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C’est le grand jour qui se fait vieux. […]

Je me regarde et je m’étonne.

De ce voyageur inconnu.

Aragon[1]

Nos sociétés connaissent de profondes mutations temporelles qui reconfigurent les âges de la vie et relativisent le schéma ternaire[2] et linéaire de l’ordonnancement du temps propre aux sociétés industrielles. Les frontières deviennent plus floues entre les différents temps sociaux et l’augmentation de l’espérance de vie rend plus prégnante la présence des personnes aînées.

Cependant, l’encadrement normatif du parcours de vie par les politiques publiques continue à rendre efficaces les catégories d’âge. La polarisation sur la problématique de la « dépendance » associée au « grand âge » et parallèlement l’injonction à l’utilité sociale des « séniors » concourent à recréer une opposition dans le grand âge lui-même, entre les plus vieux et les moins vieux (ou les « encore jeunes »). Dans ce contexte, on s’intéresse peu aux expériences temporelles des plus âgés, à la manière dont ils et elles vivent quotidiennement leur devenir.

Je me propose dans ce texte de présentation de mettre en lumière la singularité de ces expériences et les apports de la sociologie du vieillissement aux conceptualisations du temps.

En d’autres termes, on se demandera en quoi l’analyse du rapport au temps des générations qui se situent dans la dernière partie du parcours de vie interroge les modèles temporels dominants et peut contribuer à renouveler la sociologie des âges. Ce questionnement, qui traverse les quatre textes de ce numéro, invite à une incursion, certes partielle, dans la sociologie du temps et plus exactement des temps sociaux.

I- Entre la sociologie du temps et la sociologie des temporalités : du temps spatialisé au temps devenir?

Quand on lit les « sociologues du temps », on ne manque pas d’être frappé par un certain nombre de récurrences et de constats : d’abord, il est fait état du peu d’intérêt ou de l’intérêt tardif de la sociologie pour l’étude des temporalités; sans doute, la focalisation de la sociologie sur le présent et la prégnance durable du modèle durkheimien d’analyse des « faits sociaux comme des choses » y ont leur part de responsabilité. Ensuite, les doutes s’installent sur la possibilité de faire du temps un objet d’études. Sans reprendre ici la fameuse citation de Saint-Augustin, qui précède souvent les aveux d’impuissance devant l’appréhension de cet objet fuyant…, on remarquera que les sociologues font part de leurs interrogations : « Une sociologie du temps est-elle possible? » (Sue, 1994 : 27), question suivie par une affirmation : « Le temps n’existe pas [...] son objectivité n’est qu’une fiction, sa mesure n’est qu’une simple convention. »

Presque tous s’accordent finalement pour considérer qu’il est urgent de passer d’une conception du temps comme catégorie universelle, abstraite, objective et enveloppante à une conception des temporalités qui laisserait la place à la multiplicité des expériences (la multiplicité des temps sociaux selon Gurvitch) et à leur dimension subjective. Il s’agit de s’intéresser au temps tel qu’il est vécu et parce que cette expérience constitue une dimension essentielle du rapport de l’homme au monde (Mercure, 1995). La rupture avec les catégories unificatrices du temps présuppose, comme le rappelle Dubar (2004), que la substitution du pluriel (temporalités) au singulier (le temps) n’est pas une simple convention de style. L’introduction d’une conception qualitative du temps, des temps sociaux liés aux activités sociales permet de s’intéresser aux temps concrets et hétérogènes des modes de vie sociaux et elle permet de penser les changements dans les manières d’agir, mais aussi de penser et de sentir de nos sociétés « modernes » (Dubar, 2007). Enfin, si l’intérêt pour les temporalités rend compte des transformations des modes d’organisation sociale des activités, notamment par un brouillage des frontières d’âge et d’étapes de la vie, il participe aussi du processus d’individualisation à l’oeuvre dans notre société postindustrielle. On peut toutefois se demander si les changements dans la conception du temps sont à attribuer aux évolutions des formes sociales et culturelles ou aux approches théoriques elles-mêmes. On serait tenté d’appliquer ce que dit Martuccelli de l’intérêt de la sociologie pour l’acteur à son intérêt pour les temporalités :

L’intérêt sociologique croissant pour le travail de l’acteur est la conséquence d’une représentation d’ensemble sur la vie sociale : si l’individu devient un objet majeur de la réflexion, c’est parce que désormais les changements sociaux sont mieux visibles à partir des biographies individuelles que des sociographies de groupe ou de classe sociale.

Martuccelli, 2005

L’essor des recherches sur les temporalités (comme expériences individuelles du temps) est parallèle à l’intérêt croissant pour l’individu et les dimensions subjectives des phénomènes sociaux et au déclin des analyses plus macrosociologiques.

1. La fin d’un temps dominant? Le temps de travail comme paradigme : un modèle excluant

Cette remise en cause du temps « spatialisé », comme forme sociale dominante d’appréhension moderne du temps, « au centre de la captation économique du temps humain », selon la définition de Zarifian (2001 : 28), met-elle pour autant fin à l’idée de l’existence d’un temps dominant? Autrement dit, la reconnaissance de l’hétérogénéité des configurations temporelles, de la cohabitation au sein de nos sociétés de divers régimes temporels (linéaire, cyclique, objectif, subjectif…) implique-t-elle une équivalence entre ces divers modes et supprime-t-elle l’idée que peut exister un référentiel dominant? Quand Chesneaux (2004) semble regretter la fin d’un temps « englobant, extérieur et supérieur », un « temps compagnon » duquel nous serions devenus orphelins, fait-il allusion à ces formes collectives qui donnent le « ton » d’une époque historique ou d’une société : le temps « sacré » des sociétés premières, le temps religieux du moyen âge occidental, ou alors le temps spatialisé de nos sociétés modernes qui, par sa traduction chronologique dans les montres et les calendriers, a servi de repères datés communs à un groupe social? Sommes-nous orphelins de cadres temporels normatifs?

Certes non. Et la lecture des travaux sociologiques sur le temps conduit à au moins un constat flagrant : c’est à l’aune du temps de travail que s’analysent les temporalités sociales; il s’agit bien toujours d’un paradigme dominant des temps « modernes » (Grossin, 1974). Cette conception d’un ordre social dominant (pour reprendre le titre significatif de l’ouvrage de R. Sue : Temps et ordre social), organisé autour du travail, implique une structuration hiérarchisée des expériences temporelles et des activités qui leur sont liées, mais également un certain nombre d’impasses dans les analyses qui en sont proposées.

Les relations entre l’organisation temporelle d’une société et le pouvoir ont été documentées par les travaux d’anthropologues comme Fabian, montrant, en particulier, que l’anthropologie construit son objet d’études dans le « déni de cotemporalité », autrement dit, le discours sur l’Autre se produit dans une mise à distance de cet autre, dans un autre temps, un temps différent (un temps « premier ») (Fabian, 2006 : 70).

Les travaux d’Elias, auxquels se réfèrent la plupart des sociologues du temps, ont mis l’accent sur le modèle du temps linéaire, porté par une vision téléologique du progrès et marqué par les représentations de l’avenir. Mais si Elias a insisté sur la discipline imposée par « cette conscience du temps si élaborée et si impitoyable qu’ont les membres des sociétés plus différenciées et plus complexes [...] » (Elias, 1984 : 183), il n’en a pas inféré des rapports de pouvoir et de domination dans ces constructions temporelles.

Il semble même adhérer à cette conception d’un temps « moderne » supérieur, perçu comme organisant des « symboles qui relèvent d’un très haut niveau de synthèse » (p. 219). Les analyses en sociologie du travail ont montré dès les années 50, vers le milieu du XXe siècle (Friedmann, 1956) les « dégâts du progrès » et les prémisses de l’épuisement du modèle positiviste d’interprétation des changements sociaux. Le développement plus récent des recherches sur les temps subjectifs et « intersubjectifs » suscite d’autres points de vue sur le déploiement des temps sociaux. Pourtant, la focalisation sur les temps du travail rémunéré constitue, selon nous, un obstacle à la compréhension de temporalités « différentes ». Comment en effet lire, au regard de ce modèle masculin de l’adulte actif, le temps des « retraités », celui des « non-actifs » et plus particulièrement, celui des femmes, longtemps privées d’emploi et dont le temps des activités domestiques a été et reste, malgré leur entrée massive sur le marché du travail, singulièrement présent?

2. Impasses des analyses sociologiques du temps et pensées critiques

Certains sociologues, spécialistes des questions temporelles, ont apporté des lectures critiques de ce modèle d’interprétation du temps construit sur un principe androcentré et focalisé sur l’emploi. Daniel Mercure (Mercure, 1995) consacre en particulier un chapitre de son ouvrage à une critique des catégories d’analyse des temporalités sociales. Il y montre notamment que les catégories construites à partir des rythmes d’activités ne prennent pas en compte les tensions et les décalages temporels dans la vie quotidienne, en particulier selon le genre.

2.1. Le temps des femmes : des brèches dans la linéarité

Se demandant si « les catégories d’analyse des temporalités vécues échappent […] à l’emprise de la temporalité dominante diffusée par les cadres sociaux du temps […] » (Mercure, 1995 : 131), le sociologue prend l’exemple des femmes et s’appuie sur les travaux des féministes sur « le sexe du travail », qui remettent en cause une analyse des temps des femmes fondée sur la séparation des différents champs d’activité. Les travaux d’Anne-Marie Daune Richard, entre autres, rappellent la forte interdépendance entre les sphères de la vie professionnelle (relevant du temps linéaire) et la sphère familiale (relevant d’un modèle plus cyclique et fragmenté). La prise en compte des dynamiques des temps familiaux ou des discontinuités dans les trajectoires de vie met au jour les lacunes méthodologiques et épistémologiques liées à la fausse neutralité des catégories usuelles d’analyse. Les épreuves de la « vie en deux » (Haicault, 1984), où se brouillent les limites des espaces-temps des femmes, rappellent la singularité des expériences féminines du temps, leur polyvalence (repasser en regardant la télévision), et Mercure cite la belle formule d’Odile Chenal : « Il n’y a pas de temps à soi parce qu’il n’y a pas d’espace à soi », qui fait écho au salutaire pamphlet de Virginia Woolf sur la nécessité d’« une chambre à soi » pour les femmes. Le sociologue interroge également les limites des échelles des représentations du temps et notamment de l’avenir. Axées implicitement sur la temporalité dominante de nos sociétés industrielles, « à savoir un temps de type linéaire et cumulatif fondé sur un futur projeté et à conquérir », ces échelles mesurent les capacités d’anticipation et de projection dans la vie professionnelle et dans la carrière, sur la base des référentiels économiques de nos sociétés capitalistes. Selon les études qui usent de ces outils, « l’emprise sur l’avenir est le meilleur révélateur du niveau de maîtrise du temps ». On mesure la portée de ces propos sur l’analyse des temporalités féminines (et sur celles des personnes aînées) : « une telle approche ne tient pas compte des modes plus cycliques d’emprise sur le temps comme si maîtriser la diversité des temps quotidiens et en assurer la responsabilité n’était pas une forme d’emprise sur le temps » (p. 142).

Les débats sur le temps partiel s’inscrivent dans de véritables enjeux politiques. Entre temps partiel subi ou choisi, les enjeux autour de la division sexuée des activités sont centraux. Sans entrer dans ces débats, je voudrais dans le cadre de cet article faire part de l’hypothèse audacieuse de Chantal Nicole-Drancourt pour qui le temps de travail partiel serait une « aubaine pour penser de manière non genrée les périodes de pluriactivité dans les parcours de vie » (Nicole-Drancourt, 2009). L’auteure part du constat de l’extension du travail à temps partiel (TTP) où les femmes sont toujours majoritaires (32,9 % en France en 2006, pour environ 6 % d’hommes), mais dont le spectre des usages est de plus en plus large. Ce processus de diversification amène deux formes d’usage : soit le TTP est à considérer comme une simple « situation d’emploi » temporaire dans un contexte de précarité professionnelle, soit l’usage du temps partiel est un mode d’emploi. C’est dans ce deuxième cas de figure que prend forme l’aspiration à un temps pour soi. Selon l’auteure, l’inscription de plus en plus importante de ce mode de TTP dans les dispositifs publics peut représenter « une des expressions d’un régime temporel alternatif à venir ». Ce processus attaquerait, selon elle, deux références majeures du paradigme fordiste : le modèle général du parcours de vie (ternaire) et le modèle familial de Monsieur Gagne-pain. Cette pensée alternative prend appui sur les travaux d’André Gorz, entre autres, qui appelait au « dépassement de la valeur travail comme fondement de la vie sociale » (Nicole-Drancourt, 2009 : 11-12). Pour cette auteure, le droit au temps reste un impensé des études féministes, trop centrées, en France notamment, sur la question du droit au travail.

La place du travail dans les temps de la vie, que Nicole-Drancourt interroge à travers la problématique du temps partiel, a constitué une des interrogations centrales des travaux de la fin des années 60 sur l’avènement de la civilisation des loisirs. La réduction des heures de travail avec la transformation des modes de production, le développement d’un marché du loisir associé aux aspirations hédonistes et au souci de garder un temps pour soi, en dehors des contraintes du travail, ont conduit à multiplier d’autres sphères d’activité et d’autres rapports au temps. Sans nous étendre sur ces phénomènes qui ont donné lieu à de nombreux débats sur la fin « mythique » de la société du travail, on remarquera que le contexte actuel de flexibilisation du travail, de transformations structurelles des modes de production accompagnées de pressions temporelles de plus en plus fortes ou encore la montée du chômage ne sont pas des facteurs facilitateurs pour l’avènement de pensées alternatives autour de la distribution des temps sociaux.

2.2. La place du temps de travail dans la vie

Cependant, les valeurs sociales font leur chemin et force est de reconnaître que le temps consacré au travail rémunéré a largement baissé, au moins en France, dans la réalité concrète de l’exercice comme dans les structures mentales des individus. Mais malgré ces évolutions indéniables, si on raisonne en termes de durée pour mesurer un temps dominant, le temps de travail ne l’est plus aujourd’hui, mais il le reste pourtant dans sa valeur symbolique. C’est ce que constate Roger Sue : « Le temps libre s’est objectivement substitué au temps de travail comme temps dominant, mais dans l’absence de représentation sociale en accord avec cette nouvelle production de la société, le nouveau temps dominant n’est pas encore le plus structurant, retardant ainsi l’apparition d’un nouvel ordre social » (Sue, 1994 : 251). Le sociologue développe sa vision « utopique » autour du temps « libéré », une chance pour les acteurs sociaux de se réapproprier individuellement le temps :

[...] en reprenant possession de son temps, l’individu reprend possession de lui-même, faisant écho à travers les siècles aux recommandations de Sénèque : “Oui, c’est cela mon cher Lucilius, revendique la possession de toi-même. Ton temps, jusqu’à présent, on te le prenait, on te le dérobait, il t’échappait. Récupère-le et prends-en soin”.

Sue, 1994 : 252

Le recours au conseil de Sénèque adressé, à la fin de sa vie, à Lucilius, parcourt les réflexions de certains sociologues du temps, du vieillissement et s’inscrit ainsi plus particulièrement comme une posture critique de la centration de nos sociétés sur le travail et plus précisément comme une critique des formes prises par le travail en perte de sens des sociétés capitalistes modernes.

La revendication d’un temps pour soi, selon Gorz (1991), prend la forme de la quête du sens, et pour Jean-Didier Urbain (2003), d’une utopie du « troisième mi-temps ». Au risque de trahir la pensée du sociologue, je retiendrai ici quelques traits caractéristiques de ce « troisième mi-temps ». Il s’agit pour Urbain de penser l’au-delà de l’opposition binaire entre travail et loisir, projet, dit-il lui-même, socialement intenable, mais dont l’idée suffit à produire une tension au sein du quotidien et à ouvrir l’accès à des « mondes possibles ». Il le définit comme un temps imaginaire, que je traduirais par le temps de l’imaginaire qui insuffle du possible, du rêve, de la respiration dans le temps contraint des activités sociales. C’est un temps incertain, flottant, provisoire, mais qui imprime ses empreintes sur les temporalités normées et peut, à la manière de l’idée véhiculée par les congés payés de 1936 en France, s’inscrire durablement dans les expériences et les imaginaires collectifs, comme un temps « à côté », un autre du temps social codé et normé. On peut reconnaître ses « vertus heuristiques » et son efficacité, comme porteur d’utopie. C’est un temps qui ne s’échange pas, qui se situe en dehors des impératifs économiques et de marché. L’intérêt de ces brèches, c’est qu’elles ouvrent sur un autre possible du monde et qu’elles procurent un « sentiment d’émancipation sociale » (p. 150).

2.3. Du temps spatialisé au temps devenir : l’intégration de la durée

Il n’est pas sûr que l’accroissement du temps « libre » et la désinstitutionnalisation[3] des parcours de vie (Kholi, 1989; Guillemard 1993), qui remettent en cause la tripartition instaurée par la société industrielle entre formation, emploi et retraite, suffisent à brouiller les catégories normatives des âges. La polarisation toujours prégnante sur le binôme travail/loisir (ce dernier étant encore souvent perçu comme du temps de travail libéré) ou actif/non actif a des implications sur le sentiment d’existence des individus, selon leur situation dans l’organisation sociale et selon leur situation dans le parcours de vie. De plus, la conception linéaire d’un temps unificateur des conduites semble résister à l’approche par les dynamiques et la multiplicité des configurations temporelles, et ce, malgré la reconnaissance de la mutation des âges (Gaullier, 1990) et de l’éclatement des cadres normatifs de l’organisation temporelle (Bessin, 2009).

Les contributions de Pierre Zarifian à l’enrichissement conceptuel de la sociologie du temps me semblent déterminantes pour renouveler nos points de vue sur les modèles et la hiérarchisation des temps sociaux. La critique du temps spatialisé qu’il opère avec la production du concept de « devenir » est particulièrement intéressante pour alimenter une sociologie des parcours de vie.

Au temps spatialisé qu’il définit comme « [...] une succession de présents, d’états, qui autorise que nous mesurions les espaces qui séparent ces états et [où] nous pouvons appeler passé le présent dépassé et futur le présent à venir » (Zarifian, 2001 : 46), il oppose le temps subjectif qui est devenir et conscience de la durée. À la forme sociale du temps abstrait qui, si elle a pour coeur le travail salarié, a envahi l’ensemble de la vie, il oppose le devenir qui est transformation et non succession. Ces propositions ne sont pas sans rappeler le travail du sinologue François Jullien pour qui notre société occidentale n’a pas pensé le vieillir parce qu’elle ne pense pas la transition, mais les changements d’état (Jullien, 2005). Le sociologue s’inscrit manifestement dans cette forme de pensée où les critiques des catégories d’âge, perçues comme « de simples vues de l’esprit, des arrêts possibles le long de la continuité d’un supposé progrès » (p. 71) (de l’enfance à l’âge mûr), s’accompagnent logiquement d’une approche critique de la notion d’identité : « une sociologie du devenir s’écarte nécessairement d’une sociologie de la régulation et de l’identité » (p. 33). Cette conception du temps qui concurrence la conception téléologique dominante de nos sociétés occidentales (le zukunft heideggerien) laisse la place à une analyse qualitative des changements et permet de percevoir le vieillir comme une mutation permanente et non comme un changement d’état. Dans ce sens, le devenir s’oppose à l’être, alors que « l’avenir est une notion prisonnière du temps spatialisé » (p. 89).

Cette perspective rencontre un certain nombre de questions posées par la sociologie du vieillissement.

II- Les expériences temporelles des personnes aînées : les apports de la sociologie du vieillissement

Un des apports majeurs de la sociologie du vieillissement est sans doute d’avoir contribué à rompre avec une approche stratifiée des âges de la vie en montrant l’intérêt d’une approche générationnelle sur une approche statutaire. Cette contribution a été possible grâce à de nombreux travaux empiriques dont l’ambition était de recueillir et de restituer la parole de celles et ceux qui étaient désignés par les démographes ou les politiques comme appartenant à la catégorie des « personnes âgées ». Un des premiers apports de ces analyses a donc consisté à interroger et à renouveler les définitions du vieillir. Les critiques formulées à l’encontre des constructions exogènes des catégories de la vieillesse (personnes âgées, retraitées, du 3e âge, du 4e âge, etc.) en visant d’abord leur caractère homogène et statique ont permis de réintroduire de la pluralité et du temps dans l’approche du vieillissement (Clément et al., 1998). Le vieillir est dès lors perçu comme une qualité intrinsèque à l’ensemble du parcours de vie, comme un processus dont les expériences de fin de parcours s’éclairent au regard des trajectoires antérieures. En lisant et liant ensemble les différents temps de la vie, cette posture de recherche permet d’éviter l’impasse essentialiste qui fait de la « vieille » ou du « vieux » un autre que soi-même : « [...] vieillir n’est donc ni attributif, ni distributif, ni distinctif, ni additif. Ainsi vieillir défait-il jusqu’au fond la condition de possibilité de toute identité [...] (Jullien, 2009 : 71). Cette proposition de François Jullien alimente, comme celle de Zarifian, la critique de l’approche prédicative et identitaire : ce « thème de l’identité [qui] va [...] hanter et empoisonner la sociologie (Zarifian, p. 33).

1. Être et/ou devenir vieux : les « formes du vieillir »

Ce thème de l’identité, comme une définition d’un état stable, qui constitue un obstacle à l’appréhension des transformations individuelles ou sociétales a été mis à l’épreuve et renouvelé par plusieurs auteurs. Giddens (1991), entre autres, propose de l’analyser comme un processus réflexif par lequel l’individu moderne prend conscience de ce qu’il est. Les travaux de Ricoeur également, à travers la notion d’identité narrative, prennent en compte la construction de soi dans le temps et enrichissent les analyses des sociologues sur les processus de relecture de vie au grand âge (Ricoeur, 1990; Puijalon, 1996). Dubar, dans ses travaux sur la construction identitaire et les temporalités, puis Caradec, en sociologie du vieillissement, ont contribué à dynamiser cette approche. C’est notamment l’introduction des notions de transaction biographique et relationnelle (Dubar, 2000), puis de transition (Caradec 1998) qui permet un renouvellement des approches sur la construction identitaire et qui favorise le rapprochement entre sociologie du vieillissement, sociologie des parcours de vie et sociologie du temps. Les récits du vieillir témoignent des diverses manières de se définir ou de se situer dans les temps du parcours de vie : soit les personnes se disent vieilles et se perçoivent en rupture avec leur vie passée, comme si vieillir consistait à changer d’état, soit elles ont le sentiment d’accumuler des années dans une continuité revendiquée et acceptée d’un « passage », d’une transition vers un soi transformé. Entre ces deux pôles (idéaux types) (Caradec, 2004 : 139), les expressions sont multiples (Clément, 1999) et traduisent des négociations plus ou moins réussies entre le sentiment intime, personnel de l’avancée en âge et l’incorporation du regard des autres.

Mais de manière générale, renforcé par un contexte social où perdurent les modèles en extériorité des catégories d’âge, le sentiment que « le vieux est un autre », imprime les expériences du vieillir. C’est ce fait qu’expriment des personnes qui refusent de se rendre dans les « clubs 3e âge » : « parce qu’il n’y a que des vieux » et surtout que des vieilles. Les hommes plus que les femmes résistent à la fréquentation des lieux marqués des sceaux de l’âge. Simone de Beauvoir exprime ainsi cette étrangeté : « La vieillesse est particulièrement difficile à assumer parce que nous l’avions toujours considérée comme une espèce étrangère : suis je donc devenue une autre alors que je demeure moi-même? » (De Beauvoir, 1970 : 14). Des écrivains ont témoigné de la « surprise » de se retrouver vieux un jour, alors que le sentiment demeure d’être toujours l’enfant que l’on a été (Argoud et Puijalon, 1999). Ce sentiment de rupture, de discontinuité entre deux identités, deux moments de l’existence, est éprouvé par nombre de personnes et il s’agit alors de « [...] remplacer ce que l’on fut par ce que l’on est » (Jankélévitch, 1990 : 189), ou alors plus pragmatiquement, de trouver des moyens de négocier avec le temps « qui passe » et de réaliser un « travail du vieillir » (Mallon, 2007).

2. Le sentiment de la durée : figures du passage

Si vieillir commence tôt, et Elsa Ramos nous le montre dans son texte où les personnes sont amenées, face aux décès de leurs ascendants, à faire non seulement le deuil des disparus, mais aussi celui de leur enfance et des lieux et formes de vie passés, la conscience aiguë du temps caractérise l’épreuve du grand âge (Caradec et al., 2007). Le sentiment que la durée de temps qui reste à vivre est limitée et plus courte que le temps écoulé : « Il y a longtemps qu’on est au monde », dit une dame de 90 ans, s’accompagne plus ou moins tôt d’un sentiment de finitude (Clément, 1994; 1999; Clément, 2003). Les figures temporelles, dont celle du « passage », sont singulièrement présentes dans les récits des personnes aînées. Et il importe de souligner la singularité de cette expérience afin de mieux comprendre la cohabitation et la confrontation au sein du monde social de temporalités diverses : entre jeune adulte et adulte plus mûr, « le sentiment de l’individualité, le sentiment de sa trajectoire, le sentiment du temps passé et à venir ne peuvent être les mêmes » (Clément, 1994 : 367). Si l’ensemble du parcours de vie est fait de transitions, plus ou moins marquées, celles qui caractérisent sa dernière séquence s’accompagnent du sentiment récurrent d’« avoir fait son temps », de se trouver en décalage avec le temps social présent, de ne plus « coller à son époque ». Les marqueurs institutionnels, comme l’âge de la retraite, la création des clubs 3e âge, la catégorie des « séniors » ou des « vieux dépendants », ont des effets indéniables sur la manière de se définir ou non dans la « vieillesse » (Caradec, 2005), mais ils ne sont pas pour autant suffisants à rendre compte des arrangements singuliers et multiples avec les effets de l’âge. Le vieillir se caractérise par un travail de négociation, plus ou moins serein, avec ses propres transformations plus ou moins silencieuses (Jullien, 2009) et avec les transformations du monde autour de soi.

Ce sont ces transformations modulées selon les moments de la trajectoire de vie, selon le genre et selon les catégories sociales que tant les représentations exogènes de la vieillesse que les théories sociologiques du désengagement ne peuvent restituer, parce qu’elles se donnent comme des « arrêts sur image ».

3. Du désengagement à la déprise : pour une sociologie des transitions

Parmi les critiques formulées à ces premières théories sociologiques du vieillissement (Cumming et Henry, 1961), la principale concerne son androcentrisme et sa focalisation sur le travail extérieur rémunéré. C’est Arlie Hotschild (1975) qui a, la première, mis l’accent sur les limites de ce modèle du désengagement lié à la cessation d’activité professionnelle. Cette approche s’est développée dans un contexte où les recherches sur la retraite la définissaient comme « une mort sociale » (Guillemard, 1970). Ce modèle d’interprétation du vieillissement comme retrait du monde du travail, d’une part, concernait essentiellement les hommes et, d’autre part, excluait les autres dimensions participant du processus d’avance en âge.

L’arrêt sur le facteur activité professionnelle est un obstacle à une analyse dynamique et plurielle du vieillissement parce qu’il ne prend pas en compte notamment les arrangements avec soi et les multiples transitions et transactions vécues différemment selon les trajectoires sociales et de genre. Dans ces transactions avec soi-même, ce que l’on est devenu et ce que l’on était, avec les autres, présents et disparus, avec l’entourage matériel et relationnel qui contribue à ce travail sur soi, il s’agit de négocier avec le temps qui passe.

C’est ce processus que certains sociologues ont appelé « la déprise » qui, malgré son préfixe privatif, veut rendre compte d’une réorganisation de sa vie autour d’intérêts et de liens principaux en procédant à une sélection et à une « économie des forces » (Clément et al., 1988, 1998 et 2010); Caradec, 2004, 2008). Ce processus de réajustement identitaire, tant biographique que relationnel, n’est pas linéaire, il procède par paliers selon les situations et consiste à s’assurer, le plus longtemps possible, de sa continuité identitaire. Cependant, sauvegarder ce que l’on a été se décline de multiples façons et les formes transitionnelles personnelles se combinent plus ou moins bien avec les transitions institutionnalisées.

4. Vieillir après la retraite : un temps sans destinataire?

C’est toujours au regard du temps productif que s’évaluent les autres temporalités, même si dans notre société de plus en plus complexe, ce temps du travail dit productif est de plus en plus concurrencé par d’autres temps et d’autres activités (loisirs, temps associatifs, temps familiaux…). Les personnes aînées seraient-elles en dette temporelle envers les actifs? Si les chercheurs ont montré que cohabitaient divers modèles de retraite : la retraite-retrait, la retraite-loisir et la retraite utilité sociale (Guillemard, 2002; Lalive d’Epinay, 1991), il semble que l’injonction à l’utilité sociale des « séniors » s’impose de plus en plus, colorant ce temps, pourtant gagné sur de longues années de services rendus au système productif (marchand, et non marchand si l’on songe aux temps domestiques des femmes) d’un vide social. C’est ainsi que le vivent certaines personnes :

[…] Faut voir ce que je fais, ce n’est pas grand-chose, mais ça me donne l'impression d'être attendue, d'être utile, d'exister. C'est ça, je crois, dont on souffre le plus. C'est d'être nul. Je ne sais pas si les autres éprouvent la même chose, si on vous l'a déjà dit, mais c'est l'inutilité. On sert à quoi? À rien du tout! (Madame D, 75 ans)[4].

Profiter du repos dans le temps de sa vieillesse est sujet à soupçon et la lutte contre l’inertie sociale à la retraite (Viriot-Durandal, 2003) s’accompagne de l’injonction à faire et à se rendre utile.

On ne s’étonnera pas de l’augmentation des engagements dans l’action et la participation associatives des hommes comme des femmes pour continuer à « être dans la vie » : « Agir, changer les choses, c’est être dans la vie », rapportent Anne Quéniart et Michèle Charpentier (2009 : 167), comme si les plus vieux et les plus vieilles d’entre nous se trouvaient devant le paradoxe de devoir justifier leur emploi du temps. Les aveux de « débordement » des jeunes retraités, comme souvent encore de ceux et celles qui se situent plus en aval dans le parcours de vie, témoignent de la domination du modèle temporel de l’activité sociale. Les injonctions à ne pas vieillir ou à rester « jeune » le plus longtemps possible marquent les esprits et les comportements et il n’est pas étonnant que les images de la « vieillesse immobile » et « dépendante », vieillesse souvent féminine d’ailleurs, dont la projection apparaît plus ou moins lointaine, fassent figures de repoussoir :

[…] j'en vois beaucoup de mon âge, elles sont là à croupir dans la maison. Mon Dieu! Moi je ne peux pas, hein?! Faut que je bouge un peu. Je vous dis, pourtant, la jambe elle m'en donne, mais je marche quand même [...] Vous savez, si vous commencez à vous « englutiner » dans le fauteuil et dire « je ne bouge plus », vous êtes foutu »[5] (Madame G, 87 ans).

Salord, 2007

5. De la routinisation à la déstructuration du temps

Parmi les expériences temporelles au grand âge, l’imposition de rythmes apparaît comme une stratégie pour s’assurer une sécurité ontologique, un contrôle sur sa vie et sur le monde autour de soi. Balandier (1983), à propos des rituels de la vieillesse, parle de « la routinisation [qui] semble d’autant plus nécessaire qu’elle entretient une amnésie du peu de temps à vivre ». La répétition des mêmes gestes, des mêmes phrases est une manière de retenir, de figer le temps, en s’assurant du retour du même. Cependant, si les routines, parce qu’elles assurent le maintien dans un monde familier et prévisible, sont de l’ordre de la ressource, elles peuvent aussi mener vers une rigidification des gestes et signifier le risque de l’immobilisation (Bouisson, 2007). Parmi les indicateurs de forte déprise, on trouve des signes d’une altération du rapport au temps et une forte tendance à la déstructuration. Il y a brouillage entre le passé et le présent, perte des repères temporels et l’usage de la radio ou de la télévision comme « bruit de fond », par exemple, manifeste le décrochage d’avec le monde, jusqu’au moment où on ne l’allume même plus parce que, dit cette dame de 87 ans, « Tout m’agace, tout » (Clément et Mantovani, 1999).

6. Trouver de nouveaux rythmes

C’est, sans que ce soit toujours explicite, pour retarder cette assignation précoce à l’immobilité chez soi que les personnes procèdent à un travail de réorganisation de la vie quotidienne impliqué par la transition du passage à la retraite. Face au sentiment d’effacement des « reliefs temporels », il faut trouver de nouveaux rythmes, redonner forme et distinction au temps. Cet ancien prêtre hospitalier qui vient de prendre sa retraite s’essaie à trouver le bon rythme, il l’éprouve, et rien ne dit effectivement qu’il se stabilisera de façon définitive :

Je me suis levé toute ma vie tôt. C’est une habitude [...]Je sais pas, je sais pas ce qu’il faut faire. Je suis en rodage pour le moment. J’ai trouvé déjà ma matinée, elle est très bien organisée. Se lever, se laver, la méditation, le bréviaire, la messe, le lit, et la soupe. C’est bien organisé, ça[6].

D’autres phénomènes transitionnels peuvent accompagner plus ou moins tôt ce changement de rythme, comme le veuvage, ou encore la perte des amis de la même génération. Ces divers moments qui caractérisent la trajectoire du « grand âge » ne sont pas forcément vécus comme des ruptures, mais ils suscitent un travail de (dé)prise, de mobilisation de supports ou de ressources inégaux selon les situations, dans un sentiment toujours accru de précarité temporelle (Clément, 2000). Selon Caradec,

on peut [...] considérer que les moments de transition constituent des occasions d’activation particulière du processus de construction identitaire : ils sont propices au retour réflexif sur soi; ils se caractérisent par une transformation dans les engagements; ils se traduisent par des transformations dans l’environnement relationnel.

Caradec, 2010 : 95

Quand on s’intéresse aux personnes aînées, il convient de ne jamais perdre de vue la singularité de leur situation dans le parcours de vie, la plus grande proximité de la mort (Clément, 2007), qui imprime et donne du sens à leurs expériences et oriente fortement les décisions et les modes de vivre au quotidien. Plus on s’éloigne de la période de la vie « active » et plus son empreinte s’estompe, plus le rapport aux temporalités qui la caractérisent se transforme. Entre le moment de la retraite et celui de la plus grande vieillesse, si la vie reste à inventer (Lalive d’Epinay, 1991), dans un temps enfin libéré des contraintes professionnelles, et en partie familiales, le constat se fait qu’« arrivée à un certain âge on ne peut plus se projeter » (Madame D, 75 ans). S’il existe le plus souvent une tension et même un décalage entre l’âge chronologique et l’âge subjectif, avoir 60 ans et en avoir 90 n’a pas tout à fait le même sens au regard de sa situation dans le monde social environnant.

7. Les confrontations temporelles : entre mobilité et retrait

Les personnes aînées bénéficient de plus en plus d’une vie en bonne santé. Cependant, elles font part de plus de fatigue, de lenteur à faire les choses, à se déplacer (Clément et al., 1995). Pour continuer à participer au monde présent, elles sont amenées à adopter des stratégies dont certaines consistent à éviter les confrontations temporelles avec les plus jeunes, dans un espace-temps peu propice à l’exercice de la lenteur. La réduction de certaines activités et les choix reportés sur d’autres se réalisent dans une plus ou moins grande continuité avec la vie passée : les voyages en couple, par exemple, souvent très présents dans les premières années de retraite, se poursuivent un moment, puis avec le veuvage, les femmes seules[7] s’y adonnent encore un temps, puis peu à peu se contentent d’en faire le récit ou d’en montrer les albums photos aux enquêteurs ou aux petits-enfants.

Les retraités partent-ils en vacances? Cette question peut paraître incongrue tant ils font figures de « vacanciers éternels »! Si certains s’alignent sur le temps de loisir des actifs, pour ne pas se sentir « à part », ce qui leur est parfois reproché ou qui suscite au moins un regard amusé, les chercheurs font remarquer que la plupart des voyages organisés pour les « vieux » sont fondés sur une ségrégation des âges et des temps de la vie. Caradec et al. (2007 : 207) citent Urbain : « Quand tout le monde est rentré - car ils n’appartiennent déjà plus à ce monde [...]-, ils partent groupés, de plus en plus nombreux [...] comme pour se faire oublier » (Urbain, 1983 : 139). Si la formule est abrupte, elle donne cependant à réfléchir sur la ségrégation et la hiérarchisation des temps sociaux.

Les vacances comme rupture avec les activités de la vie quotidienne font partie de ce que nous avons appelé à la suite de Sansot (1978) des phénomènes de secondarité. La secondarité est cette structure anthropologique qui permet de maintenir au moins deux pôles dans sa vie, entre un ici et un ailleurs, équilibre grâce auquel la mobilité tant imaginaire que réelle ouvre une brèche dans le temps quotidien. C’est en maintenant la possibilité d’aller et venir entre la maison (ou l’hébergement principal) et les espaces extérieurs (résidence secondaire, mais aussi tout autre lieu qui inscrit une distance avec la résidence principale) que les vieilles personnes assurent leur ancrage et leur continuité dans le monde. N'est secondaire que ce lieu « où l'on va et d'où l'on repart », ce lieu qu'on n'habite pas de manière centrale, où l'on n'est pas « assigné à résidence »; un espace dont l'entrevue seulement peut rendre acceptable le « principal » (Membrado, 1998 : 96). On va « vivre ailleurs pour vivre autrement » (Cribier, 1990), mais aussi pour échapper de façon plus ou moins explicite à l'assignation identitaire. Dans le maintien de cet entre-deux, plus ou moins présent selon les trajectoires des uns et des autres, la maison et le risque de repli sur le domestique au moment de la « retraite » sont au coeur des enjeux de genre et des tensions temporelles dans le couple conjugal (Caradec, 1994).

Si beaucoup de femmes à la recherche d’une « liberté sur le tard » trouvent dans cet entre-deux un tremplin pour fuir les tâches domestiques, d’autres se retrouvent plus ou moins piégées avec un conjoint qui veut enfin « profiter de la maison » (réf. article de Serfaty-Gazon). D’autres encore, dans la continuité d’une vie fondée sur l’indépendance et le souci de soi, plus libre des contraintes familiales, soit qu’elles ont connu un veuvage précoce, soit qu’elles ont été célibataires, soit qu’elles n’ont pas eu d’enfant, continuent, tant que la santé le leur permet, de privilégier les sorties avec les « copines », en ville, en voyage ou dans les « clubs », repoussant les limites du moment de l’immobilité chez soi, ou ailleurs.

8. Les expériences temporelles des vieilles femmes : un autre regard sur le temps?

Les recherches en sociologie du vieillissement, comme dans d’autres champs de la sociologie, ont tardé à s’intéresser aux effets du genre. Les féministes elles-mêmes, préoccupées longtemps par la nécessité de rendre visibles l’exclusion et la domination des femmes dans le champ du travail productif, leur affectation au travail domestique, ont négligé pendant longtemps les vieilles femmes. La hiérarchisation des modèles d’activité, la minoration des plus vieux ont été redoublées par une invisibilité des vieillesses féminines (Membrado 1995; Kérisit, 2000).

Pourtant, l’entrée par les temporalités des femmes permet de complexifier le regard sur le monde social et de renouveler la sociologie des temps sociaux (Ibid.). Le rapport non linéaire des femmes au travail fait apparaître des modèles de vie à la retraite où s’équilibrent les engagements entre divers pôles : familles, associations, loisirs (Guichard-Claudic et al., 2001). L’habitude qu’ont développée les femmes à jongler avec les divers temps du travail rémunéré, du soin et du souci des autres, leurs parcours plus marqués que celui des hommes par les transitions corporelles (Kérisit, 2000) les rendent plus aptes que les hommes à construire ce nouveau rapport au temps, plus libre des contraintes du travail marchand. Si certaines parmi celles ayant occupé des emplois « à responsabilité » retardent le plus possible le retour à la maison et se retrouvent dans des responsabilités associatives qui prennent le relais (Pennec 2009), d’autres, plus investies dans le temps familial, négocient dans ce temps libre un temps pour les enfants et la famille et un temps pour soi, qu’elles sont de plus en plus nombreuses dans les nouvelles générations à revendiquer (réf. article de Petit).

Pourtant, ce sont elles en majorité qui sont prises dans les filets du devoir de filiation (Guberman et al., 1993; Attias-Donfut, 2009; Membrado, 2009), à l’égard de leurs petits-enfants comme à l’égard de leurs ascendants.

9. Le temps long : filiation et transmission

La sociologie n’a pas encore suffisamment pensé le temps long dans lequel s’inscrivent les sociétés. Les expériences des personnes aînées en manifestent pourtant la présence à travers le travail de filiation, de mémoire et de transmission.

La sociologie du vieillissement a permis indirectement de réintroduire le temps long à partir notamment des recherches sur les liens intergénérationnels. Si l’analyse du soutien aux personnes aînées rend compte des attentes sociales normatives à l’égard des femmes principalement (Guberman et al., 1993), elle permet également de réinsérer les tâches réalisées au quotidien dans une histoire familiale et affective. Ainsi, elle met en évidence la circulation du don et l’inscription plus ou moins revendiquée des personnes donatrices dans une lignée (Bloch et Buisson, 1991). À travers la problématique des transferts intergénérationnels (Attias-Donfut, 1995), alors que les enfants en accomplissant un travail de filiation identitaire prennent place dans une histoire familiale (Déchaux, 1997), les personnes aînées apparaissent comme sujets et porteurs d’une partie de cette histoire. Si être vieux, c’est avoir vécu longtemps, être « rassasié de jours », arrive un moment où il s’agit de passer le relais, de procéder au tri. Cette expérience, le plus souvent positive, consiste, à travers le don d’objets ou la transmission d’une passion à reconnaître le temps écoulé comme nécessaire à l’accomplissement de la vie, comme porteurs de valeurs qui ne s’épuiseront pas avec la mort. Dans cette transmission, la référence au passé et aux multiples liens qui composent une vie permet aux personnes du grand âge de « se rassembler », de constituer de soi une image cohérente qui puisse donner du sens à sa vie, une manière d’assurer son intégrité face à l’irréversibilité du temps.

10. Se raconter : donner du sens à sa vie

Le récit de soi à la vieillesse manifeste un certain nombre de caractéristiques qui sont présentes de manière générale au coeur de l’identité narrative : le procédé réflexif de l’identité est inséparable de sa mise en récit, de sa mise en intrigue, dirait Ricoeur qui définit ainsi l’identité narrative :

La compréhension de soi est une interprétation qui trouve dans le récit une médiation privilégiée; cette dernière emprunte à l’histoire autant qu’à la fiction, faisant de l’histoire d’une vie, une histoire fictive ou, si l’on veut, une fiction historique.

Ricoeur, 1990 : 138

Cette volonté et cette capacité, certes inégalement réparties socialement, répondent à la nécessité de reconnaître le temps écoulé et de se situer sereinement dans une histoire familiale ou collective.

La reconstruction narrative de soi peut consister à donner une image valorisante de soi et le plus souvent à se définir comme « autre que vieux ». Le recours au passé dans la mise en récit est une manière de mettre en scène les multiples faces de son identité, les multiples fragments de sa vie qui rendent compte d’une trajectoire où l’« être vieux » ne représente qu’un moment de son histoire. C’est ce qui est exprimé par cette dame, sur un ton enjoué : « Oui, j’en ai fait des voyages, si je vous le disais, vous ne le croiriez pas![8] »

Cependant, il y a un risque à n’envisager la construction identitaire des vieilles personnes que sous le registre du rappel du passé. L’intérêt pour la question de la mémoire et des processus de réminiscence chez les personnes en fin du cycle de vie peut conduire à leur « éjection » de la scène présente, comme si elles faisaient déjà figures révolues. Perçues comme « bibliothèque » ou comme transmetteurs d’une histoire passée, les personnes aînées seraient invitées à déserter le monde présent. Pourtant, tous et toutes ne se définissent pas dans la transmission, qui est une façon de reconnaître le temps écoulé.

Conclusion

Les temporalités au grand âge : le temps de l’Autre?

Les temps du vieillir sont des temps de l’entre-deux où les personnes se détachent plus ou moins progressivement du temps social linéaire. De deuil en deuil, de renoncement en renoncement, elles renouent plus ou moins sereinement avec des formes de temporalité plus cycliques (Fromage, 1994). L’expérience de la lenteur spécifique de l’avancée en âge, la proximité de la mort, la place que prennent les « disparus » dans cette fin de parcours font que la « nature » est plus présente dans les récits des personnes (Clément, 1994; Membrado et Salord, 2009). Ce cheminement vers la fin de la vie semble s’accomplir plus tranquillement pour les femmes que pour les hommes. Est-ce que, comme le suggérait Marie Rouanet, citée par Elise Feller (2005), les femmes ont appris plus tôt à renoncer, plus tôt à vieillir, les transitions marquent-elles plus leurs parcours? Les investigations restent encore à faire dans ce domaine. Toujours est-il que l’on peut puiser dans diverses recherches, dans des données encore éclatées des éléments de compréhension de ces différences : souvent, le « faire » des hommes s’oppose à la « sociabilité » des femmes. « Le pays, disait un vieil homme de 90 ans, c’est nous qui l’avons tenu! ». Mais le deuil du pouvoir est sans doute plus difficile à faire que celui des liens qui restent, même diminués, longtemps vivaces.

À considérer les « vieux » comme des « immigrés dans le temps » (Attias-Donfut, 2005), le monde social court le risque de se priver des moyens de penser le temps autrement que sur le modèle de l’homme actif, productif et de plus en plus dévoré par « l’accélération » et les pressions temporelles d’une société orientée sur le « présentéisme ». L’expérience du vieillir comme les expériences des femmes (Kergoat, 1984; Collin, 1996; Méda, 2008) peuvent constituer des réserves de résistance à la rigidité et à la hiérarchisation des temps sociaux et ouvrir sur la profondeur historique individuelle et collective, celle de la « génération », longtemps négligée en sciences sociales.

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Ce dossier est composé de quatre articles dont trois portent explicitement sur les expériences temporelles des femmes dans le vieillir.

Dans la première partie, nous présentons deux textes plus orientés sur le « chez soi » et les relations familiales, les deux autres textes traitent plus précisément des articulations entre les divers engagements des femmes.

Le texte d’Elsa Ramos s’intéresse au processus de déprise précoce, puisque sa population enquêtée par entretiens (20 hommes et 20 femmes) est âgée de 30 à 50 ans. Une de ses hypothèses originales, et c’est pourquoi nous avons retenu cet article, est que les « chocs » que peuvent représenter les décès des ascendants amènent les individus à reformuler leur rapport aux lieux et au monde; en particulier à se penser autrement dans une histoire et autrement dans une famille. De la familiarité liée à un espace connu et routinier (la maison d’enfance) à l’étrangeté provoquée par la fragmentation de l’univers familial, le rapport au temps et à la lignée se transforme. Le phénomène de déprise s’il présente une spécificité à la vieillesse peut commencer tôt dans le parcours de vie et c’est tout l’intérêt de ce texte de nous y rendre sensibles.

Perla Serfaty-Garzon aborde la question de la précarité du « chez soi » pour les femmes qui vieillissent et les confrontations temporelles dans le couple avec le « retour à la maison ». Sa recherche qualitative a mobilisé 22 femmes françaises et québécoises, âgées de 66 à 99 ans. Son article porte essentiellement sur les récits recueillis auprès de dix femmes (de 69 à 75 ans) avant l’entrée dans le « grand âge ». Entre le plaisir de prendre son temps et la peur de devoir à plus ou moins long terme quitter sa maison, ces récits de femmes parlent de leur rapport au temps, de la continuité du lien intergénérationnel, du soin et du souci des autres et de la crainte de se voir seulement rappeler, par leurs compagnons, aux tâches qu’elles ont fuies durant leur vie « active ». On attend beaucoup d’un travail à venir sur des comparaisons plus systématiques entre les deux pays.

Le texte d’Isabelle Marchand et al. porte sur 3 générations de 30 femmes âgées de 65 à plus de 85 ans. Une première partie s’intéresse aux modes d’appropriation par ces aînées des représentations sociales de la vieillesse et notamment à leurs volontés diverses de s’en distinguer. L’autre partie du texte déroule le récit de la place des femmes dans les relations intergénérationnelles et notamment les rapports qu’elles entretiennent entre un temps pour soi et un temps pour les autres. L’intérêt de la prise en compte de trois générations est de montrer les transformations des trajectoires et des modes d’être et de faire des femmes vers plus d’autonomie.

C’est la structuration du temps des femmes retraitées, entre engagement familial et engagement civique, que choisit d’explorer le texte de Mélissa Petit. L’auteure identifie trois groupes de femmes dans l’échantillon de femmes enquêtées de 55 à 70 ans. L’analyse de 10 entretiens dans une recherche en cours permet de montrer diverses manières d’articuler les formes d’engagement. Ce que l’on retiendra comme résultat saillant, en accord avec d’autres recherches, c’est la continuité des activités de retraite avec les investissements dans la trajectoire antérieure. « L’organisation du temps et des engagements des femmes obéit aux mêmes règles que celles qui organisaient leur temps et leurs activités lorsqu’elles étaient professionnellement actives ». Par exemple, ni la présence d’enfants ou de petits-enfants ni la présence des parents ne semblent réduire leur engagement associatif pour les femmes qui étaient les plus engagées sur le plan professionnel.