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Je dédie cet article à Françoise Hurstel, en amical et affectueux hommage.

Je ne suis plus que le temps

La formule est fulgurante, lapidaire et sombre, lourde des sentiments de la perte et du renoncement que ressent Chateaubriand à vivre sa vieillesse[1]. Elle est également juste. Car si jeunes et vieux vieillissent chaque jour et s’inscrivent à tout instant dans le mouvement d’épuisement du temps qui reste à vivre, seule la vieillesse – comme la maladie incurable, cette proximité n’est pas incidente – vit dans le souci constant du temps et de l’usage de ce temps.

La question du temps écoulé, du présent et du temps devant soi se pose tous les jours à la vieillesse, sous la forme des rappels soudains ou insidieux du corps qui ralentit, se fragilise, rapproche de plus en plus de la tentation du renoncement. Elle peut ouvrir des horizons intérieurs riches et complexes et nourrir l’espoir de ne pas échouer dans l’entreprise du ressaisissement de son temps et du renouement avec soi avant la fin. Elle est éthique en ce qu’elle pose la question de la résistance et du refus « que ce qui reste ne soit que consentement à la dissolution du reste[2] ». Elle est métaphysique en ce qu’elle s’interroge sur ce qui reste de soi et du soi, une fois le temps de sa vie arrivé à son terme. Le temps est le sujet profond de la vieillesse.

À la vieillesse, la question du temps est aussi immédiate et concrète, pratique même. Elle se traduit, souvent tragiquement, sous la forme des questions que toutes les personnes âgées se posent : pourrai-je rester chez moi jusqu’au bout? Combien de temps encore pourrai-je vivre chez moi? Vais-je me sentir chez moi ailleurs? La maison habitée – le chez-soi – est l’un des enjeux majeurs de la vieillesse.

Le temps, les déclinaisons et les modalités de l’expérience temporelle traversent et donnent leurs tonalités aux facettes du vécu social et intime de la maison. Temps de la famille, temps de l’hospitalité, rythmes du calendrier, heures ou jours du tête-à-tête avec soi : la maison est l’un des lieux privilégiés de l’appréhension la plus immédiate de l’écoulement du temps.

Lire la maison à la vieillesse et saisir les modes de relation au chez-soi de la personne âgée font alors accéder aux expériences temporelles intimes de l’âge et aux façons singulières de penser la vieillesse. Avant de commencer cette lecture, passons brièvement en revue les notions qui nous aideront à l’entreprendre : celle du chez-soi, et les notions qui lui sont intimement parentes, l’habiter et l’appropriation de la maison.

1. Le chez-soi, l’habiter et l’appropriation de la maison

1.1. Le chez-soi

« Chez moi ». Le terme nous éloigne immédiatement des désignations plus neutres de l’habitation : mon logement, mon appartement, mon domicile, etc., pour nous ouvrir l’univers fortement investi de la maison comme lieu que l’on habite. L’expression « chez-soi » véhicule deux questions distinctes, mais déjà reliées : celle de la maison, qui traduit l’essence même du home, est véhiculée par le mot « chez » qui dérive du nom latin casa. L’autre est celle transmise par le pronom personnel « soi » qui renvoie à l’habitant, à sa maîtrise de son intérieur, mais aussi à sa manière subjective d’habiter. Le chez-soi est ainsi plus que le home. Il est l’espace de la constitution d’une identité et de la dynamique d’évolution de cette dernière[3].

La maison est un « intérieur », un lieu intime (intimus signifie « ce qui est le plus intérieur ») qui évoque ce qui a rapport au dedans, dans l’espace compris entre les limites d’une maison ou du corps. L’homologie entre l’intérieur domestique et l’intérieur de la personne, traduite par le terme « soi », dans l’expression « chez-soi », met en lumière l’idée que la maison est le lieu de la conscience d’habiter en intimité avec soi-même[4].

1.2. Habiter

Le verbe « habiter » désigne le fait de rester dans un lieu donné et d’occuper une demeure, comme l’illustrent, par exemple, les expressions québécoises courantes « je reste chez mes parents » ou « je demeure à Québec », où les verbes « rester » et « demeurer » équivalent à « habiter[5] ». Le terme revêt ainsi deux dimensions, l’une temporelle et l’autre spatiale, qui expriment que l’habiter s’inscrit à la fois dans l’espace et la durée.

Son origine étymologique (habere signifie tenir) nous fait entrer dans le domaine de l’habitude et de la manière courante d’une personne d’être ou de se tenir. La maison – le chez-soi – n’est pas un bâtiment, mais l’idée de cette familiarité et de cette continuité. « Cette filiation révèle que la manière d’être habituelle d’une personne est le “réflexe” de son mode d’habitation. Le mode d’être de l’habitant et les gestes qui traduisent ce mode dans la maison en deviennent la marque propre et l’empreinte.[6] »

Habiter signifie donc être actif, agir sur l’espace du monde pour le qualifier, et se doter d’une habitation. Il se traduit dans les actions qui définissent les limites de celle-ci et en distinguent l’intérieur de l’extérieur, pour permettre le retrait et pour en moduler l’ouverture et réaliser l’hospitalité. « L’habiter organise le monde à partir d’un centre [...] La demeure est un lieu centré, structuré, significatif et concentré. Elle [...] organise un univers à partir duquel l’habitant rayonne, va et vient, fait l’expérience du voyage ou de l’exil, mais aussi celui du retour et de l’attachement[7]. »

C’est dire que le dynamisme de l’habiter ne va pas sans « la conscience du potentiel d’aliénation que portent cette stabilité et ce repli. Le chez-soi est toujours menacé d’étroitesse et de renonciation à la disponibilité envers autrui, menacé, en somme, d’absence de l’habitant au monde et à ses conflits, menacé d’oubli de l’hospitalité[8] ».

Mais c’est aussi dire que l’habiter, pour vaincre le risque du repli sur soi et celui de l’aliénation à un territoire, doit se constituer en projet. Il doit être vécu comme une dynamique et un agir sur un lieu par lesquels la personne transforme son espace et se transforme elle-même, par lesquels donc elle s’approprie sa maison.

1.3. L’appropriation de la maison

Au coeur du sentiment et de l’expérience de l’abri et du chez-soi, nous trouvons l’appropriation, qui est « l’aventure même de l’habiter[9] ». L’appropriation de la maison est l’inscription d’une dynamique de prise de possession d’un espace dans un objectif d’harmonie avec soi. Le but de l’appropriation est de rendre un espace propre à soi et de le transformer ainsi en un lieu défini et distinct des autres lieux du monde. L’espace approprié est le lieu de l’habitation, le chez-soi.

L’appropriation se manifeste dans la projection active sur ce lieu de la créativité de l’habitant, souvent à l’oeuvre dans les gestes les plus humbles. Elle est fondée sur l’intention de tisser des significations entre l’habitant et sa maison, tissage qui « n’est pas seulement de l’ordre du marquage ou de la personnalisation, mais de l’identification et de l’inscription d’un mode d’être[10] ».

L’appropriation ne s’accomplit pleinement que dans le retentissement des gestes de transformation de l’espace habité sur l’habitant lui-même. Le chez-soi est un « donné » inachevé, tant que l’oeuvre d’appropriation n’est pas en mouvement et dès que celle-ci n’est plus intériorisée par l’habitant comme transformation intérieure. Cette évolution intérieure est si intime qu’elle est parfois secrète au sujet. Dans l’oeuvre d’appropriation, celui-ci ne reste pas semblable à lui-même. Cette transformation se poursuit tant que l’habitant continue à agir sur le lieu qu’il habite – par l’entretien, le marquage, la personnalisation, la mise en décor, la reconfiguration des territoires de la maison, etc. –, sans réduire son univers aux limites de sa maison. En ce sens, l’appropriation est aussi, fondamentalement, le processus par lequel sont maintenues ouvertes les dimensions de la temporalité du sujet.

Ces gestes sur le lieu habité traduisent un « gauchissement de l’être » qui n’est possible que par un consentement intérieur à une proximité élective avec ce lieu, mais aussi avec autrui « pour échanger ce qui [lui] appartient et ce qui procède de l’autre[11] ». « Au coeur de soi et de l’appropriation de la demeure se trouve ainsi l’autre, et cette présence pose la question des choix éthiques qui sous-tendent les modes possibles de cette appropriation[12]. »

Pour que l’appropriation ne dérive pas vers l’aliénation – au lieu habité et à son propre for intérieur –, l’horizon de l’habitant doit rester ouvert : horizon temporel, horizon social de la possibilité de l’accueil d’autrui, confiance en sa capacité de faire oeuvre d’appropriation ailleurs et plus tard. Le chez-soi approprié ne doit pas devenir appropriant[13]. Un cambriolage ou un déménagement, par exemple, sont autant d’« épreuves de l’habiter » qui exigent de l’habitant le dépassement de la perte ainsi que la capacité de se déprendre de ses propres choses, de ses propres actions et de ses propres murs pour se projeter dans l’avenir et dans une autre demeure[14]. « L’appropriation de la maison se révèle dans la tension entre le temps vécu et l’à-venir[15]. »

2. De l’intérieur : note méthodologique sur l’écoute du récit féminin du chez-soi et de la vieillesse

Comme à d’autres périodes de la vie, le chez-soi fournit, dans la vieillesse, un lieu d’inscription de l’identité, de projection du rapport au temps, d’actualisation et de traduction des questions qu’il pose. Lire les pratiques et l’appropriation de sa maison par la personne âgée, explorer le couple singulier que forme l’habiter avec la vieillesse, entendre le récit du rapport qu’entretient l’habitant âgé avec sa maison, tout cela ouvre aux expériences temporelles de la vieillesse et définit notre approche ici des expériences temporelles des aînés.

Parmi ces derniers, nous avons choisi d’écouter des femmes, dont on connaît l’assignation séculaire à l’oeuvre de construire la maisonnée, de souder la famille et de « tenir maison ». Aujourd’hui massivement présentes sur le marché du travail, les femmes sont pourtant encore loin d’être déprises de leurs rôles traditionnels domestiques. La maison les mobilise jour après jour, au point de souvent dévorer leur temps propre. Au coeur même de leur exercice professionnel, la maison s’installe comme une préoccupation[16] et reste, pour elles, le lieu d’un d’investissement majeur et complexe[17]. Que devient l’habiter féminin lorsque l’avancée en âge « ramène » les femmes chez elles, comme c’est bien souvent le cas? Que révèle-t-il de leurs expériences temporelles?

2.1. Des femmes âgées de France et du Québec

Notre enquête porte sur un échantillon de 22 femmes âgées de 66 à 99 ans, au moment de notre enquête, et dont 10 sont Françaises et 12, Québécoises.

Pourquoi avoir choisi d’écouter des aînées appartenant à deux cultures différentes? Principalement parce que celles-ci sont en situation de cousinage culturel, mais aussi parce que les cultures concernées diffèrent de manière significative en matière de réflexion collective d’une part sur la condition féminine et d’autre part sur la condition d’aînée.

Comment peut-on résumer cette différence? Je dirais, en termes très généraux et en allant sans doute trop vite, que le discours public canadien portant sur la condition féminine, et en particulier le discours public au Québec, pose l’autonomie des femmes et l’égalité entre les hommes et les femmes comme un « donné » de la vie sociale. Dans les domaines de la vie sociale où l’autonomie et l’égalité sont loin d’être réalisées, le débat public les définit clairement comme un idéal sociétal. Si le discours public ne dit pas autre chose en France, il le dit de façon plus confuse et moins convaincue.

De la même façon, je dirais – et c’est une déclaration qui relève quelque peu de la « sociologie intuitive » – que la réflexion sur la condition des aînées est plus « ouverte » et dynamique au sein du grand public québécois que français. En France, la vieillesse féminine, en particulier, est longtemps restée quasiment dans l’impensé, absente qu’elle était des travaux sur le genre et des études féministes. C’est une situation qui reflétait d’ailleurs l’invisibilité sociale des « vieilles femmes » quand elles ne suscitaient pas l’intérêt, ces exceptions méritent d’être signalées, au titre de figures historiques remarquables ou de grands-mères.

Je suis confortée dans mon choix de deux cultures par le paysage bibliographique lui-même. Car si le monde universitaire et le grand public français bénéficient aujourd’hui d’une riche somme de travaux sur la vieillesse, le genre, l’histoire des femmes et les courants contemporains du féminisme, la recherche universitaire s’est résolument engagée dans ces domaines – à l’exception, peut-être, de l’histoire des femmes – plus tardivement que l’univers nord-américain et que le monde universitaire du Québec. Ce dernier a aussi contribué plus rapidement et plus largement que le monde universitaire français à la vulgarisation dans la province de ses travaux sur ces sujets et il l’a fait de nombreuses façons, dont, par exemple, la recherche-action, qui est un mode opératoire plus rare en France.

Au fil des recherches que j’ai conduites auprès de Québécoises et de Françaises sur le récit féminin de la migration[18] et sur le rapport des femmes à leur maison[19], cette différence, formulée ici de manière schématique, est apparue régulièrement. Elle m’a particulièrement frappée lorsque j’ai examiné l’attitude des femmes à l’égard de leur compagnon, en matière de partage des frais domestiques, des corvées ménagères et des soins donnés aux enfants. En voici une brève – et lapidaire – illustration, celle-ci portant sur les frais domestiques : là où une Québécoise déclare : « C’est moi qui collecte l’argent et c’est moitié-moitié », une Française me dira : « Ça dépend, on s’arrange ».

Je ne me sens nullement autorisée à me fonder sur mes travaux pour énoncer des faits sociologiques incontestables. Mais je poursuis mes recherches des deux côtés de l’Atlantique parce que je vois s’esquisser un tableau qui n’est pas invalidé par les études conduites par les chercheurs qui partagent mes domaines d’intérêt.

Plus encore, je crois, comme Jean-Claude Kaufmann a eu l’occasion de le dire, qu’une enquête « ne se vide pas comme un sac » et que, d’une étude à l’autre, un paysage se constitue dont il sera temps un jour, je l’espère, de tirer quelques éléments pour un examen en profondeur à l’aide d’autres outils méthodologiques que ceux que j’utilise à présent.

Comment expliquer que s’esquisse ce tableau différencié entre les Françaises et les Québécoises quand les échantillons retenus n’autorisent pas de généralisation statistique? Par la méthode phénoménologique qui explore, à l’occasion de la caractérisation des facettes d’une expérience et de la tentative d’en découvrir le fil unifiant, la part que jouent les facteurs historiques, culturels et sociaux[20].

L’approche phénoménologique n’a pas d’ambition de généralisation fondée sur la formulation et la vérification – expérimentale ou statistique – d’hypothèses. Elle est, au contraire, herméneutique. Quelle que soit l’ambition de la philosophie phénoménologique d’atteindre l’essence des phénomènes, la psychologie phénoménologique s’engage, elle, sur ce chemin en explorant d’abord très lentement, fort timidement et avec la conscience aiguë de son extrême dépendance à l’égard de la découverte du mot juste – du bonheur d’une écriture éclairante – les dimensions multiples d’un phénomène. Cette découverte autorise des analyses qui contribueront à faire émerger des idées et des théories. Chemin faisant, elle souligne la part de la culture. Le phénoménologue fait oeuvre d’artisan. Il s’inscrit dans le singulier dans l’espoir d’éclairer le général. C’est en cela qu’il mérite attention.

2.2. Dix femmes instruites âgées de 69 à 75 ans

J’ai choisi, pour les besoins de cet article, de me limiter aux récits de 10 des 22 femmes interviewées. Les raisons en sont les suivantes :

  • elles représentent un seul palier de la vieillesse (quelques années après la retraite et quelques années avant l’entrée dans le grand âge);

  • leurs vies se rattachent globalement à l’une des formes de la condition de femme âgée : a) elles sont instruites, même si elles n’ont pas toutes fait d’études supérieures; b) elles vivent confortablement, une seule d’entre elles étant fortunée; c) neuf d’entre elles ont exercé un métier tandis que la dixième s’est engagée pendant plusieurs décennies dans une intense activité bénévole qui l’a absorbée autant qu’un métier;

  • elles résident toutes chez elles, seules ou en couple, en parts égales;

  • toutes ont eu ou ont des ennuis de santé, graves ou invalidants dans certains cas, mais toutes sont valides et mobiles au moment de l’enquête et font des efforts pour le rester.

Le choix d’un échantillon d’une relative homogénéité socioéconomique et d’une tranche d’âge spécifique de femmes vivant toutes chez elles s’appuie sur l’idée qu’il y a des vieillesses, sauf à parler de la vieillesse en poète, en moraliste ou en philosophe.

Et puisqu’il y a des conditions différentes correspondant à l’état de « femme âgée », il était utile d’examiner et de caractériser l’une de celles pour lesquelles la vie chez-soi est encore une expérience immédiate et complexe. Cet examen apparaît d’autant plus pertinent qu’il devrait annoncer les questions sur le chez-soi dans d’autres conditions et d’autres vieillesses, et permettre d’entrevoir des réponses à ces questions.

Les facteurs qui influencent fortement la définition des autres formes de la condition de femme âgée – telles que la pauvreté, l’invalidité, la grande solitude sociale et familiale ou le grand âge – seront, je l’espère, pris en compte dans une étude ultérieure.

2.3. Comment leur parler?

Le choix d’une méthode d’interview a été dicté par la nature intime du thème de notre recherche, soit l’expérience du chez-soi à la vieillesse. Les entretiens, centrés et de type clinique, laissaient une large place à l’expression individuelle, l’intervieweuse devant s’adapter au cheminement de cette dernière.

Une liste de questions ouvertes, représentant les facettes potentielles du thème de recherche, servait de guide d’entretien pour l’intervieweuse. Ces « facettes » ont été identifiées à partir des recherches connues sur la vieillesse (par exemple : la routine, la déprise, les rapports intergénérationnels, la mobilité, etc.) et à partir des travaux portant sur les rapports des femmes au chez-soi (l’appropriation, l’hospitalité, la préoccupation, etc.).

L’intervieweuse invitait les sujets à exprimer leurs émotions, leurs sentiments (Que ressentez-vous? Quels sont vos sentiments à propos de...?) et leur réflexion (Que pensez-vous de...? Quelle est votre position au sujet de…?), dans l’intention de recueillir une parole venant du coeur et leur façon de « penser » la vieillesse.

Cette expression était également placée dans une perspective biographique (À quoi attribuez-vous ce changement? Aviez-vous ce comportement avant de vous sentir âgée?).

Tous les entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits en vue de leur analyse.

L’intervieweuse, se situant délibérément dans l’écoute empathique de paroles, a souvent été témoin de l’expression d’émotions, mais aussi, selon le terme de l’une des répondantes, d’un « soulagement ». Aucune des femmes entendues n’a tracé pour nous un tableau misérabiliste de sa vieillesse, alors même que la maladie ou le deuil la frappaient. Et s’il est un trait qui rassemble ces femmes, c’est bien la dignité et l’effort qu’elles font, comme nous dit l’une d’elles, pour « rester debout ». « Cela fait du bien » d’en parler, nous dit une autre.

Notre recherche était guidée par la double intention de recueillir une parole qui ne soit pas seulement affective et émotive – même si elle évoquait, dans les interstices du récit, les sombres versants de l’avancée en âge –, mais une parole qui soit aussi réfléchie, pensée, autrement dit travaillée de l’intérieur.

Les femmes de notre groupe ont certes toutes eu des parcours de vie socialement situés. Elles sont néanmoins fort différemment outillées pour assumer leur vieillesse. Cette parole du coeur et de l’intelligence est apparue dans tous les entretiens. Elle est pour nous d’autant plus fondamentale qu’elle s’exprime à partir d’une intime vision du monde et d’une philosophie personnelle de la vie.

Offrir à la réflexion des faits cités et décrits par ces femmes elles-mêmes, laisser, à l’occasion de l’analyse de leur expression, émerger des directions théoriques, voilà le but général que nous nous sommes assigné. Nous le ferons en abordant, dans les limites de cet article, quelques facettes seulement du chez-soi à la vieillesse et en abordant chacune de ces facettes dans ses expressions temporelles.

Des pans entiers de l’expérience du chez-soi, telles la famille, qui est l’autre versant de la maison[21], les sociabilités extrafamiliales ou la transmission, etc., ne sont pas abordés, mais remis à un prochain temps d’écriture.

3. L’habiter et les temps du vieillir féminin

La maison, nous disent nos interlocutrices, reste pour elles le lieu de confort et de bien-être qu’elle a été alors que, plus jeunes, elles construisaient cet univers de leurs travaux et de leur énergie. Le vocabulaire qu’elles emploient est familier : la maison est un cocon réconfortant, c’est un lieu à soi et un lieu de liberté, un endroit ouvert, en particulier aux enfants, mais aussi aux amis et à la famille.

Jusqu’ici, elles étaient aussi absorbées par la famille et le monde extérieur : le travail et parfois une carrière absorbante, le militantisme ou une grande implication dans le bénévolat, les enfants et les responsabilités des liens familiaux, une importante part de soi consacrée à la création ou à la vie intellectuelle. Mais voici venu le temps où « on reste beaucoup plus à la maison » et bien des choses changent.

3.1 Trois repas par jour, trois vaisselles par jour

Si les unes ou les autres découvrent le plaisir de « prendre son temps » et si, en effet, elles se dotent, chacune à sa façon et à des degrés divers, d’une « philosophie de la lenteur », elles découvrent aussi que le « surplus de temps » à la maison, que procurent la retraite et l’avancée en âge, est immédiatement rempli par les tâches et les routines domestiques.

Parmi celles qui vivent depuis plusieurs décennies en couple, certaines retombent soudain dans le schéma, qu’elles ont combattu dans leur jeunesse et dont elles se sont démarquées pendant des années, de la femme au foyer dont on attend qu’elle garnisse la table à heure fixe et qu’elle accomplisse les autres tâches ménagères aux jours dits. Ce qui leur permettait de s’y soustraire ou d’accommoder et de bricoler chacune à sa façon ces « obligations » – les enfants, le métier, etc. – est balayé, et les attentes traditionnelles à leur égard se remettent en place comme si rien n’avait changé dans leur condition de femme.

Elles jouent le jeu dans la tension intérieure entre plaisir et un violent ressentiment, pour certaines. Car en découvrant le plaisir de moins faire les choses en coup de vent et celui de s’asseoir à une table agréablement mise avec son compagnon, elles découvrent aussi la monotonie d’une vie de femme et d’un rôle féminin auxquels elles ne peuvent plus s’identifier complètement.

La tension s’exprime avec d’autant plus de véhémence que leur mari n’est pas le seul « demandeur » de cette scansion mécanique du temps. Installées depuis des années dans l’accommodement conjugal et dans le don d’elles-mêmes à leur maison et à leur famille, elles en mesurent tout à coup les implications personnelles pour cette étape de leur vie. Elles ont changé intérieurement. Mais elles restent désireuses d’enchanter la vie domestique. Les ingrédients de l’injustice ménagère sont toujours en place et ils se combinent pour faire entrer certaines d’entre elles dans le temps de la répétitivité et du prévisible.

Il revient à N., Française, mariée depuis plus de 50 ans et qui veille à ne pas ressembler « aux retraités qui ne sont jamais libres et qui disent : “le lundi, j’ai la femme de ménage, le mardi, j’ai le bridge”, etc. », d’évoquer le mieux la menace de la pétrification contenue dans une vie routinière : « parce que, dit-elle, c’est un début de non-vie, si vous faites toujours la même chose ». La non-vie, c’est-à-dire la mort qui « débute », s’annonce par la perte de la fluidité du temps de la vie et, cela va de pair, par exemple pour D., avec la découverte du rétrécissement de l’espace privé. D., Montréalaise qui vit avec son mari depuis longtemps retraité, souffre de ce que sa vie « se passe maintenant à la cuisine ». Seul un vrai travail rémunéré, dit-elle, fait sortir utilement et surtout légitimement de chez-soi et conserve au temps ses qualités d’ouverture à l’imprévu. Sa « maison cocon » fait perdre au temps la rapidité et les surprises de son mouvement. Et c’est en des termes évocateurs de l’aliénation et de la frayeur à l’idée du temps disponible, soudain « vidé » de sa pertinence sociale et du sens qu’il avait pour elle, ce temps qu’il faut maintenant « meubler » et épuiser, que D. s’exprime :

La maison, ça devient le cocon, c’est vrai. Mais ça devient aussi terriblement routinier et répétitif. Trois repas par jour, trois vaisselles par jour, le lavage, c’est tout des choses qui se faisaient pendant la vie professionnelle, mais qui se faisaient presque inconsciemment. Il fallait le faire, mais ce n’était pas important. Là, ça remplit les journées et c’est un peu effrayant. C’est parce que le temps est là... et parce qu’il n’y a pas tellement d’autres choses pour le meubler. Parce que même les autres activités, le bénévolat, le sport, se tenir en forme, n’ont jamais l’importance accaparante d’un métier ou d’une profession.

3.2 Le temps qui va et le temps immobile

La dynamique singulière de chaque couple nuance aussi considérablement l’expérience féminine de ce temps réputé « temps retrouvé » et « temps à soi ».

Nous en voulons pour exemple la situation – une sorte de huis clos – de S., Française et mariée depuis plus de 40 ans à un homme qui a toujours attendu de sa femme qu’elle remplisse un rôle traditionnel. Le conflit entre les époux à ce sujet est ancien; S. en a toujours souffert et en souffre plus que jamais depuis qu’ils sont en constant tête-à-tête à la maison : « Depuis qu’il est à la retraite, il se lève encore plus tard, il traîne encore plus pour se préparer. Quand il est prêt pour le petit déjeuner, il est déjà midi, moi je suis déjà passée à autre chose [...] Des fois, il ne sort pas de la maison deux, trois jours de suite. » Pour S., qui a repoussé sa retraite jusqu’à l’âge de 69 ans pour, entre autres raisons, retarder ce tête-à-tête avec son mari, la maison porte en elle, à cette étape de sa vie, une double menace : celle de l’enfermement et du rétrécissement de son espace de mouvement, et celle de la perte définitive et irréversible de la maîtrise de son temps. Son mari prend son temps pour accomplir les gestes les plus simples et, du même coup, il dévore le temps de S.

Le décalage entre les rapports au temps de S. et de son époux est, lui aussi, ancien et date, dit-elle, des premiers temps du couple. Mais s’il a toujours été source de tiraillements, la retraite l’a exacerbé et l’a mis au premier plan de sa vie domestique et conjugale. Tandis qu’elle veut sortir de la maison pour bouger et « passer à autre chose », il résiste en gardant son propre rythme et la tire ainsi vers une lenteur qui tend fatalement vers l’immobilisme. Il réussit ainsi à donner à son existence une hyperprésence dans la conscience temporelle de son épouse qui est ainsi constamment « ramenée à la maison », tandis que son temps à lui garde toutes les qualités routinières qui la révoltent : « Il veut qu’on le serve tout le temps et ne ramasse pas une tasse de café... Il veut une soupe, une entrée, un plat principal, un fromage et un dessert midi et soir... tous les jours, c’est la même chose. Ma vie, dit-elle, s’use pour qu’il se remplisse la panse. »

La violence du propos est à la mesure de l’angoisse que suscite en elle la conscience que le temps de sa vieillesse s’épuise à des tâches de « service » qui lui ont toujours pesé et qui encombrent encore sa vie sans qu’elle réussisse vraiment à s’en affranchir. Mal outillée pour, concrètement et quotidiennement, « habiter en intimité avec elle-même » et pour imposer un équilibre entre le temps personnel de son époux et son temps propre, S. se débat. Elle n’est pas impuissante et s’affirme de plus en plus. Mais il lui faut constamment monter des stratégies – qui se traduisent en autant de stratagèmes – pour résister au risque de la dévoration qui existe dans les limites de la maison.

3.3 Changer le sens du temps

Cultiver un art, nouveau pour elle, de la lenteur; introduire dans sa vie certains rituels tirés de la pratique du yoga; s’accorder une écoute d’elle-même; se plonger longtemps dans ses lectures; prendre la route vers sa maison au bord du lac Champlain et y séjourner dans le calme et la contemplation du paysage, voilà le portrait, vu de l’extérieur, de R., Canadienne de 75 ans. Elle vit seule après son divorce, il y a sept ans, et une carrière marquée par d’importantes conversions professionnelles.

Mais il y a loin de ce qui se donne à voir au regard extérieur à ce que livre la narration intime. De l’intérieur, R., loin de vivre centrée sur elle-même et d’entrer de plain-pied et sans peine dans le bonheur de bien vieillir, s’engage activement à maintenir vivants ses liens familiaux et son réseau amical, tout en assumant une solitude qu’à la fois elle redoute et protège jalousement. Elle « travaille constamment son emploi du temps », « pense » l’emploi de ses journées et, d’une manière générale, a choisi la réflexivité et la connaissance de soi pour organiser son temps :

À cette étape de ma vie, dit-elle, je jouis de la liberté et du luxe de prendre toutes ces décisions. Je réfléchis à ce que je veux faire. J’ai appris à savoir ce que je veux faire de mon temps, ce qui est bon pour moi et ce qui me fait être la personne que je veux être. Et je vis mon temps en tant que cette personne, celle que je veux être.

Le temps ou plutôt le meilleur usage du temps de la personne qu’elle veut être est le sujet majeur, sinon le seul sujet du récit que fait R. de sa vieillesse. Si, dans les interstices de la narration, surgissent quelques esquisses de bilan personnel et des périodes difficiles et douloureuses de sa vie passée, c’est pour mieux parler de la vieillesse comme d’un projet de création d’une personne et d’une présence neuve aux mondes de sa famille, de ses amis et de la vie de l’esprit à partir d’un for intérieur en constante construction.

Retour sur soi, connaissance de soi et proximité avec son intériorité sous-tendent ce projet intime de « changer le sens du temps[22] » qui se déploie vers les autres, jour après jour, avec une conscience aiguë d’une solitude pourtant recherchée, de la proximité de la mort, du rétrécissement de la gamme des possibles et des deuils inévitables. R. vit sa vieillesse, de fait, en philosophe. Mais cette vie est le fruit d’un labeur intérieur et de sa traduction en actes. Son souci est éthique, en ce qu’elle considère la vie « comme un cadeau » dont elle a la responsabilité de faire une oeuvre tant qu’il est temps. Surtout, elle a le souci d’un à-venir, celui de la transmission. Elle veut laisser d’elle un souvenir chéri, en particulier à ses petits-enfants.

3.4 D’une maison à l’autre : l’entre-temps

R., comme toutes nos interlocutrices qui vivent chez elles, voudrait, selon la formule consacrée et qui est le leitmotiv des récits, « rester chez elle aussi longtemps que possible ». Toutes utilisent l’expression « pour le moment », pour évoquer sans le nommer le dernier déménagement à une autre maison – celle de la « retraite » ou la dernière demeure – quand sera venue l’heure de la vulnérabilité, de la dépendance ou de la mort. Ainsi se révèle, en particulier, la grande peur de la maison de retraite et, plus encore, du délitement de soi.

Quand R. vit son second divorce, après 25 ans de mariage et à l’âge de 68 ans, elle quitte sa grande maison, devenue trop dispendieuse et trop lourde à entretenir, pour une maison beaucoup plus petite. Elle est en pleine détresse morale :

J’ai engagé un gars qui avait une benne, j’ai été dans ma nouvelle maison, j’ai regardé autour de moi, j’ai vu ce que je pouvais y mettre de la grande maison et qui me tenait le plus à coeur, puis j’ai dit au gars : « Débarrasse-toi de tout; s’il y a quelque chose qui te plaît, prends-le. » Je ne pouvais pas, émotionnellement, en supporter plus. Mes livres même... j’avais une quantité énorme de livres. J’en ai pris environ un quart [...] J’ai fermé la porte et je suis partie.

Suit une période de reconfiguration de ses objets dans sa nouvelle maison :

Je sais que je peux recréer le sentiment d’être chez moi dans d’autres maisons [...] Je peux déménager, parce que j’ai confiance en moi [...] Je peux maîtriser le contenu de la maison, les choses, et cela me donne un sentiment de continuité. J’ai des choses qui ont appartenu à ma grand-mère [...] J’ai le fauteuil de ma mère.

L’heure est difficile, mais R. se maîtrise assez pour projeter sa vie ailleurs, se réinscrire dans d’autres lieux, sans perdre de vue les objets qui familiarisent ses maisons, en éloignent l’étrangeté et agissent en soutien de la continuité du soi. Elle s’est aujourd’hui approprié sa maison, mais elle s’interroge :

Je me demande... combien de temps je pourrai garder cette maison. Je suis en bonne santé... la santé provoquera le prochain changement. Les questions de santé, on ne peut pas contrôler. Je m’en soucierai lorsque je saurai dans quelles circonstances... pour le moment, je ne change rien jusqu’à ce que quelque chose d’extérieur m’y force.

La tonalité du temps couvert par l’expression « pour le moment » est celle du qui-vive, parce qu’on sait, dit L., Montréalaise mariée depuis plusieurs décennies, « que la maison est, à cette étape de sa vie, précaire ». Un qui-vive qui va à l’encontre du sentiment de l’abri et de la sécurité associés au chez-soi dans l’imaginaire collectif[23]. La vieillesse situe l’habitant dans une durée contradictoire, tendue entre le besoin de la re-centration sur soi, de la pause et du blottissement que l’abri suscite et la conscience que celui-ci peut, à tout instant, basculer et priver l’habitant du sentiment de sécurité ontologique[24]. « On a encore des capacités et, en même temps, on sait que quelque chose de catastrophique peut arriver demain », dit D. L’équilibre est instable et appelle un exercice de haute voltige. Le temps prend une densité inconnue jusqu’alors, comme l’illustrent les interrogations de R. sur la pertinence et la validité, à ses yeux, de telle ou telle de ses propres occupations et de ses interrogations sur ses besoins et ses désirs :

L’âge me stresse. Je dois me concentrer sur le présent et je dois bien utiliser ce temps [...] Car il est fini, limité [...] Maintenant, je n’ai plus le temps et je choisis mes activités plus pour le présent que pour l’étape suivante. L’étape suivante est... il n’y a pas d’étape suivante... Je n’ai pas tendance à être déprimée, mais je suis consciente de cela et je veux apprendre comment les autres font face à cela.

Ce qui-vive transforme le temps de la vieillesse en moments successifs « gagnés » l’un après l’autre sur la perspective d’un avenir d’invalidité et sur une fin innommable – « l’étape suivante », dit R. – dont on ne connaît ni le terme ni les circonstances. Il devient urgent de mieux goûter à la vie. Chaque jour est un bonheur secret, une revanche, une résistance que traduit le « Faut pas lâcher » de Christiane Rochefort[25], le « Ma vieille, il faut te cramponner » de la Française N., ou l’énergique pensée magique de U., Française elle aussi : « Il faut que mon cerveau tienne, il faut que ma pensée tienne, il faut que ma mémoire tienne. »

4. Vieillitude?

Le corps est ralenti, l’esprit et le coeur s’inquiètent de ce qui est à venir. On est « encore » chez-soi et heureuse d’y être, avant, peut-être, une autre maison, celle dite « de retraite ». On a découvert l’entre-temps.

Est-il possible d’y faire face rationnellement? Peut-on s’y préparer de manière pratique? À 71 et 73 ans, ni L. ni D. n’ont « d’arrangements » en prévision du moment où leur vie pourrait basculer dans l’impuissance et la perte de la maîtrise de soi, car, dit D. : « le passage à une maison de vieillesse, c’est inutile d’y penser avec beaucoup de précision. On peut avoir des idées sur ce qu’on voudrait faire, mais [...] c’est toujours catastrophique. On a une maladie. On est hospitalisé. Et on vous dit : “Tu ne peux plus retourner chez toi.” Du jour au lendemain. »

Mais l’une comme l’autre « y pensent », se livrent à un examen privé de leurs ressources matérielles, financières et en quelque sorte humaines, susceptibles de, c’est l’implicite de la narration, « s’occuper d’elles ».

Moi, je me sens en confiance, dit L., je suis sûre [que mes enfants] vont s’occuper de moi quand je ne pourrai plus m’occuper de moi-même [...] Ils ne m’ont jamais dit : « Jamais je ne te mettrai… en maison de retraite »; mais ma fille m’a toujours dit : « Où je rêve de te faire finir tes jours, c’est à côté de chez moi. » Comme je n’habite pas dans la même ville que ma fille, je prends ça... c’est très logique. Ma fille en parle. [Avec] mon fils... on n’en parle pas, mais… sa belle-mère est tombée veuve il y a 10 ans, ils ont fermé la maison parce qu’elle le voulait, elle a pris un petit appartement et tout ça. Ils l’ont aidée là-dedans. Donc je vois comment il se comporte... correctement.

On notera, sans s’y attarder dans les limites de cet article, la nature explicite de la parole de la fille s’adressant à L., et qui « rêve » de « faire finir » ses jours à sa mère à proximité de sa maison. Rêve de materner sa mère au plus près, quand celle-ci sera devenue sans défense comme une enfant? Maternage autoritaire du « faire finir » les jours? Rêve de régler une dette? Réappropriation – reprendre pour soi seule – de la mère qu’il a fallu partager avec le frère?

On notera aussi, en un effet contrasté, la nature « agie » et non verbale de « l’expression » du fils qui laisse son comportement parler pour lui et qui montre indirectement à sa mère qu’elle peut compter sur lui à l’occasion du franchissement d’une étape dans la vie de sa belle-mère, « tombée veuve », dans une chute qui en dit long sur les appréhensions de sa mère.

S’il n’est pas possible d’explorer ici les rapports différenciés des filles et des fils à la perspective du grand âge et de la mort des parents, les paroles de L. nous font entrer résolument sur le terrain de l’intergénérationnel, terrain qui nous apparaît comme le site quasi « naturel » du temps de la vieillesse. Nous en prendrons pour exemple parmi plusieurs autres, celui, a contrario, du sentiment d’horreur, de tristesse et de réprobation que toutes les femmes expriment à l’idée d’une vieillesse marquée par la solitude, la leur ou celle d’étrangers.

L’implicite de ce sentiment est l’espoir que leurs proches, leurs enfants en particulier, seront là et assumeront leurs responsabilités aux moments redoutés par toutes : le déclin de l’esprit, la perte de la maîtrise du corps et la mort. S. y pense et confie qu’elle a forgé à part soi un terme polysémique, la « vieillitude », pour exprimer, dit-elle, à la fois la façon dont nos sociétés condamnent, selon elle, la vieillesse à la solitude et pour traduire le tragique de cette double condamnation. Si la vieillesse et la solitude composent une seule et même expérience, alors la vieillesse est nécessairement tragique. En inventant le mot « vieillitude », S. résume une terreur intime, une révolte et une condamnation morale de l’attitude de notre société à l’égard de ses aînés. Le terme vient du coeur. Il est un court manifeste éthique. Il véhicule une morale, une pensée sociale de la vieillesse et une opinion.

5. Répétitions générales

Le temps de la vieillesse s’inscrit entre la vieillesse des parents et la maturité des enfants. Son organisation, ses stratégies comme son expérience en sont nourries. Mais la vieillesse des parents est d’autant plus présente à l’esprit et au coeur que l’on en a été le témoin. Les femmes que nous avons entendues sont loin d’avoir les mêmes ressources matérielles et intérieures devant la vieillesse de leurs parents. Mais toutes s’appuient sur ce que ces derniers ont vécu pour, en quelque sorte, se situer par rapport à leur propre vieillesse, monter des scénarios intimes de ce qui pourrait leur arriver, tenter de conjurer le sort ou de reproduire une conjoncture favorable. Elles se livrent en somme, en leur for intérieur et en pensée, à une sorte de répétition générale, évaluant leurs divers capitaux, donnant sa part à la chance et au risque, identifiant ce sur quoi il est possible d’agir concrètement.

C’est ainsi que R. déchiffre sa propre intervention auprès de ses parents, pour faire le tour des bénéfices qu’elle en a tirés : elle les a fait déménager de l’autre bout du pays pour les installer dans une maison de retraite située dans sa ville, alors qu’ils étaient âgés de 90 ans. D’avoir assisté ses parents lui donne une sorte de quitus moral dont elle mesure le bénéfice pour elle-même : « Je l’ai fait pour eux, mais d’une certaine façon je l’ai fait pour moi. » Mais elle se dit aussi que son intervention lui a mis bien des atouts en main : elle a, à présent, la possibilité toujours ouverte de se doter elle aussi, le moment venu, d’un nouvel horizon spatial et temporel. Elle possède une connaissance des arcanes de l’univers de l’assisted living. Elle a eu sous les yeux l’exemple d’une vie prolongée par de meilleures conditions de vie : sa mère est décédée à 101 ans, physiquement fragilisée, mais bénévolement active dans le domaine de l’alphabétisation et en possession de ses moyens intellectuels. Enfin, R. a donné à ses propres enfants l’exemple d’une fille attentive et généreuse de son temps, en s’occupant activement de recadrer dans un dernier chez-soi et d’encadrer la vie de ses parents jusqu’à leur décès. « Leur donner une maison, un chez-soi jusqu’à la fin », nous dit-elle, a été le principe éthique qui a guidé son action.

Et c’est à partir de son propre sentiment de la maison comme l’un des lieux d’ancrage de la continuité intime qu’elle a fait transporter les objets de la maison de ses parents : « J’ai pris leur salon et je l’ai recréé exactement. Même canapé, mêmes tableaux, mêmes livres et quand ils sont arrivés, tout était comme dans leur ancien salon. C’est ce que je ferai pour moi-même et je sais que tout ira bien. »

R. se rassure parce qu’elle a le sentiment d’avoir balisé la durée qui s’étend devant elle. C., 72 ans, Française, récemment veuve après un long mariage, a le même sentiment parce qu’elle a aidé sa mère à rester chez elle jusqu’à son décès à 95 ans. Elle se dit qu’elle aussi restera chez elle jusqu’au bout. R. et C., la Canadienne et la Française, cultivées et vivant à l’aise, ont puisé à plusieurs sources pour donner à la vieillesse de leur mère les meilleures conditions de vie possible. Les premières sont intérieures et relèvent de la personnalité, de son énergie et de la capacité à prendre des initiatives et à mener des projets à leur terme. Ce sont des femmes « structurées », dirait-on, et elles assument, dans l’exercice de son métier pour R. et dans le cadre de ses engagements bénévoles pour C., des fonctions d’organisation, de planification et de leadership. Les notions de stratégie, de vision à long terme et de prévision des conséquences d’une action leur sont familières. Intelligentes, instruites, très au fait des luttes féministes dont elles ont intériorisé l’énergie, elles disposent aussi de bonnes ressources économiques.

Mais si leur situation financière a facilité leurs actions, ce sont leurs capacités à bien discerner ce qu’elles considèrent comme leur devoir vis-à-vis de leurs parents âgés et de projeter les bénéfices futurs de leur action pour leur propre avancée en âge qui ont soutenu leur dynamisme. Et, stratégie consciente pour la Canadienne R., implicite pour la Française C., elles ont ainsi établi l’engagement de leur maturité au service du bien-être de leurs parents en repère pour leurs enfants, en prescription silencieuse et en ligne de conduite à leur égard le moment venu.

6. Un autre chez-soi pour sa vieillesse

D’avoir vu ses parents vieillir et d’avoir évalué les conditions et les circonstances de la fin de leur vie fait ainsi entrer L. dans la préparation psychologique, dans la prévention et la précaution :

Moi, je me dis qu’à un moment donné [il vaut mieux aller en maison de retraite], parce qu’on a vu ma mère qui s’obstinait à être chez elle et qui souffrait de solitude d’une manière épouvantable [...] C’est aussi très difficile d’avoir contact avec des vieux. J’arrivais à la visite, je m’étais fait des anecdotes pour qu’on ait des choses à se dire, et puis elle était tellement sourde qu’elle ne les entendait pas. C’est pour ça que moi, j’ai des appareils [auditifs], parce que je ne veux pas que ça se reproduise.

Ainsi la durée, si « précaire » soit-elle et malgré les rétrécissements spatiotemporels que vivent certaines femmes, reste du côté de l’agir, de la pensée de ce qui est à venir. Cette action que certaines entreprennent à l’égard de leurs parents relève du soin et du souci du bien-être de la génération précédente et s’établit comme norme et valeur pour la génération suivante. Elle peut fonder, dans le cas par exemple de la Française A., qui vit au sein d’un mariage « au long cours » dont elle est le capitaine, une exploration des possibles sous une lumière nouvelle, c’est-à-dire une créativité.

L’exploration est hésitante, timide même, pudique certainement, jalonnée de « je ne sais pas » pensifs. Les silences sont longs et permettent à A. d’introduire une parole de plus en plus intime sur son refus d’une vieillesse réduite à la tristesse. La maison que A. voudrait pour son grand âge devrait être « rigolote », c’est-à-dire un chez-soi qui conserverait au temps de la vieillesse des qualités de joie, de surprise et d’amusement bon enfant.

Cette maison, on la créerait soi-même, dans une affirmation d’indépendance par rapport à ce que le marché offre à une clientèle captive – cette expression marchande est ici d’une cruelle ironie – en matière de maisons de vieillesse. On y vivrait avec des amis proches, c’est-à-dire avec sa famille comme dans toute vraie maison, une famille que l’on se serait choisie. Elle serait en ville, pour que la vieillesse continue à vivre avec la jeunesse, que l’âge ne soit pas synonyme de ségrégation et que restent vivants et nourriciers les contacts avec « le monde ».

Cette maison en ville qui empêche la vieillitude, « on y passerait par… » : elle serait un crochet de vie sur le chemin vers la fin de la vie. Mais ce serait encore une maison privée qui n’étalerait pas impudiquement que l’on a atteint un « état avancé » comme un animal putréfié. Ce serait enfin, dans un échange de dons, « l’appartement actuel de ma fille à laquelle je transmettrai, en échange, la maison de mon enfance ».

Que le grand âge, en somme, garde le goût de la vie jusqu’au bout, qu’il soit riche de liens et qu’il assure, à travers la transmission, une continuité solidaire entre les générations. Le scénario dessiné par A. est celui du libre choix, du refus de la survie en faveur de la vie, et de l’élection d’un chez-soi présent aux autres et au monde comme seul lieu légitime du grand âge :

On a un petit peu la peur de la solitude à partir d’un moment. Quand on voit nos parents qui... qui… étaient... à la fin de leur vie... seuls. C’est ça qui est un petit peu angoissant. On se dit qu’à un moment donné, il y en a un de nous deux qui va partir... Il faudra peut-être voir comment on peut organiser ça. Je ne sais pas. Est-ce qu’on peut réfléchir... On se dit souvent, avec mon amie B. et avec d’autres, qu’on va construire une maison de retraite un peu rigolote… Pour ne pas avoir à rentrer dans une maison de retraite comme celles qu’on voit autour de nous, qui ne sont vraiment pas plaisantes. Je ne sais pas. Moi, j’ai vu ma maman. J’ai vu… en fait, les maisons de retraite, les gens y vont de plus en plus tard et de plus en plus dans un état... de plus en plus… avancé, si on peut dire. Ils sont… ce n’est pas très drôle comme environnement [...] Mais si un jour on ne peut plus [rester dans notre maison], on essaiera de passer par un appartement en ville. D’être près du monde et de pouvoir ne plus avoir besoin de voiture. Ma fille vient de s’installer dans un appartement. Un moment donné, on se disait, quand ce sera, dans 10 ans, je ne sais pas, dans 15 ans, je n’en sais rien, on pourra échanger. Lui laisser notre maison et nous on déménagerait dans son appartement.

La transmission intergénérationnelle n’opérerait plus seulement dans une direction, du plus âgé vers le plus jeune, et la solidarité serait réciproque. Dans l’espoir de se voir vivre entre amis, dans un milieu affectueux, chaleureux, gai et tolérant envers « l’état avancé » qu’est la vieillesse, dans l’espoir de vivre dans la maison de sa fille qui, elle, prendrait la maison maternelle pour y passer sa jeunesse, A. fait ce que S. a fait : exprimer des sentiments et prendre position à propos de la condition actuelle des personnes âgées dans notre société. A. fait aussi cela : elle voit, pense et décrit cette condition. Elle s’y prépare en s’appuyant sur l’une de ses capacités, celle de maintenir vivant, dans la durée et en donnant de soi, un réseau amical « tricoté serré ».

7. Transformer son destin

La vieillesse, dont nous avons dit plus haut qu’elle se situe dans l’entre-temps, se situe ainsi en même temps, comme pour R., C. et A., Canadienne et Françaises, dans l’action transformatrice de son propre destin, pourvu que les ressources intérieures existent ou que la personne entreprenne de s’en doter.

Une autre illustration de l’importance de ces ressources dans l’appréhension et la mise en projet du temps de la vieillesse est fournie par les choix de H., Montréalaise de 79 ans, sans enfants, vivant seule depuis longtemps, après son divorce. Relativement peu instruite, elle a eu toute sa vie des revenus modestes, d’abord comme brodeuse et lingère, puis gardienne d’enfants. Lorsque sa santé commence à défaillir, elle entreprend une véritable exploration des aides et des options qu’offrent divers services sociaux. Elle identifie avec justesse les personnes – l’assistante sociale, une soeur venue en visite – capables de lui donner un avis et de l’aider dans sa décision. Elle s’engage dans un parcours du combattant pour trouver la bonne maison de retraite (« Je cherchais toujours quelque chose pour me placer ») et, une fois qu’elle l’a trouvée, elle y prend, justement, sa place. Elle se sent d’autant plus apaisée qu’elle a fait le choix de cette « place » : « Je ne suis pas malheureuse. Je vieillis tranquillement. Je supporte ma vie comme je l’ai choisie. Je me suis arrangée selon mes désirs. Parce que j’ai voulu…, j’ai voulu ça. »

En ajoutant : « J’aime aider. Je n’aime pas qu’on m’impose des choses », elle insiste sur une indépendance gagnée à travers l’expérience précoce du travail et la dispersion, tout aussi précoce dans sa vie, de sa famille. Son avancée en âge marque le changement de la qualité de son temps. Devenu tardivement pleinement sien, elle y introduit librement les éléments de sociabilité de son choix, tout en étant à l’abri. Son indépendance va avec une claire conscience de ce qu’elle accepte d’accueillir dans sa vie – elle participe à la vie sociale de la maison de retraite où elle a noué des amitiés – et de ce qu’elle ne veut plus donner d’elle-même à autrui. H. est, plus que jamais, à l’origine de l’usage de son temps propre et, de manière plus générale, de ses propres décisions. Et, clin d’oeil en notre direction, mais aussi avec fermeté, elle refuse – dans une série d’expressions négatives – d’aliéner cette indépendance au profit d’un prétendant « qui lui casse les pieds » : « J’aime ma liberté maintenant. Non, je ne veux pas vivre avec un homme. Non. C’est fini. Non, c’est trop de tracas, laver ses chemises, s’occuper de son linge. Il est très juste [c.-à-d. avare]. Il ne veut pas… il veut faire à sa façon. Non. Laisse faire. C’est fini. »

8. Que sont mes amis devenus?

L’hospitalité est une valeur majeure[26] et, lorsqu’il s’agit de la sphère privée, une des vertus socialement définies comme féminines. Savoir accueillir, pour les femmes, va bien au-delà du savoir recevoir. La mise en pratique de l’hospitalité exige d’elles un dynamisme et une mobilisation dont le coût psychologique et moral est élevé. Mais elle éloigne la menace du repli sur soi et de la clôture du cercle domestique[27].

Pour ces deux raisons – les coûts et les bénéfices de l’hospitalité –, l’accueil chez-soi constitue l’un des indicateurs majeurs avec, par exemple, les sociabilités familiales et extrafamiliales, le voisinage, le travail bénévole, etc.[28], du positionnement existentiel de la personne âgée par rapport à l’autre.

Les femmes que nous avons rencontrées réévaluent non l’hospitalité comme valeur, mais les qualités de l’hospitalité telle qu’elles l’ont pratiquée et telle qu’elles voudraient la vivre et, pour certaines, telle qu’elles la vivent, en fonction du regard qu’elles portent aujourd’hui sur la vie et sur le monde extérieur. Elles procèdent à cette évaluation à partir d’une prise de conscience de l’importance, à leurs yeux de femmes qui avancent en âge, des valeurs d’authenticité et d’enrichissement qu’apporte le maintien dans le monde.

Lorsqu’elles vivent en couple, comme c’est le cas de la Française S. et des Montréalaises D. et L., elles fondent dans la dynamique du couple et dans la réorganisation de la vie conjugale, à la vieillesse, les enjeux privés de la tension entre la tentation de la déprise et celle de l’ouverture du chez-soi au non-familier.

L’histoire de son couple, son positionnement passé au sein de ce couple, un long cheminement intérieur déclenché par une crise intime majeure au seuil de la cinquantaine, aboutit à une révolution intérieure dans le cas de S. Pendant des années, et suivant en cela le goût de son mari pour une vie sociale intense, elle assume – avec la « fierté de vivre à 100 à l’heure » – l’entière et fréquente charge de réceptions et de grandes tablées, souvent impromptues, jusqu’à l’épuisement : « J’ai commencé à faire des angoisses [...] Puis là, j’ai découvert ce monde de calme et de travail, et d’approche différente des médecines alternatives. »

L’aide qu’elle va chercher et qu’elle choisit en privé et longtemps en secret s’inscrit dans des traditions d’écoute et de retour sur soi. La foule des invités de passage, celle des invités familiers – qui ne sont pas ses amis, mais les vieilles connaissances du cercle routinier de son mari et qui apparaissent immuablement à sa table –, continue à exiger d’elle une attention et une forte mobilisation ménagère. Mais elle n’y donne plus son consentement intérieur. Ce type d’hospitalité lui est à présent devenu étranger :

C’est les répétitions... de tout, des choses qu’ils racontent… Je fuis ça parce que je trouve que ça me sclérose [...] Pendant cette vie, on m’a imposé des gens que je ne voulais pas voir [...] Mais je n’ai pas la liberté. Je ne l’ai pas eue cette liberté de recevoir qui je veux [...] J’ai compris. Maintenant [...] je me détourne. Je leur fais la stratégie d’évitement. Je ne veux plus les recevoir chez moi. Moi, c’est terminé. J’ai fait des B. A. pendant 20 ans. Basta. Basta. J’ai dit à mon mari : « C’est terminé ».

S. est, à 69 ans, en pleine transformation de soi, une transformation difficile, mais qui s’appuie sur les aides qu’elle continue à solliciter.

L’hospitalité, souvent spontanée et liée à la vie professionnelle et à des engagements sociaux, a longtemps fait partie de la vie de D. et de son mari. Elle est considérablement réduite aujourd’hui, et D. a opté pour une stratégie de relatif abandon, se situant entre déprise et continuité. Il faut en chercher la raison dans l’ennui à revoir toujours les mêmes personnes : « la paresse de se faire de nouveaux amis » qui est, dit-elle, une paresse de la vieillesse. Mais il y a aussi le fait qu’elle choisit de ne pas aller à l’encontre de son mari routinier, « casanier et qui déteste le changement ». Il faut, dit-elle, « choisir ses batailles, et il est plus facile de sacrifier [l’hospitalité] que le conjoint » avec lequel elle est, « entre guillemets, condamnée à vivre ». D. est déçue d’elle-même. « Je ne savais pas, dit-elle, que je serais rendue là. »

L. a, depuis toujours, « peu reçu pour toutes sortes de raisons et parce qu’[elle] a un compagnon qui n’aime pas particulièrement la chose ». À 71 ans, ses amis sont malades, beaucoup sont morts, et lorsque les survivants se rencontrent, la routine, la médisance mondaine et l’artificiel dominent :

Une fois par année, nous allons chez des amis à une réunion et c’est comme une pièce de théâtre : « Ah, X est mort… » On compte les morts… Nous avons du plaisir à aller à cette réunion, mais… c’est un exercice assez difficile. Nous parlons en mal les uns des autres, comme dans une pièce de théâtre… un rituel, toujours chez les mêmes gens, avec les mêmes invités.

Ce tableau désenchanté de l’hospitalité à la vieillesse n’est pas celui que trace A. qui vit en couple depuis près de 35 ans, qui a gardé ses « vieilles amitiés. Ça reste toujours, dit-elle, ça n’a pas changé en fait depuis qu’on est étudiants ». Elle continue à recevoir et à être reçue sous toutes sortes de prétextes.

Ce n’est pas non plus celui que brosse R., 75 ans, qui vit seule depuis l’âge de 68 ans. R. inscrit ses pratiques hospitalières dans une longue continuité d’accueil chez elle, accueil « encadré » par son besoin de retourner fréquemment à une solitude méditative où la lecture domine, en une illustration de la tension entre l’appel de l’intériorité et la disponibilité à l’accueil de l’autre. Le terme d’« épreuve[29] », s’il évoque en effet la tension, semble pourtant dramatiser, dans le cas de R., le vécu d’une période de sa vie dont elle veut, avec bonheur, faire oeuvre. R. est, de fait, de plus en plus hospitalière, précisant qu’elle « s’améliore beaucoup » en ce domaine. Sa plus grande disponibilité s’inscrit pourtant dans une longue histoire au cours de laquelle elle a toujours veillé à tisser et retisser les liens amicaux, en dépit des ruptures et des passages difficiles qui ont marqué sa vie. Il y a, dans cet effort ancien et qui se maintient, une intention de travailler sur soi et sur les versants positifs de sa vie. R. s’inscrit dans un mouvement de transformation de soi avec la confiance que son identité est une oeuvre ouverte, a work in progress :

J’aime, à ce moment de ma vie, le fait que je puisse décider et me dire : j’ai cette journée, je dispose de cette semaine, je peux passer tant de temps avec mes petits-enfants ou mes amis parce c’est bien et que je veux le faire. Avoir le choix de faire ce qu’on veut de son temps avec les amis, la famille, c’est une chose merveilleuse, vraiment merveilleuse. Et le monde est si riche!

9. Bref retour sur quelques paramètres du chez-soi à la vieillesse

L’exploration phénoménologique des récits d’un petit groupe de femmes n’autorise pas d’affirmations définitives sur les différences culturelles ou de situations familiales. Qu’il me soit cependant permis de livrer, au profit d’une réflexion générale que des spécialistes des recherches comparatives pousseront plus avant, quelques idées qui me viennent autant de mes recherches précédentes que de mon étude actuelle du chez-soi à la vieillesse.

Qu’elles soient de France ou du Québec, ces femmes semblent habiter d’autant mieux leur vieillesse – dans le dynamisme et la réflexion sur leur destin – qu’elles sont mieux équipées intérieurement : 1) pour habiter en intimité avec elles-mêmes et 2) pour aller chercher en dehors de chez elles (hors les murs de la maison et de soi) les ressources dont elles ont besoin. Bien des études sur la vieillesse ont souligné l’importance de la deuxième condition. Il me semble qu’elle n’est pas « opératoire » sans la première. C’est dire qu’habiter la vieillesse doit entrer dans l’ordre de la réflexion sur soi et prendre les tonalités d’une aventure philosophique intime pour fonder et légitimer la recherche de ressources à l’extérieur de soi et l’efficacité même du recours à ces ressources.

Qu’elles soient de France ou du Québec, les femmes qui vivent en couple redécouvrent à la vieillesse, avec une acuité décuplée, les problèmes relationnels avec leur mari et les disparités dans les visions du monde que la jeunesse, la vie de famille et l’exercice d’une profession avaient permis de mettre de côté. Quand le couple est encore vivant – c’est-à-dire qu’il ne s’est pas installé dans l’indifférence ou la cohabitation passive comme prix de la tranquillité –, le rapport au temps et au chez-soi de chacun des membres du couple se manifeste de manière plus idiosyncrasique. Il est aussi aggravé par le sentiment d’urgence d’une durée qui s’épuise.

Les tensions sont sensiblement plus graves à propos de tous les sujets qui concernent le territoire de la maison, sa clôture et son ouverture : la décoration, l’aménagement, les objets (qui fourniraient matière à volumes, tant ils suscitent d’émotions et/ou de litiges domestiques), les amis, les voyages, la routine, l’accueil des petits-enfants, etc. Et les enjeux de ces tensions sont aussi plus importants parce que se profilent à l’horizon 1) le temps trop court qui reste pour régler ces questions et 2) le « divorce tardif » dont toutes savent qu’il n’est plus rare.

Ce sont les options en faveur d’un meilleur usage, paisible et heureux, du temps qui reste à vivre et en faveur du maintien du mariage qui, comme dans la jeunesse, et semble-t-il de façon plus marquée parmi les Françaises, conduisent à certaines formes de renonciations. Mais ces options exigent à présent une renonciation définitive à changer le mode opératoire du couple.

Ces renonciations féminines au profit des comportements casaniers et routiniers de leurs compagnons concernent tout particulièrement, me semble-t-il, l’hospitalité, les relations amicales et les voyages, c’est-à-dire l’ouverture du chez-soi aux autres (amis, famille, voisins), le départ de la maison (exploration et découverte touristiques), la disponibilité au monde (univers associatif, actions humanitaires) et les réadaptations du retour chez-soi.

Quand les femmes ne renoncent pas – en accord ou en désaccord avec leurs compagnons –, tout se passe comme si elles tentaient de faire, à la vieillesse, un pas de plus pour sortir de chez elles, pour maintenir ouverte au monde leur maison et pour pérenniser leur mobilité. Elles semblent chercher à rejeter un peu plus, à présent qu’elles sont plus libres de leurs mouvements, leur confinement domestique séculaire.

La différence entre les Québécoises et les Françaises est plus nettement perceptible lorsqu’il s’agit de femmes qui vivent seules. Les Françaises apparaissant comme moins affirmées dans leur dynamisme d’accueil et de mobilité (hospitalité, sociabilité, voyages) et leur affirmation de soi par rapport à un éventuel compagnonnage. Voyager seule, recevoir seule, gérer seule son temps : toutes le font. Mais les Françaises le font avec une mesure de désolation et expriment plus de regrets à ce sujet. Le mariage et le compagnonnage dans l’âge avancé et, surtout, le regard masculin sur soi en tant que femme restent plus désirés parmi elles.

Par contre, les Québécoises que nous avons interviewées le disent plus souvent et sans ambages : elles ne désirent plus s’occuper d’un homme. Ou, à la rigueur, comme le dit R., dans une citation un peu longue qui éclaire bien la question :

Mon temps est devenu précieux. Un homme exigerait plus de temps que je ne peux en donner. Et je n’en tirerais pas grand bénéfice. Ça me priverait plutôt. Et c’est très féminin de penser comme ça parce que les femmes pensent que les hommes les privent de temps pour elles, pour vivre leur vie et pour être avec leur famille […] Je ne veux plus personne d’autre dans ma maison.
Mais si j’avais un voisin trois maisons plus bas, qui était agréable et qui avait sa vie et que j’avais la mienne et que nous pourrions aller au concert ensemble et passer quelques soirées ensemble... on pourrait passer quelques jours ensemble. Oui. Mais une vie commune… non, je ne veux pas avoir ça une fois encore.
Vous savez, les 20 premières années, j’étais une enfant. Les 20 années suivantes, c’était mon premier mariage. Les 20 années d’après, c’était mon second mariage. Je suis dans les 20 années à moi, qui m’appartiennent. Je veux... je veux protéger ça.

« J’ai fait le choix une fois pour toutes : c’est d’être du côté de la vie. »

En conclusion, soulignons à nouveau, comme nous le montrons ici, que le temps de la vieillesse, la plus grande présence à la conscience du temps qui reste à vivre, n’est pas un reste ou une chose négligeable, pas même pour celles qui s’inscrivent plus dans la déprise et le désenchantement.

Bien au contraire, l’intensité de cette expérience et les formes infiniment nuancées qu’elle prend nous mènent à la constatation suivante : ce temps, comme le temps de chacune des périodes de la vie, est occasion pour toutes de faire oeuvre et de se tenir dans l’ouverture et dans la disponibilité au monde.

Ce qui nous ramène aux limites de cet article et à la nécessité de poursuivre ce travail. Nous n’avons pas abordé ici, disions-nous, plusieurs pans de l’expérience du chez-soi. Mais nous avons déjà procédé à l’analyse de toutes les données. À titre provisoire, nous proposons ces mots de la fin : pour les femmes que nous avons écoutées, l’épreuve est toujours là, parfois très grande. Nous avons entendu les paroles qui disent la blessure, la solitude et la dépression.

Mais celle qui se sent sclérosée par les routines domestiques se consacre sans compter et avec succès à l’éducation de l’un de ses petits-fils ralenti par un handicap. Celle qui n’arrive pas à se dépêtrer tout à fait des pesanteurs du rôle maternant que son mari exige d’elle est aussi une grand-mère enthousiaste et chérie qui ne craint pas d’explorer les voies de ses capacités créatrices. Celle qui voit « tomber à la pelle les amis de [sa] jeunesse » est engagée politiquement et socialement. La maladie ralentit et fait souffrir beaucoup une autre qui, pourtant, reste, dit-elle, debout. Le deuil vient d’affecter l’une d’elles, mais elle accepte de participer, par sa parole, à notre travail pour témoigner de ce qu’elle voudrait pouvoir faire des jours qui s’annoncent. Ainsi restent-elles, selon les termes de Françoise Hurstel, « du côté de la vie ».