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Introduction

Dans nos sociétés contemporaines, la mobilité géographique est élevée au rang de qualité cardinale et, à l’inverse, l’ancrage territorial renvoie au lexique négatif du manque de dynamisme, d’adaptabilité, d’efficacité. Nos représentations sont tellement investies par la norme de mobilité que l’ancrage échappe difficilement à la suspicion. Dans ce contexte, l’injonction à la mobilité (Fol, 2009) est faite aux jeunes sans que l’on s’interroge sur le différentiel pourtant patent de ressources matérielles et relationnelles requises pour y satisfaire entre ceux des classes populaires et les autres. Notamment, dans le champ de l’intervention sociale, essentiellement fréquenté par les premiers, l’ancrage est aujourd’hui avant tout perçu comme une absence de disposition personnelle à la mobilité et comme une entrave à l’insertion professionnelle. Dans plusieurs travaux portant sur les missions locales pour l'insertion professionnelle et sociale des jeunes[1], des extraits d’entretiens avec les conseillers montrent l’importance que ces derniers accordent à la mobilité des jeunes, érigeant celle-ci en compétence à acquérir et estimant, si elle n’est pas acquise, que le travail d’insertion consiste à inciter les jeunes à être mobiles (Richardeau, 2010; Zunigo, 2008). Que l’ancrage puisse être un choix, certes socialement construit et contraint, mais stabilisant et assumé, reste une éventualité qui échappe aux codes de lecture actuellement dominants des destinées sociales. Différents auteurs ont pourtant montré combien celui-ci constitue aussi une ressource importante (Bacqué et al., 2007; Young et al., 2010), voire un capital (Retière, 2003; Renahy, 2010) pour les classes populaires. Notre recherche s’inscrit dans cette perspective et vise également à montrer que les pratiques d’ancrage ou de mobilité, observées à l’aune des arbitrages en matière de cohabitation/décohabitation, fonctionnent de façon ambivalente. Par ailleurs, l’opposition classique entre classes supérieures mobiles et classes populaires immobiles s’avère mise à l’épreuve de la réalité de certaines pratiques en milieux populaires. À partir des récits de vie que des jeunes de classes populaires rencontrant des difficultés d’insertion sociale et professionnelle élevées ont bien voulu nous livrer[2], notre regard ethnographique souhaite contribuer à déconstruire la dichotomie très hiérarchisée entre la mobilité et l’ancrage. Le fait de se trouver en situation de mobilité ou d’ancrage à un moment donné de son parcours de vie procède d’une articulation complexe et mouvante entre l’état des rapports sociaux globaux, l’organisation des systèmes d’actions et de relations qui en découlent, leur donnant forme à l’échelle locale, et la manière dont les pratiques individuelles avec leurs significations subjectives s’y ajustent plus ou moins aisément. Sous l’angle des rapports sociaux globaux, l’enquête que nous avons menée laisse à penser que la mobilité massive vers les grands pôles d’activités qui, notamment en France, a caractérisé la géographie du capitalisme pendant les Trente Glorieuses, en en faisant durablement une valeur – sinon la valeur – de référence pour une vie réussie, est de fait objectivement freinée parallèlement au processus de remise en cause du salaire socialisé (Friot, 1999; Jakse, 2012) qui impose à nombre de personnes de renouer avec des soutiens rapprochés.

Les propos recueillis auprès des vingt-deux jeunes enquêtés[3] dans deux structures[4] chargées de les aider à résoudre des difficultés de logement et d’emploi nous ont conduites à les répartir au sein de deux grandes configurations[5] : ceux issus de familles populaires relativement sécurisées (Didry, 2002) et ceux issus de familles populaires en rupture[6]. Les jeunes relevant de la première configuration ne s’inscrivent pas systématiquement dans des parcours de mobilité comme le laisseraient supposer les soutiens familiaux relatifs sur lesquels ils peuvent s’appuyer et ceux appartenant à la seconde ne ressortent pas nécessairement de l’ancrage et du dénuement auquel on l’associe souvent dans le sens commun. En fonction des contextes dans lesquels les jeunes se trouvent au moment de l’enquête et de la manière dont leurs trajectoires personnelles et sociales s’y inscrivent, notre analyse permet plutôt de décrire, à partir d’exemples singuliers, des mobilités et des ancrages tendanciellement sécurisants ou tendanciellement insécurisants.

Dans un premier temps, nous nous arrêterons sur les situations de jeunes qui vivent chez leurs parents et sont ancrés localement. Cet ancrage, bien qu’ambivalent, contribue à leur sécurisation sociale. Dans un deuxième temps, les portraits des jeunes ayant décohabité du domicile parental et expérimenté des situations de mobilité seront restitués. Ces pratiques de mobilité, loin de s’inscrire dans une perspective stratégique, procèdent le plus souvent de logiques fortement contraintes.

1. L’ancrage : entre sécurisation psychosociale et enfermement psychoaffectif [7]

Cinq des jeunes que nous identifions comme « ancrés » appartiennent à des familles populaires relativement sécurisées et quatre, à des familles populaires en rupture. Pour les premiers, les soutiens familiaux dont ils bénéficient tendent à contenir les effets de la dégradation de la condition salariale qui affecte plus particulièrement leur génération, ce d’autant que leur scolarité a pris fin tôt, les laissant peu ou pas diplômés. Pour les seconds, également peu ou pas diplômés, la famille constitue une contrainte dont, pour le moment, ils ne peuvent se soustraire; quant à son absence, elle augmente leur dénuement matériel et leur isolement affectif. Non sans interférences entre les deux tendances, d’un côté, l’ancrage local s’avère plutôt vecteur de sécurisation psychosociale, de l’autre, il fait plutôt courir le risque de l’enfermement psychoaffectif.

1.1. L’ancrage vecteur de sécurisation psychosociale : entre évidence et doute

D’abord expérimenté au sein de la famille, l’ancrage peut bénéficier ou non des opportunités offertes par le contexte local, et ainsi augmenter ou non la sécurisation sociale des jeunes. La socialisation de genre l’imprègne aussi incontestablement, que ce soit en rassurant ou, au contraire, en déstabilisant.

1.1.1. Quand l’ancrage va d’emblée de soi

L’entretien réalisé auprès de Gina (21 ans) est emblématique de cette manière d’être « ancré ». L’ancrage est d’autant plus une évidence qu’il structure fortement la perception qu’elle a de son avenir : « Ma vie, elle va se faire ici, ça, c’est sûr ». Famille, contexte local et socialisation de genre cumulent leurs effets positifs pour susciter un ancrage vécu dans l’ordre de la durabilité et de la certitude.

Gina a grandi dans un contexte familial, à la fois aimant et solidaire, qui s’est maintenu malgré la séparation de ses parents, intervenue quand elle était enfant. La faiblesse des revenus de sa mère (« femme de ménage dans des écoles ») chez qui elle vit en priorité n’a jamais empêché qu’elle se sente protégée. La solidarité face aux coups durs, notamment à travers la cohabitation intergénérationnelle, semble l’avoir emporté sur le ressenti des difficultés économiques dans la construction de la personnalité sociale de Gina, très marquée par la confiance en son avenir. Sa famille d’origine, comme celle qu’elle va fonder avec son compagnon, mais aussi comme celle de ce dernier, sont des points de repère positifs centraux. Ces relations intra et interfamiliales sont la matrice d’une capacité populaire à transformer une limite du point de vue de l’autonomie individuelle en une opportunité de partage, dans la convivialité, du peu dont on dispose, faisant ainsi de l’ancrage une ressource pour les jeunes dont l’insertion socioprofessionnelle tarde à arriver. Aujourd’hui, l’activation localisée de cette capacité populaire, à bien des égards informelle, fonctionne comme une parade pour faire face au délitement des protections instituées par l’État social des Trente Glorieuses (Castel, 1994 et 2009; Eckert, 2010).

Impliquée depuis toujours dans des sociabilités multiples autour du rugby sur l’initiative d’institutions (notamment des mairies) et d’associations locales[8], Gina peut bénéficier du soutien d’un réseau durable de relations d’interconnaissances et d’interreconnaissances (Bourdieu, 1980) qui fonctionne sur le modèle d’une sociabilité de l’ancrage (Retière, 2003). C’est notamment dans ce cadre que le compagnon de Gina et son frère ont préparé leur CAP[9] d’ouvrier du BTP[10] chez un artisan très impliqué dans l’animation du club de rugby où ils sont eux-mêmes pratiquants. Il semble que ce centre d’intérêt commun dans la sphère des activités ludiques et sportives ait doté les deux jeunes hommes d’un « capital de confiance » qui a conduit leur patron, d’une part, à les aiguiller pour « passer le brevet professionnel » qui doit faciliter l’installation à leur compte et, d’autre part, à proposer au jeune couple de leur louer à des conditions financières préférentielles un logement « totalement retapé ». Entraineur de rugby et coorganisateur avec ses salariés et leur entourage familial et amical des sociabilités et festivités afférentes, le patron envisage différemment le rapport à ceux qui travaillent pour lui : engagé dans ce que nous pourrions nommer un « paternalisme participatif », il ne conçoit pas de les mettre en difficulté économique et sociale. Ici, l’ancrage local comme ressource ressort donc également de la responsabilité du petit employeur à l’égard de salariés qu’il fréquente et avec qui il pratique et échange en dehors de l’entreprise. Mais cette ressource locale très opérante concrètement à travers les avantages objectifs qu’elle procure aux jeunes qui tardent à se stabiliser au plan économique les oblige aussi. Le capital social dont ils sont localement détenteurs les amène à se sentir redevables, les rendant peu disponibles à la critique à visée émancipatrice des difficultés économiques et sociales qui affectent une partie conséquente de leur classe d’âge.

La manière dont Gina met en mots son avenir « ici et pas ailleurs » renvoie très explicitement à la place qu’elle veut tenir dans le « monde socioprofessionnel masculin » (Dubar, 2006) de son futur mari. S’appuyant sur les opportunités relationnelles existant localement, Gina se projette en épouse de petit patron du bâtiment. Selon elle, la réussite de ce projet implique un couple totalement solidaire pour le porter, mais où les rôles de chacun sont bien distingués en fonction du sexe : à lui le métier, à elle une activité d’appoint compatible avec les conditions de celui-ci, à lui l’exigence d’obtention du brevet professionnel requis pour s’installer en tant que travailleur indépendant, à elle l’occasion saisie de préparer en candidate libre un CAP petite enfance qui lui permettra d’être assistante maternelle à domicile et de pouvoir « en même temps » assurer la gestion de l’activité de son mari et « aussi de (s’)occuper de (ses) enfants». Il est intéressant de noter qu’à la différence de Sophie, la jeune femme ouvrière précaire enquêtée par Demazière et Dubar (1997) qui, selon eux, ne parvient plus à rêver qu’en évoquant le parcours professionnel réussi de sa soeur devenue enseignante et fonctionnaire, Gina rêve sa vie de femme d’emblée au regard du couple et de la famille qu’elle va fonder, l’un et l’autre orchestrant l’agencement et le rythme de l’ensemble de ses activités sans qu’elle exprime le besoin de temps pour soi. Elle semble percevoir sa part de possible délibération personnelle dans sa contribution pleinement revendiquée à sa vie de couple et de famille dont elle se veut un maillon essentiel en interne, mais aussi à l’extérieur en faisant vivre les sociabilités locales autour du rugby qui participent de manière conséquente à donner une assise au couple qu’elle forme avec son compagnon et aux perspectives de stabilité professionnelle qu’elles lui ouvrent[11]. Ces sociabilités localement ancrées, en même temps qu’elles paraissent contribuer à la future sécurité socioéconomique d’une famille en formation, ne questionnent pas moins la prégnance des positions sexuées et des différences de genre dans nos sociétés, d’autant plus opérantes que les femmes sont peu diplômées et vivent sur des territoires où la précarité socioéconomique est élevée.

1.1.2. Quand l’ancrage ne va pas totalement de soi

Les quatre jeunes hommes rencontrés nous ont livré des propos tramés par le doute quant à leur avenir ici ou ailleurs. Dans leur cas, famille, contexte local et socialisation de genre ne cumulent pas que leurs effets positifs; des effets négatifs s’invitent pour circonscrire le cadre d’un ancrage attentiste.

Hormis Cyril (19 ans) qui décrit la cohabitation en couple chez sa mère[12] et son beau-père retraité comme « sans problèmes », les trois autres – l’un en couple et deux célibataires – sont « encore » logés au domicile parental, très partagés entre le sentiment d’être accueillis avec bienveillance et la culpabilité de devoir être toujours à charge. Ludovic (19 ans)[13] et Mahfoud (22 ans)[14] ont à coeur d’atténuer le poids de la charge en contribuant, dès qu’ils le peuvent, au budget familial. Quant à Kemal (21 ans)[15], il dit sa honte de ne pas pouvoir le faire. Si aucun n’aspire à la mobilité géographique, aucun ne vit vraiment bien cette cohabitation prolongée. Selon leur perception, l’ancrage-ressource dans la famille leur évite plus le risque de la désaffiliation et de l’errance qu’il ne constitue le tremplin pour un projet de vie future que d’ailleurs ils ont du mal à imaginer.

La famille et son environnement de proximité ne combinent pas leurs éventuelles ressources pour créer les conditions d’un ancrage géographique vecteur d’affirmation de soi et de sécurisation sociale. Ici, la vie relationnelle locale à travers ses structures institutionnelles et associatives ne s’interpose pas positivement – ou alors à la marge – entre des familles populaires relativement stabilisées, mais dont les enfants peinent à « s’en sortir dans la vie » et la précarisation socioéconomique élevée. L’ancrage ne se fonde pas comme dans le cas de Gina sur un attachement profond à un territoire construit dans des activités et interactions positives, il procède bien davantage de la conviction comme le dit Cyril, « qu’ailleurs ça ne changerait pas grand-chose » à leur situation. En fait, en étant « ici où l’on a grandi, on est quand même moins perdus ». Il est intéressant de noter qu’en dehors de la recherche obligée de stages ou d’emplois, l’expérience que les quatre jeunes hommes ont de leur lieu de vie ne les met quasiment jamais en contact avec des structures locales pourvoyeuses de sociabilités organisées. Par exemple, évoquant le banc qui se trouve devant l’immeuble où il vit, Cyril précise que « pour passer le temps » il s’y retrouve le soir avec « les copains, juste pour être ensemble comme ça, car vous savez, on ne parle pas en général ». Tout se passe comme si ce banc « en face de l’immeuble », avec les « boîtes où on va tous les week-ends » résumait son appartenance à l’environnement local. Kemal, quant à lui, « pour tuer l’ennui; car je ne fais que m’ennuyer ! » arpente tous les jours Perpignan à pied; la marche est l’activité solitaire qu’il a trouvée à la fois pour s’ancrer tout seul dans un lieu où « je n’ai pas d’amis » et pour ne pas sombrer.

La non-appartenance de ces jeunes hommes au monde professionnel les amène à s’interroger sur la perspective d’être en couple et de créer une famille. À divers degrés, la cohabitation contrainte seul ou en couple chez leurs ascendants nourrit cette interrogation. Cyril est parvenu, au domicile parental suffisamment grand, à se construire ce qu’il appelle « un mini studio » où, avec sa compagne, ils réussissent à se dégager un espace-temps bien à eux. Par contre, il s’inquiète d’avoir « bientôt » à faire face à une situation où la décohabitation d’avec ses ascendants s’imposera parce que sa compagne titulaire d’un BTS[16] obtiendra un emploi ailleurs alors que très probablement, il n’en aura pas encore trouvé. Ses propos le montrent démuni face à une situation qui risque de lui renvoyer son anormalité au regard de la hiérarchisation des mondes socioprofessionnels masculin et féminin, tout spécialement en milieu populaire. Ludovic, vivant lui aussi en couple chez ses parents avec une jeune femme en recherche d’emploi d’emploi et dont les perspectives de voir sa situation évoluer positivement ne sont pas meilleures que les siennes, semble moins perturbé dans ses repères identitaires de genre. Ne pouvant envisager d’être en couple parce qu’il n’a pas d’emploi, Kemal vit la cohabitation incontournable avec ses parents comme l’aveu de son incapacité à mener « une vie d’homme normal ». La ressource objective que constitue la cohabitation en raison de son absence de revenus ne peut être assumée subjectivement qu’en se faisant le moins encombrant possible (« Quand je ne sors pas marcher dans les rues de Perpignan, je reste le plus possible dans ma chambre »). Le statut de fils de Mahfoud l’emporte nettement sur son futur possible statut de personne en couple. S’il a l’opportunité d’avoir une activité professionnelle, les revenus qu’il en retire sont d’emblée destinés à aider sa famille d’origine où plusieurs membres sont également au chômage. La cohabitation prolongée crée les conditions d’un soutien réciproque en fonction des situations de chacun au regard de l’emploi et s’inscrit plus largement dans un contexte de départ plus tardif des jeunes (Galland, 1995), a fortiori de jeunes hommes d’origine étrangère (Bolzman, 2007; Moguérou et al., 2012). Mais on ne peut sous-estimer le fait que cette réciprocité dans le soutien qui permet à la famille de garder la tête hors de l’eau empêche chacun de penser à exister aussi pour soi. La famille protectrice est aussi contraignante, révélant que la dimension objectivement sécurisante de l’ancrage familial est constamment en tension avec une dimension subjectivement déstabilisante du fait de la difficulté de l’émancipation.

1.2. L’ancrage et le risque d’enfermement psychoaffectif : entre domination et émancipation

Expérimenté dans la famille ou sans famille, sécurisant socialement ou non, l’ancrage circonscrit d’abord des situations psychoaffectives difficiles. Il apparaît que les jeunes y font face tant bien que mal en fonction de leur histoire personnelle et sociale avec ses possibles et/ou ses impasses, les uns et les autres plus ou moins sédimentés et opérants que ce soit plutôt dans le sens de la domination résignée ou plutôt dans celui de l’émancipation rêvée.

1.2.1. Quand l’ancrage génère l’oubli de soi

Les conditions économiques, sociales et relationnelles dans lesquelles Francine a grandi ressortent de la stabilité[17] et de la bienveillance. Rapportées à celles de l’ensemble des jeunes enquêtés, elles auraient probablement pu l’orienter vers un ancrage qui va d’emblée de soi ou vers une mobilité répondant à des aspirations d’autonomie. Cependant, la jeune femme paraît se retirer du monde et s’oublier en tant que sujet ouvert et disponible aux possibles qui se présenteraient. L’arrêt du cheminement social sans encombre majeur que pouvaient lui permettre son enfance et son adolescence au sein d’une famille populaire relativement stabilisée et aimante a été provoqué par un traumatisme subi en milieu scolaire qui l’a profondément affectée, lui imposant une hospitalisation de quatre ans pour des soins psychiatriques. L’ancrage-enfermement, qui ici prend forme à partir d’une souffrance psychique importante, témoigne des inflexions négatives que des accidents imprévisibles peuvent induire dans une trajectoire de vie socialement orientée plutôt positivement.

L’ancrage-enfermement qui caractérise la vie actuelle de Francine est la conséquence de la perte des éléments de confort et de réconfort relatifs propres à sa vie d’avant le traumatisme subi. Cette situation l’a conduite à amplifier les incidences négatives d’événements qui dans un autre contexte psychoaffectif seraient peut-être restés davantage contingents. C’est le cas du récent divorce de ses parents : alors que celui-ci semble se dérouler sans tensions majeures, la jeune femme se sent investie avec sa soeur (comme elle, en recherche d’emploi) de la mission de rester vivre avec leur mère pour la soutenir dans l’épreuve de la séparation. La recherche d’un nouvel habitat pour la mère et ses deux filles est présentée comme une série de renoncements-déclassements – passer de la location d’une maison individuelle avec un grand jardin et une piscine à celle d’un petit appartement dans un immeuble collectif, quitter un « quartier calme » sans avoir la certitude de ne pas devoir accepter « de se retrouver dans un quartier pas très fréquentable » – qui empêchent d’imaginer qu’il pourrait être le cadre d’une nouvelle vie.

Au-delà de ces renoncements-déclassements dont Francine ne perçoit que la logique déficitaire, le discours qu’elle nous livre est implicitement tissé par des renoncements qui ont à voir avec son identification (Cuche, 2001) de jeune femme dans ses diverses dimensions. Si, en conformité avec la logique de son inscription à la mission locale, Francine commence par déclarer aux enquêtrices : « Bien sûr, je suis en recherche active d’emploi », au fil de l’entretien, il apparaît que l’emploi n’est pas, tant s’en faut, sa préoccupation première. De même, la jeune femme ne semble pas aspirer à s’impliquer dans les sociabilités multiples et élargies caractéristiques de la jeunesse; elle partage ses rares moments de détente avec sa soeur et deux amies (également au chômage) chez les unes ou les autres, et plus rarement au cinéma. Enfin, à la différence de tous les autres jeunes enquêtés, Francine n’évoquera pas la possibilité d’être en couple et de s’engager dans la création d’une famille. Son idéal de famille fait désormais partie du passé : quand, avec ses parents et sa soeur, ils étaient « une famille d’accueil très impliquée ». Aujourd’hui, tout semble se jouer dans le huis clos du trio, autant enfermant que soudé, qu’elle forme avec sa mère et sa soeur.

L’ancrage-enfermement de Francine révèle une manière d’être au monde social faisant référence à un espace se rétrécissant à la fois objectivement sous les contraintes socioéconomiques et subjectivement par des pratiques et des relations de repli. Forme exacerbée de l’ancrage territorial, la double contraction de l’espace appropriable et des possibilités d’entrer en relation tend à générer l’oubli de soi en tant qu’être social agissant et désirant.

1.2.2. Quand l’ancrage n’oblitère pas la possible émancipation

Comme William et Valérie (24 et 23 ans), Angèle (17 ans) veut croire que demain, sa vie sera meilleure qu’elle ne l’est aujourd’hui. Toutefois, la part d’optimisme que conservent le jeune couple et la jeune femme en dépit de difficultés présentes renvoie à des histoires de vie qui ont construit différemment leur manière d’y faire face, orientant ainsi l’ancrage qui les caractérise et ce qu’il pourra en advenir.

Vivant au domicile maternel, notamment en raison de sa minorité, Angèle rêve son émancipation à travers la mobilité géographique. Si nous sommes peu informées sur la situation économique de sa mère et son beau-père chez qui elle se dit « obligée de vivre », en revanche, elle insiste sur le fait qu’on lui rappelle souvent qu’« ici, tu n’es pas chez toi. Tu es chez nous ». Délibérément mise en mot dans le registre de la radicalité, cette assertion/sentence lui permet d’exprimer le « difficilement dicible » avec lequel elle doit se débattre : le viol par le beau-père et le déni auquel sa mère la contraint, l’amenant à avoir avec cette dernière des relations fortes d’attachement et de rejet formant un entrelacs de sentiments très ambivalents. Pour échapper à ce « nous » dont on l’exclut sans ménagement, à plusieurs reprises, Angèle souligne son désir de partir à l’étranger pour travailler dans l’humanitaire. Mais pressentant que, du moins pour le moment, cette mobilité géographique à grande échelle n’est opérante que dans l’ordre du rêve, pragmatique par défaut, elle envisage une mobilité de proximité qui la conduirait chez son père de retour à Perpignan; à la condition que celui-ci le veuille bien et trouve un appartement plus grand. Quelle que soit l’échelle de la mobilité envisagée pour mettre fin à une cohabitation familiale en porte à faux qui oppresse, la possibilité de s’en émanciper demeure limitée en raison du peu de ressources de divers ordres à sa disposition (absence de moyens financiers propres ou d’un soutien compensatoire, pas de formation et de diplôme lui ouvrant des perspectives crédibles dans l’humanitaire). L’émancipation à l’égard de la famille rêvée par la jeune femme se heurte immanquablement au carcan contraignant que constitue sa situation sociale dont, actuellement, l’amélioration s’avère peu probable; les quelques stages suivis grâce à la médiation de la mission locale n’ont pas constitué un tremplin pour son accès à un emploi, fût-il précaire.

William et Valérie rêvent bien moins de mobilité géographique que d’un ancrage local évoluant dans le sens de davantage de sécurité et de bien-être. Tous deux ont grandi dans des contextes familiaux particulièrement difficiles qui les ont confrontés, au départ, à l’alcoolisme ou l’incarcération d’un ou des deux parents. Leur scolarisation en classe de préapprentissage n’a pas facilité leur insertion professionnelle, les cantonnant à la précarité de l’emploi et à du travail peu valorisant. William n’a connu qu’une succession de « petits boulots » contractualisés ou non, entrecoupés de périodes de chômage plus ou moins longues. Valérie, après l’obtention tardive d’un CAP en maintenance et hygiène des locaux a travaillé, à diverses reprises, sous CDD[18] à temps partiel dans cette activité. S’étant rencontrés très jeunes (il avait 17 ans et elle, 16), c’est en binôme très soudé qu’ils ont dû faire face du mieux qu’ils le pouvaient au manque récurrent de revenus qui, notamment, a fait de leur accès autonome au logement un véritable parcours du combattant, d’autant plus pénible qu’ils venaient d’être « éjectés » par un oncle de William de la « grande et belle villa avec jardin » d’une grand-mère aimante décédée. Accroissant leur désir de « s’en sortir dans la vie non plus à deux, mais à trois », leur future entrée dans la parentalité concentre leurs préoccupations et leurs occupations à la recherche, qui ne va pas de soi[19], d’un logement suffisamment salubre et grand pour accueillir au mieux leur enfant. L’ancrage auquel le jeune couple aspire articule deux paramètres à leurs yeux essentiels. Tout d’abord, confrontés à l’absence de liens familiaux sécurisants, William et Valérie souhaitent conserver les relations de proximité qu’ils ont tissées, que celles-ci soient utiles au plan socioprofessionnel[20] ou sous l’angle des sociabilités[21]. Ensuite, leurs propos laissent transparaitre leur volonté d’exorciser l’absence d’ancrage dans un cadre bienveillant et protecteur qui a profondément marqué l’enfance de chacun d’eux en en construisant un pour leur enfant coûte que coûte. Même si cela s’avère peu évident, ils veulent croire qu’ils y parviendront d’autant mieux s’ils ne s’éloignent pas des relations dont ils bénéficient localement.

Les expériences présentées ci-dessus montrent que si l’ancrage tendanciellement sécurisant des jeunes des classes populaires suppose en priorité une famille en mesure d’apporter un soutien matériel et affectif, leur immersion en parallèle dans un réseau local institutionnel et/ou associatif délimitant un espace de sociabilités soutenues contribue nettement à sa consolidation. Quant aux effets de la socialisation de genre, notamment dans la manière d’aborder la professionnalisation, comme de concevoir le couple et la famille, ils semblent rendre l’ancrage et la cohabitation prolongée qui lui est souvent associée plus perturbants pour les jeunes hommes que pour les jeunes femmes.

Ces expériences font également ressortir que l’ancrage tendanciellement déstabilisant concerne des jeunes dont les familles populaires, qu’elles soient ou non suffisamment stabilisées au plan socioéconomique, sont caractérisées par des ruptures présentes ou passées, plus ou moins agissantes dans le quotidien de ceux-ci, notamment en termes d’ampleur et d’effectivité des marges de manoeuvre, qu’ici et maintenant, elles leur octroient ou non afin de pouvoir exister pour soi. Elles révèlent à quel point, en situation d’ancrage, des conditions de vie plutôt homogènes au regard de difficultés objectives liées à des ruptures familiales circonscrivent des manières différenciées d’y faire face subjectivement.

2. La mobilité : des pratiques et des perceptions à l’aune du nécessaire

Certains des enquêtés de milieux populaires se caractérisent non par l’ancrage, mais par des mobilités parfois relativement conséquentes étant donné leur jeune âge. La majeure partie d’entre eux (9/12) fait partie des fractions des classes populaires en rupture (2e configuration) et ne sont que peu ou pas diplômés, à deux exceptions près[22]. Pour comprendre les conditions et les caractéristiques des pratiques de mobilité des jeunes de milieux populaires, il importe de prendre en compte la façon dont les mobilités géographiques s’inscrivent en lien avec des pratiques de décohabitation du domicile parental. Tous les jeunes concernés ont, à un moment ou un autre de leur parcours, quitté le logement des parents pour accéder à un logement autonome, départ quelquefois associé à des recohabitations temporaires. Tous ont changé à une ou plusieurs reprises de commune de résidence. Ces pratiques engagent des déplacements qui vont des migrations internationales aux mobilités de courte distance, en passant par des déplacements de longue distance sur le territoire national.

Les conditions de cette mobilité s’avèrent très différentes de celles des classes supérieures (Wagner, 2010) ou des étudiants. Plutôt que de s’inscrire dans une perspective pensée de façon construite et cohérente, anticipée et préparée de façon stratégique, les pratiques de ces jeunes de milieux populaires relèvent plutôt d’une mobilité du « nécessaire ». Nous traiterons ici essentiellement des déplacements individuels même s’ils sont parfois précédés par des mobilités ou migrations familiales, notamment lors des séparations[23].

Deux types de mobilités du nécessaire peuvent être dégagées dans le corpus. En outre, chez certains jeunes, des logiques de rationalisation d’ordre tactique, voire stratégiques sont parfois restituées et articulées à la mobilité pensée comme relevant de l’ordre de la nécessité.

2.1. Une mobilité du nécessaire subie

La mobilité des jeunes peut être qualifiée de « nécessaire » en ce sens qu’elle ne procède pas d’un choix éclairé et pensé par anticipation en fonction d’un objectif précis[24], mais relève d’une expérience contrainte, imposée par les circonstances. Outre les migrations dues à des situations de guerre, vécues par deux des enquêtés, les circonstances dans lesquelles s’effectuent les mobilités sont associées soit à des ruptures amoureuses, soit à des ruptures familiales.

2.1.1. Les mobilités dues aux ruptures amoureuses

La rupture amoureuse constitue à plusieurs reprises un déclencheur de mobilité qui conduit à des formes d’insécurisation résidentielle. Lucie (21 ans), originaire de Valence a tout d’abord quitté le domicile familial pour s’installer avec son ami dans la même ville que ses parents[25]. Alors qu’elle avait été acceptée sur un emploi intéressant, à Lyon, elle a décliné l’offre afin de privilégier sa relation amoureuse. Cette relation aboutira finalement à une séparation. La rupture aura alors deux conséquences : d’une part, Lucie se voit contrainte de recohabiter avec ses parents, faute d’être indépendante économiquement, et pour cela, de venir à Perpignan où ces derniers ont récemment déménagé, dans le département où le taux de chômage est parmi les plus élevés en France (14,4% au 2e trimestre 2012 contre 9% dans le Rhône). D’autre part, cette expérience l’amène à reconsidérer les priorités et l’ordre logique des étapes du calendrier de l’accès à l’âge adulte : dorénavant, son avenir professionnel primera sa vie affective, notamment si elle est amenée à envisager une mobilité pour raisons professionnelles. Le soutien familial dont elle bénéficie, rendant possible la recohabitation (Blöss et al., 1990), la protège de situations de mobilités proches de l’errance.

Les expériences vécues de Jérôme (24 ans) ont des conséquences autrement plus négatives. Après avoir connu une histoire familiale caractérisée par la séparation des parents, l’alcoolisme du père[26] et la progressive déstructuration des liens familiaux, Jérôme intègre un foyer pour mineurs. Il s’installe par la suite en couple, mais la rupture amoureuse marque l’entrée dans la rue et la vie en squat. Au cours de cette période, il exerce une activité professionnelle[27] sans pouvoir accéder à un logement du fait de l’absence de garants. Au moment où nous le rencontrons, il vit dans un logement attribué par l’association AILOJ depuis près de deux ans sans que son horizon s’éclaircisse de façon nette, notamment du fait de l’absence de diplôme[28]. Dans cet exemple, ruptures familiales et ruptures amoureuses se conjuguent et contribuent à inscrire les expériences de mobilité dans l’errance.

2.1.2. Les mobilités dues aux ruptures familiales

Les garçons sont plus exposés à l’expérience de l’errance et de la rue, proches en cela de la figure du vagabond, les filles étant davantage protégées par l’assistance (Paugam, 1993.Cependant, dans notre corpus, deux jeunes femmes ont connu l’expérience de la rue. L’une d’elles s’inscrit dans le registre d’une mobilité subie. Alors qu’elle est lycéenne à Lyon, Solaine (23 ans), en conflit avec sa mère et la compagne de cette dernière, fugue et expérimente des solutions de fortune avant d’être placée chez son père[29] par décision du tribunal. Elle retourne vivre chez lui à Paris, mais les relations conflictuelles conduisent celui-ci à la mettre à la porte de son domicile. Elle connaitra diverses solutions subies, entre la vie en foyer et la rue, jusqu’à retourner vivre temporairement chez sa mère à Lyon, avant de trouver un hébergement par l’intermédiaire de l’association AILOJ. Trois des jeunes rencontrés relatent avoir été exclus du domicile parental. D’autres jeunes, s’ils n’ont pas été mis en demeure de partir, insistent sur le sentiment de n’être pas « chez eux ». Ce sentiment est souvent associé à une situation de séparation et à la présence d’un beau-parent. Les recompositions familiales tendent ainsi à précipiter le départ du domicile des jeunes (Villeneuve-Gokalp, 2005) qui ne se sentent plus à leur place lorsqu’une tierce personne investit l’espace domestique. L’entrée dans le jeu d’un nouvel arrivant contribue de fait à redistribuer les cartes et reconfigurer la donne familiale, c’est-à-dire le système des places.

Le début du parcours de Serge (22 ans) est à ce propos emblématique : comme Solaine, il est parti de chez sa mère, avec laquelle la relation était conflictuelle, pour vivre chez son père. Alors que Serge vient d’obtenir son BEP[30], que son père a repris sa relation avec sa compagne, dont il s’était un temps séparé, ce dernier décide de quitter l’appartement pour emménager dans un nouveau logement avec sa compagne, sans son fils. Serge est alors contraint non seulement de trouver un logement, mais aussi de faire le deuil d’une préparation à un concours d’aide-soignant, son père lui signifiant dans le même temps son refus de le loger et de financer ses études. Cette décision est sans doute associée à une philosophie de la vie où l’autonomie des enfants est pensée comme devant se faire rapidement, ceux-ci n’ayant pas à « se faire entretenir » par leurs parents, a fortiori dans un contexte de recomposition familiale. Son père, loin d’être en situation financière difficile, occupe une position de cadre par promotion interne, et sa conception éducative procède, on peut le penser, d’une norme populaire de l’autonomisation précoce des enfants auxquels il convient d’apprendre le sens des responsabilités. Les trois mois que le père lui laisse pour se retourner dans une situation d’urgence, son fils ne disposant ni de logement ni de travail, inscrit la relation non plus dans le registre d’un soutien parental inconditionnel, mais dans celui d’un service rendu : il s’agit d’attribuer un laps de temps pensé comme juste parce qu’inscrit en référence au registre du « légal » (le contrat de location) plus que du lien affectif, et contribue à désengager le père de toute responsabilité à l’égard de son fils, une fois celui-ci devenu majeur. Ainsi, lorsque l’hébergement des enfants par les parents ne va plus de soi, pour partie du fait des reconfigurations familiales, ces derniers se trouvent placés en situation de décohabitation et de mobilité contrainte, n’ayant d’autre choix que de trouver dans l’urgence une solution de secours.

Marion (21 ans) connait également une mobilité contrainte, marquée par le décès de sa mère[31] et la décision de son beau-père de se désengager de tout lien d’obligation à l’égard d’enfants, Marion et son frère, mineur, qui ne sont pas les siens, au moment où elle apprend que son contrat de travail n’est pas renouvelé. Face à cette situation, deux possibilités s’offrent à elle : accepter la proposition de placement de l’assistante sociale ou trouver de toute urgence, une solution alternative. Non seulement la mobilité est contrainte, mais la recherche d’un logement, pour elle et son frère, constitue un enjeu vital afin d’éviter le pire. Il importe alors de se démener pour trouver un logement à soi, et ce, dans une logique d’ancrage minimal et de sécurisation afin d’avoir un vrai toit et non pas un hébergement associé, dans l’esprit de Marion, à des situations de misère ou de déviance. (« Quand j’ai entendu le mot DDASS[32], ça a résonné dans ma tête pendant trois jours. C’est pour ça que j’ai fait très vite »)

2.2. Une mobilité du nécessaire revendiquée subjectivement

Ici, les expériences de mobilité vécues par les jeunes se distinguent de celles évoquées précédemment dans le sens où ceux-ci sont davantage acteurs de la décision de partir. Cette mobilité est cependant vécue subjectivement comme nécessaire. Deux tendances se dégagent. Une partie des jeunes considère que, pour des raisons soit familiales, soit liées à leur histoire personnelle, il est nécessaire, voire vital de se défaire des lieux et/ou des liens qui les attachent à ces lieux, en ce sens que leurs problèmes trouvent leur source dans ces liens et/ou ces lieux. C’est la logique de l’échappée, voire de l’évasion qui émerge des discours sur le sens des mobilités. Être mobile, c’est avant tout partir pour se sauver. Le deuxième profil regroupe des jeunes qui sont mobiles dans une logique en apparence plus classique, fondée sur l’émancipation et l’autonomisation. Être mobile, c’est alors partir ou décohabiter de chez ses parents pour se construire en tant que jeune adulte. Cette mobilité comporte néanmoins des caractéristiques spécifiques par rapport au profil classique véhiculé par les conceptions dominantes de l’accès à l’âge adulte dans notre société.

2.2.1. La mobilité « sauvetage »

Certains peuvent, du fait de leurs expériences plurielles de mobilité, avoir expérimenté une mobilité vécue comme objectivement contrainte et avoir connu par la suite une ou des expériences de mobilités ressenties comme subjectivement nécessaires. Serge, après avoir été mis à la porte de chez son père, a connu un épisode de sa trajectoire au cours duquel il a accédé à un emploi stable[33], et partagé sa vie avec un partenaire. Cette période s’est soldée par un licenciement[34], puis par une dépression et une rupture amoureuse qui l’ont amené à tenter de se suicider. Au moment où nous le rencontrons, il projette, pour reprendre le cours de sa vie, de quitter sa ville de résidence, Perpignan, afin de vivre à Montpellier, où il connait deux amies qui acceptent de l’héberger le temps qu’il trouve un emploi et un logement, moyen à la fois de se donner de meilleures opportunités professionnelles et de tracer un trait sur ses expériences douloureuses. Plusieurs des jeunes développent dans leurs propos une conception de la mobilité pensée comme moyen d’effacer le passé et de se reconstruire, dont les expressions « repartir à zéro », « avoir un nouveau départ », employées à plusieurs reprises, sont emblématiques. Ces décisions sont liées à des ruptures amoureuses, à des relations familiales complexes qui entravent la possibilité de se construire sereinement et/ou à un parcours personnel jalonné de pratiques hors normes, voire déviantes socialement.

Jean Luc (21 ans) vit à Perpignan depuis quelques mois seulement lorsque nous le rencontrons. Né dans le département du Val d’Oise[35], il a déménagé à cinq ans avec sa mère et ses frères et soeurs dans le Pas-de-Calais[36], lieu d’origine de sa mère[37], suite à la séparation conjugale. Au cours de son adolescence, Jean Luc est confronté à des problèmes d’alcool et de délinquance. Il connait l’expérience des centres d’hébergement renforcé et la prison, dont il sort, au moment de l’entretien, après 13 mois de détention. Prenant conscience que l’étiquette de délinquant lui « colle à la peau », il décide de partir dans le sud. Le départ est clairement associé à un désir d’évasion. Son expérience postprison a été vécue comme plus difficile que la peine de prison elle-même : « Même dehors, et surtout dehors en fait, la prison, c’est quelque chose qui te colle à la peau. Pour t’en sortir, tu n’as qu’une solution, partir là où les gens ne savent pas. » Partir, c’est donc s’évader là où personne ne connait son passé et refuser la logique d’étiquetage et de stigmatisation qui s’est construite localement et contribue à lui conférer une mauvaise réputation, forme de « capital d’autochtonie » (Retière, 2003) en négatif : il est bien sûr possible que cela ne procède que d’une illusion (Renahy, 2009).

De façon quelque peu différente, la vie de Lise (23 ans) lorsqu’elle était circonscrite à son espace local, une petite ville à proximité de Lyon, est associée dans son récit non pas à une situation qui lui procurait des ressources, mais plutôt à un élément ayant contribué à l’entraver en tant que jeune femme : lorsqu’elle vivait chez sa mère[38], elle était enserrée dans une histoire familiale et relationnelle complexe[39] dont elle ne parvenait pas à se dégager. Cette période de sa vie est également associée à ce qu’elle nomme des « mauvaises fréquentations » et des comportements de prise de risque à l’égard de l’alcool et de la drogue la conduisant à se qualifier de « toxicomane »; la mobilité relève également dans son discours d’un moyen de s’échapper et de se reconstruire à un moment crucial : l’entrée en scène de son enfant. Elle estime que son dernier départ[40] a été salutaire et lui a permis de « tourner la page » au moment où s’opérait un changement biographique non négligeable (devenir mère d’un enfant qu’elle a décidé de garder bien que sachant devoir l’élever seule). La mobilité est alors associée, comme pour Serge ou Jean Luc, à la possibilité de prendre de la distance à l’égard de sa vie passée. Changer d’orientation biographique (« J’ai fait pas mal de bêtises, et c’est vrai que la petite m’a remise dans le droit chemin, elle m’a vraiment changée ») se concrétise alors par le départ du lieu de vie et permet de le signifier aux yeux d’autrui et à soi-même. Lorsque le passé fait problème, lorsque le temps n’est pas pensé dans une continuité et dans une articulation cohérente et homogène où le présent est le fruit du passé et porte les germes de l’avenir, la discontinuité du rapport au temps se donne à voir dans le rapport à l’espace. Partir, c’est alors quitter les lieux et les liens du passé pour se penser autrement et ailleurs dans le futur. Le rapport à l’espace est métaphoriquement l’expression du rapport au temps de jeunes qui sont en situation de devoir ou vouloir « tirer un trait » sur le passé pour s’inscrire en référence à l’avenir.

Cependant, si Lise a quitté la ville des origines et vit dans un appartement HLM situé en périphérie lyonnaise depuis environ un an, elle est confrontée à une impossible appropriation de ce lieu inconnu, décrit comme vide et froid. C’est un lieu associé au défaut de liens tissés dans le temps long de l’histoire personnelle (« Mes amis ne sont pas là, ma famille n’est pas là, je pense que c’est ça qui me dérange vraiment. »), où il est difficile de se projeter. Elle souhaite partir au plus tôt et a fait une demande de logement HLM dans une petite ville située à 15 km de sa commune d’origine. Son récit est structuré par une opposition entre celle-ci et Lyon : l’une, lieu des attachements, a du sens symboliquement et affectivement, l’autre est le lieu de la désaffiliation, d’où ses retours les week-ends dans sa ville d’origine, où elle est accueillie par des amis. Cette restitution du rapport ambivalent entre lieu des origines, de l’ancrage et lieu d’arrivée sonne un peu à l’image du rapport des jeunes femmes issues de l’immigration, aux quartiers populaires de la banlieue parisienne qu’elles ont quittés pour habiter le centre-ville et qui, par leur départ, prennent conscience de son importance comme lieu d’affiliation sociale (Lagier, 2012). Trois éléments nuancent alors la dichotomie classique entre ancrage et mobilité et le caractère effectif de cette pratique : tout d’abord, la mobilité n’est ici que de courte distance (bien que dans la cartographie mentale et affective de la jeune femme, partir à une trentaine de kilomètres de sa commune équivaut à partir loin). Ensuite, cette mobilité est faite de retours fréquents vers le lieu des origines, investi affectivement et relationnellement. Enfin, elle est pensée comme une étape avant un retour possible vers le lieu des origines, une fois le travail de distanciation opéré. Lise ne correspond ni très exactement au profil des mobiles ni à celui des ancrés, mais se situe dans un entre-deux.

2.2.2. Une mobilité d’opposition

Dans certains cas, la mobilité est revendiquée comme relevant de la décision de l’individu en tant que sujet autonome et se distingue en cela nettement des situations précédentes. Bintou (24 ans), d’origine congolaise[41], après avoir réussi le concours de l’école d’infirmière en région parisienne et lyonnaise, a opté pour la poursuite de ses études à Paris, contre l’avis de ses parents, où elle a vécu en cohabitant un temps avec son ami sans être mariée. Une succession d’expériences malheureuses, dont le décès brutal d’un ami proche et l’abandon de ses études, la conduit à revenir à Lyon, d’abord chez un oncle[42], puis dans un logement social. Elle adopte alors un regard rétrospectif ambivalent sur son parcours, sur le mode du regret partiel des choix opérés contre l’avis de ses parents porteurs d’une tradition religieuse, du fait sans doute de l’échec objectif de sa démarche d’émancipation. Fouzia, jeune femme croate émigrée avec sa famille, quitte le domicile familial à 16 ans et interrompt sa formation scolaire du fait de l’opposition de ses parents à sa relation amoureuse avec un jeune homme croate sans papiers. Elle vivra dans des résidences de fortune et parfois dans la rue, mais l’arrivée d’un enfant, assortie d’une démarche revendicatrice à l’égard des institutions avec lesquelles elle est en relation, permet à la jeune famille d’avoir accès à un logement social. Naoual (26 ans), la troisième jeune femme, vit une situation quelque peu différente : Algérienne d’origine, fille de parents diplômés du supérieur[43] elle est elle-même diplômée du supérieur en Algérie. Suite à son mariage, elle vit avec sa belle-famille et expérimente l’absence de liberté individuelle. Découvrant qu’elle attend un enfant, elle décide de se détacher de liens qui l’entravent. Elle fuit le domicile des beaux-parents, se réfugie chez ses parents avant d’opter pour la migration vers la France[44].

Plusieurs traits communs se dégagent des parcours présentés ci-dessus : ces trois femmes sont d’origine étrangère et sont issues de foyers unis. Elles engagent toute une démarche volontaire de départ du foyer, à l’encontre de l’avis de leurs familles. La décohabitation ne relève alors pas d’un franchissement classique de cette étape d’accès à l’âge adulte vers l’autonomie telle qu’on peut la voir généralement à l’oeuvre chez les étudiants, sous une forme négociée et sur la base d’un accompagnement bienveillant, voire d’un soutien matériel et affectif des parents. Les jeunes femmes ne sont non seulement pas soutenues, ni même encouragées, mais le projet s’inscrit à l’encontre des traditions familiales et de la volonté parentale. Le départ peut alors être lu comme une opposition latente ou manifeste à l’égard des principes et des normes régnant dans la famille et plus largement dans le groupe d’origine. Ces jeunes femmes aspirent à s’émanciper d’un contrôle s’exerçant à l’encontre de leur liberté individuelle (Lagier, 2012). S’inscrivant en référence au modèle de la société d’accueil et/ou de l’individu moderne, libre et responsable, elles tentent alors d’imposer un choix pensé comme légitime au regard de la conception qu’elles se font de leur destin individuel. C’est paradoxalement la présence familiale forte dont elles bénéficient, par contraste avec les autres jeunes mobiles rencontrés, qui, parce qu’elle procède aussi d’un contrôle social normatif, les conduit à quitter le domicile parental. Ici, le départ et la mobilité sont à resituer dans une perspective plus large d’émancipation morale et sociale. Elles représentent également la figure en miroir inversé des jeunes hommes issus de l’immigration évoqués précédemment, qui prolongent le maintien au domicile parental, marque que les conditions de cohabitation et de décohabitation s’élaborent aussi très différemment selon le genre, en particulier chez les familles d’origine étrangère (Moguérou et al., 2012).

2.3. Entre nécessité et choix tactiques

Les pratiques résidentielles et les mobilités qui y sont associées relèvent bien plus de l’ordre de la nécessité qu’elles ne s’inscrivent dans une démarche stratégique, pensée préalablement et inscrite dans une perspective de long terme. Cependant, certains parcours permettent de nuancer le propos et donnent à voir comment ces pratiques procèdent d’adaptations tactiques aux situations, signe que le destin n’est pas uniquement subi, bien que largement contraint socialement. Plusieurs des jeunes rencontrés correspondent à ce profil parmi ceux qui font partie des mobiles.

2.3.1. Vers la prise en main de son destin…

Ces logiques sont soit basées sur une volonté d’émancipation, comme on a pu le voir ci-dessus, soit fondées sur une mobilité dont le registre professionnel n’est pas absent de l’argumentation : Serge, Samia, et Lucie, de manière quelque peu différente, sont les seuls qui dans l’enquête abordent leurs arbitrages résidentiels à l’aune de la question professionnelle.

L’histoire familiale de Samia (19 ans) a été marquée par de nombreuses difficultés[45]. Elle aspire à quitter Perpignan, suite à l’arrivée du nouveau compagnon de sa mère[46] avec lequel elle s’entend modérément. Elle a ainsi candidaté à un emploi dans l’hôtellerie en Suisse, arguant des dispositions à la mobilité acquises dans le cadre familial, fruit d’une socialisation dont elle a bénéficié grâce à son père, qui, bien que peu stable professionnellement, a toujours été mobile pour son travail[47]

Dans le récit de Samia, la mobilité semble relever d’une nécessité intériorisée de longue date, conduisant à ne pas vivre comme naturel le fait de s’ancrer sur un territoire. Cette activité projetée en Suisse est pensée comme un moyen de gagner de l’argent pour financer une formation professionnelle. Les autres jeunes concernés ont des parents qui occupent ou ont occupé des positions professionnelles stables, voire valorisées socialement ou qui peuvent parfois cumuler position socioprofessionnelle stable et expérience héritée de la mobilité, voire de la migration (Naoual). Malgré les contraintes, les situations objectivement précaires et le fait que la mobilité s’inscrive globalement dans le registre de la nécessité, dans certains cas, elle résulte aussi de choix tactiques, voire stratégiques où l’aspiration à prendre en main son destin est parfois loin d’être absente.

2.3.2 Personnel plutôt que professionnel

Les exemples précédents montrent que les préoccupations professionnelles interviennent parfois dans l’explication des mobilités; celles-ci ne jouent cependant pas le rôle prépondérant que la société salariale voudrait lui attribuer. Si la mobilité professionnelle tend à être érigée comme le seul motif reconnu socialement, les travaux sur le sujet montrent que les déplacements ou les ancrages géographiques ont aussi des raisons familiales (Debrand et al., 2005; Simard, 2011) et, lorsqu’ils relèvent de motifs professionnels, les arbitrages s’effectuent en famille (Bonnet et al., 2006; Vignal, 2005). Chez nos jeunes enquêtés, la mobilité est ainsi rarement pensée en référence à des raisons professionnelles. Même lorsqu’elle est envisagée sous cet angle, d’autres dimensions interviennent en arrière-plan pour motiver la décision. Être mobile professionnellement, ou pour des raisons liées à la poursuite d’une formation, ne semble constituer qu’un argument plus rationnel et légitime face à la nécessité ressentie de quitter l’espace de résidence afin de se détacher de liens vécus comme des entraves à la construction individuelle. Les énoncés montrent par ailleurs que les mobilités ne relèvent pas d’arbitrages négociés en famille en vue de la construction de l’avenir des enfants, mais sont soit objectivement subies, soit relèvent d’une nécessité personnelle, perçue comme vitale ou émancipatrice.

Conclusion : Des lieux, des liens, du temps

Alors que l’opposition classique entre ancrage et mobilité est souvent associée à la dichotomie repli/ouverture, l’un étant pensé selon une logique d’absence de ressources, l’autre sur la base de la mobilisation d’une supposée « compétence », les parcours des jeunes de milieux populaires laissent distinctement entrevoir que les plus mobiles ne sont pas nécessairement les plus dotés socialement : au regard des conditions économiques et sociales qui sont les leurs, la mobilité n’est pas une posture individuelle et sociale plus positive que l’ancrage. Les jeunes mobiles, à la différence des ancrés, sont plutôt en situation de rupture familiale et, ne disposant pas de soutiens rapprochés sur lesquels s’appuyer, leurs pratiques de mobilité procèdent bien plus de contraintes que d’un choix construit et anticipé. Le départ du domicile parental sans filet se fait alors au risque que les protections rapprochées ne jouent plus leur rôle d’amortisseur social. Quand elles ne sont pas contraintes, les mobilités s’inscrivent à l’inverse dans une perspective d’émancipation à l’égard d’une famille qui entrave et pèse souvent trop par le contrôle qu’elle exerce. Elles tendent par ailleurs à s’élaborer sur la base d’une discontinuité entre passé, présent et avenir.

Inversement, les jeunes de milieux populaires qui ne sont pas mobiles et prolongent la cohabitation au domicile parental – forme classique d’entraide dans ces milieux (Déchaux et al., 2004) – sont en situation de pouvoir bénéficier des solidarités familiales qui leur permettent, faute d’accéder à l’indépendance économique et résidentielle par l’entrée dans l’activité professionnelle stable, d’attendre en étant sécurisés matériellement et affectivement. Néanmoins, ce report de l’entrée dans la vie adulte ressemble parfois plus à la mise en suspens de la vie présente face à un avenir incertain et évoque le temps vide et élastique (Beaud, 1997) des populations qui ne savent ni quel est le sens du présent ni de quoi sera fait leur avenir. Les soutiens risquent à tout moment, a fortiori lorsque le contexte économique local est peu favorable, de constituer une trappe se refermant sur eux.

Ainsi, les jeunes rencontrés sont pris dans l’alternative mobilité-ancrage. D’un côté, l’ancrage lié à des supports (Castel et Haroche, 2001) favorisant une possible construction sociale localement s’effectue au prix d’un avenir incertain en raison de la faiblesse des opportunités professionnelles. De l’autre, la mobilité est souvent le fruit d’un présent impossible, moyen d’éviter le risque d’une nécrose sociale du fait d’un passé qui entrave, de liens tendus ou qui font défaut et qui conduisent à chercher ailleurs l’opportunité de se construire. L’ailleurs est alors perçu comme permettant de refermer les portes du passé et du présent et d’ouvrir de nouvelles perspectives d’avenir, au risque cependant d’une absence de soutiens relationnels et notamment familiaux.

Plus que la mobilité ou l’ancrage en soi, ce sont les conditions sociales de possibilité de cette mobilité ou de cet ancrage qui contribuent à définir si les « options » résidentielles et géographiques des jeunes procèdent d’une ressource ou d’une entrave sociale. Plus encore, on peut finalement considérer que sous certaines conditions, toute ressource locale est susceptible de se transmuer en contrainte, comme toute mobilité loin d’être un atout en soi peut se retourner en source de difficultés sociales supplémentaires en raison de l’absence de soutiens relationnels. Notre recherche, outre qu’elle permet de nuancer les approches habituelles de la mobilité et de l’ancrage dans nos sociétés, en montrant les ambivalences qui leur sont attachées, met en évidence l’importance cruciale de la famille et des soutiens qu‘elle peut offrir dans les classes populaires en contexte de crise économique aggravée, ce qui contribue à creuser les écarts entre fractions stabilisées et précarisées.