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1. Ville et enfant : un vieux sujet de réflexion

La relation entre l’enfant et la ville suscite un grand intérêt auprès de praticiens et de chercheurs de diverses disciplines à travers le monde. La deuxième moitié du 20e siècle et le début du 21e ont d’ailleurs été marqués par une prolifération de programmes d’action et d’études autour de ce sujet. Une telle effervescence n’est pas étrangère à l’essor de l’urbanisation mondiale et, encore moins, à la composition démographique des populations urbaines contemporaines. En effet, si la moitié de la population mondiale habite désormais le milieu urbain, l’UNICEF nous rappelle qu’un citadin sur trois est un enfant, ce qui représente environ un milliard de personnes, dont la moitié vit dans la pauvreté (Satterthwaite et Bartlett, 2002). S’intéresser à la relation entre l’enfant et la ville, c’est donc se pencher sur un phénomène dont l’importance est de plus en plus reconnue : on y voit des opportunités pour mieux comprendre les villes et les sociétés qui les habitent, mais aussi pour aménager des milieux de vie plus adéquats permettant aux enfants d’y grandir et à leur famille de s’y épanouir.

Cela dit, force est de reconnaître que la compréhension du rapport ville-enfant est exigeante, ne serait-ce que par la définition même de l’enfance. L’enfance s’arrête-t-elle à la majorité? Les compétences, les intérêts et les rôles des enfants, au sein de leur communauté et de leur famille, peuvent être très différents selon leur âge et leur sexe. L’intérêt de la recherche pour les divers groupes d’âge peut également varier. Il existe, par exemple, des travaux sur les déterminants environnementaux de la santé de la petite enfance (environ 0-5 ans), sur le rôle des parents dans la mobilité des écoliers du primaire (6 à 12 ans), ou encore sur l’implication des jeunes adolescents (12-18 ans) au sein de leur communauté. Le point de départ de notre réflexion est d’ailleurs cette polysémie de la notion « d’enfant », que l’on essaie de comprendre à partir d’approches disciplinaires, théoriques et méthodologiques plurielles. Le rapport ville-enfant s’avère être un objet d’étude qui évolue au rythme des changements dans notre manière de comprendre nos sociétés et nos villes et dans les représentations de l’enfant.

Les écrits de nombreux chercheurs montrent à quel point le rapport entre l’enfant et la ville est dynamique, complexe, et parfois préoccupant. Certains auteurs soulignent par exemple que les villes sont de moins en moins adaptées aux enfants, aménagées généralement pour répondre aux besoins, aux habitudes et aux moyens des adultes, particulièrement des adultes motorisés (Commission européenne, 2002; Sutton et Kemp, 2002). L’importance accordée aux problèmes engendrés par l’urbanisation se reflète d’ailleurs dans l’abondante littérature scientifique consacrée aux effets directs et indirects de celle-ci sur les enfants, notamment au plan de la santé (Adelman et al., 2005; Pabayo et al., 2010; Smargiassi et al., 2009), de la mobilité (Bachiri et Despré, 2008; Mcmillan, 2005) et de l’intégration sociale (Granié, 2004; Hillman et Adams, 1992; Jutras, 2003; Moore et Young, 1978).

À la lumière des transformations urbaines et des changements dans la manière de comprendre la notion d’enfance, l’intérêt pour la relation ville-enfant ne peut que grandir. Ceci est d’autant plus vrai que le bien-être des enfants est désormais considéré en tant qu’indicateur décisif d’un habitat sain, d’une société démocratique et d’une bonne gouvernance (Nations Unies, 2006). Dans cette optique, l’objectif de ce numéro thématique de la revue Enfances, Familles, Générations est de présenter des exemples de travaux scientifiques qui étudient certaines relations entre des sous-groupes spécifiques d’enfants (notamment en termes d’âge) et la ville[1]. Les textes retenus proviennent de différents champs disciplinaires comme ceux de la psychologie, de l’urbanisme ou de la géographie et témoignent de la diversité des angles d’approche avec lesquels le sujet qui nous concerne peut être abordé.

En guise d’introduction, un bref survol de l’évolution des représentations de l’enfance et de la ville s’impose. Cet exercice ne peut que mettre en évidence l’impact des transformations sociales sur la notion même d’enfance, notamment en ce qui concerne les pratiques parentales et le rapport parent-enfant dans les milieux urbanisés. Nous terminerons cette note introductoire en discutant brièvement des pistes de recherche à explorer et des défis qui attendent les chercheurs et les intervenants s’intéressant à la place des enfants dans la ville.

2. L’enfance : un concept en changement

Derrière la notion d’enfance, il y a, avant tout, une distinction par rapport à l’âge adulte (Schapiro, 1999). Dans ce sens, l’idée d’enfance s’inscrit nécessairement dans une manière particulière d’aborder les rapports sociaux : ce qu’on appelle « enfant » est en fait un reflet de la manière dont une société se comprend elle-même, les rapports entre ses membres et le cours de la vie dans un contexte donné (James, Jenks et Prout, 1998). Cet ancrage contextuel explique la variété de définitions que l’on peut trouver pour des termes comme « enfance » et « jeunesse ». Aujourd’hui, d’après l’Assemblée générale des Nations Unies, les âges auxquels font référence ces deux notions se chevauchent de 15 à 18 ans, la jeunesse étant habituellement comprise comme la période de 15 à 24 ans. Au 16e siècle, en France, le même terme faisait référence à une période de vie pouvant aller jusqu’à 45 ans (Aries, 1960).

La notion la plus répandue de l’enfance aujourd’hui trouve ses origines en Europe à l’époque des Lumières (Aries, 1960). Enfance et âge adulte sont alors compris comme deux moments dans l’existence des individus, le premier, de potentialité, le deuxième, de réalisation (James, Jenks et Prout, 1998). Le mot « enfant », dont la racine latine veut dire « qui ne parle pas » (infans), comporte déjà cette opposition par rapport à l’adulte capable, lui, de s’exprimer de manière articulée et d’agir rationnellement. L’enfant n’est alors important qu’en raison de son potentiel d’adulte. Cette conceptualisation est palpable dans des expressions encore courantes, comme « les enfants sont les citoyens de demain ».

Que différencie l’enfant de l’adulte dans cette vision? Selon l’école de pensée, on répondra que c’est l’expérience, ou les compétences issues du développement physiologique et cognitif, ou encore la capacité de s’autocontrôler (James, Jenks et Prout, 1998). Quelle que soit la différence, l’enfance est considérée comme une étape à franchir pour passer à l’âge adulte (Holloway et Valentine, 2000). Inhérente à cette opposition entre enfance et âge adulte il y a un rapport paternaliste : l’enfant « vulnérable » devant être protégé par l’adulte (Schapiro, 1999).

Ce paternalisme imprégnait déjà les préoccupations au sujet des enfants à l’époque de la révolution industrielle. Les transformations urbaines qui ont accompagné les grands bouleversements technologiques de cette époque ont ainsi suscité une remise en question de la place des enfants dans la ville et dans la société en pleine « modernisation » du milieu du travail (Michelson et Levine, 1979). En effet, exacerbées par la densification des quartiers ouvriers et la proximité entre lieux de production et de résidence, les préoccupations d’hygiène ont amené certains adultes à se demander si la ville était un milieu de vie adéquat pour y grandir. La question peut nous paraître absurde, dans la mesure où, adéquate ou non, la ville a toujours été un milieu de vie pour les enfants qui, de surcroît, constituaient une partie de la main-d’oeuvre dans les villes industrielles! Quoi qu’il en soit, l’âge des enfants travailleurs et l’exiguïté des lieux de travail, obligeant les enfants et les adultes à s’entasser littéralement les uns sur les autres, sont rapidement devenus une source de préoccupation se traduisant par des actions au plan législatif. Au Royaume-Uni, par exemple, on adopte en 1802 la Health and Morals of Apprentices Act, ayant pour objectif de limiter le travail des enfants à douze heures par jour et de leur assurer des leçons (écriture, mathématique) durant leurs quatre premières années de travail (Hall, 2002; Sipe, Buchanan et Dodson, 2006). Au Canada, la publication d’un rapport préoccupant sur l’emploi des jeunes a amené le gouvernement du Québec à adopter l’Acte des manufactures en 1885[2]. Cette loi avait pour objectif d’assurer un minimum de sécurité et de salubrité dans les milieux de travail, en particulier pour les femmes et les enfants (Joyal, 1999). À ce titre, elle interdit le travail des enfants de moins de 12 ans et limite la semaine de travail à 60 heures pour les femmes et les garçons de moins de 18 ans (Crevier, 1992).

Si l’attention portée à la vulnérabilité des enfants a donné lieu à la création de programmes et de politiques importants au sein des États dès le 19e siècle, elle a aussi servi de point de départ pour la recherche quelques décennies plus tard. Les travaux empiriques qui se sont développés dans cet esprit ont donné lieu, à partir des années 1950, à des ethnographies relatant les expériences des enfants dans leurs milieux : utilisation de l’espace au quotidien, interactions entre eux et avec les adultes, etc. Un des ouvrages clés de cette époque est celui de Ward (1978), qui présente un récit ethnographique et photographique d’enfants dans l’espace urbain à travers une vision quasi romanesque, rappelant les photos de Doisneau. Bien qu’ayant comme préoccupation le bien-être des enfants, ces travaux, tout comme ceux relevant des théories cognitives de l’apprentissage (travaux de Piaget dès 1960), ont cependant affirmé une vision de l’enfance que l’on peut qualifier de « déterministe » : d’une part, l’enfance renvoie à une période ayant pour fonction le « perfectionnement » nécessaire à l’acquisition du statut d’adulte; d’autre part, les enfants y sont vus comme des acteurs passifs subissant les aléas de la ville.

Dans leur revue internationale des études sur l’enfance urbaine menées avant les années 1970, Michelson et Levine (1979) ont mis en évidence les limites des recherches réalisées dans cet esprit. Outre leur vision déterministe, la plupart des études recensées adoptaient une approche sectorielle; or la compréhension d’un phénomène aussi complexe que celui du rapport ville-enfant ne peut pas faire l’économie d’un travail interdisciplinaire. Ainsi, si les recherches en aménagement faisaient abstraction de l’organisation sociale ou du développement cognitif des enfants, celles menées en psychologie et en sociologie incorporaient rarement la variable spatiale. Dans le domaine de la santé, les recherches s’orientaient principalement autour du développement de techniques permettant la détection précoce et le traitement d’un nombre croissant de maladies enfantines. Néanmoins, certaines approches, dont celle de la médecine préventive, y étaient négligées, particulièrement en ce qui concerne l’influence de l’environnement (physique et social sur la santé des jeunes.

Ce n’est qu’à partir des années 1950 en Europe et 1960 en Amérique du Nord que les travaux de recherche sur le rapport personne-environnement se sont développés et, avec eux, une vision plus interactive du rapport ville-enfant. Cette perspective s’inscrit dans un courant sociologique (James, Jenks et Prout, 1998) où l’enfance est comprise comme une période de la vie dans laquelle les enfants, en tant qu’acteurs à part entière, peuvent agir sur la société. On y considère l’enfant en tant qu’agent, dans le sens que Wartofsky (1983) donne au terme : il est à la fois influencé par son milieu de vie et capable d’influencer celui-ci.

La reconnaissance du rôle actif des enfants a donné lieu au développement d’approches théoriques et méthodologiques centrées sur les enfants eux-mêmes, par exemple à travers des démarches participatives et de recherche-action (Driskell, 2002; Holloway et Valentine, 2000). Par ailleurs, dans ce courant, certains chercheurs se sont intéressés aux processus d’exclusion que les enfants expérimentent dans l’espace urbain : ceux-ci y étant vus comme un groupe social à part entière, acteurs mais aussi victimes d’une certaine marginalisation sociospatiale (Germanos, 1997; Matthews et Limb, 1999). Ces recherches s’inspirent des méthodes provenant des courants féministes, voire de celui des droits civiques : analyse des systèmes d’acteurs, des jeux de pouvoir, etc. Une des questions au centre des préoccupations de ces chercheurs est la suivante : comment les enfants de différents groupes d’âge (à l’école primaire, au secondaire) peuvent-ils investir les sphères habituellement réservées aux adultes (pouvoirs politiques ou autre) pour faire entendre leurs voix et ainsi réaliser leur potentiel d’acteurs dans nos sociétés? À travers leur revue des modèles participatifs, Francis et Lorenzo (2002) offrent d’intéressantes pistes de réflexion à ce sujet dans le domaine de l’aménagement.

Bien que radicalement différentes, la perspective déterministe de l’enfance et celle qui reconnaît le rôle actif parfois joué par l’enfant dans la ville peuvent être complémentaires, dans la mesure où elles nous permettent de poser différentes questions au sujet du rapport ville-enfant. Un domaine qui illustre bien ceci est celui des études portant sur les pratiques spatiales à l’échelle du quartier. Certains travaux ont comme point de départ la perception des parents et le contrôle que ceux-ci exercent sur les activités des enfants, notamment les plus jeunes, que ce soit en termes de mobilité (Mcmillan, 2005) ou d’utilisation des aires de jeux (Cradock et al., 2005; Valentine et Mckendrick, 1997), pour n’en nommer que deux exemples. Parallèlement, d’autres travaux abordent le sujet en se penchant plutôt sur le sens que les enfants peuvent donner à leur environnement vécu, au travers notamment des démarches participatives d’évaluation (Chawla, 2002; Freeman, 2006; Lynch, 1977; O'brien, 2003). Le traitement d’un même sujet à partir de ces deux conceptualisations de l’enfance, comme citoyen actif ou passif, démontre clairement tout le potentiel (et le travail qui reste à faire!) quand il est question de la place des enfants en ville, autant au sens géographique et spatial que culturel et politique.

3. La ville : du modèle utopique à la réalité complexe

Si la notion d’enfance a beaucoup évolué depuis le 19e siècle, on peut en dire tout autant de la notion de ville. Cette évolution s’observe clairement dans deux domaines : celui de la conception du rapport personne-environnement et celui du rapport entre la ville et la campagne.

3.1. Le rapport personne-environnement

L’évolution des préoccupations au sujet de la place de l’enfant dans la ville témoigne d’une transition entre deux approches dans la compréhension du rapport personne-environnement que l’on peut appeler de disjonction et de conjonction (Torres, 2007). Dans l’approche de disjonction, la ville et le citadin sont deux éléments indépendants, dans un rapport de type contenant/contenu ou, tout au plus, dans une interaction simple, n’engendrant pas de changements réciproques (Altman et Rogoff, 1987). C’est l’approche à partir de laquelle on peut appréhender la ville comme lieu adéquat ou non pour grandir, la ville étant un décor ou un facteur d’influence sur l’enfant dans un rapport de subordination unidirectionnelle.

Pendant le 20e siècle, une approche différente s’est développée, celle dite de conjonction qui fait valoir l’indissociabilité entre le comportement des individus et l’environnement. Ce courant prend appui, entre autres, sur les travaux de Lewin, de Koffka et de Bronfenbrenner. Pour Lewin (1936), l’environnement serait tributaire, avant tout, de l’expérience du sujet. Cette idée d’un environnement vécu est présente dans la théorie de la forme (Gestalttheorie) où l’on distingue deux types d’environnement, soit l’environnement géographique, à caractère physique et objectif, et l’environnement comportemental, qui renvoie au milieu vécu et au caractère subjectif. Par ailleurs, la différence entre ces deux types d’environnement est exprimée par Koffka (1963) dans les termes suivants : ‟Do we live in the same town? Yes, when we mean the geographical, no, when we mean the behavioural in (p. 28)”. Bronfenbrenner (1979) proposera plus tard un modèle écologique, selon lequel l’individu influence et, simultanément, est influencé par les multiples systèmes qui composent son environnement perçu.

L’idée d’un environnement vécu donne à la phénoménologie de la perception (Merleau-Ponty, 1945) une énorme pertinence dans la recherche sur la lecture que l’enfant fait de la ville. Elle permet de s’intéresser à l’environnement (et en particulier à la ville) non pas comme objet absolu, mais plutôt comme objet construit. On étudie alors la ville vue à travers les yeux des enfants. Il s’agit, par ailleurs, du passage de la ville comme objet à la ville comme projet, construit entre autres par les enfants à travers leurs expériences et leurs pratiques concrètes.

L’approche de conjonction permet donc de comprendre les enfants comme acteurs, à la fois influencés par leur milieu et participant à la transformation de ce dernier. C’est à partir de cette approche que l’on peut s’interroger non plus au sujet de l’impact de la ville sur l’enfant, mais plutôt au sujet de la manière que la ville est expérimentée et peut être transformée pour devenir un meilleur endroit pour grandir. L’article de Shircliff publié dans ce numéro spécial s’inscrit clairement dans cette approche. L’auteur fait valoir l’importance que les adolescents accordent aux lieux de « repli », dans lesquels ils peuvent s’abstraire de leur vie quotidienne, et surtout du regard parental, dans une période de leur vie caractérisée par la construction du soi. Au-delà d’une apologie de la « cachette », le propos de Shircliff justifie la conception de quartiers mieux adaptés aux jeunes, notamment dans les milieux suburbains de l’Amérique du Nord, dont l’uniformité et la stérilité sont souvent déplorées. Le texte de Cavagnoud, quant à lui, porte aussi sur les adolescents, mais dans un contexte tout à fait différent : celui d’une grande ville latino-américaine (Lima, Pérou). À partir d’études de cas, Cavagnoud nous rappelle que l’explosion démographique de l’ensemble urbain Lima/Callao a entraîné au fil des décennies un étouffement du marché du travail « formel », particulièrement chez les plus défavorisés. Les récits d’adolescents travailleurs ambulants, au coeur du propos de cet auteur, nous éclairent sur leur recherche de stratégies de survie adaptées à l’environnement urbain qu’ils se sont appropriées. De cireurs de chaussures à laveurs de parebrises au coin de la rue, ces adolescents tentent d’améliorer leur sort et celui de leurs familles. Cette perspective du quotidien des enfants dans un pays en développement vient enrichir ce numéro thématique.

Par ailleurs, un lien peut être aisément établi entre ces deux articles et les expériences issues du programme Grandir en ville. Entrepris dans les années 1970 par Kevin Lynch sous l’égide de l’UNESCO, puis repris dans les années 1990 par Louise Chawla, ce programme vise à faire collaborer des enfants et des adultes comme cochercheurs dans l’évaluation de leur environnement de proximité ainsi que dans la planification et l’application de changements à ces environnements. Les quatre premiers projets de Grandir en ville, menés en Argentine, en Australie, au Mexique et en Pologne (Lynch, 1977), en plus de tous ceux récemment entrepris autour du monde (Chawla, 2002), ont donné l’opportunité à un grand nombre d’enfants de 10 à 14 ans de participer à l’analyse et à l’aménagement de leur milieu de vie. Les travaux issus de ce programme ont permis d’affirmer que les quartiers urbains adaptés aux besoins et désirs des enfants sont ceux qui leur permettent de s’engager avec une certaine autonomie dans des activités stimulantes (structurées ou non) au sein de leur communauté. Un projet Grandir en ville plus récent, mené à Montréal-Nord auprès d’enfants de 10 à 14 ans, confirme ces résultats : pour les enfants participants, l’attractivité de leur quartier s’avère profondément liée à la possibilité d’une interaction physique et sociale. Sur le plan physique, cette interaction implique la possibilité d’utiliser l’espace, de l’adapter, de se l’approprier symboliquement. Sur le plan social, l’interaction peut aller du partage du lieu (plusieurs enfants utilisant individuellement un même espace) jusqu’à la réalisation d’activités collectives (Torres, 2007 : 170).

L’enfant peut donc jouer un rôle très différent selon la manière de comprendre le rapport personne-environnement : il est passif dans l’approche de disjonction, alors qu’il est actif dans l’approche de conjonction. On peut ainsi établir une correspondance entre ces deux approches et les notions d’enfance évoquées plus haut. D’un côté, la passivité des individus, implicite dans l’approche de disjonction, nous ramène à la vision déterministe de l’enfance : on se préoccupe alors des effets de la ville sur une population « sans défense ». D’un autre côté, l’approche de conjonction nous amène à nous demander quelle est la ville vécue par les enfants, la préoccupation étant plutôt celle de comprendre et de façonner avec eux leur milieu de vie. Certains auteurs justifient d’ailleurs la participation des enfants à l’aménagement des villes en affirmant que les milieux recherchés par les enfants détiennent des caractéristiques qui les rendent accessibles, sains et conviviaux pour tous (Collins et Kearns, 2001; Driskell, 2002).

3.2. Le rapport ville-campagne

Si la notion de l’enfant-agent est socialement acceptée, force est de constater qu’elle est généralement absente des processus d’aménagement urbain. On y exploite très rarement l’apport des enfants et, lorsque ceux-ci sont pris en considération, c’est généralement en tant qu’usagers, voire en tant que « clientèle spéciale » des équipements, des services et des espaces urbains. Ce sont les adultes qui assument la responsabilité de l’aménagement, en poursuivant parfois l’objectif de créer des formes urbaines plus propices au développement des enfants, notamment par l’articulation de deux types de milieu : l’urbain, concentrant les services et les équipements collectifs, puis le non urbanisé, emblème d’un contact direct avec la nature.

De nos jours, ce n’est pas tant la présence des enfants dans la ville qui est remise en question (cf. plus haut, les préoccupations issues de l’urbanisation lors de la révolution industrielle), mais plutôt la manière dont cette dernière pourrait changer pour devenir un meilleur milieu de vie. Derrière la question sur l’adéquation de la ville aux besoins de l’enfant se trouve en effet une nostalgie pour la ville préindustrielle, idéalisée en tant que rencontre harmonieuse entre la campagne et l’établissement urbain. Conçu par Howard (2003) dans le contexte anglo-saxon du 19e siècle, le modèle de la cité-jardin promettait justement un retour à cet équilibre par l’hybridation fructueuse de la ville et du milieu rural. Howard cherchait ainsi à obtenir le meilleur de l’un (son dynamisme économique) et de l’autre (le calme et le contact direct avec la nature) dans des cités relativement autonomes, reliées entre elles par un réseau viaire facilitant le transport en commun. À l’époque, Ebenezer Howard ne pouvait pas imaginer que le retour à la campagne qu’il proposait allait devenir extrêmement recherché et accessible grâce à la popularisation de la voiture, engendrant la banlieue pavillonnaire. Ironiquement, la recherche d’un milieu de vie plus sain, dans lequel les enfants pouvaient se développer pleinement, a contribué au développement de ce que nous considérons aujourd’hui comme une forme d’habitat obésogène, énergivore et polluante : la ville étalée.

L’étalement urbain et la dépendance à l’automobile affectent de manière particulièrement sévère les enfants dans la mesure où l’utilisation des modes actifs de déplacement (aussi appelés « doux » en Europe) y est compromise (Hillman et Adams, 1992; Roberts et al., 1997). Ces modes sont en effet essentiels pour les enfants, car ils contribuent à leur prise d’autonomie et à leur développement (Fotel et Thomsen, 2003).

Partant de l’idée de quartiers d’habitation conçus en fonction des équipements d’usage quotidien et à l’échelle du piéton (enfant en particulier), Perry (1929, cité dans Krizek, 2003) propose dès les années 1930 une planification pour la ville de New York en unités de voisinage (neighborhood units) incluant quatre éléments clés : 1) une école primaire, idéalement localisée au centre de l’unité géographique; 2) des aires de jeux et des parcs : 10 % de l’aire totale de l’unité selon James Dahir, un Britannique qui reprend les idées de Perry dès 1947 (cité dans Driedger, 1991); 3) des points de services locaux (magasins, épiceries, etc.); et 4) une configuration des bâtiments et des rues qui assurent l’accès sécuritaire aux services pour tous, mais particulièrement pour les piétons. Ces idées, délaissées dans les années d’après-guerre au profit d’un urbanisme fonctionnaliste dont la Charte d’Athènes est le manifeste (Le Corbusier, 1957), refont maintenant surface en tant que solution de remplacement à la banlieue pavillonnaire conventionnelle, particulièrement au sein du courant appelé Nouvel urbanisme (Congrès pour le Nouvel urbanisme, 2006; Katz et Bressi, 1994). Cette mouvance, née aux États-Unis et en place dans plusieurs cercles d’urbanistes et d’architectes depuis le début des années 1990, constitue une réaction à la ville étalée et à la dépendance à l’automobile que celle-ci engendre (Calthorpe, 1993; Calthorpe et Fulton, 2001). Il s’agit, encore ici, ni plus ni moins que de recréer les conditions des milieux préindustriels, dont la compacité et la diversité des fonctions (résidence, travail, commerce, etc.) rendaient possible les déplacements quotidiens par des modes de transport actif (marche, vélo), à la portée des enfants. Cela dit, le modèle n’échappe pas aux critiques (Fishman, 2005), d’autant plus que les réalisations qu’il inspire, assez ponctuelles et concentrées dans des milieux favorisés, semblent contrer difficilement les tendances régionales d’étalement urbain, notamment en Amérique du Nord.

De pair avec le courant du Nouvel urbanisme, l’aménagement pour les enfants s’exprime souvent par la mise en place de dispositifs qui visent à diminuer la circulation automobile, celle-ci constituant une préoccupation récurrente chez les parents (Lam, 2001; Mcmillan, 2005). On observe d’ailleurs que la mobilité autonome des enfants peut parfois être sacrifiée au profit de leur sécurité, voire au profit de la tranquillité d’esprit des parents. Cet arbitrage entre mobilité autonome et sécurité perçue se fait d’ailleurs dans un contexte particulier : celui de la gestion quotidienne des déplacements des différents membres du ménage, qui passe souvent par la voiture, comme nous le rappellent encore une fois Lewis et Torres dans leur article. Les auteurs mettent d’ailleurs en lumière la relation entre la mobilité des enfants et celle des parents : les résultats de leur étude, menée auprès d’un échantillon de presque 1500 élèves du primaire de Montréal et de Trois-Rivières, montrent bien que si l’aménagement urbain est déterminant dans les habitudes de déplacement des enfants, le contrôle des parents et leur influence comme modèles le sont tout autant. Par ailleurs, cette recherche confirme la complexité du système d’acteurs qui façonne la mobilité des enfants, un système dans lequel les écoles, à travers leur distribution territoriale, jouent un rôle de plus en plus important.

Toujours en relation à la mobilité, le texte de Huguenin-Richard qui paraît dans ce numéro fait référence à une forme de planification en vigueur dans les villes françaises et mettant la protection des enfants en priorité. La création de zones 30 reprend l’esprit des unités de voisinage de Perry et vise à réduire la vitesse et la circulation automobile par des aménagements spécifiques et une limite de vitesse dans toute la zone à 30 km/h. Bien que pertinente pour redonner une place aux piétons sur la voie publique, ce dispositif semble tout de même avoir un impact limité sur les déplacements autonomes des enfants, comme le démontrent les résultats présentés dans cet article.

Finalement, la mobilité des enfants en milieu urbain est aussi traitée par Granié dans son texte, bien que dans une perspective différente : celle des compétences de l’enfant piéton en situation routière. L’intérêt majeur de cette contribution provient de la description que fait l’auteur des principes de la socialisation au risque et des effets potentiels que celle-ci peut avoir sur l’enfant piéton (conformité aux règles versus prise de risque). Complémentaire à l’article de Lewis et Torres, Granié nous fait comprendre qu’au-delà des parents, c’est l’ensemble de la société qui contribue, à travers ses représentations (de genre notamment), à pérenniser des comportements spécifiques sur la route, qu’ils soient souhaitables ou non. Selon Granié, la considération de l’enfant en tant qu’être social en construction devient alors une piste intéressante pour la création de programmes d’éducation à la sécurité routière.

4. Enfance et participation : des opportunités reconnues mondialement

Les articles réunis dans ce numéro spécial sauront donc apporter des pistes de réflexion et d’intervention aux praticiens, pour qui la prise en considération des enfants dans l’aménagement des milieux de vie est devenue un objectif avoué, et ce, à l’échelle mondiale. Le programme Action 21, adopté lors de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement de 1992, constitue un engagement à cet égard. Le document définit la planification du développement durable en tant que processus proactif ‟[…] that allows the local government and its partners to support and engage the intellectual, physical, and economic resources of residents to chart a course toward a desired future” (ICLEI et IDRC, 1996). La prise en compte des enfants, reconnus comme partie importante de la société (ne serait-ce qu’en raison de leur poids démographique), y est considérée comme une stratégie clé dans l’atteinte d’un tel développement durable. Dans le chapitre 25, consacré aux enfants et aux jeunes[3], on peut lire qu’» il est indispensable d'associer la jeunesse d'aujourd'hui aux décisions en matière d'environnement et de développement et à l'application des programmes, pour assurer la réussite à long terme d'Action 21 » (Nations Unies, 1992). Le paragraphe suivant abonde dans le même sens :

Il faut que les jeunes du monde entier prennent une part active à toutes les décisions qui touchent à leur vie actuelle et à leur avenir. Outre sa contribution intellectuelle et sa capacité de mobilisation, la jeunesse apporte sur la question un point de vue original dont il faut tenir compte.

Nations Unies, 1992 : 25.2

En 1996, le deuxième sommet Habitat, tenu à Istanbul, a marqué l’adoption du Programme pour l’habitat, concentré particulièrement sur le phénomène de l’urbanisation mondiale. Dans le préambule de la déclaration, adoptée par 171 pays, on peut lire ceci :

Special attention needs to be paid to the participatory processes dealing with the shaping of cities, towns and neighbourhoods; this is in order to secure the living conditions of children and of youth and to make use of their insight, creativity and thoughts on the environment.

Nations Unies, 1996 : paragraphe 13

La déclaration contribue à la construction d’un cadre global pour l’institutionnalisation de démarches participatives qui permettent de prendre en considération les intérêts des enfants (chapitre 45-h). Pour ce qui est de la fourniture des services, par exemple, on y affirme ceci :

Governments at the appropriate levels, including local authorities, should […] involve local communities, particularly women, children and persons with disabilities, in decision-making and in setting priorities for the provision of services.

Nations Unies, 1996, chapitre 86-b

Dix ans plus tard, lors du troisième Forum urbain mondial (Habitat III) tenu à Vancouver, il a été reconnu que les enfants représentent une proportion importante de la population urbaine et que leur participation dans la prise de décision en ce qui concerne leur environnement immédiat est profitable (Nations Unies, 2006).

Ce mouvement de reconnaissance des enfants dans les processus d’aménagement urbain s’appuie sur la Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1989 (Chawla, 2002b). Bien que la Convention soit un véritable engagement pour les États qui l’ont ratifiée (incluant le Canada en 1991), l’article 4 en réduit la portée en conditionnant sa mise en oeuvre selon les « limites des ressources dont ils [les États] disposent » (Joyal, 1999). Ce dernier élément rend le rôle des praticiens encore plus crucial pour le respect et la promotion des droits de l’enfant. Le défi est cependant de taille : la participation des enfants dans l’aménagement urbain, par exemple, suppose une transformation radicale dans la manière dont la ville est conçue et gérée. Au-delà de la simple addition d’un acteur dans le processus de prise de décisions, la spécificité des compétences et des intérêts des enfants (comme celle d’autres groupes sociaux souvent exclus) amènent à créer un langage commun et à repenser le rôle du professionnel (Sandercock, 1998).

Si les articles présentés dans ce numéro constituent un bon échantillon de recherches au sujet du rapport ville-enfant, cet ensemble demeure limité devant l’ampleur et la variété des interventions menées dans le domaine. Le colloque de 2009 à l’origine de ce numéro thématique le démontrait avec éloquence. Entre autres, la représentante québécoise de l’UNICEF a présenté l’initiative Ville amie des enfants et son application dans le contexte municipal de la province; le Conseil jeunesse de Montréal, une instance consultative de la Ville de Montréal composée de 15 jeunes de 12 à 30 ans, a présenté les démarches récentes qu’il mène avec des jeunes ainsi que les avis qu’il dépose à la mairie pour bonifier les services municipaux; l’association Vélo Québec a présenté son programme Mon école à pied, à vélo! qui continue d’ailleurs d’être implanté à l’échelle de la province. Devant toutes ces initiatives, on ne peut qu’espérer une convergence des milieux universitaire et d’intervention. En effet, une partie du succès des actions menant au développement de meilleures villes pour y grandir dépend de la collaboration des acteurs de différents domaines et, bien entendu, de la reconnaissance des enfants comme partenaires dans une telle collaboration.

5. Pistes de réflexion pour les chercheurs et les praticiens

La compréhension d’un phénomène aussi complexe que celui du rapport ville-enfant nécessite la collaboration des spécialistes de diverses disciplines et, plus encore, un dialogue entre les milieux de la recherche et de la pratique. C’est précisément en réponse à ce besoin qu’a germé l’idée de réunir les articles inclus dans ce numéro thématique de la revue Enfances, familles, générations. Plusieurs enjeux sont abordés par les auteurs : la mobilité des écoliers du primaire d’un point de vue urbanistique, la socialisation au risque routier chez les enfants d’un point de vue psychologique, la prise en compte des adolescents lors de l’aménagement des quartiers à travers une approche phénoménologique, les stratégies de survie de jeunes travailleurs ambulants dans le contexte urbain d’un pays en développement et enfin, l’impact d’un dispositif d’apaisement de la circulation sur l’autonomie des enfants du point de vue de la géographie urbaine. Autant de points de convergence pour des chercheurs et des praticiens de domaines différents.

À travers les articles présentés ici, on ne peut que constater l’importance des adultes, et particulièrement des parents, dans la relation ville-enfant. Dans cet esprit, une meilleure compréhension de la place et du rôle de l’enfant en ville passe nécessairement par l’étude de la parentalité, d’autant plus que celle-ci constitue un construit social qui varie dans le temps et dans l’espace (Cheal, 2008). À ce titre, il n’est pas étonnant de constater les différences entre les propos des parents de Lima, qui expriment la nécessité pour leurs enfants de travailler, et ceux des parents de Montréal et Trois-Rivières qui vont reconduire leurs enfants à l’école en voiture.

Il est important de souligner le défi paradoxal des parents qui doivent veiller pour le bien-être de leurs enfants tout en contribuant à leur apprentissage de l’autonomie (Schapiro, 1999). En ce sens, la compréhension du rôle des parents est nécessaire non seulement pour mieux saisir les enjeux du rapport ville-enfant, mais aussi pour intervenir et aménager des milieux afin de vivre et grandir ensemble. Implicite dans l’idée même d’enfant, le parent se retrouve à plusieurs reprises au coeur des réflexions présentées ici.

Ce numéro thématique se veut une contribution à la littérature existante, en français, sur la relation entre les enfants et les villes. Il couvre ainsi un éventail non exhaustif de préoccupations tout en mettant la table pour des travaux futurs. Comme le mentionnaient Matthews et Limb (1999) dans leur recension d’écrits : les enfants, contrairement à d’autres groupes d’adultes marginalisés (les femmes, les minorités ethniques), n’ont pas la possibilité de participer aux processus décisionnels en soi. Pour pallier ce manque, ils ont besoins d’alliés. En tant que parent, chercheurs, intervenants du milieu ou simples citoyens, il est souhaitable que nous devenions ces alliés pour une ville de demain qui répondra aux aspirations de toutes les générations.