation de la cour comme stationnement pour les clients des pubs et clubs de ce quartier branché). Ainsi, les usages diffèrent selon les besoins des gens et les spécificités de chaque site ; l’expérience qu’on fait d’un site prend tout son sens dans le contexte général de la ville.

Notre démarche consiste donc à esquisser, à partir de l’établissement scolaire, un espace social, un espace commun, qui sache profiter de l’implantation de l’école dans le quartier pour provoquer le lancement de démarches participatives, recoudre le tissu, établir des liens – bref, repenser cette architecture trop souvent à l’abandon, recluse et isolée. Peu à peu, une grande perméabilité de l’espace scolaire s’établirait sur le milieu urbain adjacent et se traduirait par une nouvelle géométrie de l’espace, qui permettrait d’exploiter le plein potentiel de l’îlot de l’école selon une orientation propre au quartier (figure 8).

Fig. 8

Figure 8 : Schéma représentant le scénario proposé qui consiste à réhabiliter les espaces scolaires (cour de récréation et terrains de jeu) en dehors des heures de cours. Exemple du Collège Sacré Cœur-Frères Gemmayzé. Schéma élaboré par l’auteur C. Azzam (2016).

Figure 8 : Schéma représentant le scénario proposé qui consiste à réhabiliter les espaces scolaires (cour de récréation et terrains de jeu) en dehors des heures de cours. Exemple du Collège Sacré Cœur-Frères Gemmayzé. Schéma élaboré par l’auteur C. Azzam (2016).

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Mais une intervention au niveau de l’organisation et de la planification de l’espace urbain (notamment l’espace scolaire) n’est pas suffisante ; il faudrait également « intervenir au niveau des modalités d’utilisation. L’enfant doit avoir accès à de larges parties du tissu urbain et pouvoir y créer ses lieux à lui, afin de profiter du potentiel éducatif de l’espace » (Germanos, 1994). C’est dans cette perspective qu’offrir aux enfants et aux adolescents des alternatives d’usage des espaces de la ville, des espaces qui soient « acceptables par la collectivité », et dont l’accessibilité soit garantie, leur permettrait une meilleure intégration sociale et culturelle.

Conclusion

À n’en pas douter, la ville est une source de richesses à exploiter et Beyrouth se révèle être un grand terrain fertile pour ce genre d’initiatives. Son tissu urbain composé d’une juxtaposition d’investissements (rentables) laisse peu de place aux enfants et aux adolescents : l’espace public est presque inexistant, et les espaces scolaires (les seuls en ville qui soient dédiés au jeune public) sont perçus comme des entités isolées, lisibles dans l’armature de la ville. Par conséquent, nous avons, tout au long de cet article, et en nous fondant sur les propos des usagers recueillis lors de notre enquête, cherché à requalifier les infrastructures éducatives existantes en démontrant qu’elles pourront constituer un bon levier de cohésion dans la ville, puisqu’elles créeraient des liaisons entre les quartiers (surtout au regard du nombre important d’écoles en ville et du manque flagrant d’espace mis à la disposition des jeunes).

Alliant ainsi l’analyse (de la situation actuelle) et la projection (de l’imaginaire insufflé dans la ville à partir d’un cas d’étude), nous avons défini des idées-outils et des scenarii susceptibles de rendre aux jeunes leur place dans la ville de demain. En mettant en avant l’opinion publique, nous avons pu aborder différemment la question de l’architecture scolaire à Beyrouth. Ouvrir l’école sur la ville devrait dorénavant se traduire, à la lumière de notre étude, par le fait d’améliorer les installations dédiées aux jeunes déjà existantes en ville (pour leur donner plus de valeur d’usage) ; de donner plus de chance et plus de valeur aux initiatives locales (les solutions proposées par les citoyens peuvent être envisagées comme méthodes de travail, étant donné qu’elles émanent d’un besoin et répondent aux spécificités du territoire) ; de faire appel à la responsabilité partagée pour s’engager dans des projets urbains (faire de la ville un lieu attirant aux yeux des enfants et des adolescents). Mais si bon nombre des parents interrogés étaient en faveur d’utiliser les espaces scolaires, et notamment les terrains de jeu, en dehors des heures de cours, d’autres ont émis quelque réserve à cet effet. L’ouverture des espaces éducatifs au public accroît les risques de détérioration de leurs infrastructures et pose la question du maintien de la propreté de ces aires de jeu : au Liban, les quelques espaces publics existants (notamment la rue et les places publiques) sont pour la plupart jonchés d’ordures. Avec un État « absent », seules les prises d’initiative locales permettraient d’éviter l’endommagement des écoles. Repositionner les structures pédagogiques dans la cité, proposer de nouvelles approches d’aménagement visant la porosité et la réhabilitation de l’espace scolaire ne signifient donc pas seulement la mise en œuvre de projets au niveau du territoire ; cela nécessite en plus un certain apprentissage chez la population (Salamon, 2012). Il sera pertinent de sensibiliser les Beyrouthins au maintien d’un cadre de vie de qualité (par le respect du bien public). Dans une société où l’intérêt du particulier et du privé prime sur celui du public, éduquer à l’hospitalité revient à promouvoir des valeurs comme la solidarité, l’entraide et la responsabilité partagée. En vue d’assurer l’accès des jeunes aux espaces verts, aux places et aux lieux de socialisation, un changement conséquent dans les manières d’aborder la ville reste à prévoir.

Mais ouvrir l’école sur la ville a ses limites : la question de la sécurité reste présente (dans l’esprit des parents mais aussi dans celui des dirigeants et du cadre enseignant). C’est en ce sens que repenser l’ouverture de ces espaces (espace sportif, salle polyvalente, salle d’exposition, cour de récréation) au public implique quelques modifications (dans leur conception) susceptibles d’assurer leur fonctionnement autonome – par exemple, la mise en place d’accès secondaires (indépendants des lieux d’éducation : salles de classe, laboratoires, etc.) ou l’installation de dispositifs de sécurité permettant une délimitation des lieux ainsi ouverts[39]. Le but est de « réussir à concilier, dans le bâti, l’impératif de protection du collège et son caractère de lieu ouvert » (Seine-Saint-Denis, 2012). Une telle démarche apaiserait les directeurs d’écoles (soucieux de la maintenance de leur établissement) mais aussi les parents libanais de nature surprotectrice (une surprotection attribuable en grande partie au passé conflictuel du pays mais également à l’absence d’aménagements urbains sécurisés dans nos villes, surtout aux niveaux des voiries). Après tout, quel serait le climat le mieux adapté à l’enfant, hormis celui de son l’école de quartier ?

Bien sûr, il n’existe pas de solution unique. « Chaque type de communauté est un monde de pensée, qui s’exprime dans son propre style de pensée, pénètre la pensée de ses membres, définit leur expérience et met en place les repères de leur conscience morale » (Douglas, 1999). Dès lors, il nous semble que penser « autrement » les infrastructures scolaires dans le but d’offrir un plus grand nombre d’espaces dédiés aux jeunes dans nos villes (lieux de rencontre, d’échange et de socialisation) impliquera l’exploitation des atouts du territoire. Comme nous l’avons déjà dit, chaque scénario dépend des spécificités du site et des besoins des usagers, qu’il convient d’analyser pour savoir les traduire en projet durable et profitable pour le quartier. C’est dans cette perspective que la ville de Genève peut servir de modèle. En optimisant l’usage des aires de jeu d’écoles publiques, cette cité a su mettre en avant des « places de jeux » gratuites, qui sont autant d’endroits de rencontre et de socialisation mis à la disposition des habitants.

Notons que la porosité, dans nos approches, sous-entend non seulement une continuité dans le paysage physique mais aussi une plus grande ouverture dans la prise de décision – à savoir une plus grande implication des usagers dans le processus décisionnel, notamment au niveau des projets locaux et des actions école / quartier, qui pourront renforcer et valoriser les espaces dédiés aux enfants et aux adolescents dans nos villes.

Ouvrir l’école sur la ville se présente dès lors comme « un mode de ville » attractif qui devient, dans l’imaginaire collectif, un prolongement séduisant et manifeste de la ville et de ses infrastructures éducatives. Ce mode imaginaire pourrait éventuellement devenir un état routinier de la cité.