Corps de l’article

Introduction

Malgré la reconnaissance par la communauté scientifique de l’engagement accru des pères auprès de leurs enfants et des retombées positives associées à cet engagement pour l’ensemble des membres de la famille (Lamb, 2010), on s’étonne de l’écart qui subsiste quant à l’accès à l’enfant lorsque survient une séparation ou un divorce. En effet, la situation des pères qui n’ont pas accès à leur enfant ou qui ont un accès restreint à celui-ci semble méconnue et incomprise. Méconnue car, malgré le fait que la recherche sur le sujet évolue, le phénomène demeure très peu discuté au sein des services sociaux et rares sont les ressources qui peuvent aider ces pères. Incomprise car on a surtout analysé le phénomène sous l’angle du désengagement paternel, sur les plans économique et psychosocial, plutôt que sous l’angle des difficultés d’accès des pères à leurs enfants. En principe, les parents sont égaux devant la loi en ce qui a trait à leur droit d’exercice respectif de l’autorité parentale. Que des pères aient du mal à voir leur enfant laisse donc perplexe car, a priori, aucune cause autre que les pères eux-mêmes n’explique cette situation.

Le présent article résulte d’une étude empirique qualitative qui avait pour but d’identifier les obstacles qui entravent l’accès à l’enfant pour des pères désireux de conserver cet accès après leur séparation conjugale. Documenter les réalités de ces pères en leur donnant la parole représente un premier pas important en vue de mieux cerner leurs besoins spécifiques et de leur offrir des services de soutien véritable dans l’exercice de leur parentalité – ou, éventuellement, d’adapter les services existants.

Recension des écrits

Modalités de garde chez les couples de parents séparés

Les données récentes issues du recensement canadien indiquent qu’au Québec, 19,5 % des familles ayant des enfants âgés de moins de quatorze ans sont de type monoparental (Statistique Canada, 2016). Bien que l’on observe une augmentation du nombre de pères québécois à la tête de ce type de familles entre 2006 et 2011 (16,4 % et 17,7 % respectivement), la majorité (79 %) a encore une femme comme cheffe de famille. Adoptant une perspective qui se veut plus dynamique des modalités de garde après une séparation conjugale, l’Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes (ELNEJ) indique que 78 % des jeunes canadiens âgés de quatre à quinze ans dont les parents se sont séparés en 1998-1999 habitaient chez leur mère, 13 % vivaient en garde partagée chez leurs deux parents (généralement une semaine sur deux) et 9 % résidaient chez leur père (Juby et al., 2005a). Les dernières données disponibles de l’enquête sociale générale de Statistique Canada rapporte des résultats similaires en 2011 : « Après une séparation ou un divorce, la résidence de la mère était le plus souvent la résidence principale de l’enfant, selon les données déclarées par 70 % des parents séparés ou divorcés. Une autre proportion de 15 % des parents a indiqué que l’enfant vivait principalement avec le père, tandis que 9 % ont déclaré que l’enfant passait autant de temps chez un parent comme chez l’autre » (Sihna, 2014 : p. 3).

Ces résultats semblent témoigner qu’un grand nombre de pères séparés sont peu présents dans le quotidien de leur enfant. À ce jour, l’interprétation la plus fréquemment formulée pour expliquer ces résultats concerne le faible intérêt des pères de maintenir les contacts auprès de leur enfant, d’où leur désengagement (Hoffman et Moon, 2000). Bien que pour certains pères, que Quéniart (2000) qualifiait de « pères déserteurs », la séparation conjugale soit vue comme une façon de mettre fin à leurs responsabilités parentales, les résultats de nombreuses autres études menées au Canada et dans d’autres pays indiquent que pour plusieurs, le souhait de maintenir les liens est présent (Deslauriers et Dubeau, 2018 ; Köppen et al., 2018 ; Martial, 2016 ; Mercadante et al. 2014 ; Meyer et al. 2017 ; Yuan, 2016). Selon les données de Le Bourdais et de ses collègues (2000), 85,6 % des pères sont insatisfaits des aménagements de garde et voudraient voir plus souvent leur enfant.

Les modalités de garde suivant un divorce ou une séparation sont ainsi un enjeu majeur puisqu’elles affecteront inévitablement l’engagement ultérieur de chacun des parents auprès de leur enfant. Sur le plan juridique, au Canada, chacun des parents a un droit égal de garde, de surveillance et d’éducation après une séparation. Cependant, la garde partagée entre les deux parents demeure minoritaire. À cet égard, Biland et Schütz (2013) ont constaté, à partir d’une banque de 2000 ordonnances en pension alimentaire pour enfants rendues dans la province du Québec en 2008, que 19,7 % concernaient une garde partagée. Les tendances sur le plan des modalités de garde ont évolué graduellement, puisqu’en 1998, ce pourcentage était de 8,1 %. Quelques nuances peuvent être apportées quant à la notion de garde partagée, qui réfère davantage à la dimension juridique. Dans la réalité, le partage du temps parental peut varier grandement. En effet, le terme garde partagée désigne lui-même une réalité distincte de la garde physiquepartagée, laquelle implique une répartition équivalente du temps de garde des enfants entre les parents (p. ex., une semaine en alternance chez chacun des parents). Ainsi, la minorité de pères qui ont une garde partagée, au sens légal du terme, n’ont pas toujours accès à leur enfant. « Les pères qui ont obtenu la garde partagée ne vivent pas nécessairement régulièrement avec leur enfant, à moins qu’ils ne disposent de la garde physique partagée. Garde partagée ne rime donc pas nécessairement avec garde égale » (Rousseau et Quéniart, 2004 : p. 196).

De plus, la garde partagée n’est pas toujours mise en place à moyen terme, et ce, pour diverses raisons : conflit entre les parents, déménagement, évolution des besoins de l’enfant, difficultés à concilier travail et famille. Juby et ses collègues démontrent que seulement 40 % des enfants canadiens qui faisaient l’objet d’une garde physique partagée en 2004 vivaient encore en alternance chez leurs deux parents quatre ans plus tard. Plusieurs d’entre eux étaient retournés vivre chez leur mère. Les analyses secondaires réalisées par Pelletier (2016) sur les données des treize premières vagues de l’Enquête longitudinale du développement des enfants du Québec (ELDEQ) apportent des résultats similaires. Cette étude permettait de documenter la nature dynamique des modalités de garde et du partage du temps parental post-séparation sur une période de quinze années de vie de l’enfant.

Lien père-enfant à la suite d’une rupture d’union

De nombreux facteurs peuvent influencer la qualité du lien père-enfant après une séparation. De façon générale, les études brossent un portrait plutôt sombre quant à la possibilité que les pères demeurent actifs dans la vie de leur enfant après une rupture (Adamsons et Johnson, 2013 ; Fagan et Palkovitz, 2007). Même si la garde partagée est un arrangement très courant, les mères reçoivent plus souvent que les pères une garde permanente de l’enfant à la suite d’une rupture conjugale (Biland et Schultz, 2013), entre autres parce qu’elles sont encore le plus souvent les principales responsables des soins, de l’éducation et des tâches domestiques au sein des ménages (Nagy, 2016 ; Pacault et al., 2011 ; Pleck et Masciadrelli, 2004).

Au-delà de la modalité de garde, il s’avère nécessaire de prendre en compte la fréquence des contacts de l’enfant avec chacun de ses parents. Parmi les rares études longitudinales réalisées au Canada, l’ELNEJ conclut que parmi les 87,3 % d’enfants qui demeuraient chez leur mère cinq ans après la séparation, 12,9 % voyaient leur père une fois par semaine ; 17,8 % le voyait toutes les deux fins de semaine ; 32,2 % voyaient leur père de façon sporadique et 24,2 % d’entre eux ne le voyaient plus (Juby et al. 2005b). C’est donc plus de la moitié (56,4 %) des enfants qui avaient un lien fragile ou rompu avec leur père. Pour les autres enfants, 7,2 % d’entre eux habitaient avec leur père et 5,5 % demeuraient à la fois chez leur mère et leur père selon un horaire partagé. De plus, les résultats démontrent que la fréquence des visites entre les pères et leurs enfants diminue d’une année à l’autre suivant la séparation (Juby et al., 2007). Lorsque cette tendance s’instaure, de nombreux pères semblent graduellement disparaître de la vie de leur enfant (Catlett et McKenry, 2004). Le lien entre le père non résident et l’enfant a donc tendance à se fragiliser après une séparation. Tout d’abord, comme le décrit Dulac, nombre de pères s’en vont seuls dès le moment de la décohabitation : « Il ne leur vient pas à l’esprit qu’ils puissent prendre l’enfant avec eux lors de la séparation » (1998, p. 179). En outre, « [l]e retrait du père survient souvent par suite d’une série d’omissions plutôt que d’objectifs planifiés, alors que l’absence du père s’installe au fil du temps, au fur et à mesure que les intervalles entre les visites sont permises, tolérées, voire encouragées (Ibid., p. 181) ». Selon l’étude menée par Allard et ses collègues, la période critique pour déterminer la qualité des contacts du père avec son enfant est l’année qui suit la séparation (Allard et al., 2005). Or, pour diverses raisons qu’il serait utile de mieux comprendre, plusieurs facteurs peuvent faire obstacle à cet engagement au cours de la première année.

Facteurs liés aux difficultés d’accès des pères à leur enfant après la rupture d’union

Les premières recherches sur la question du lien père-enfant après la rupture d’union des parents formulaient l’hypothèse selon laquelle les pères qui ne voyaient plus leur enfant étaient désengagés face à ceux-ci. Toutefois, les études récentes font ressortir que beaucoup plus de pères ayant un accès nul ou limité à leur enfant souhaitaient passer davantage de temps avec lui (Kruk, 2011 ; Mandell, 2002). L’accès à l’enfant ne serait donc pas uniquement une question de motivation du père, mais serait plutôt attribuable à une diversité de facteurs qui relèvent des contextes familial, légal et social.

Relation avec la mère : Considérant que le choix de la modalité de garde repose essentiellement sur l’entente entre les parents, il n’est guère surprenant d’observer que l’un des principaux déterminants de l’accès des pères à leur enfant soit la qualité de la relation qu’ils entretiennent avec la mère de celui-ci (Stevenson et al., 2013 ; Heather et al., 2007 ; Sano et al., 2008).

Malgré l’engagement accru des pères dans plusieurs sphères de la vie de leur enfant alors que la famille est intacte, les mères demeurent encore, le plus fréquemment, les principales responsables des soins, de l’éducation et des tâches domestiques (Palkovitz et al., 2014 ; Trinder, 2008 ; Wood et Repetti, 2004). Cette situation fait en sorte qu’elles sont les plus susceptibles de demander une garde permanente de l’enfant après la rupture conjugale, surtout lorsque l’enfant est âgé de moins de cinq ans (Biland et Schütz, 2013). Par la suite, l’attitude des mères au regard de l’engagement paternel varie selon le contexte de la séparation (Tremblay et Allard, 2009). S’intéressant aux situations de séparation hautement conflictuelle, Leahey (2014) fait état de témoignages de mères qui ont assumé la responsabilité complète de l’enfant dès la séparation conjugale afin de mieux contrôler l’accès du père à cet enfant. Le concept de « gatekeeping » fait référence à ce phénomène où l’un des parents tente de contrôler le temps parental du second parent. Il s’agit du rôle de « vigile » ou de « sentinelle », le plus fréquemment assumé par la mère. Allen et Hawkins (1999) le définissent comme étant :

Un ensemble de croyances et de comportements qui nuisent à la cohésion dans a réalisation des tâches parentales en limitant les occasions d’apprentissage et de développement de compétence dans la dispensation des soins, de même que les occasions de s’engager auprès des enfants et dans le fonctionnement de la famille. L’obstruction par la mère correspond à sa réticence à renoncer au statut de responsable des différentes dimensions de la famille en établissant des normes rigides de fonctionnement. Elle estime être la plus compétente pour répondre aux responsabilités liées à la famille et s’ancre dans son identité maternelle. Elle s’attend également à ce que l’entourage reconnaisse qu’il s’agit d’une sphère de compétences qui revient à la mère (Traduction libre, p. 200).

Ce type d’attitude peut se manifester d’abord au sein de l’union conjugale et s’amplifier après la rupture de cette union, ou n’apparaître que dès la rupture. À l’extrême, dans certains contextes hautement conflictuels, un parent peut adopter une conduite qui causera un syndrome d’aliénation parentale. Ce concept réfère « aux tentatives et actions d’un parent (habituellement le parent gardien et plus souvent la mère) qui se comporte de façon telle qu’il rend l’enfant hostile à son autre parent qui n’a pas la garde » (Robitaille, 1999: p. 1). Le cas échéant, l’enfant en viendra quelquefois à haïr son autre parent ou, à tout le moins, à ressentir de la colère face à lui, et fera tout en son pouvoir pour que ce dernier s’en aille ou se tienne à distance (Gagné et al., 2009).

État psychologique du père : L’enjeu de la négociation des modalités de partage de la garde de l’enfant survient au moment où le père est bien souvent en état de choc, des suites de l’annonce officielle de la rupture (Mercadante et al., 2014). Il est alors plus difficile pour lui de se projeter dans le futur. L’état psychologique du père influence la façon dont il entrevoit la poursuite de son rôle. Selon Dulac et Camus (2006), notamment, un état de détresse constitue un facteur important d’accès à l’enfant. Ces chercheurs constatent que pour bon nombre de pères, dans un contexte où ils n’ont pas choisi la séparation, la déchéance conjugale équivaut à la déchéance parentale. Dans cette perspective, ces pères auront tendance à se retirer et à éviter de négocier des droits d’accès ou une garde partagée.

Stratégies adoptées par le père dans sa négociation avec la mère : Les stratégies adoptées par le père peuvent favoriser ou, à l’inverse, contribuer à limiter l’accès à son enfant. Certains pères rapportent qu’ils ont dû restreindre leurs efforts visant l’obtention d’un droit d’accès accru à leur enfant : ils avaient l’impression que s’ils insistaient, la mère répondrait en réduisant plutôt leur temps de visite (Hallman et al., 2007). Et en réaction à l’impuissance ressentie devant un tel rapport de force, certains choisissent la révolte, se mettent à s’exprimer de façon agressive, alors que d’autres perçoivent qu’il est davantage dans leur intérêt d’adopter une posture prudente (Deslauriers, 2013).

Engagement père-enfant avant la rupture : Les résultats à cet égard sont inconsistants. Certaines études démontrent que les pères très activement engagés avant la séparation conjugale seront plus enclins à le demeurer après celle-ci (Spillman et al., 2004). Par contre, d’autres études indiquent que les pères qui cultivent un lien affectif étroit avec leur enfant avant la séparation ont moins tendance à être satisfaits du partage de la garde (Kruk, 2011). Dès que l’on restreint l’accès aux enfants, des pères souffrent de cette perte et envisagent, comme solution à leur malaise, l’idée de s’éloigner, voire de se désengager (Spillman et al., 2004). Au contraire, dans le cas de pères moins présents avant la rupture, il semble que l’arrangement de la garde les satisfasse et leur occasionne même, pour certains, de s’investir davantage auprès de leur enfant (Kruk, 2011).

Emploi et revenu : La situation financière semble être une variable cruciale dans l’établissement des modalités d’accès à l’enfant pour les pères. Ainsi, un homme en situation socioéconomique précaire risque de voir diminuer ses chances d’obtenir une garde partagée (Bessière et al., 2013 ; Leahey, 2014). Le revenu est en cause, mais les situations d’emploi défavorables le sont tout autant. Notamment, le fait de devoir travailler plus d’heures pour rencontrer ses obligations. Pour certains, les heures de travail (p. ex., pour les emplois saisonniers ou ceux structurés en fonction de quarts de travail divergeant de la routine familiale) ne concordent pas avec l’horaire de l’enfant. De plus, un revenu moyen ne permet pas de bénéficier de l’aide juridique ; cette aide est donc plus fréquemment utilisée par les mères sans emploi ou ayant un emploi à faible revenu. Tout écart de revenu entre les parents entrera évidemment en ligne de compte si la séparation est conflictuelle et si l’on doit prévoir une multiplication des procédures judiciaires. Les frais d’avocats lors de démarches de garde d’enfant peuvent s’élever rapidement (Baum, 2006). Il faut également considérer que les pères sont plus nombreux à assumer des coûts de pension alimentaire (Biland et Schütz, 2013). En dernier lieu, pour un père très pauvre, l’obligation de démontrer qu’il a un logement jugé adéquat pour accueillir son enfant en garde partagée peut s’avérer un défi difficile à surmonter.

Facteurs légaux : Le système judiciaire et les procédures en vigueur peuvent également affecter l’accès du parent (mère ou père) à son enfant. Pour plusieurs pères traversant un divorce difficile, le système judiciaire dans sa totalité est perçu comme étant une institution « pro-mère » (Deslauriers, 2013 ; Costa et al., 2018) qui tend à instaurer un climat d’opposition entre les deux parents plutôt qu’une approche consensuelle. À cet effet, le rôle d’un avocat n’est pas de préconiser une entente entre les deux parties, mais de défendre les intérêts de son client ou de sa cliente, et cette charge atténue les chances de bons rapports subséquents entre les parents (Fine et Harvey, 2006). En cas de litige, certains des « avocats déconseillent aux pères d’aller en cour pour obtenir la garde de leurs enfants parce que leurs chances de gagner sont minimes et que les coûts associés à cette démarche sont trop élevés pour la plupart des pères » (Leduc, 2000: p. 152). De plus, précisons que le parent qui obtient la garde d’un enfant a le droit de déménager, et même de changer de ville, ce qui limite l’accès à son enfant pour le parent non gardien (Hallman et al., 2007).

Adaptation des parents à la rupture

L’adaptation des parents à leur rupture comporte de nombreux défis. Pour les mères, on relève une plus grande incidence de pauvreté, d’isolement social, d’épuisement, de problèmes sociaux et émotifs (Cyr-Villeneuve et Cyr, 2009 ; Leopold, 2018). Pour les pères n’ayant plus le statut de gardien, l’expérience est souvent teintée par la culpabilité, l’anxiété, la dépression et la perte d’estime de soi. Durant cette période, ces hommes vivent souvent, et de façon plus intense qu’en d’autres circonstances, des problèmes de santé mentale allant de conduite à risque jusqu’au suicide (Braver, Griffin et Cookston 2005 ; Tremblay et al., 2012).

Plusieurs des pères qui n’ont pas la garde physique de leur enfant ont de la difficulté à soutenir l’ambiguïté plus prononcée de la paternité « à temps partiel » (Kruk, 2011 ; Hetherington et Kelly, 2002). Ils ont le sentiment d’établir une relation incomplète, artificielle avec leur enfant – relation qui doit être planifiée à l’avance, et où les pères ne peuvent plus partager le quotidien avec leur progéniture (Madden-Derdich et Leonard, 2002). Pour certains, la séparation représente la fin de la conjugalité et l’exclusion de la parentalité. Dans cette perspective, s’il est impossible de demeurer un conjoint, il n’est plus possible de demeurer un parent (Eggebeen et Knoester, 2001). Cet aspect est particulièrement important du fait que dans la majorité des situations, c’est la mère qui met fin à la relation conjugale (Mercadante et al., 2014 ; Tremblay et al., 2012). La fin de la vie commune entre parents et enfants constitue un deuil. Des pères sont parfois incapables de faire le deuil de la relation avec leur ex-conjointe et de redéfinir leur rôle indépendamment du lien conjugal. Cet état d’esprit rend difficile la poursuite d’une relation avec leur enfant. Une détresse affective peut découler de cette perte, qui à son tour augmentera la distance avec l’enfant (Baum, 2006).

Cette brève revue des écrits fait ressortir la pertinence d’adopter une perspective écosystémique d’analyse qui prenne en considération les caractéristiques personnelles de l’individu (ontosystème), mais également celles des environnements de vie proximaux (microsystème) et distaux (exosystème et macrosystème) qui peuvent influencer les trajectoires de vie de la personne placée au centre du modèle (Bronfenbrenner, 1992). Cette perspective élargie met de l’avant que les valeurs et les croyances à l’égard des rôles maternel et paternel attendus s’inscrivent ainsi dans des contextes historique, culturel et politique donnés allouant une définition plus sociale au rôle paternel, comme s’y sont accordés plusieurs auteurs (Palkovitz et Hull, 2018). Les écrits recensés ont également permis d’identifier les écarts existant entre les mères et les pères quant au maintien des contacts avec leur enfant après la séparation du couple. Pour les pères qui souhaitent maintenir des liens, les difficultés d’accès aux enfants ont une incidence importante. Ces écrits suscitent également des questionnements sur ces enjeux de genre qui semblent entretenir une image stéréotypée des rôles de mère et de père. La recension a permis d’identifier plusieurs facteurs qui influent sur le choix des modalités de garde. Par contre, bien souvent, les études utilisent des échantillons hétérogènes en termes d’engagement des pères et de leur motivation à cultiver des liens avec leur enfant après la séparation. Il s’avère donc pertinent de documenter les réalités de pères désireux de maintenir leur engagement auprès de leur enfant.

Dans cette perspective, nous avons retenu, aux fins de la présente étude, le témoignage de pères ayant effectué des démarches auprès d’un organisme non militant de soutien aux pères séparés, Pères séparés inc., lequel a fait l’objet d’une réflexion pratique (Deslauriers et Dubeau, 2018).

Description de l’organisme Pères séparés inc.

Cet organisme, qui œuvre à Montréal, est une rare initiative à l’intention spécifique des pères séparés. Il a été́ mis sur pied à la fin des années 1990 par des hommes soucieux de développer des services adaptés à leur réalité́. Il s’adresse aux pères éprouvant des difficultés à la suite d’une séparation, afin de maintenir et de renforcer les liens entre eux et leur enfant, de réduire les tensions familiales éventuelles et leurs effets négatifs sur l’enfant, ainsi que de prévenir le désengagement paternel ou les conduites suicidaires, la violence familiale ou l’aliénation parentale.

Cette mission se fonde sur des principes de valorisation et de reconnaissance d’une paternité́ axée sur les besoins de l’enfant, de même que de promotion d’une image positive du père et de son rôle dans l’éducation de l’enfant. L’organisme se distingue d’autres organismes dont les objectifs relèvent du militantisme politique, car il offre plutôt soutien et informations juridiques. Il vise à aider des pères séparés à sortir de leur isolement et à surmonter leurs difficultés en s’appuyant sur leurs forces propres ; il les encourage à trouver des solutions auprès de groupes d’entraide. Le tout, dans une perspective a priori familiale.

Globalement, Pères séparés inc. prône l’établissement de rapports égalitaires entre aidants et aidés, la reconnaissance des atouts individuels et le dialogue suscitant réflexion et introspection (plutôt que le conseil unidirectionnel d’intervenants). L’organisme se concentre aussi sur l’instant présent et l’avenir immédiat, en canalisant les efforts des pères sous forme de stratégies et de comportements visant à introduire des changements concrets qui amélioreront à court terme leur mieux-être et leur relation avec leur enfant.

Diverses modalités d’aide sont offertes. Tout d’abord, l’organisme propose une ligne téléphonique afin d’offrir un accueil, une écoute, et d’établir un lien de confiance. Le plus souvent, les appels concernant des demandes d’information juridique masquent une détresse affective. Les rencontres individuelles prennent une forme inspirée de la théorie du deuil (Montbourquette, 1994) et ont pour but d’aider les hommes à surmonter les pertes entraînées par la séparation, qu’elles soient liées à l’ancienne conjointe ou à l’enfant. On y aborde les situations conflictuelles afin de mettre en lumière des comportements et des attitudes susceptibles d’éviter une dynamique d’escalade lors de conflits éventuels. On souhaite amener les pères à réfléchir sur maints aspects de leurs relations, pour ensuite élaborer un plan d’intervention qui leur permette d’atteindre les objectifs souhaités. Une fois par semaine, l’organisme offre une séance en groupe de soutien ouvert, axée sur le processus de deuil de la séparation.

Chaque année, l’organisme répond à plus de 2000 appels de pères et répond à un large éventail de besoins allant de l’information juridique au soutien de groupe. Le point commun à cette grande diversité de la clientèle est l’intérêt des pères de maintenir le contact avec leurs enfants.

Méthode

La présente étude s’inscrit dans un des axes d’une recherche plus vaste[1] portant sur les effets préventifs des services offerts aux pères en difficulté et à leurs enfants. Par notre étude, qui était de nature exploratoire, nous visions cette fois une compréhension plus approfondie du phénomène de l’accès aux enfants après une séparation conjugale ; ce souhait nous a incités à prendre une approche qualitative lors de notre recherche. L’étude a reçu l’approbation des comités d’éthique à la recherche des universités d’appartenance des chercheurs associés à cet article. Nous l’avons menée dans le respect des considérations liées à la confidentialité et au consentement éclairé des participants. Nous ne mentionnons aucun nom ou donnée nominative permettant d’identifier ces derniers. Il était toutefois inévitable, à notre sens, de divulguer le nom de l’organisme partenaire de cette étude, étant donné que Pères Séparés inc. est un des rares organismes dont la mission est centrée sur les pères en contexte de séparation conjugale, qu’il répond à près de 2000 appels téléphoniques par année et qu’il est solidement établi en région montréalaise depuis plusieurs années.

Participants

Au total, quatorze pères ainsi que deux intervenants et deux avocats de l’organisme Pères séparés inc. ont collaboré à la recherche. Cet organisme non militant, créé en 1997, a vu augmenter de façon importante l’utilisation de ses services au cours des dernières années, répondant en 2017-2018 à près de 2000 appels de pères. Atout précieux, les intervenants et avocats de cet organisme avaient une connaissance approfondie de sa clientèle ; nous avons donc choisi d’intégrer ici leur apport aux propos plus singuliers des pères rencontrés.

D’après leur témoignage, tous ces pères avaient émis, dans le cadre de leurs démarches auprès de leur ancienne conjointe ou d’instances juridiques, le souhait de voir davantage leur enfant, malgré quoi leurs contacts avec celui-ci étaient demeurés nuls ou limités. Ce sont les intervenants de l’organisme qui ont procédé au recrutement de ces pères et les ont mis au fait de cette recherche. Avec la permission des pères, ils nous ont transmis leurs noms. Nous avons ensuite convié chaque participant à une entrevue individuelle. La plupart des entretiens ont eu lieu dans les locaux de l’organisme, et le reste, au domicile des participants.

L’échantillon recruté est diversifié, l’âge variant entre vingt et quarante ans, le niveau de scolarité allant du primaire à l’universitaire) et les revenus annuels se situant entre moins de 20 000 $ et plus de 60 000 $. Par contre, la grande majorité des participants avait la citoyenneté canadienne (80 %) et un emploi (80 %), était père d’un ou deux enfants au moment de la rupture (84 %), et payait une pension alimentaire pour les besoins de l’enfant ou des enfants (95 %).

Les deux intervenants cumulaient respectivement quatorze et neuf ans d’expérience professionnelle au sein de l’organisme Pères séparés inc. Tous deux avaient bénéficié des services de cet organisme au moment de leur propre séparation. Les deux avocats pratiquaient le droit familial depuis respectivement quinze et vingt ans. Nous avons rencontré ces professionnels afin d’offrir, dans cet article, les regards croisés de différents acteurs sur le phénomène choisi. Par exemple, les intervenants ont pu faire part de leurs observations de plus d’une centaine de situations rencontrées par la clientèle. Leurs constats précisent le degré de représentativité des témoignages recueillis auprès des pères. En outre, leur participation à la validation des résultats de notre recherche en augmente la valeur objective.

Instrumentation et analyse des données

Afin de recueillir des données générales sur l’expérience des participants, nous avons mené des entretiens semi-dirigés, à partir d’un guide d’entrevue portant sur trois aspects principaux. Il s’agissait d’abord de connaître le point de vue des interviewés sur le rôle de père et les difficultés d’exercer leurs responsabilités parentales après la rupture d’union. Ensuite, nous souhaitions mieux comprendre les facteurs qui permettent aux pères de demeurer engagés auprès de leur enfant ou, au contraire, d’identifier ceux qui fragilisent ce lien. À cette fin, nous avons interrogé les participants, dans un premier temps, sur leur expérience comme père avant et après la rupture d’union. Dans un deuxième temps, nous les avons questionnés sur ce qui les avait aidés à jouer leur rôle de père et sur les obstacles qui s’étaient présentés en la matière. Finalement, nous avons exploré leurs suggestions pour faciliter le maintien de la relation père-enfant, afin d’éventuellement formuler des recommandations quant aux mesures ou services qui permettraient de mieux les soutenir ainsi que des suggestions de modification aux politiques sociales existantes.

Le guide d’entrevue utilisé auprès des intervenants et des avocats a abordé des aspects similaires à ceux discutés avec les pères. Plus spécifiquement, nous les avons questionnés sur leurs stratégies d’intervention et la création de mesures pour aider les pères.

Nous avons fait une transcription de toutes les entrevues. L’étape préliminaire à l’analyse a consisté en des lectures répétées des transcriptions. Ce procédé, désigné comme la « lecture flottante » (Mayer et al. , 2000), a permis d’établir une première liste de catégories, ou d’unités de sens, repérées parmi les principaux thèmes abordés par les pères. Ces catégories ont été identifiées à partir de mots ou d’idées qui revenaient le plus fréquemment. Les lectures suivantes ont permis de vérifier la validité des catégories ainsi créées et d’identifier d’autres catégories et sous-catégories ( Ibid. ). Par conséquent, nous avons élaboré un plan de l’ensemble des catégories et sous-catégories, puis l’avons intégré au logiciel NVIVO. Ces catégories correspondaient aux caractéristiques personnelles et situationnelles des pères, à leur perception de soi, leur relation avec leur enfant, leur relation avec la mère de leur enfant et, enfin, leur perception des services offerts et reçus. Les points de vue des intervenants et des avocats sont venues compléter ces données en termes de types de situation ou de réaction des pères (p. ex., principales demandes de services, profils types des pères, etc.). À la fin du projet, les pères ont été invités à participer à une rencontre de groupe pour prendre connaissance des résultats. Cette rencontre avait pour objectif de valider la fidélité de notre transcription des entretiens – constats généraux sur les problèmes rencontrés, appréciation des services reçus, suggestions de services et de mesures sociales pour mieux répondre aux besoins réels – et d’ajouter toute nouvelle donnée jugée pertinente et complémentaire.

Malgré le fait que les pères ont entériné, dans les grandes lignes, les résultats de notre étude, on ne saurait les généraliser à l’ensemble de la population des pères séparés n’ayant pas accès à leur enfant. De fait, certaines réalités paternelles peuvent ne pas avoir été considérées – telles que le contexte culturel, les habiletés relationnelles avec la mère, etc. Également, comme notre regard se centrait sur la signification que les hommes de notre échantillon accordent aux événements de leur vie liés à leur séparation conjugale, ce regard était dès lors subjectif. Nous n’avons recouru pour cette étude à aucune mesure objective de l’engagement du père ou de sa motivation à maintenir les liens avec son enfant.

Néanmoins, l’étude présente l’avantage d’avoir donné la parole aux pères pour que le lecteur puisse ainsi apprécier de façon plus approfondie la signification que ces derniers accordent aux événements de leur vie qui affectent l’accès à leurs enfants. De plus, nous considérons comme un atout la triangulation des données que procure ici le point de vue des intervenants des domaines psychosocial et juridique.

Résultats

La section qui suit rend compte du parcours des pères après leur rupture ainsi que les observations des intervenants et des avocats. Sur les quatorze pères rencontrés, onze ont connu des difficultés d’accès à leur enfant. Les résultats permettent d’identifier quatre principales catégories de contenus relatives à l’expérience de séparation, allant de sources d’influence plus proximale (famille) vers des sources plus distales (système judiciaire).

Rupture vécue en état de choc

Les arrangements liés à la garde des enfants sont influencés par la façon dont se déroule la séparation mais aussi selon celui qui l’initie. Chez onze des quatorze pères rencontrés (79 %), la mère a initié le processus de séparation. Dans les trois autres situations, la décision a été discutée, mais la conjointe avait quand même initié la séparation ou avait fait partie intégrante de la décision. D’ailleurs, dans ce contexte où une discussion est possible après l’annonce de la séparation, une cohabitation temporaire a été vécue. Toutefois, pour les onze pères qui rapportent avoir appris la décision par leur conjointe, la surprise semble avoir été complète :

Bien moi, aussitôt que y a eu la rupture, tout tombe à terre. Tous tes projets d’avenir, tous tes projets de voir grandir tes enfants à tes côtés, de jouer au hockey dans la cour, de transmettre tes valeurs comme père, tout tombe à terre, tout tombe à l’eau. (Père 3)

Dans certaines situations, l’annonce de la séparation s’accompagne d’autres mesures judiciaires, par exemple une requête en divorce. Dans d’autres cas, l’annonce et la requête en divorce sont doublées d’une demande de quitter le domicile ou de l’annonce du départ de la mère et de l’enfant. Plus rarement, à cette combinaison d’événements s’ajoutent des allégations ou des accusations de divers méfaits.

Ça a commencé par la séparation avec mon ex-conjointe. C’est là que j’ai appris que j’avais une requête en divorce puis que j’avais une accusation de kidnapping d’enfant. Ç’a commencé là. J’ai reçu les papiers deux jours après, comme quoi j’avais une demande en divorce puis qu’elle demandait la garde partagée. Puis là, en trois heures je me suis ramassé avec des accusations criminelles, je me suis ramassé que je pouvais plus me rendre chez moi. (Père 9)

Les pères interrogés ayant vécu la surprise sont le plus souvent sans savoir comment réagir sur le plan émotif, ni sur celui de la réorganisation matérielle. Étant désemparés, parfois dans un état qu’ils qualifient de dépressif, avec idéations suicidaires pour certains, ils étaient moins enclins à faire des demandes claires en matière d’arrangements de garde. Comme le rapporte un intervenant :

Si l’homme subit la séparation, dans 80 % des cas des séparations, c’est la femme qui décide. Donc l’homme, lui, il subit, il n’est pas « d’attaque » comme elle, qui a [eu] six mois d’avance, des fois un an d’avance pour préparer ça. Même si elle envoie des signaux comme « On devrait se parler », le gars, lui, il ne voit pas ça. Du jour au lendemain, il arrive, puis il n’y a plus de meubles dans la maison, les enfants ne sont plus là. Surprise. Elle a pris la décision. (Intervenant 1)

Comme que la décision officielle de la rupture arrive souvent de manière imprévue pour les pères, ils n’ont ni réfléchi à cette éventualité, ni pris de dispositions pour réorganiser leur vie, relativement, entre autres, aux modalités de garde des enfants. Dans presque tous les cas, et en principe temporairement, les enfants restent avec la mère.

Entente sur les modalités de garde : divergences

Les participants rencontrés ont tous souhaité une garde partagée au moment de la séparation. Cependant, ce n’est qu’une faible minorité (soit deux pères) qui a obtenu la garde partagée à temps égal, et cette garde a été négociée dès la séparation. Pour cette minorité, le deuil de leur relation amoureuse et leur vie familiale nécessitait un accompagnement professionnel.

En contrepartie, les pères qui ont eu des difficultés d’accès se subdivisent en trois catégories : soit ceux ayant un accès limité sujet à changement, ceux ayant un accès limité stable et ceux n’ayant aucun accès à leur enfant.

Accès limité sujet à changement - Pendant la période de transition suivant la séparation, la majorité des pères n’ont pas de logement stable et la séparation des biens n’est pas effectuée. Parfois, la mère ne veut pas de garde partagée, mais propose des accès spontanés au père.

L’âge des enfants ajoute à la complexité de la situation : plus l’enfant est jeune, plus la garde partagée est difficile à envisager et plus les visites doivent avoir lieu chez la mère ou ailleurs. Dans certaines situations, aucune communication ne subsiste entre les deux parents, toutes les discussions se déroulant entre leurs avocats respectifs, y compris parfois pour négocier les dates de visite du père. L’absence d’entente officielle peut causer des frictions car chaque accès est négocié à la pièce. Les changements de foyer peuvent parfois être des occasions de conflit.

Différentes activités familiales planifiées par la mère – voyage, fête d’amis, réunion familiale, camp de vacances – peuvent entrer en conflit avec l’horaire de visite prévu avec le père. Si la mère a déménagé dans une autre ville, ces obstacles deviennent plus difficiles à surmonter :

Elle déménage, son nouveau chum a acheté une maison à [autre ville], fait que là, les visites ont changé, ça évolue selon les situations et ça change aux trois mois. Là, elle est aux études puis moi, il faut que je m’adapte à la situation de Madame. Autrement dit, moi, je ne suis pas consulté pour quoi que ce soit, puis il faut tout le temps que je m’adapte aux changements. (Père 10)

Il ressort de l’ensemble des témoignages recueillis que les droits d’accès une fin de semaine sur deux sont fréquemment modifiés ou annulés pour les raisons évoquées ci-dessus.

En situation d’instabilité, le réseau social peut aider à tempérer certains aspects. Par exemple, il aidera le père qui doute de ses capacités, et sécurisera la mère :

J’ai appelé ma cousine qui a des enfants : « J’ai besoin de toi, je vais aller chercher ma fille qui a six mois pour la première fois, fait que j’aurai besoin de tes conseils, puis en même temps ça va sécuriser la mère, ça va être meilleur pour tout le monde ». Là, on est arrivés, je l’ai présentée, j’ai dit : C’est ma cousine, elle a des enfants, elle va me montrer comment. La mère de ma fille a dit : Ah, ça me sécurise. (Père 8)

L’accès peut également se compliquer si les rendez-vous ou les périodes de vacance ne sont pas respectés. Donc, malgré qu’une entente soit légalement scellée, cette entente reste fragile.

Accès limité, mais stable - Pour les quelques (rares) pères disposant d’un droit d’accès limité de type « une fin de semaine sur deux » leur relation avec l’enfant a connu une certaine stabilité. Mais malgré sa régularité, la contrainte de temps a été difficile à vivre pour eux :

Pendant les dix premières années de vie, ce droit-là a été relativement stable, dans le sens que c’était une fin de semaine sur deux et une soirée. Alors ce n’était pas l’idéal, dans la mesure où je me souviens que c’était difficile émotivement. Entre autres, je me souviens, le soir que je l’avais trois heures, la charge émotive qui était reliée à ça m’apparaissait néfaste. (Père 1)

Absence d’accès à l’enfant - Parmi les situations où le père n’a aucun accès à son enfant, un des scénarios possibles est celui du déménagement de la mère dans un autre quartier ou une autre ville que celle où vivait le couple :

Pendant ce temps-là, elle a déménagé. Fait qu’elle les a inscrits à l’école à [ville]. Je l’ai su à la dernière minute, qu’en septembre, elles entraient à l’école et que je n’aurais pas de garde partagée. (Père 10)

Lorsque la mère part avec l’enfant de façon subite et vers un endroit inconnu du père, cela entraîne des situations délicates, notamment si elle s’est réfugiée en maison d’hébergement, qu’il s’agisse ou non d’une situation de violence conjugale :

Il y en a beaucoup dont les ruptures se font lorsque la mère disparaît avec les enfants et qu’elle s’en va dans une maison ; il est alors impossible de savoir où elle est rendue durant des semaines et des mois. (Intervenant 2)

Enfin, la décision soudaine de la mère de ne pas amener l’enfant à une visite prévue, ou de résolument ne plus l’amener à son père, figure aussi parmi les témoignages recueillis.

Lorsque la séparation s’effectue en même temps que des démarches judiciaires initiées par la mère et que cette dernière refuse toute communication, l’accès à l’enfant devient nul ou restreint, et il arrive que le père ne voie pas son enfant pendant quelques mois, voire plus d’une année. Il doit ainsi s’engager dans des démarches juridiques sans savoir s’il pourra revoir son enfant :

Effectivement, le 14 janvier, je suis venu et ça a enclenché. Elle a pris une avocate et j’ai reçu un huissier avec la requête pour me dire : Voilà, signe ici ; c’était le 8 février et tu dois aller à la cour le 27 février. (Père 7)

Considérations socioéconomiques à ne pas négliger

Plusieurs propos des pères interrogés portent sur les difficultés financières engendrées par la séparation. Ils peuvent être regroupés sous deux catégories principales, soit les coûts associés au nouveau lieu de résidence et ceux liés aux procédures judiciaires.

La situation financière du père peut influencer directement ses chances d’avoir accès à son enfant. D’entrée de jeu, soulignons que la séparation des biens affecte les deux parents. Pour les pères qui ne résident pas à l’adresse familiale, certains n’ont pas les moyens de louer tout de suite un logement suffisamment grand pour recevoir leur enfant. Ils sont tenus de payer leur partie de l’ancienne ou de la nouvelle résidence familiale, tout en cherchant un nouvel endroit où se loger qui permettra d’accueillir leur enfant.

Cette transition amène des pères à vivre chez des amis, des parents ou même dans leur voiture. Le cas échéant, ils ont du mal à se réorganiser et à planifier l’accès à leur enfant. Un cercle vicieux peut s’installer : ils ne demandent pas la garde de leur enfant parce qu’ils n’ont pas d’endroit où l’accueillir, et ils n’obtiennent pas cette garde parce qu’ils n’en ont pas fait la demande ou parce qu’un juge estimera que le lieu d’accueil ne convient pas à l’enfant. Cet état de fait peut durer pendant quelques années, jusqu’à créer un sentiment d’impuissance, de découragement et parfois de grande détresse, au point où le père aura du mal à fonctionner au quotidien et envisagera de s’enlever la vie.

Si en plus la mère entreprend des démarches judiciaires, certains pères disposant de ressources financières déjà maigres sont néanmoins acculés à engager un avocat. Chez certains de nos interviewés, la mère de leur enfant bénéficiait de l’aide juridique, et cet avantage créait un déséquilibre dans le pouvoir de représentation devant le système judiciaire.

Les conditions de travail influencent elles aussi l’accès du père à son enfant à la suite d’une séparation. Un meilleur revenu permet de trouver plus facilement un logement et de l’aménager afin de recevoir son enfant. À l’inverse, un faible revenu limite les options de logement. De plus, bien que certains employeurs se montrent indulgents au moment d’aménager des horaires flexibles, d’autres sont plus rigides ou n’offrent que des quarts de travail variables. Les conditions de travail peuvent à elles seules permettre ou empêcher la garde partagée. Par exemple, lorsque les quarts de travail correspondent à des cases horaires incompatibles avec la routine de vie d’un enfant :

Pour arriver au travail à 7 heures, il aurait fallu que je laisse mon fils à la garderie à 6 heures 15. En plus, la garderie était à 45 minutes de chez nous parce que mon ex avait déménagé dans une autre ville sans me consulter. Je ne pouvais pas lui offrir une qualité de vie. (Père 6)

Perception du système judiciaire comme étant défavorable aux pères

Plusieurs propos des pères traitent des difficultés d’accès aux enfants qui sont générées par le système judiciaire. À l’exception de deux pères, tous les participants mentionnent avoir été discrédités dans leurs négociations au sujet de la garde de leur enfant. Cinq aspects plus spécifiques permettent de regrouper leurs propos : 1) le non-respect des ententes par la mère, 2) l’inefficacité perçue de la médiation familiale, 3) le déséquilibre du pouvoir face au système, 4) la menace d’allégations d’abus, 5) les mesures provisoires.

Non-respect des ententes par la mère – Les lois favorisent un accès aux enfants égal pour les deux parents. Toutefois, les pères, les intervenants et les avocats que nous avons rencontrés ont constaté que lorsque la mère ne respecte pas les ententes entérinées, les dispositions légales ont peu d’effet pour que le père fasse valoir ses droits. Comme l’ont rapporté les pères ayant un accès limité à leur enfant, il suffit de peu pour qu’une journée ou une fin de semaine soit annulée. Il en va de même lorsqu’un parent décide de changer de ville de résidence avec l’enfant, sans consulter l’autre parent :

Une partie des pères ont accès à leur enfant un week-end sur deux ; du vendredi 17 heures au dimanche 18 heures. Ce qui arrive bien souvent, ils vont à la maison à 17 heures et la mère n’est pas prête et elle lui dit de revenir le lendemain matin. Il arrive aussi que la mère dise : « L’enfant ne peut pas venir parce qu’il est malade », ou encore, elle omet de dire au père que l’enfant avait une fête le lendemain, ce qui reporte la visite de deux semaines. (Intervenant 1)

Mais à partir de septembre, j’avais communiqué à mon avocate : « C’est quoi qui se passe ? Elle ne peut pas sans mon consentement inscrire nos enfants dans une autre ville ! » Mais oui, ça se fait. Puis il n’y a pas de problème. (Père 10)

La perception de certains pères de ne pas avoir de recours en cas de non-respect d’une entente par la mère se superpose aux frustrations créées par chaque remise en cour, qui reporte la possibilité pour le père de revoir son enfant ou de le voir davantage, et qui entraîne des coûts très élevés.

Inefficacité perçue de la médiation familiale – Les pères interrogés ont presque tous fait l’expérience d’un processus de médiation. Pour la majorité, le bilan en est plutôt négatif : aux yeux de la mère, la garde partagée n’était pas envisageable. Aucune entente n’a donc été possible et, comme la médiation est une démarche volontaire, les médiateurs n’ont pas pu poursuivre :

Quand on est arrivé en médiation, ç’a été difficile parce que quand toi, tu veux négocier mais qu’elle a tout, l’enfant et l’argent, elle n’est pas intéressée à négocier parce qu’elle va négocier à perte. Moi, en tout cas, ça fait un an et demi et plusieurs rencontres de médiation : ça s’est avéré que j’ai pas fait de gain. (Père 4)

Les trois pères qui rapportent une expérience satisfaisante de la médiation sont des hommes dont l’ex-conjointe a accepté d’emblée de partager la garde après la séparation.

Déséquilibre entre les mères et les pères pour l’accès juridique – Les pères et les professionnels rencontrés ont expliqué comment le système judiciaire actuel pouvait créer des iniquités entre les parents. Notamment, si l’un des parents peut bénéficier de l’aide juridique, il s’agira le plus fréquemment de la mère. Aucun des pères rencontrés n’a pu se faire représenter par un avocat à la même fréquence ni sur une aussi longue période que son ex-conjointe, et tous ont fini par abandonner leurs démarches :

Elle étirait les procédures, puis moi, je voyais le compteur qui tournait. Elle attendait parce que la pension alimentaire s’accumule. Moi, je paie des frais d’avocats pis en plus, je ne vois pas l’enfant ; puis ça monte vite. Ça a donné que les procédures ont duré six mois. Ç’a été très long ; ça aurait pu être réglé en une semaine. (Père 5)

Menace d’allégations d’abus – Certains des pères interviewés ont évoqué les allégations à venir, qu’ils craignent, ou celles qui ont d’ores et déjà été déposées en cour. La peur d’être accusé de violence, d’incompétence, de maltraitance ou d’abus sexuel est ressortie de plusieurs témoignages :

Autour des dix ou onze qu’on était autour de la table, il y avait beaucoup d’histoires qui se ressemblaient. Beaucoup de pères qui ont été accusés à répétition. Ils ont été accusés d’abus sexuel, d’abus matériel, d’abus… peu importe. Il y en a au moins deux qui sont accusés sans base, qui ont fait de la prison pour des accusations ridicules, qui n’ont jamais été retenues, qui ont gagné. Donc, il faut se protéger. (Père 4)

Mesures provisoires auxquels les pères n’étaient pas préparés - Dès la séparation, une organisation familiale de transition se met en place. Cette procédure nommée « ordonnance de sauvegarde » est une mesure d’urgence qui permet d’établir les principales dispositions de garde des enfants et de logement, en attendant le jugement de la cour. Certains pères ont été surpris par le recours de la mère à une disposition légale qui permet l’usage de la maison à un des conjoints tout en maintenant la responsabilité de l’autre conjoint d’en payer une partie. En pratique, c’est le parent ayant la garde de l’enfant qui demande au tribunal de rester dans la maison, même si l’autre conjoint en est copropriétaire. Ainsi, au moment de la séparation, le juge autorisera la mère qui en fait la demande d’occuper la maison avec l’enfant pendant une certaine période. Également, la garde exclusive d’un enfant de moins de cinq ans sera plus systématiquement accordée à la mère en l’absence d’une entente entre les parents. Le cas échéant, si le père ne peut garder l’enfant pendant la nuit, il ne le verra que quelques heures par semaine : ses possibilités de créer un lien s’en trouvent diminuées de beaucoup.

Discussion

L’intérêt de la présente étude réside en ce qu’elle a donné la parole spécifiquement à des pères qui souhaitaient maintenir des liens avec leur enfant après une séparation conjugale, mais pour qui certains obstacles ont limité l’accès à leur enfant. Bien que les résultats de l’étude contribuent, de prime abord, à mieux identifier ces obstacles et la signification que leur accordent ces pères, il est nécessaire de les interpréter ; on ne saurait, en outre, en généraliser la portée à l’ensemble d’une population de pères séparés.

Dans l’ensemble, les résultats de la présente étude s’inscrivent en conformité avec ceux d’autres recherches qui démontrent le souhait de plusieurs pères de maintenir leur engagement paternel et d’être en contact avec leur enfant sur une base régulière à la suite de leur séparation d’avec la mère (Kruk, 2011). Nos données permettent d’identifier les nombreux obstacles qui contribuent limiter l’accès aux enfants, au-delà du simple facteur de motivation du père. Les propos que nous avons recueillis témoignent des insatisfactions ressenties par beaucoup de pères, de leur sentiment d’injustice, d’une perte de contrôle sur les événements vécus et d’une perte de repères quant aux solutions possibles. On peut inférer que de tels états ont tendance à générer une détresse psychologique digne d’attention. Durant la période post-rupture, certains pères sont susceptibles de communiquer de façon inadéquate, d’adopter des stratégies maladroites pour composer avec le stress, d’avoir du mal à restructurer leur vie ou de ne pas être proactifs dans leurs démarches pour obtenir la garde partagée de leur enfant. Autant de facteurs qui risquent de faire diminuer leurs chances d’obtenir la garde partagée de leur enfant (Kruk, 2016). Dans leurs formes les plus dramatiques, ces situations sont propices à l’apparition d’idéations suicidaires et à de comportements destructeurs (Braver et al., 2005 ; Tremblay et al., 2012). Prévenir et dépister ces états passe par une meilleure compréhension des réalités différenciées vécues par les mères et les pères séparés, en considérant les caractéristiques individuelles de chacun mais également celles des environnements de vie proximaux et distaux qui affectent ces réalités. Les pères qui ont obtenu une garde partagée dès la séparation sont, quant à eux, plus susceptibles de garder un contact régulier avec leur enfant et de vivre la transition familiale avec plus de sérénité en préservant ce lien.

Il est essentiel de percevoir ces situations comme un enjeu de société qui ne s’explique pas seulement par des facteurs individuels tels que l’engagement (ou le désengagement) des pères. D’ailleurs, certaines études ont analysé le phénomène dans une perspective écosystémique élargie (Bronfenbrenner, 1979) qui prenait en compte les caractéristiques des environnements proximaux et distaux pouvant influencer la trajectoire et le développement d’un individu (Deslauriers, 2002 ; Devault et al., 2005). Le problème que nous avons voulu mettre en lumière ne relève donc pas seulement de la bonne volonté des pères (ou des mères qui, elles aussi, vivent avec ce problème). Il nous appelle à questionner nos pratiques et nos institutions juridiques sur leur influence véritable. D’ailleurs, certains ouvrages publiés, tel que L’engagement paternel : Le guide du père d’aujourd’hui du Réseau ontarien (2002) ont été qualifiés de « guides de survie » (Klumpp, 2003).

Création de nouvelles pratiques au confluent des problèmes judiciaires et familiaux liés à la garde des enfants

Autre constat, au regard des résultats de notre étude : la relation avec l’ex-conjointe est déterminante dans le déroulement des événements post-rupture. Dans le cadre de sa recherche de solutions aux problématiques découlant de la rupture, le père doit inévitablement inclure la mère. Que faire lorsque la situation est hautement conflictuelle et qu’il y a absence de communication ? La garde partagée est-elle possible alors ? Tout en excluant les situations où la sécurité de la mère et de l’enfant est compromise, quel est le champ d’action du père si la mère fait de l’obstruction ? La médiation, supervisée par un juge, apparaît comme une voie (Kruk, 2011). Cette mesure peut être complémentée par des séances de groupe pour les parents vivant un conflit majeur et assumant une obligation de résultat – par exemple, l’obligation de rendre compte à la Cour des moyens adoptés pour rétablir une communication « fonctionnelle » (Ministère de la Justice du Canada, 2016 ; Quigley et Cyr, 2014). La médiation suite à un signalement auprès de la Direction de la protection de la jeunesse est une approche qui gagnerait à être développée davantage : on exercerait ainsi une pression sur les parents pour qu’ils négocient une garde partagée équitable (Brisson et al., 2013). Des programmes de « coordination parentale », qui s’adressent à des familles où la séparation conjugale est hautement conflictuelle, s’avèrent prometteurs (Quigley & Cyr, 2014).

On peut également questionner le rôle du système judiciaire dans ces phénomènes familiaux. Il semble que la plupart des problématiques en ce domaine résultent d’une confrontation des parents qui dégénère rapidement et qui se cristallise pour perdurer durant plusieurs des années (Leahey, 2014). Les avocats que nous avons interviewés ont relevé que pour toute cause en droit de la famille, les avocats ont le devoir de défendre leur client, notamment en attaquant la crédibilité de l’autre, ce qui ne présente pas l’avantage de dénouer le conflit ; cette dynamique nuit plutôt à l’établissement d’une relation coparentale bénéfique pour le mieux-être de l’enfant (Dulac et al., 2009). Ce n’est peut-être pas tant le système judiciaire lui-même qui cause problème, mais l’absence de réponse judiciaire adéquate à un conflit familial particulier et l’absence de mécanismes pour prévenir l’exclusion injustifiée d’un parent par l’autre.

Dans ces situations judiciaires complexes, les hommes sous-scolarisés et pauvres semblent être souvent désavantagés. Particulièrement, comme nous l’avons documenté, les travailleurs à faible revenu sont mal placés pour négocier une garde partagée au moment de la séparation, compte tenu du peu de contrôle qu’ils exercent sur leurs conditions de travail, et notamment leur horaire. Bien souvent, ils n’ont pas accès à l’aide juridique, et n’ont pourtant pas les moyens de retenir les services d’un avocat. Plusieurs décident ainsi de se représenter eux-mêmes, sans y être préparés. Un facteur associé à ce contexte défavorable et souvent oublié par la recherche est le faible niveau de scolarité, voire d’alphabétisme, du père : toute lacune de cet ordre nuit forcément à la compréhension des démarches légales. Ces facteurs contribuent à créer une inégalité d’accès aux enfants entre les mères et les pères. Les données de Pères séparés inc. l’indiquent. Les hommes qui recourent aux services de l’organisme ont généralement un revenu peu élevé, qui ne leur permet pas d’entreprendre ou de poursuivre des démarches légales (Pères séparés inc., 2018).

Inscription de la séparation dans une trajectoire de transition et une perspective séquentielle révélant les difficultés d’accès de pères à leurs enfants

Comme le font ressortir les résultats de cette étude, les difficultés d’accès à l’enfant peuvent être générées par un ensemble de facteurs qui se cumulent tout au long de la transition qui fait suite à la séparation du couple. C’est pourquoi nous estimons pertinent d’ancrer notre analyse dans le temps en adoptant une perspective séquentielle : Qui initie la séparation ? Qui demande la garde ? Quels événements surviennent au cours des premiers jours, des premières semaines, et au cours des mois suivants ? Généralement, après une rupture d’union, le rythme auquel les événements se succèdent est très rapide et constitue en soi une caractéristique de l’enjeu de notre étude (Dubeau et al., 2016).

Nos résultats en termes de besoins des pères en situation de vulnérabilité rejoignent les constats d’autres actions concertées déjà menées dans le domaine (Deslauriers et Dubeau, 2018 ; Dubeau et al., 2013). Parmi les besoins identifiés dans le cadre de ces actions, trois se retrouvent dans le discours des pères que nous avons rencontrés : 1) la stabilité relationnelle (le maintien des liens avec l’enfant), 2) la stabilité économique (le rôle de pourvoyeur fait partie de leur identité masculine), 3) le besoin d’être reconnu comme quelqu’un d’important (un ensemble de compétences paternelles semble ne pas être reconnues par le système judiciaire actuel).

Le bilan est clair quant aux effets qu’entraînent pour les pères leur difficulté d’accéder à leur enfant. Une détresse manifeste en est la principale conséquence. Elle s’exprime par de la colère, mais cache souvent des signes de dépression, que l’on remarque moins. Même si cet aspect est ressorti peu fréquemment parmi notre échantillon, nous savons que les idéations suicidaires et homicidaires, de même que l’adoption de conduites à risque dans ce contexte en constituent une dimension importante (Tremblay et al., 2012). Nous sommes d’avis que l’on devrait considérer cette dimension comme un enjeu de santé publique. En effet, le problème est au confluent des dimensions légale, sociale, familiale, conjugale et individuelle. Par conséquent, il devient nécessaire de mieux documenter la dépression chez les hommes, sous ses diverses formes de manifestation, et de concevoir des outils d’évaluation adaptés aux réalités masculines (Wexler, 2009).

Il nous semblerait pertinent, en outre, de mieux faire connaître les dispositions légales qui régissent ces situations. Par exemple, quels effets aura telle ou telle modalité de garde aux divers temps du processus de séparation (avant, pendant, aux premières semaines, aux premiers mois) et quels rôles jouera chaque acteur qui y participe (avocat, médiateur familial, juge).

En conclusion…

Alors que le gouvernement a su mettre en place des mesures pour encourager les pères à être présents auprès de leur enfant au cours de ses premiers mois de vie (congé de paternité) ou pour assurer le paiement des pensions alimentaires en cas de séparation, force est de constater que pour certains pères qui le souhaitent, plusieurs obstacles viennent complexifier l’accès à l’enfant après la rupture d’union des parents. La présente étude propose une lecture écosystémique de plusieurs facteurs qui contribuent à ce phénomène. Elle met également en lumière les principales insatisfactions exprimées par les pères à qui l’on a limité l’accès à leur enfant – des sentiments d’injustice et de perte de contrôle qui, malheureusement, amènent plusieurs de ces hommes à adopter des comportements qui favorisent peu cet accès à l’enfant. Ce sont des hommes à qui il serait souhaitable de procurer un soutien juridique et psychosocial durant cette période de transition familiale ; ils pourraient ainsi mieux composer avec chacune des étapes du processus de séparation (décision de se séparer, demande de garde, deuil de la relation, etc.).

La situation de ces pères constitue selon nous un enjeu social qui s’inscrit dans une perspective de genre sur la parentalité. Alors que les valeurs véhiculées dans plusieurs sociétés occidentales mettent de l’avant l’égalité entre les femmes et les hommes, les résultats présentés ici mettent en cause le rôle des institutions – dans le domaine juridique, notamment –, puisque leurs interventions auraient paradoxalement l’effet d’alimenter des inégalités de genre. Plus spécifiquement, elles renforceraient les stéréotypes de genre, dont ceux associés au rôle de la mère et du père, où la mère demeure la figure saillante en matière de soin et d’éducation des enfants. Nous ne pouvons que souhaiter l’affermissement de la tendance, observée au cours des dernières années, à promouvoir le contact de l’enfant avec ses deux parents. En adaptant nos pratiques psychosociales et juridiques, nous pourrons lever ces obstacles à l’accès aux enfants dans un contexte de séparation conjugale.