Résumés
Résumé
Reconnaissance est devenu un mot drapeau représentant de nombreuses luttes antidiscriminatoires et un sujet-programme de recherches et de débats transdisciplinaires. Dans le champ de l’éducation, sa valeur heuristique reste peu explorée. Ce texte établit le rapport entre l’éducation et la reconnaissance à la lumière de la théorisation psychanalytique de Françoise Dolto. La pensée et les ouvrages de Dolto sont sous-tendus par sa conviction envers la valeur humanisante de la reconnaissance interhumaine, et dont l’éducation est un enjeu primordial. C’est une pensée qui nourrit les valeurs et les principes de l’éthique du droit à l’éducation, conformément au droit international de l’éducation.
Mots-clés:
- Reconnaissance,
- Dolto,
- Éthique,
- Éducation,
- Droit
Abstract
Recognition has become a rallying standard, representative of many anti-discrimination battles and a subject-program of transdisciplinary research and debates. Its heuristic value in the field of education has hardly been explored. In the present text we establish the relationship between education and “recognition” as demonstrated in the psychoanalytical theorization of Françoise Dolto. Her thinking and her publications are both underpinned by her belief in the humanizing value of inter-human recognition, in which education stands as a primordial issue. It is a thinking process that informs the values and principles of the ethical right to education, in compliance with international educational law.
Corps de l’article
Le terme reconnaissance est devenu un signe-drapeau des luttes de groupes qui se sentent discriminés à cause de leurs différences ainsi qu’un concept-programme d’études et de débats transdisciplinaires. Il s’agit d’un concept d’origine philosophique dont l’histoire a fait l’objet du dernier ouvrage de Paul Ricoeur : Parcours de la reconnaissance (1994). À son avis, c’est avec « le moment hégélien de l’Anerkennung (reconnaissance) qu’a eu lieu la principale révolution conceptuelle au plan des philosophèmes, avec le thème hégélien de la lutte pour la reconnaissance dont l’être reconnu est l’horizon » (Ricoeur, 2004 : 239, 25). Pour Hegel, la reconnaissance est le désir fondamental de tout être humain, la base de la conscience de soi, et l’éthique commence quand l’autre commence à être pris en compte (Williams, 1997).
Surtout depuis le début des années 1990, les « revendications formulées en termes de reconnaissance » se sont multipliées (Ferrarese, 2008 : 95), ayant donné origine à une « rhétorique de la reconnaissance » (Payet et Battegay, 2008 : 25). En effet, la puissance heuristique de l’idée de reconnaissance a revêtu celle-ci d’une grande attractivité dans le champ des sciences sociales. On cherche « à saisir les grammaires de l’humain comme des grammaires de la reconnaissance » (Bertram, 2007 : 7).
La théorie de la reconnaissance la plus développée et connue est celle d’Axel Honneth, dans Kampf um Anerkennung – Zur moralischen Grammatik sozialer Konflikte (La lutte pour la reconnaissance – Grammaire morale des conflits sociaux, 1992). Dans le chapitre 5 de son ouvrage intitulé Modèles de reconnaissance intersubjective : amour, droits, solidarité, Honneth aborde l’apport de la psychanalyse et cite Spitz, Bowlby, Winnicott, Erikson et Jessica Benjamin. Il aurait pu citer aussi Françoise Dolto. Sa pensée est sous-tendue par la valeur de la reconnaissance. J’en propose la synthèse que voici : l’être humain est un sujet, sujet de désir, de désir de communication dès sa conception, ayant un besoin vital de reconnaissance, dont l’éducation est un enjeu séminal. Je vais essayer de l’argumenter en m’appuyant sur les textes de Dolto et des apports de quelques spécialistes. Il convient de commencer par un aperçu de sa théorisation psychanalytique, pour mettre ensuite en relief ses implications pour l’éducation familiale et scolaire et, enfin, mettre en lumière les enjeux de reconnaissance.
Aperçu de la théorisation psychanalytique de Dolto
Sujet
La psychanalyse est une théorie du sujet, notion bien complexe qui doit son statut théorique surtout à Jacques Lacan. Pourtant, Dolto se réclame plutôt de Freud. Contrairement à Lacan, pour qui le sujet ne préexiste à la naissance de l’enfant, Dolto affirme qu’il est là dès la conception. Elle ne s’aventure pas à le définir et admet même qu’il serait plus rigoureux de dire qu’avant le stade du miroir il n’y a qu’un pré-sujet. Cependant, s’il y a vie, il y a un sujet, source autonome de désir. Ce n’est pas proprement le moi, l’individu, la personne, mais un sujet immanent, inconscient, préexistant et transcendant. « Dès la vie foetale, l’être humain n’est pas une partie du corps maternel, il est déjà unique. C’est lui qui, par la médiation de père et mère, prend vie et se donne naissance » (Dolto, 1985 : 285). Ayant désiré naître, il a choisi un père et une mère comme des médiateurs de son incarnation dans un corps. L’oeuvre théorique de Dolto tient à élucider ce lien corps-sujet. Un enfant naît donc d’une rencontre à trois, de trois désirs inconscients. C’est le mystère de l’incarnation du sujet, une sorte d’équivalent de l’âme chrétienne. Dolto a dit : « Je crois en Dieu, et je pense qu’après la mort il y a quelque chose qui commence, quand nous abandonnons notre dépouille corporelle » (in This, 2002 : 145).
Besoins et désirs
Le sujet est désir partant avant même sa conception. Le désir, « qui est spécifiquement humain (en tout cas, que nous n’observons pas chez l’animal) » (Dolto, 1985 : 433), n’est pas à confondre avec le besoin. Le besoin, dont l’orgue est le pharynx, est répétitif; le désir, dont l’orgue est le larynx, est toujours nouveau. « C’est cela la découverte de la psychanalyse, la différence entre les besoins et les désirs » (Dolto, 1994 : 470).
Cependant, les besoins de l’enfant ne sont pas que de purs besoins, ils sont aussi porteurs de désir, de désir de communication. Selon Dolto, rien n’est seulement physiologique, « l’enfant vit plus de paroles et du désir que l’on a de communiquer avec le sujet qu’il est que de soins physiques – bien sûr, le minimum vital étant assuré » (Dolto, 1985 : 18). L’enfant communique déjà avant de parler. Dans son Autoportrait d’une psychanalyste (1989), elle écrivit : « Rien n’est plus important pour moi que la communication ». Celle-ci relève de la fonction symbolique généralement considérée comme l’aptitude la plus spécifique de l’être humain.
Fonction symbolique
La fonction symbolique est un concept central dans la pensée de Dolto qui croyait qu’elle anime l’être humain, depuis sa conception, et que son développement a la portée d’une seconde naissance, d’un enfantement symbolique, langagier de l’être humain qui fait que, pour lui, tout veut dire…
Il est dans la condition de l’homme de ne pouvoir véritablement épanouir sa personnalité que dans une seconde naissance. […] La première naissance est une naissance mammifère, le passage d’un état végétatif à un état animal, et la deuxième naissance est le passage de l’état de dépendance animale à la liberté humaine du oui et du non, une naissance à l’esprit, à la conscience de la vie symbolique.
Dolto, 1985 : 208
Parce que l’être humain est porté par des mots depuis sa conception, Dolto parlait aux enfants de n’importe quel âge. « Les enfants, bébés, nourrissons, comprennent les paroles, c’est étonnant, nous ne savons pas comment, lorsqu’elles sont dites pour leur communiquer une vérité qui les concerne » (Dolto, 1984 : 213). Le sens des mots y est plutôt dans la tonalité affective de la voix. Il y a même des exemples d’enfants qui ont conservé la trace de paroles prononcées à leur naissance. Par ailleurs, convaincue que les silences ou les mensonges peuvent devenir plus traumatisants que les paroles; que l’agressivité est souvent liée à une impuissance à parler, et la plus dangereuse est celle qui ne se voit pas; que parfois c’est « dans le corps que ça parle, si ce n’est aujourd’hui, plus tard » (1984 : 351); que les plus graves maladies psychiques sont des pathologies de la communication; mais que « tous les traumatismes affectifs et psychiques se guérissent quand on en parle » (1994 : 269), Dolto s’est efforcée de « convaincre les jeunes médecins de s’adresser aux enfants très jeunes, même aux nouveaux-nés, comme à des êtres de langage ». L’enjeu était, disait-elle, « l’abandon de la médecine que j’appelais vétérinaire, telle que je la voyais pratiquer quand il s’agissait d’enfants », et de « faire comprendre la valeur structurante de la vérité dite en paroles aux enfants, même les plus jeunes » (Dolto, 1985 : 189, 190). Parler à l’enfant « est le maître mot de l’enseignement de Françoise Dolto », souligne Claude Halmos (Préface à Dolto, 1994).
Castrations symboligènes
La communication est, en outre, la voie royale pour l’humanisation des désirs de l’enfant au travers d’interdits humanisants, notamment ceux du meurtre et de l’inceste. Si l’enfant a droit à ses désirs, tous ses désirs ne sont pas à satisfaire.
Si le désir est toujours satisfait, c’est la mort du désir. […]
Il n’est pas bon que l’enfant, sous prétexte de le laisser s’épanouir librement, ne rencontre jamais de résistance […].
Ce sont les temporisations, les privations de satisfaction de ses désirs qui font le petit enfant se sentir être; c’est comme cela que le sujet, corporellement puis psychiquement, s’individue. Il se découvre soi-même en fonction de ce qui lui manque, ou de ce qui lui est refusé. De ce qu’on lui refuse parce que c’est impossible, ou parce que, quoique possible, autrui lui oppose un désir contradictoire au sien. […]
Le désir est créateur d’hommes. Par les hommes, désireux de dépasser les limites du possible, l’impossible advient […].
Dolto, 1985 : 226, 227, 249, 228
En conséquence : « Satisfaisons les besoins, mais sachons donner aux désirs les castrations successives et nécessaires pour humaniser l’être humain », disait Dolto (1994 : 475). Le langage, au sens large, est la médiation de ces évolutions que sont les castrations surmontées, reçues à temps de personnes crédibles, entraînant la transformation et l’élévation du désir.
En psychanalyse, « castration » n’a pas la signification habituelle de mutilation des organes sexuels masculins, comme on sait. Décrite pour la première fois par Freud en 1908, elle désigne l’expérience inconsciente vécue par l’enfant âgé de trois à cinq ans quand il apprend la différence anatomique des sexes et la loi de l’interdit de l’inceste. Dolto distingue plusieurs castrations et les qualifie de symboligènes :
Adjoindre l’adjectif symboligène au mot castration me paraît important. Il donne à ce dernier terme le sens qu’il a en psychanalyse, où il rend compte du processus qui s’accomplit chez un être humain lorsqu’un autre être humain lui signifie que l’accomplissement de son désir, sous la forme qu’il voudrait lui donner, est interdit par la Loi. Cette signification passe par le langage, que celui-ci soit gestuel, mimique ou verbal.
1984 : 78
Pour Dolto, la castration ombilicale, c’est-à-dire la rupture du lien foetal à la mère, est la castration première qui préfigure les castrations postérieures : orale, anale, primaire et secondaire. La castration orale, du fait du sevrage, interdit le « circuit court » du corps à corps où l’enfant se confond avec la mère, et ouvre au « circuit long » du désir de communication par des paroles. La castration anale, quand s’achève la maturation du système nerveux, vers la fin de la deuxième année, est une sorte de second sevrage dans la mesure où elle marque aussi une séparation de la mère : l’enfant cesse d’être dépendant d’elle pour ses besoins excrémentiels et la propreté de son corps. Elle est aussi porteuse de l’interdit de nuire à autrui. La castration primaire est la découverte, vers trois ans, de la différence des sexes, qui signale l’« entrée dans l’Oedipe ». Elle est précédée et préparée par l’expérience du miroir, tant valorisée par Jacques Lacan, quand l’enfant perd l’illusion de sa fusion avec la mère et « s’identifie d’une façon prégnante à son image à lui, dès qu’il a pu se reconnaître dans le miroir, valorisé par la parole, bien qu’étonné d’abord, mais promotionné d’être un humain au milieu des autres, allant-devenant homme ou femme » (Dolto, 1984 : 159). Il émerge comme sujet, c’est-à-dire non plus fusionnel à sa mère, par son premier « non ». La castration secondaire correspond, chez Dolto, à la castration oedipienne, donnée par le père, comme s’il déclarait à l’enfant :
Il est impossible à jamais qu’un fils aime sa mère comme un autre homme l’aime. Ce n’est pas parce que tu es petit et moi grand, c’est parce que tu es son fils et que jamais un fils et sa mère ne peuvent vivre l’union sexuelle et engendrer des enfants. […] Je t’interdis ta mère, parce qu’elle est ma femme, et qu’elle t’a mis au monde. Les deux sont importants. Tes soeurs te sont aussi interdites sexuellement que ta mère.
Dolto, 1984 : 188, 189, 190
La fille passe également par la castration oedipienne, mais autrement. Elle commence par vouloir épouser sa mère, avant de changer d’objet et de vouloir séduire le père. Serge Tribolet résume ainsi les enjeux oedipiens :
Les parents, surtout l’un d’eux, sont pris par l’enfant comme objets de désirs. Cet ensemble organisé de désirs amoureux et hostiles que l’enfant éprouve à l’égard de ses parents est appelé « complexe d’Oedipe ». […] Le complexe d’Oedipe est en étroite relation avec le complexe de castration centré sur une angoisse liée à l’énigme que pose à l’enfant la différence anatomique des sexes. Cette différence est vécue différemment chez le garçon ou chez la fille : présence sur fond d’absence ou absence sur fond de présence, la différence étant attribuée à une scène fantasmée de retranchement du pénis chez la fille, ou de possibilité de retranchement chez le garçon. Alors que Freud situe l’acmé du complexe d’Oedipe entre l’âge de trois et de cinq ans, Françoise Dolto le situe plus tardivement, en particulier sa résolution.
L’entrée dans l’Oedipe correspond à la découverte de la différence des sexes. Le garçon découvre son pénis à l’âge de deux ans puis il découvre à trois ans que les filles n’en possèdent pas. Cette absence est comprise comme une mutilation. […] Pour le garçon, l’angoisse de castration le conduira au renoncement à sa mère et à l’interdit de l’inceste. Cette acceptation de l’interdit de l’inceste signale la résolution du complexe d’Oedipe. Pour la fille, le désir d’identification à la mère la conduit à désirer un enfant du père. Lorsqu’elle ne tentera plus de transgresser l’interdit de l’inceste, sur le plan phantasmatique, la résolution oedipienne sera complète. Cette loi de la prohibition de l’inceste régit les lois de la sexualité, il s’agit de la castration oedipienne qui correspond à un remaniement structurel de la libido et à la naissance du désir génital. Toutes ces phases trouvent leur fondement dans l’ordre du phantasme. Ce phantasme oedipien de l’interdit de l’inceste joue un rôle majeur dans la vie psychique de chaque individu.
Tribolet, 2008 : 180-181
Vers 7-8 ans commence la période dite de latence qui va jusqu’à vers 9-11 ans. C’est le temps des premières années de la vie scolaire, où pas mal de problèmes s’enracinent dans l’Oedipe mal résolu. Jean-Claude Liaudet exemplifie :
Le mot « lire », dit Françoise Dolto, peut devenir tabou! Dire à un enfant : « Lis ! » ouvre pour lui le lit des parents, le conduit fantasmatiquement à l’objet convoité et interdit, le trouble et lui fait perdre ses moyens… « Écris! » peut lui rappeler les cris qu’il a entendus venir de ce même lit… Ou encore, échouer à l’école, être puni, c’est parfois une manière de satisfaire la culpabilité d’être trop proche de maman ou de papa. […] Les motifs affectifs irrationnels se tressent immanquablement au désir d’apprendre et ne se calment qu’avec la résolution de l’Oedipe et l’entrée dans la phase de latence, c’est-à-dire entre sept et neuf ans selon les enfants (parfois bien plus tard).
1998 : 174
Par conséquent, l’âge oedipien (3-8 ans) est fondamental pour l’avenir de tout chacun. En sortant de l’Oedipe, ayant intégré l’interdit de l’inceste et aboutit à la dissociation entre le désir génital et l’amour pour les parents, l’enfant entre véritablement dans l’Humanité. L’intériorisation des lois familiales est suivie de l’apprentissage des lois sociales.
De l’avis de Michel H. Ledoux : « S’il y a un thème à détacher de l’enseignement de Françoise Dolto, c’est bien celui de la castration humanisante et promotionnante. Sans l’interdiction de l’inceste, nous ne serions pas des êtres de langage. […] Plus que tout autre psychanalyste, elle insiste sur son rôle positif dans l’organisation du psychisme » (Ledoux, 1990 : 51).
Image inconsciente du corps
Le concept central de la théorisation de Dolto, émergé de sa pratique clinique avec des enfants névrosés est aussi le titre de son principal ouvrage théorique : L’Image inconsciente du corps (les autres étant surtout Le cas Dominique et les Séminaires de psychanalyse). L’image du corps ne doit pas être confondue avec le schème corporel. Difficile à définir, elle la décrit ainsi : « L’image du corps est ce dans quoi s’inscrivent les expériences relationnelles du besoin et du désir, valorisantes et/ou dévalorisantes » (Dolto, 1984 : 37). Elle « est la synthèse vivante de nos expériences émotionnelles », pouvant « être considérée comme l’incarnation symbolique inconsciente du sujet désirant », qui existe dès la conception (p. 22), « la synthèse vivante, en constant devenir, de ces trois images : de base, fonctionnelle et érogène, reliées entre elles par les pulsions de vie, lesquelles sont actualisées pour le sujet dans ce que j’appelle l’image dynamique », explique-t-elle (p. 57). Toujours suivant Dolto, « c’est grâce à notre image du corps portée par – et croisée à – notre schème corporel que nous pouvons entrer en communication avec autrui » (p. 23). Elle est « le moyen, le pont de la communication interhumaine » (p. 41). L’image inconsciente du corps est le noyau inconscient de l’identité du sujet pour toujours. « Nous communiquons d’inconscient à inconscient quoiqu’il y ait un langage qui, codé et conscient, nous empêche de tout dire, et les autres de tout entendre, de ce que nous exprimons » (Dolto, 1985 : 209).
Un exemple illustrant la force de l’image inconsciente du corps est le cas Frédéric, un enfant abandonné après sa naissance par ses parents, recueilli en pouponnière et adopté à l’âge de onze mois. À sept ans, il est allé à la consultation de Dolto pour des symptômes d’apparence psychotique. À l’école, il refusait d’apprendre à lire et à écrire. Pourtant, Dolto observe qu’il se servait des lettres et notamment de la lettre A. Durant les consultations, la mère adoptive révèle qu’il portait auparavant le prénom Armand, qui fut changé en Frédéric lors de son adoption. Au cours du traitement, il est venu à l’idée de Dolto de l’appeler Armand « à la cantonade ». Elle raconte :
Là, j’ai perçu dans son regard une exceptionnelle intensité. Le sujet Armand, dé-nommé, avait pu renouer son image du corps à celle de Frédéric, le même sujet nommé tel à onze mois. […] C’est ce genre de voix de maternantes inconnues qu’il avait entendu quand on parlait de lui ou qu’on l’appelait lorsqu’il était à la pouponnière des enfants à adopter.
Dolto, 1984 : 47
Alors, Frédéric a pu dépasser ses difficultés à lire et à écrire. Dolto conclut :
Cette prégnance des phonèmes les plus archaïques, dont le prénom est l’exemple type, montre que l’image du corps est la trace structurelle de l’histoire émotionnelle d’un être humain. Elle est le lieu inconscient (et présent où?) d’où s’élabore toute expression du sujet : lieu d’émission et de réception des émois interhumains langagiers.
p. 48
En résumé, l’image inconsciente du corps n’est ni corps ni psychisme. Interposée entre le sujet humain et son corps – lieu de leur croisement – c’est le substrat structurel et symbolique de l’histoire émotionnelle de chacun, héritière d’un inconscient-mémoire transgénérationnelle. En effet, il semble que les enfants aient une mémoire du temps d’avant la naissance et que des expériences humaines se transmettent d’une génération à l’autre, expliquant les névroses familiales. Selon Gérard Guillerault, la théorie de l’image inconsciente du corps « est la seule qui puisse se prétendre théorie consistante et spécifique de la psychanalyse d’enfants » (Guillerault, 1989 : 164).
Reconnaissance
Le sujet humain appelle la reconnaissance. Il est un sujet de désir qui « existe en tant qu’objet reconnu par les autres comme individué par les limites de la peau de son corps » (Dolto, 1985 : 248). Comme Dolto l’a remarqué, « parce que doué de fonction symbolique, l’être humain intériorise le code de sa relation à l’autre, s’aime lui-même comme il est aimé d’un autre » (Dolto, 1981 : 279). Surtout par la mère, qui assure son narcissisme défini « comme la « mêmeté d’être, connue et reconnue, allant-devenant pour chacun dans le génie de son sexe » (Dolto, 1984 : 50), depuis la gestation jusqu’à la mort. Parler à l’enfant c’est le reconnaître comme sujet en devenir. Il ne s’agit pas du « parler bébé », qui « est de la non-communication » (Dolto, 1985 : 203), mais de parler normalement et authentiquement. Tribolet met en relief la portée de reconnaissance de la parole vraie :
Parler vrai, c’est reconnaître l’enfant comme sujet, c’est lui parler en tant que personne à part entière, c’est le respecter en tant qu’homme ou femme en devenir.
Parler vrai ne signifie pas qu’il faille tout dire ou tout montrer à l’enfant. Il s’agit de répondre à ses questions et, s’il ne pose plus de questions, il est inutile de lui donner plus de précision. […]
L’enfant est un être de parole dès la vie foetale. Il n’est jamais trop tôt pour « parler vrai ». Si l’enfant est « dans le désir de ses parents », il est aussi un être désirant, il a lui-même son désir propre. Comment reconnaître ce sujet désirant sinon en nous adressant à lui, en parlant à sa personne et en attendant sa réponse?
[…]
Le plus important est que cette parole doit s’adresser à un enfant dont le statut de personne est reconnu. Il ne s’agit pas tant de beaucoup parler aux enfants, mais il s’agit surtout de leur dire vrai. La parole est source de vie.
Tribolet, 2008 : 178, 189
Cherchons maintenant à repérer les enjeux de reconnaissance qui traversent l’éducation, selon Dolto.
Reconnaissance dans l’éducation
Sigmund Freud, dans la sixième des Nouvelles conférences sur la psychanalyse (1932), en se référant à « l’application de la psychanalyse à la pédagogie, à l’éducation de la génération à venir », a dit qu’elle est, « de tous les sujets étudiés par la psychanalyse, celui qui nous semble avoir la plus grande importance, vu les magnifiques perspectives qu’il offre pour l’avenir » (Freud, 1932 : 193). Il est pertinent de rappeler ici le diagnostic que Freud a alors fait des enjeux de l’éducation :
Tout d’abord, considérons que le but principal de toute éducation est d’apprendre à l’enfant à maîtriser ses instincts […]. L’éducation doit donc inhiber, interdire, réprimer et c’est à quoi elle s’est de tout temps amplement appliquée. Mais l’analyse nous a montré que cette répression des instincts était justement la cause des névroses. […] L’éducation doit donc trouver sa voie entre le Scylla du laisser faire et le Charybde de l’interdiction. […] Il s’agira de décider de ce qu’il faut interdire, et ensuite à quel moment et par quel moyen doit intervenir cette interdiction. […] L’observation montre que, jusqu’à ce jour, l’éducation a rempli sa mission d’une manière très défectueuse, qu’elle a grandement nui aux enfants. […] Connaître les particularités constitutionnelles de l’enfant, savoir deviner, grâce à des petits indices, ce qui se passe dans son âme encore inachevée, lui témoigner sans excès l’amour qui lui est dû tout en conservant l’autorité nécessaire, telle est la tâche malaisée qui s’impose à l’éducateur, et en l’envisageant on se dit que seule l’étude approfondie de la psychanalyse est capable de constituer une préparation suffisante à l’exercice d’une pareille profession. Le mieux est que l’éducateur ait lui-même subi une analyse, car sans expérience personnelle, il n’est pas possible de s’assimiler l’analyse.
p. 196, 197
Freud ne pensait pas que l’éducation doive « prendre parti », mais croyait que « le nombre de facteurs révolutionnaires que renferme la psychanalyse est assez grand déjà pour qu’on puisse être certain que l’enfant formé par elle ne se rangera pas, plus tard, du côté de la réaction ou de l’oppression » (p. 198, 199). Rappelons qu’une Revue de pédagogie psychanalytique (Zeitschrift für psycoanalytische Pädagogik) a été publiée à Stuttgart, Berlin, Vienne et Zurich, de 1926 à 1937.
Françoise Dolto a bien compris toute la portée du savoir psychanalytique pour l’éducation, elle qui à l’âge de sept ans a déclaré : « J’aurai un métier, je serai médecin d’éducation ». Plus tard, elle a expliqué : « Médecin d’éducation : cela peut vouloir dire aussi qu’il faut un médecin pour réparer les erreurs d’une éducation qui peut faire plus de mal que de bien. Et quand je pensais éducation, ce n’était pas de tel ou tel système conscient pédagogique, mais les interrelations inconscientes en famille ». Elle a cherché à transmettre « la nouveauté que la psychanalyse a apportée comme idée d’éducation préventive de pertes d’énergie du coeur et de l’intelligence » (Dolto, 1985 : 187, 230), une éducation prophylactique des névroses et psychoses.
C’est la parole qui est fondatrice de l’être humain et je crois très important que nous ne restions pas dans notre tour d’ivoire, nous, psychanalystes, qui sommes témoins des résultats de tant de souffrances inutiles. […] Je crois, au contraire, que nous devons témoigner et contribuer à aider les personnes s’occupant d’enfants, afin qu’elles ne suivent pas aveuglement la façon de faire de ceux qui les ont précédées. Ce qui, finalement, donne sens au travail de ceux qui, comme moi, sont tout le temps confrontés à la souffrance humaine, c’est la possibilité de mettre tout ce qu’ils ont compris, grâce à ces êtres en souffrance, à la disposition des éducateurs et, à travers eux, au service des enfants.
Dolto, in D’Ortoli et Amram, 1990 : 31
À la lumière de la pensée de Dolto, le phénomène éducationnel apparaît comme le domaine d’interaction humaine où les enjeux de reconnaissance sont les plus profonds et retentissants, prenant racine dans la famille, au tréfonds de l’inconscient des parents et des enfants, et continuant à l’école.
L’éducation, suivant Dolto, est une affaire d’humanisation de l’enfant qui revient à l’apprentissage de l’autonomie.
Devenir autonome, c’est l’humanisation de l’enfant. Il y a chez l’être humain petit une impossibilité à être autonome. Il est un objet partiel de l’adulte, quant à son corps, quant à vivre. Pour survivre, il faut qu’il soit soumis en partie. L’enfant est soumis au rythme de l’adulte, mais il a lui-même sa propre vitalité, son propre désir et, aussitôt que c’est possible, il faut pouvoir le lui reconnaître. Il faut pouvoir le reconnaître comme un être autonome en devenir. […]
Vous savez qu’un enfant commence à exister par lui-même en disant « non » à la personne tutélaire. Ce « non » est vraiment l’avènement d’un être humain […].
Dolto, 1994 : 130
L’autonomie de l’enfant, vécue en sécurité, « c’est la conquête du sentiment de liberté, sentiment inséparable de celui d’être un humain » (Dolto, 1984 : 258). Or « respecter la liberté d’un enfant, c’est lui proposer des modèles et lui laisser la faculté de ne pas les imiter. Un enfant ne peut se créer lui-même qu’en disant Non » (Dolto, 1985 : 428), une attitude d’opposition qui survient au cours de la deuxième année. Il apprend qu’il y a des interdits nécessaires pour sa protection de certains dangers qui sont temporaires. En conséquence, dit Dolto :
En règle générale, opposez-vous le moins possible aux initiatives des petits, sauf dans le cas de danger réel pour eux ou d’impossibilité matérielle. L’obéissance doit être sentie par votre enfant comme une certitude de sécurité dans ses actes et d’harmonie dans sa vie, comme vraiment désirable.
Pour cela, donnez fort peu d’ordres et qu’ils ne soient pas à exécution immédiate obligatoire. Le rythme d’exécution n’est pas rapide chez un enfant, il faut qu’il ait admis votre ordre comme une suggestion. Il la fait sienne avec plaisir s’il est en bonne intelligence avec vous, et c’est lui qui désire agir comme vous le lui avez demandé après ce petit décalage de temps que vous lui avez laissé. […]
Il y a des façons d’exiger l’obéissance qui rendent celle-ci psychologiquement impossible à l’enfant.
Dolto, 1994 : 143, 144
L’apprentissage de l’autonomie commence par la différenciation « entre les besoins qui sont irrépressibles et les désirs qui sont maîtrisables, et […] c’est cette distinction qui spécifie les êtres humains par rapport aux animaux. La vie sociale des humains implique la maîtrise des désirs selon la Loi, la même pour tous », la Loi de l’interdit de l’inceste (Dolto, 1984 : 180, 181). Il s’agit aussi de « combattre l’instinct grégaire, si facilement exploitable chez l’être humain, mammifère tribal, et d’éduquer son sens civique et social, l’acceptation des Règles sans en interdire la critique » (p. 269). Au besoin, il revient aux enfants de « devenir les éducateurs de leurs parents, s’ils ont affaire à des parents qui ne sont pas autonomes » (Dolto, 1985 : 274).
L’apprentissage de l’autonomie par les enfants implique celle de la responsabilité. D’après Dolto, d’une part : « Il est important de les éveiller à la responsabilité d’eux-mêmes. C’est un moment très important, entre l’élevage et l’éducation » (Dolto, 1984 : 270). D’autre part : « Il y a une responsabilité de chacun vis-à-vis de tous », sans laquelle un être humain « est un être inachevé » (Dolto, 1985 : 91). Les meilleures ressources pour l’apprentissage de l’autonomie et de la responsabilité sont l’éthique de la communication et l’exemple des éducateurs.
Outre la mission commune à la famille et à l’école d’éduquer à l’autonomie et à la responsabilité, les deux institutions ont des missions spécifiques :
La mission spécifique de la famille est d’entourer l’enfant d’un amour sécurisant et respectueux de sa dignité et de ses droits.
Droit, c’est un mot fréquent chez Dolto. Elle a été précurseur des droits de l’enfant comme l’ont été, en leur temps, Rousseau (1712-1778) et Janusz Korczak (1878-1942), parmi d’autres. Dolto s’interrogeait et affirmait :
Pourquoi est-ce que cela paraît subversif de dire que les parents n’ont aucun droit sur leurs enfants? À leur égard, ils n’ont que des devoirs, alors que leurs enfants n’ont vis-à-vis d’eux que des droits jusqu’à la majorité. […]
L’enfant n’a pas tous les droits, mais il n’a que des droits. Les parents n’ont sur sa personne aucun droit : ils n’ont que des devoirs.
Dolto, 1985 : 153, 285
Cette « subversion » a été consacrée et universalisée juridiquement par la Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1989 (l’année suivant la mort de Françoise Dolto). C’est la Révolution des droits de l’enfant (Monteiro, 2008). Elle ne coupe pas la tête des pères, comme Balzac a dit de la Révolution française, mais oblige les parents à renoncer soit au traitement de leurs enfants comme des possessions domestiques, soit à une éducation-clonage. Comme l’a dit Khalil Gibran, dans un poème assez connu :
Vos enfants ne sont pas vos enfants.
Ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à la Vie.
[…]
Vous pouvez vous efforcer d’être comme eux, mais ne cherchez pas à les faire à votre image.
Car la vie ne marche pas à reculons, ni ne s’attarde avec hier.
Vous êtes les arcs desquels vos enfants sont propulsés, telles des flèches vivantes[1].
La mission spécifique de l’école est le « soutien de la curiosité des enfants, au lieu de la limiter ou de l’interdire – alors qu’elle est la plus fondamentale des pulsions, la pulsion épistémologique […]. Soutenir et valoriser la curiosité qui est conjointe à l’observation est au principe même de l’éducation humanisante » (Dolto, 1984 : 146).
Considérant que « toute la base de l’être humain est structurée à cinq ans et demi, six ans » (Dolto, 1994 : 484), Dolto a déclaré : « Je n’ai qu’une chose à dire aux hommes politiques : c’est de 0 à 6 ans que le législateur devrait le plus s’occuper des citoyens » (Dolto, 1985 : 373).
Jusqu’à dix ans, les enfants ne seraient pas astreints au raisonnement abstrait et spéculatif. L’école développerait les expériences directes manuelles, orales, corporelles, dans la communication et l’échange. Les activités intellectuelles viendraient beaucoup plus tard. […] Les disciplines obligatoires seraient la lecture, le calcul et l’écriture, et c’est tout. Le reste : à la carte.
p. 330
Pourtant, les réalités de l’éducation prédominante un peu partout sont bien loin de là.
L’éducation familiale et scolaire toujours prédominante
L’éducation familiale
Du point de vue de Dolto, « en dépit des apparences, la condition de l’enfant n’a guère varié depuis quatre mille ans (Sumer). S’agissant de sa cause, on peut parler des illusions du progrès » (Dolto, 1985 : 153). En effet, « les enfants sont le plus souvent dans la tragique condition qui leur est faite, adulés ou asservis. […] Ce sont vraiment deux comportements de l’adulte vis-à-vis de l’enfant qui sont apparemment tout à fait antithétiques mais qui sont tous deux des détournements de mineurs » (p. 230).
Recherchons le dénominateur commun à l’enfance : le bien-nourri pas plus que le mal-logé, le scolarisé, le petit champion pas plus que le petit esclave, n’est traité comme une personne. Le sort qui est réservé aux enfants dépend de l’attitude des adultes. La cause des enfants ne sera pas sérieusement défendue tant que ne sera pas diagnostiqué le refus inconscient qui entraîne toute société à ne pas vouloir traiter l’enfant comme une personne, dès sa naissance, vis-à-vis de qui chacun se comporte comme il aimerait qu’autrui le fasse à son égard.
p. 149
Chez la famille, l’enfant n’est pas traité comme une personne quand, écrivait Dolto, la mère « traite le nourrisson en paquet, en objet de soins, sans parler à sa personne » (Dolto, 1984 : 52); quand, sous prétexte d’amour, la mère en fait « un objet de possession érotique » (p. 274), d’un « érotisme pédophilique » (p. 272); quand les parents traitent l’enfant « comme un animal ou une possession dont ils disposent » (p. 269). L’amour des parents pour leurs enfants tend à être « possessif, facilement angoissé, au lieu d’être libérateur. […] Le parent, trop souvent de nos jours, est le parasite par excellence, par rapport au petit d’homme » (Dolto, 1985 : 287). Des parents comme ça sont des adultes « tellement infantilisés qu’il faut que leurs enfants soient puérilisés par rapport à cet infantilisme » (p. 84). Ayant « besoin, pour son propre narcissisme, de la dépendance de l’enfant, de son pouvoir sur celui-ci » (Dolto, 1984 : 266), le parent met l’enfant « dans la situation d’un objet, d’un animal domestique aimé » (Dolto, 1994 : 312), attaché par une sorte de « deuxième cordon ombilical » (p. 203). Il a « un comportement avec lui qui, sous prétexte d’éducation, confine au dressage d’un animal domestique. Si ce n’est celui d’un animal de cirque » (Dolto, 1985 : 379). Et de renchérir :
Mais combien de petits d’hommes ne sont pour leurs parents que des animaux domestiques? […] Un petit d’homme n’est ni une poupée vivante ni un animal. Ces parents infantiles cherchent à travers leurs enfants à satisfaire leur propre vanité, indépendamment et dans le mépris absolu du caractère propre, de la vocation d’homme et de femme libre qui est celle de chacun. Ils n’élèvent pas leurs enfants, mais ils les dressent, les matent, les flattent, les achètent, les châtrent en un mot, et ce petit monstre perverti s’appelle un enfant bien élevé.
Dolto, 1994 : 204
Les parents ont le droit d’être respectés par leurs enfants, mais pas celui d’être aimés. La possessivité amoureuse parentale peut rater le sain développement de leur personnalité. Pourtant, Dolto n’accuse pas les parents. Elle pense qu’il n’y a pas de mauvaise mère. Les souffrances de parents et d’enfants sont parfois plutôt causées par un effet de carambolage de générations…
Par conséquent, « ce n’est pas, chez l’être humain, la capacité physique de procréer qui rend les adultes capables d’élevage et d’éducation des enfants qu’ils ont mis au monde » (Dolto, 1985 : 440) et capable d’un amour qui soit éthique et pédagogique, et non un sacré mot-valise-prétexte pour légitimer tous les comportements envers un enfant, toujours pour son bien… « Le fondement biologique allégué est une rationalisation destinée à nous donner bonne conscience dans notre désir jamais éradiqué d’exercer un pouvoir sur un autre » (Dolto, 1985 : 294-5). Si « le couple mère-père représente toujours la médiation de base, la cellule de référence symbolique pour tous les enfants du monde, puisque sa fonction originelle est d’assumer la triangulation […] la relation triangulaire peut très bien se jouer en l’absence des parents biologiques » (p. 284).
Selon Dolto, le discours sur l’enfant est trop centré sur sa relation avec les parents et la fonction des nourriciers et éducateurs. « On n’ose pas aborder le problème dans son authentique subversion. […] Dire la vérité sur ce sous-continent noir, c’est comme faire la révolution » (p. 153). C’est pourtant une révolution inévitable pour que le destin de l’Humanité continue ouvert à ses possibles. « Si on faisait toujours comme les parents ont fait, on en serait encore à Cro-Magnon » (Dolto, in D’Ortoli et Amram, 1990 : 302).
L’éducation scolaire
En ce qui concerne l’école, telle qu’elle est partout dans le monde, en général, le jugement de Françoise Dolto n’est pas moins sévère.
L’école actuelle est une « école digestive » qui subordonne « l’éducation à l’instruction » et oblige à jouer « la comédie du bon élève » (Dolto, 1985 : 259, 319, 332). Obliger est « le principal défaut de l’instruction publique » (p. 325), c’est ce qui « a cancérisé le système » (p. 333). C’est un système uniforme qui « persévère dans l’erreur de vouloir faire passer sous les Fourches Caudines tout le monde en même temps et au même âge » (p. 266). Dolto interrogeait : « Pourquoi faut-il que tous apprennent les mêmes choses en même temps? […] On leur impose d’être homogènes en tout : c’est monstrueux » (p. 316, 318). L’école uniformisante et aberrante est aussi discriminatoire, surtout pour les élèves qui n’ont pas d’école chez eux, les enfants les plus pauvres, démunis, les « enfants d’immigrés, abandonnés, ou de parents divorcés » (p. 324).
Les écoles réduisent « l’être humain à un animal social », cultivent le grégarisme, qui « n’est pas humain », fonctionnent comme des « bergeries de moutons de Panurge » (p. 312). En outre, c’est une école abusive : au lieu qu’elle soit « le deuxième chez soi pour le travail et les loisirs de tous les enfants du secteur géographique de leur logement » (p. 324), elle impose des travaux à la maison, ce qui ajoute un facteur supplémentaire de discrimination, puisque telle exigence ne tient pas compte des disparités culturelles, sociales et familiales des élèves. Il se peut aussi que l’école prive l’enfant de la jouissance d’autres droits, comme les droits au repos, aux loisirs et à la vie familiale et privée, devenant aussi facteur de violence(s). Selon Dolto : « Pour les jeunes Français, le lycée semble être devenu l’endroit le plus ennuyeux qui soit. Ils ne sont même plus revendiquants. C’est un état dépressif généralisé » (p. 329). En bref : « L’élevage coercitif, l’éducation étriquée des enfants, c’est la nouvelle plaie des sociétés humaines dites civilisées » (p. 84).
[…] et le drame, c’est que maîtres et parents se félicitent de la réussite de ce dressage, alors que les tâches proposées par l’école traditionnelle peuvent être pour l’enfant un facteur de régression s’il les exécute passivement et avec zèle. Son évolution oedipienne et sociale risque d’être bloquée dans une névrose obsessionnelle scolaire, même si tout en lui paraît en ordre. Il s’est vidé de ses désirs, aime mieux étudier que jouer et l’ébauche de sa personne responsable est provisoirement, ou définitivement, détruite. Et ce sont ces comportements disciplinés de nourrissons gavés et sages qui plaisent et qui font que l’on qualifie un enfant de bon élève.
[…]
Parce que la répétition a valeur sécurisante. On a promu un système permettant à certains d’obtenir des bonnes notes aux examens pour que ceux-ci désignent les élites. Ce qui est créatif est incomparable et fait courir des risques, ce qui n’est pas répétitif est injugeable, incodifiable.
Dolto, in D’Ortoli et Amram, 1990 : 28
Liaudet commente :
Plutôt que de demander aux enseignants de donner des devoirs supplémentaires à leurs enfants, plutôt que de vouloir coûte que coûte que ceux-ci réussissent dans ce système absurde, qu’ils soient les premiers de la classe, plutôt que d’en faire des petits compétiteurs vivant dans le souci d’être meilleurs que leurs camarades, avec sans cesse l’angoisse de l’échec possible, les parents devraient chercher à rééquilibrer l’influence scolaire en offrant aux enfants des possibilités de se développer à leur rythme propre, dans des activités dont ils ont le goût.
Liaudet, 1998 : 179
Dolto concluait : « Prétendre “humaniser l’école” c’est peut-être aussi utopique que de vouloir rendre la guerre “humaine” » (Dolto, 1985 : 315). Pour ce qui est de la France, l’Éducation nationale « devra fermer pour rebâtir autre chose » (p. 328), car « il y a quelque chose de tout à fait faux dans la scolarisation actuelle » (p. 330). Il faut « une véritable révolution » pour « faire aimer l’école » (p. 321, 343).
La radicalité des critiques de Françoise Dolto à l’égard de l’éducation familiale et scolaire peut surprendre. Elles se laissent résumer dans un mot fort, utilisé à plusieurs reprises : c’est pervertissant[2] (par exemple, 1984 : 273, 274; 1985 : 263, 264; 1994 : 204). Pervertissante est l’éducation qui traite les enfants et les jeunes comme des animaux domestiques (une expression qu’elle utilise aussi fréquemment, comme on a vu) et des animaux scolaires, c’est-à-dire comme des objets d’éducation plutôt que comme des sujets du droit à l’éducation et de tous leurs droits.
Quelle alternative à l’éducation pervertissante?
La visée de Françoise Dolto d’une éducation éclairée par les lumières de la psychanalyse a été diffusée dans ses programmes à la radio (Europe 1, 1969; France Inter, 1976) et a inspiré la création de deux institutions : l’École de la Neuville (1973) et la Maison Verte (1979).
Maison Verte et École de la Neuville
La Maison Verte a été créée en 1979, à Paris, à l’initiative d’une équipe dont faisait partie Françoise Dolto. Nommée au départ ‘Petite enfance et parentalité’, ce sont les enfants qui l’ont appelée ‘la Maison Verte’ parce qu’elle était peinte en bleu… (Dolto, 1994 : 520). Anonymat, rencontre, socialisation, prévention, voilà des traits saillants de sa mission. C’est un lieu d’accueil d’enfants de moins de quatre ans, accompagnés de leurs parents ou d’autres personnes chargées d’eux, et même les futurs parents y sont les bienvenus. Ils sont accueillis chaque jour par trois personnes provenant de différentes professions, incluant toujours un homme, et dont l’une est psychanalyste. On peut y aller sans prévenir et y rester le temps qu’on veut. L’exception au principe de l’anonymat est la seule demande du prénom de l’enfant. La participation financière au budget de fonctionnement est d’un montant libre. C’est un espace de jeux pour les enfants et un lieu de rencontre, d’écoute, de préparation à la séparation avec la mère, de médiation entre la famille et la garderie ou l’école maternelle. L’enfant y fait les premiers pas de sa socialisation sans angoisse, sachant que la mère ou le père ou quelqu’un en qui il a confiance est là. C’est donc un lieu de prévention des troubles relationnels de la petite enfance et des névroses précoces. La Maison Verte a inspiré la création de lieux similaires en France et dans d’autres pays et continents.
Ce travail que nous faisons à la Maison Verte, avant que les bébés n’aillent à la crèche, c’est une prévention formidable des troubles consécutifs au malaise que l’enfant éprouve à ce ping-pong auquel il est soumis entre la pouponnière et sa maison.
[…]
La Maison Verte prépare l’enfant à être confié à une crèche ou à la maternelle, en lui évitant les épreuves d’un passage trop brutal, sans recours à la personne qui jusque-là est garante de son identité, de son intégrité personnelle, de sa sécurité. Il a à se « vacciner » contre les épreuves de la vie en société.
[…]
À la Maison Verte, nous avons une manière très douce de montrer aux parents les tendances possessives, castratrices, frustrantes qu’ils ont vis-à-vis de leurs enfants. Sans les juger.
Dolto, 1985 : 404, 405, 412, 414
Le projet de l’École de la Neuville a été rêvé en 1973 par trois jeunes âgés d’à peine plus de vingt ans : Fabienne d’Ortoli, Michel Amram et Pascal Lemaître, qui étaient allés au lycée ensemble. Suivant un récit de D’Ortoli et Amram (Lemaître est parti pour des motifs personnels en 1984) : « Vivre en harmonie avec ses idées était le grand mythe de notre jeunesse » (D’Ortoli et Amram, 1990 : 49). Une jeunesse qui avait vécu le mai 1968 et rêvé dans les salles de cinéma.
Nous avions vu et revu quelques milliers de films, entre 1966 et 1973, jusqu’à en connaître par coeur les dialogues, les cadrages, les montages. […] Quelque chose d’essentiel dans notre aventure provient probablement de la façon dont nous avions compris, intégré l’univers de certains grands cinéastes, leur façon idéalisée de concevoir le monde et les rapports humains.
p. 34, 192
La Neuville-du-Bosc, en Normandie, était un «petit village de l’Eure qui semblait venir tout droit d’un roman de Maupassant et ne pas être sorti de son siècle » (p. 39)[3]. En 1982, la Neuville déménage dans le Château de Tachy, en Seine-et-Marne. Ils expliquent : « Si l’on veut que les choses continuent d’évoluer, il faut peut-être que l’on soit moins éloigné de Paris et que l’on ait plus d’argent, donc d’élèves pour financer cette ouverture. Dans les deux cas, cela passe par un déménagement. Les locaux trop vétustes, trop exigus, représentent un obstacle à cette évolution » (p. 169). L’école est maintenant à la distance d’une heure, par train, de la gare de l’Est, Paris, mais reste l’École de la Neuville.
« Le Projet » a été patronné dès le début par Fernand Oury et Françoise Dolto. Le premier rendez-vous avec Dolto a eu lieu à la fin de 1975. « Cette première rencontre avec Françoise Dolto fit que l’école de la Neuville, jusqu’alors esquisse et plate-forme, devint chantier. Cette entrevue d’une heure fonda non seulement la relation entre Françoise Dolto et la Neuville mais aussi la Neuville elle-même, dans le sens où l’on parle des fondations d’une maison » (p. 33). Ensuite, « à chaque occasion, nous apprenions. Elle nous aidait à trouver le ton juste, mais sans donner de recettes » (p. 118). Le dernier rendez-vous est arrivé au début de l’été 1988, peu avant la mort de Françoise Dolto, déjà malade. En son hommage, l’école s’appelle maintenant aussi « Groupe de recherches pédagogiques Françoise Dolto » (p. 349).
Inspirés du pédagogue soviétique Anton Makarenko, suivant lequel c’est le milieu qui éduque, les trois jeunes Parisiens voulaient une école qui soit un lieu de vie, un internat, « notre maison », disaient-ils (p. 36). D’Ortoli explique : « C’est une école partie de la volonté de créer avant tout un milieu de vie […] un lieu où il y aurait beaucoup d’activités à côté de l’enseignement scolaire […]. Où chaque enfant serait reconnu à sa valeur, serait mis en valeur » (p. 194). Par ailleurs, « avant d’ouvrir l’école, nous pensions que le manque de goût de beaucoup d’enfants pour la scolarité venait de son caractère obligatoire. Les cours étaient facultatifs ». Mais « il apparut que le choix était trop difficile à assumer pour la majorité des enfants et les cours devinrent obligatoires » (p. 91). Ils ont lieu le matin, mais ne sont pas coupés des autres activités.
L’École de la Neuville a inventé ses traditions et institutions, comme la grande réunion, le carnet de râlages, les ceintures, le sablier de silence, les voyages… Aujourd’hui, elle accueille une quarantaine d’enfants de 6 à 16 ans mais, disent D’Ortoli et Amram, « nous refusons des centaines d’enfants chaque année faute de place » (p. 122). Cependant, ajoutent-ils : « La Neuville, est toujours une école en train de se faire… » (p. 364).
Fernand Oury écrivait en 1982 :
Ce que les enfants retrouvent à la Neuville, c’est le désir. Désir d’être au monde, de communiquer, de voir, de savoir, de grandir. Il ne s’agit pas (seulement) de plaisir de vivre ou d’envie mais de désir, au sens où la psychanalyse (lacanienne) l’entend.
C’est primordial : tout devient possible dès lors que le sujet investit (ou s’aliène, si on préfère) dans le travail et le langage. Apprentissage, difficultés psychologiques deviennent problèmes secondaires et solubles.
in D’Ortoli et Amram, 1990 : 159, 160
Lors d’un rendez-vous avec D’Ortoli et Amram, Dolto a observé que :
Le fait d’être reconnu comme valable, tout le temps, est fantastique pour aider un enfant à élargir « sa base de sustentation » et se sentir dans un lieu de confiance. […] Vous vivez, vous travaillez, vous leur montrez l’exemple de gens qui respectent l’être humain quand il est enfant. […]
Il n’est pas un parasite ou un objet, il est un sujet vivant dans cette école.
[…]
Quel que soit le niveau de ses réflexions, le niveau de sa maturité, il a son temps de parole et il est reconnu comme une personne différente mais aussi valable qu’un autre.
[…]
Oui, respecté dans ce qu’il fait, reconnu. Reconnu comme un membre valable, à parts égales avec les autres. Des responsabilités un peu différentes, mais des responsabilités pour tous.
in D’Ortoli et Amram, 1990 : 124-125, 202, 203, 214
D’Ortoli et Amram mentionnent que lors du déménagement dans le Château de Tachy, ils ont eu de la difficulté à trouver un prêt bancaire et que Dolto a adressé une lettre au ministre de la Culture (Jacques Lang), lui demandant d’intervenir en faveur de La Neuville, en argumentant que l’école pourrait contribuer « à renouveler les principes d’éducation et d’enseignement en France, dans le respect des enfants et de leurs familles, en leur donnant les moyens d’une autonomie responsable » (p. 172).
Dans une autre rencontre avec les deux fondateurs de la Neuville, interrogée sur la raison de la bonne marche de l’école, Dolto a précisé :
D’abord, le fait que rien n’est obligatoire au départ donne aux enfants un sentiment de leur liberté que ni l’école, l’institution qu’ils ont presque tous connue, ni leur famille ne leur ont jamais fait éprouver. […] Ordinairement, dans une école, ce qui est nécessaire devient obligatoire. Leur fierté à eux, c’est de se sentir nécessaires puisqu’ils ne sont pas obligés, qu’ils pourraient s’en aller. Vous voyez, c’est cela : ils se sentent nécessaires mais ce n’est pas obligé et c’est pour ça qu’ils sont partie prenante de l’école.
Et puis il y a aussi la réunion, qui est très importante. Ils s’aperçoivent là qu’ils peuvent vraiment dire tout ce qu’ils sentent, au jour le jour, et tout ce qui est négatif dans les relations qu’ils subissent de la vie institutionnelle. Et nous savons que ce qui est dit est déjà beaucoup plus facile à supporter, même si ça ne change pas. Le fait qu’on peut le dire, qu’on est libre de le dire, permet de le supporter.
[…]
Je crois que c’est l’ensemble de tout cela qui fait l’intérêt de votre pédagogie : cette possibilité de vivre en institution sans qu’elle vous sorte par les yeux et les oreilles.
in D’Ortoli et Amram, 1990 : 207, 208
Et lors de leur dernier rendez-vous (1988), interrogée sur « les principes pédagogiques essentiels de la Neuville », elle a répondu :
Je crois que c’est la liberté de parole, la liberté de décision dans un cadre donné. […]
C’est-à-dire qu’à la Neuville on laisse une liberté d’inventivité, de créativité et on éveille le sens critique en apprenant à respecter les autres qui ne sont pas comme vous, qui s’intéressent à d’autres choses que vous, mais auxquels il ne faut pas nuire dans ce qui est leurs activités à eux. […]
Chez vous, le manuel est aussi valorisé que l’intellectuel.
[…]
Dans tout ce que vous avez créé, la dominante n’est pas l’autorité de l’adulte sur l’enfant, mais le sentiment de responsabilité que les adultes ont à l’égard des enfants et qui suscite en eux le même sentiment de responsabilité. Il ne s’agit pas pour autant de tout accepter. Les enfants, eux, acceptent en vue de ce qu’ils désirent pour l’avenir. Et c’est pour cette recherche de ce qui les intéresse, soit pour l’esprit, soit pour le corps, soit pour l’affectivité, qu’il est important pour eux de vivre à la Neuville, parce qu’ils y sont libres.
[…]
Ce qui est important, c’est de préserver la liberté de communication, de paroles et de mouvement. […]
Ce que vous faites est difficilement exportable… […] Il faut le temps.
p. 321, 322, 324, 325, 326
Dans sa préface à l’ouvrage qu’on vient de citer, Catherine Dolto témoigne que l’École de la Neuville a été pour sa mère la concrétisation d’un « rêve d’enfant », ce qui est peut-être « la clef de la passion qu’elle avait pour ce lieu, qui fut pour elle […] un laboratoire où les enfants étaient toujours et avant tout respectés », et où il a été prouvé « que le respect de son désir était le plus beau cadeau qu’un adulte puisse faire à un enfant » (p. 14).
Conclusion
La pensée et l’action de Françoise Dolto étaient animées d’une très profonde préoccupation éthique, fondée dans sa foi dans l’humain et sa passion du sujet (Baldy-Moulinier, 1989 : 74). Sujet, désir, communication, respect, autonomie, responsabilité, voilà des mots-clés de sa vision pédagogique, sous-tendus par un concept récurrent dans sa bouche et ses textes : reconnaissance. L’enfant se sent reconnu comme sujet à travers l’amour que les parents lui expriment, les paroles qu’ils lui adressent et, d’une façon générale, la manière dont il est traité dans les institutions de l’éducation.
Par conséquent, l’éthique de Françoise Dolto est une Éthique de la reconnaissance de l’enfant comme sujet de désir et sujet à part entière de ses droits humains et des devoirs correspondants. C’est la « reconnaissance interhumaine, la fraternité de l’espèce » (Liaudet, 1998 : 27), qui a lieu surtout par l’échange verbal, avec toute sa puissance de reconnaissance. Une éthique porteuse d’énormes résonances pédagogiques, au sens classique, plein et le plus noble du terme pédagogie.
J’aimerais, pour terminer, relever deux idées de Dolto concernant l’éducation :
Dans son Séminaire de psychanalyse d’enfants, Dolto a dit : « Nous psychanalystes, nous n’avons pas de projet pédagogique directif; mais nous ne pouvons ne pas avoir, à l’égard des enfants, un projet de restructuration, c’est-à-dire de castration des pulsions, les unes après les autres ». À propos de la castration ombilicale de la naissance et de « l’inscription de l’enfant à l’état civil, qui signe son statut de citoyen » et rend les droits des parents « limités», mais «leur devoir illimité! », elle a qualifié cet événement comme « leur castration à eux », les parents (Dolto, 1984 : 94). Sur la castration anale, elle a dit qu’« il faut que la mère, elle aussi (et le père de même), ait accepté d’être castrée analement de son enfant » (p. 270). On pourrait qualifier de castration juridique l’ensemble des changements d’attitude, de relation et de comportement que la croissance et le développement de l’autonomie des enfants demandent aux parents. C’est une castration complémentaire de la castration affective que le nécessaire et légitime exercice de l’autorité leur impose, sans peur des « sanctions affectives » des enfants (Schauder, 2009).
En parlant des éducateurs, Dolto a affirmé : « Nous donnons ce que nous n’avons pas » (Dolto, 1994 : 450). Elle aurait pu aussi ajouter, à l’instar de la célèbre définition d’amour de Lacan : et « … à qui n’en veut pas ». En fait, comme l’a dit Freud : « Il n’y a pas de bonne éducation ». Commentaire de Dolto : « C’est-à-dire que le jeune ne la trouvera jamais bonne » (1994 : 8). Voilà le paradoxe et le drame de l’éducation qui en font l’un des trois métiers impossibles, selon Freud (Analyse avec fin et analyse sans fin, 1937) : éduquer (erziehen), gouverner (regieren) et analyser (analysieren).
Ce qui rappelle la pensée de Rousseau à propos de la démocratie dans Du contrat social : « S’il y avait un peuple de dieux, dit-il, il se gouvernerait démocratiquement » (Livre III, Chapitre IV). Aussi Kant a écrit : « Si un être d’une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors ce qu’on peut faire de l’homme », cependant, a-t-il ajouté, « Un principe de pédagogie que devraient surtout avoir devant les yeux les hommes qui font des plans d’éducation, c’est qu’on ne doit pas élever les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après un état meilleur, possible dans l’avenir, c’est-à-dire d’après l’idée de l’humanité et de son entière destination » (Kant, 1803 : 37, 40).
Les éducateurs n’ont pas de bonne éducation à donner, et n’est pas forcément bonne l’éducation qui plaît aux enfants, adolescents et jeunes. Il n’en demeure pas moins que les adultes, avant tous les parents, ont une obligation d’éducation envers eux et que ceux-ci ont droit à une éducation qui soit bonne eux. Quel doit être le principe de légitimité et de bonté de la bonne éducation ?
À la lumière de la pensée de Françoise Dolto, qui nourrit les valeurs et les principes de l’Éthique du droit à l’éducation, conformément au Doit international de l’éducation (Monteiro, 2008), bonne est l’éducation nécessaire, légitime et possible.
Nécessaire est l’éducation qui consiste en la protection, les soins, les interdictions et tous les apprentissages dont les enfants, adolescents et jeunes ont besoin pour leur humanisation, leur subjectivation et l’épanouissement de leur personnalité. Si elle implique l’exercice de l’autorité, cela ne confère ni aux parents et autres éducateurs ni aux gouvernements aucun droit sur les éduqués et citoyens.
Légitime est l’éducation respectueuse de l’intégrité du contenu normatif du droit à l’éducation. Cela implique la reconnaissance du droit des enfants, des adolescents et des jeunes de réagir et de se révolter contre une éducation familiale et scolaire qu’ils ne vivent pas comme un droit de l’être humain, mais plutôt comme un droit sur l’être humain, dont la valeur centrale n’est pas la liberté, mais l’autorité.
Possible est l’éducation qui cherche à répondre aux exigences de sa nécessité et légitimité comme un droit de tout être humain. Il s’agit tant du possible-réel, c’est-à-dire de mettre en oeuvre toutes les conditions et tous les moyens que les progrès du présent permettent déjà, que du possible-idéal, c’est-à-dire l’ouverture aux perfectionnements sans fin du devenir humain.
Ainsi comprise, l’éducation ne sera pas bonne tant qu’on ne fera pas la « Révolution française éducative » dont parlait Françoise Dolto. Ce sera la Révolution des droits de l’enfant et la Révolution du droit à l’éducation, c’est-à-dire la Révolution de la reconnaissance des enfants, adolescents et jeunes, en particulier, comme des sujets de tous leurs droits et spécialement de la plénitude éthico-juridique de leur droit à l’éducation.
Parties annexes
Notes
Bibliographie
- BALDY-MOULINIER, Claude (1989), « Françoise Dolto : La passion du Sujet », Le Coq-Héron, numéro double : 111/112, p. 70-74.
- DOLTO, Françoise (1981), Au jeu du désir – Essais cliniques, Paris, Le Seuil.
- DOLTO, Françoise (1984), L’image inconsciente du corps, Paris, Le Seuil.
- DOLTO, Françoise (1985), La cause des enfants, Paris, Robert Laffont.
- DOLTO, Françoise (1987), Tout est langage, Paris, Vertiges du Nord/Carrere.
- DOLTO, Françoise (1988), La cause des adolescents, Paris, Robert Laffont.
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